Notes
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[1]
D’après le titre de l’ouvrage de Marina Romani, Una città in forma di palazzo. Potere signorile e forma urbana nella Mantova medievale e moderna, Mantoue, Quaderni di Cheiron, 1995.
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[2]
Sur les maisons d’artistes en général, et pour une période postérieure, on pourra se reporter aux actes du colloque La maison de l’artiste. Construction d’un espace de représentation entre réalité et imaginaire, XVIIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. Ces deux maisons n’ont, jusqu’à présent, fait l’objet que d’études ponctuelles d’historiens de l’architecture, qui se sont davantage attachées à reconstituer la genèse de ces demeures, du reste difficile par le manque de sources, que leur utilité et leur rôle dans le cadre plus vaste des politiques urbaines princières. Édouard Pommier a évoqué, dans son dernier ouvrage Comment l’art devient l’art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007, p. 179 sq., ces exemples de maisons d’artistes, leurs inspirateurs et leur caractère novateur ou au contraire traditionnel pour leur époque et le contexte socioculturel qui présida à leur conception.
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[3]
C’est ainsi qu’Alberti projeta pour les Gonzague, dans les années 1460, suite à la diète de Mantoue qui accueillit Pie II et sa suite, un vaste chantier de « remise aux normes » de la ville : un projet de rénovation de la rotonde San Lorenzo, deux projets successifs pour l’édification de San Sebastiano, la reconstruction intégrale de la basilique Sant’Andrea, le projet de la tour de l’Horloge.
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[4]
Le marquis Ludovic avait fait sienne l’idée beaucoup plus ancienne d’agrandir la ville vers le sud, projet datant de la peste noire qui avait drastiquement réduit la population urbaine. San Sebastiano fut un des premiers et plus explicites signes des interventions d’embellissement urbain promus par le prince, qui présentait deux objectifs : rénover le langage architectural des constructions mantouanes et leur imprimer une marque antiquisante ; réarticuler la ville héritée de l’histoire médiévale et refonctionnaliser l’espace urbain avec les exigences princières d’ordre et de clarté.
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[5]
Dans la seconde moitié du XVe siècle, on comptait parmi les familles ayant fait le choix de l’« axe princier » les Pavesi, les Pusterla (ambassadeurs des Gonzague à plusieurs reprises), les Da Crema (qui fournirent des chanoines à Sant’Andrea), les Furga (qui revêtirent la charge de consul de l’Université des marchands), les comtes Guidi di Bagno, ou encore les De’Preti. À ce sujet, voir l’article de Marina Romani, « Le residenze delle élites a Mantova al tempo della dieta », dans Arturo Calzona, F.P. Fiore et Alberto Tenenti (sous la direction de), Il Principe Architetto, Actes du colloque international de Mantoue, 21-23 octobre 1999, Florence, L.S. Olschki, 2002, p. 287-313.
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[6]
Les classes citadines éminentes se prononcèrent plutôt en faveur du processus d’urbanisation initié du côté des églises San Domenico et San Silvestro, soutenu aussi par la rénovation de la voirie promue par le prince, et la grande majorité des familles patriciennes préféra investir dans l’agrandissement et la réfection d’anciennes maisons qui restaient à proximité des lieux de mémoire municipaux.
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[7]
Sur la maison de Mantegna à Mantoue, on pourra se référer aux études suivantes : Charles Yriarte, Mantegna, sa vie, sa maison, son tombeau, son œuvre dans les musées et les collections, Paris, J. Rothschild, 1901 ; id., « La maison de Mantegna à Mantoue et les Triomphes de César à Hampton Court », Cosmopolis. An International Review, V, 1897, p. 742-760 ; Paul Oskar Kristeller, Mantegna, Londres, Longmans Green, 1901 ; Earl E. Rosenthal, « The House of Andrea Mantegna in Mantua », Gazette des Beaux-Arts, LX, 1962, p. 327-348 ; Michelangelo Muraro, « Mantegna e Alberti », Atti del convegno Arte pensiero e cultura a Mantova nel primo Rinascimento in rapporto con la Toscana e con il Veneto, Florence, Sansoni, 1965, p. 103-132 ; Giuse Pastore (sous la direction de), La cappella del Mantegna in Sant’Andrea a Mantova, Mantoue, Casa del Mantegna – Provincia di Mantova, 1986, en particulier le chapitre « Casa di Andrea Mantegna », p. 124-129 ; Robert Tavernor, « The Natural House of God and Man : Alberti and Mantegna in Mantua », dans Cesare Mozzarelli, Robert Oresko et Leandro Ventura (sous la direction de), La Corte di Mantova nell’età di Andrea Mantegna : 1450-1550, Rome, Bulzoni, 1997, p. 225-234 ; Gianfranco Ferlisi, « La Casa del Mantegna : dove l’armonia si dipinge nella pietra », dans Rodolfo Signorini (sous la direction de), A casa di Andrea Mantegna. Cultura artistica a Mantova nel quattrocento, Milan, Silvana, 2006, p. 155-177.
