Couverture de RHU_039

Article de revue

Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis. L’opium à Canton, 1906-1936, Paris, Éditions EHESS, 2010, 333 p.

Pages 186 à 187

1 Aborder l’histoire de l’opium en Chine engage le chercheur sur un terrain miné par les fantasmes et les enjeux politiques. Les célèbres guerres de l’opium au XIXe siècle ont lié ce produit à la domination britannique et constituent une douloureuse épine dans le sentiment nationaliste chinois. L’historiographie communiste associe cette drogue aux turpitudes impériales et à celles des seigneurs de la guerre de la période républicaine. La fin du régime impérial a pourtant été marquée par une volonté d’éradiquer la culture et la consommation de l’opium à partir de 1906, avec le Plan de Dix ans, qui a obtenu des résultats. Quand la révolution de 1911 ouvre la période républicaine (1912-1949), la lutte contre l’opium est fermement engagée, qu’un affaiblissement durable du pouvoir central remet en cause. Il faut la victoire des communistes pour que la suppression de l’opium soit obtenue.

2 Afin de traiter cette question cruciale dans l’histoire de la Chine contemporaine, Xavier Paulès a choisi de déplacer la focale, de plusieurs manières. Il prend tout d’abord ses distances avec une histoire purement diplomatique, souvent centrée sur le XIXe siècle, qui n’envisage l’histoire de l’opium qu’en lien avec les politiques impérialistes des nations européennes. Une autre historiographie, davantage chinoise, s’intéresse au XXe siècle, essentiellement en fonction des évolutions politiques intérieures jusqu’à l’avènement des communistes. Xavier Paulès ne réfute pas totalement ces deux approches mais souhaite leur adjoindre une histoire sociale qui s’intéresse non seulement à l’offre mais aussi à la demande. En l’état des sources disponibles, restreintes, l’échelle heuristique pour combiner ces différentes approches est celle d’une « grande ville chinoise », niveau certes plus modeste qu’une histoire nationale, mais davantage accessible.

3 L’auteur fait le choix de Canton pour sa monographie urbaine car, en l’absence de concession étrangère d’ampleur comparable à celles de Shanghai ou Tianjin, la municipalité a développé son propre appareil statistique, embrassant « la quasi-totalité de l’espace urbain cantonnais : c’est une ville que l’on contemple, et non des lambeaux ». Le prisme de l’opium permet d’envisager l’histoire de la ville pour elle-même, à travers les différentes catégories sociales qui s’adonnent à cette pratique, les différents pouvoirs municipaux qui s’y succèdent, dans une nette partition de son espace. Pour pallier le caractère très mince des sources de police ou de justice, de même que celles des associations de lutte contre l’opium, les sources de presse, complétées par quelques sources diplomatiques et par une enquête orale, sont indispensables.

4 Cette histoire est tout d’abord envisagée à travers la manière dont la ville est gouvernée. La révolution de 1911 consacre une grande autonomie de Canton par rapport au pouvoir central, jusqu’à sa stabilisation en 1936, date choisie de ce fait pour clore l’étude. Entre 1906 et 1936, différentes politiques sont menées à Canton pour faire face à la consommation de l’opium. L’opium consommé dans la ville est importé, le plus souvent sous la forme d’opium brut, et la volonté constante du pouvoir politique de garantir la provenance et la qualité d’un opium « officiel », cultivé et fabriqué en Inde ou en Chine, n’exclut pas de multiples possibilités de contrebande ou de fraude. Les différentes autorités qui se succèdent à la tête de laville, si elles condamnent officiellement la consommation d’opium, ont néanmoins un besoin vital, dans le contexte de guerre civile de l’époque, des ressources issues de sa taxation. La courte parenthèse de la prohibition totale de Chen Jiongming se solde par sa défaite militaire, faute de moyens. Dès lors ceux qui dirigent la ville composent entre deux modèles, celui de l’affermage de la vente de l’opium à des marchands soumis à des taxes, et celui d’un contrôle officiel direct. Mais la persistance d’une rhétorique anti-opium rend ces politiques contradictoires et leur confère un coût important dans l’opinion publique.

5 Dès lors, une partie du souci des autorités consiste à limiter au maximum la visibilité de la consommation de l’opium dans l’espace public. Un chapitre passionnant détaille cette géographie : riches fumeurs à domicile, hôtels, maisons de thé, bordels, ou tripots, et surtout les fumeries, objets de toutes les craintes et de la réprobation. Ces dernières, soumises à de nombreux contrôles et interdictions, se localisent dans différents quartiers, notamment celui d’Honam, éloigné du centre urbain d’Hopei. Il existe également des fumeries dans des quartiers résidentiels, à proximité des concentrations de coolies, consommateurs privilégiés de la drogue, ou dans les marges semi-rurales avec les établissements clandestins. Ces lieux offrent une sociabilité urbaine particulière, avec ses codes, qui constituent une des explications de la persistance de la consommation d’opium. Les fumeurs d’opium louent la richesse des relations humaines dans les fumeries, recherchent la compagnie des yanhua, jeunes hôtesses qui les accueillent et préparent leur opium, dont la présence est source de scandale et d’interdictions. La sombre vision de lieux de perdition mal famés est ainsi nuancée.

6 Ce travail relativise enfin l’impact social de l’opium dans la ville. Si la drogue a constitué une source de revenus considérables pour les autorités municipales, le nombre de fumeurs d’opium à Canton est évalué à seulement 40 000, moins de 4 % de la population totale. La prégnance des fumeries sur l’espace urbain est très limitée, même dans les quartiers qui en concentrent le plus grand nombre. Le système de péjoration de la drogue et de ses usagers depuis 1906 a été efficace et a permis notamment de réduire la proportion de fumeurs parmi les élites urbaines et parmi les jeunes, même si persiste un discours de valorisation de l’opium et de sa consommation sophistiquée.

7 Le « modèle cantonnais » est donc selon Xavier Paulès issu de la contradiction entre un contexte favorable à la reprise de la consommation et un niveau qui reste faible en regard de celui antérieur à 1906. Il pose la question de l’extension de ce modèle au reste de la Chine et risque l’hypothèse d’une marginalisation de la consommation d’opium dans les principales villes du pays. Le groupe social des fumeurs d’opium est stigmatisé, minoritaire, se recrute surtout parmi les couches les plus pauvres. Les mesures prises en 1906 ont engendré un déclin irrémédiable, une drogue, selon le titre de l’ouvrage, véritablement en sursis. Tout le mérite du livre, qui ouvre la perspective de très intéressantes comparaisons avec d’autres monographies urbaines, consiste à montrer comment cette période de sursis se matérialise dans l’espace urbain, à redonner vie, au sein de la ville, à une pratique sociale stigmatisée.


Date de mise en ligne : 21/05/2014

https://doi.org/10.3917/rhu.039.0186

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