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[8]
En 1469, l’empereur Frédéric III, alors à Ferrare, aurait refusé de le nommer comte palatin, titre avec lequel il signerait, des années plus tard, ses fresques romaines. On pense que c’est François Gonzague qui lui accorda la distinction en 1480, juste avant son départ à Rome, afin qu’il pût se prévaloir d’un titre de noblesse à la cour pontificale.
-
[9]
Voir la lettre écrite par le marquis Ludovic II à Andrea Mantegna, le 15 avril 1458, rapportée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 467, doc. 4.
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[10]
Considéré comme un véritable familiaris, Mantegna multiplie les preuves de proximité avec les marquis. Le 2 décembre 1466, il requiert un prêt de 100 ducats pour se faire construire une petite maison ; dans une autre requête, l’artiste demande, ordonne presque, à Ludovic II de lui envoyer de la nourriture alors qu’il invite à dîner le cardinal François Gonzague et sa suite. Sur les rapports entre les artistes et leurs mécènes, ainsi que l’évolution du statut d’artiste de cour, on pourra se reporter avec profit à l’ouvrage de Martin Warnke, L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme Paris, 1989, ainsi qu’à la synthèse d’Alessandro Conti, « L’evoluzione dell’artista », dans Storia dell’arte italiana, II, L’artista e il pubblico, Turin, Einaudi, 1979, p. 180-230.
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[11]
En 1466, puis en 1475, on le trouve résidant dans le quartier de l’Aigle ; en 1481 il habitait effectivement dans le quartier de la Pusterla, en face de San Sebastiano, et les documents prouvent qu’il y réside encore en 1483, puis 1484 et 1490. C’est en 1502 que, acculé par les dettes, il « échange » – sur proposition de François II – sa maison avec une autre située dans le quartier du Chameau, la « Casa del Mercato », où il n’habitera du reste jamais. Sur les domiciles successifs de Mantegna à Mantoue, voir Rodolfo Signorini, « I domicili di Andrea Mantegna a Mantova », Civiltà mantovana, 1993, no 6, p. 23-31 .
-
[12]
Giorgio Vasari, Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, édition et traduction sous la direction d’André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1984, IV, p. 309.
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[13]
« SVPER FVNDO A DI(vo). L(odovico). PRIN(cipe). OP(timo). DONO DATO AN(no). G(ratiae). MCCCCLXXVI AND (reas). MANTINIA HAEC IECIT FONDAMENTA XV K(a) L(endas). NOVEMBRIS IN FR(onte). B(rachia). LII I/I RETRO B(rachia). CL. »
-
[14]
Le ton de Mantegna est d’ailleurs pressant. Il rappelle au marquis que cela fait « cinq ans » que Ludovic lui doit de l’argent (800 ducats) correspondant au don d’une terre de 12 hectares environ, et qu’il compte sur cet argent pour terminer sa maison mantouane : « ... haveva speranza ancora che quella me aiutase a far la casa come mi fu promeso... » (cité dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 210).
-
[15]
Et Mantegna de préciser qu’il a besoin d’argent pour terminer la maison et la meubler : « Per la qual cosa presi animo in volere fabricare una casa la quale speravo mediante le loro servigie, non havendo facoltà da me, consequire lo optato mio desiderio di fornirla » (lettre citée dans Earl E. Rosenthal, « The house of Andrea Mantegna... », op. cit., p. 347, note 25).
-
[16]
Dans l’acte notarial, il apparaît que l’échange s’opéra entre la maison du quartier de la Licorne et « la casa ossia botteghe costruite in Mantova, in contrada del Cammello, nel luogho chiamato casa del mercato » (Mantoue, Archivio di Stato, Magistrato Camerale Antico, B. III, 10 janvier 1502).
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[17]
Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegneria e arte militare, ed. C. Maltese, Milan, Il Polifilo, 1967 ; Antonio Averlino, dit Filarete, Trattato d’Architettura, Milan, Il Polifilo, 1972. La maison de Mantegna, composée de 15 pièces et d’un spacieux atrium, devait amplement suffire à l’artiste et sa famille. Elle est plus grande que celle que Francesco di Giorgio Martini dessina dans son traité rédigé à la même époque que la construction de la maison de Mantegna (Earl E. Rosenthal, « The house of Andrea Mantegna... », op. cit., p. 338).
-
[18]
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 118, édité par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 103 : « Protogène se contentait d’un pavillon dans son petit jardin ; chez Apelle aucune peinture ne se trouvait sur le revêtement mural. »
-
[19]
Édouard Pommier, Comment l’art devient l’art..., op. cit., p. 185.
-
[20]
Leon Battista Alberti, De Pictura, traduction et présentation par Danielle Sonnier, Paris, Allia, 2007, p. 83. Ce sont les derniers mots du traité qui, rappelons-le, a été dédié au premier marquis de Mantoue, Jean-François Gonzague, le père de Ludovic II.
-
[21]
Aléas qu’il craignait tout particulièrement à chaque nouvelle investiture, comme en témoigne sa requête auprès d’un prince « concurrent », Laurent de Médicis.
-
[22]
Voir à ce sujet les réflexions de Gianfranco Ferlisi, « La Casa del Mantegna... », op. cit., p. 169.
-
[23]
Lettre du 23 février 1483, citée par Gianfranco Ferlisi, ibidem, p. 159 : « Ceterum significo a la Celsitudine vestra come il messer Lorenzo de’ Medici andò heri videndo la terra, et hoggi l’accompagnai a messa a Sancto Francisco a pede. De lì la sua magnificentia se driciò a casa da Andrea Mantegna, dove la vide cum grande appiacere alcune picture d’esso Andrea et certe teste di relevo cum multe altre cose antique, che pare molto se ne deletti. Se ne venimo poi a la corte. »
-
[24]
Lettre citée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 544, doc. 96.
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[25]
Lettre citée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 491 , doc. 61 : « ... La figura di Nostra Donna che ha facto Andrea Mantinea fu levato Mercori passato, a li sei del presente, de casa sua et portata cum la processione, a la nova capella intitollata Sancta Maria de la Victoria... »
-
[26]
On verra à ce sujet l’article éclairant de Daniela Ferrari, « Giulio Romano artista e cortigiano nell’età di Federico II », dans Cesare Mozzarelli, Robert Oresko et Leandro Ventura (sous la direction de), La corte..., op. cit., p. 369-382.
-
[27]
Le terme « domus » apparaît dans le contrat, et non « palais ». Le 22 mars 1538, il signe donc pour une « domo posita in Civitate Mantua pretio mille scutorum auri in auro... » (voir l’exemption de taxes datée du 23 mars 1538 dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano. Repertorio di fonti documentarie, II, Rome, Ministero per i beni culturali e ambientali, Ufficio centrale per i beni archivistici, 1992, p. 753). L’acte est signé le 31 décembre 1538 (conservé à l’Archivio di Stato de Mantoue, Registrazioni Notarili Extraordinarie, vol. 22, cc. 584r-585v, et transcrit dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 793-795). Sur la maison de Jules Romain, on pourra se référer aux rares études suivantes : Frederick Hartt, Giulio Romano, New Haven, Yale University press, 1958 ; Kurt W. Forster et Richard J. Tuttle, « The Casa Pippi. Giulio Romano’s House in Mantua », Architectura, 3, n2, 1973, p. 104-130, ainsi que le catalogue d’exposition consacré à l’artiste : Giulio Romano, Milan, Electa, 1989, à compléter avec les actes du colloque Giulio Romano e l’espansione europea, Mantoue, Accademia Nazionale Virgiliana, 1991, en particulier Ercolano Marani, « La casa mantovana di Giulio Romano », p. 321 - 325.
-
[28]
D’autres artistes de la première moitié du XVIe siècle atteignirent un niveau d’élévation et de reconnaissance sociale tel qu’ils purent jouir d’un véritable palais : ainsi de Bacio Bandinelli à Florence, Leone Leoni à Milan (qui affiche sa réussite sur la façade de son palais, ornée d’une rangée de caryatides), ou Vasari à Arezzo, sans doute tous héritiers du palais construit par Bramante pour Raphaël à Rome. Ces demeures étaient des habitations considérables, vouées à une fonction de représentation essentielle aux yeux de leurs propriétaires.
-
[29]
Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., VII, p. 185.
-
[30]
« ... e di questo ho vista la prova in casa mia, perché le camere dove n[on] è revolti non penso poterle mai più abitare, et ancor son humidissime et lo mio studio, quale è sopra al revolto, et un [‘altra] camera mai son stati humidi niente et più l’acqua li è stata un braccio e mezzo apresso, tuttavia si farà quanto pare a la excellentia vostra.... » (lettre de Jules Romain à Frédéric II Gonzague, duc de Mantoue, le 23 avril 1539 ; dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 810).
-
[31]
Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., V, p. 224.
-
[32]
Vasari précise du reste que si Jules Romain n’avait pas eu cette maison et ses attaches familiales à Mantoue, il aurait certainement quitté la ville : « La mort du duc Frédéric, qui avait tant aimé Jules Romain, l’affecta si profondément qu’il aurait quitté Mantoue si le cardinal, frère du duc, régent pendant la minorité de ses neveux, ne l’avait retenu dans cette ville où il avait femme, enfants, maison, propriété et tout ce que possède un gentilhomme aisé » (Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., VII, p. 187).
-
[33]
Jérôme de La Lande, Voyage d’un François en Italie, Paris, Desaint, 1769, VIII, p. 371.
-
[34]
Mercure est l’un des douze dieux de l’Olympe ; il apparaît souvent dans les thèmes mythologiques, mais souvent dans un rôle de second plan, à titre de messager des dieux ou de guide – il est d’ailleurs à la fois le fils et le messager de Jupiter. Inventeur de la lyre, il personnifie aussi l’éloquence et la raison, qualités du pédagogue, mises en avant dans la doctrine néoplatonicienne ; enseignant de Cupidon, il évoque un certain idéal cultivé de la Renaissance, et à ce titre apparaît quelquefois sur le Parnasse. Marsile Ficin, dans son commentaire de Philèbe, donne une image précise du rapport symbolique de Mercure au travail de l’artiste : « On appelle art les sciences qui ont recours aux mains : ils doivent avant tout leur acuité et leur perfection à la puissance mathématique, c’est-à-dire à la faculté de compter, de mesurer, de peser, qui relève plus que toutes de Mercure et de la raison. Sans elles, tous ces arts hésitent à la merci de l’illusion, ils sont le jouet de l’imagination, de l’expérience, de la conjoncture. »
-
[35]
Le feu que Prométhée a dérobé aux dieux devient rapidement non plus un simple élément naturel mais une étincelle de sagesse divine qui distingue l’homme des créatures inférieures, la source de sa connaissance des arts et des sciences ; de ce fait, le rôle de Prométhée consistait à sortir l’homme de son ignorance ; de ce fait, il incarne souvent la figure de l’artiste qui reçoit du ciel l’étincelle de l’inspiration créatrice. Selon certaines sources, c’est Mercure lui-même qui aurait enchaîné Prométhée à son rocher, sur ordre de Jupiter, pour le punir d’avoir dérobé le feu aux hommes. Cet épisode n’est pas le seul méfait à mettre au compte de Prométhée : il aurait également façonné l’effigie d’un homme dans de l’argile, à l’image des dieux, et aurait voulu lui donner la vie.
-
[36]
Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 1182-1207.
-
[37]
Voir à ce sujet Eugenio Battisti, « Conformismo ed eccentricità in Giulio Romano come artista di Corte », dans Giulio Romano e l’espansione..., op. cit., p. 21-43.
1 ` Ala Renaissance, la ville de Mantoue ne comporte pas à proprement parler de « quartier artistique ». La formule peut, d’emblée, sembler abrupte mais elle est le miroir de la réalité socioculturelle de cette époque qui fut le témoin de deux émergences majeures : celle de l’artiste, qui se libère peu à peu des corporations et de la condition d’artisan, et celle, plus précisément encore, de l’artiste de cour, qui acquiert fortune et indépendance grâce à sa dépendance même à l’égard du pouvoir. Ces artistes de cour de la Renaissance italienne vivent soit dans l’enceinte du palais princier, à proximité et à disposition de leur mécène, soit à l’écart du pouvoir, dans une demeure qu’exceptionnellement ce dernier leur a accordée, pour services rendus.
2 Le cas de Mantoue se singularise encore au sein des cités d’Italie du nord, qui ont vu éclore le modèle des cours princières au XVe siècle. Il s’agit, selon l’expression consacrée par une génération entière d’historiens, d’une « ville en forme de palais » [1]. Les seigneurs de la ville, les marquis puis ducs de Gonzague, ont progressivement investi l’intégralité de l’espace urbain, depuis le noyau originel du pouvoir, autour du palais ducal, jusqu’à la construction de deux palais au sud de la ville, le palais de San Sebastiano (v. 1506) puis le palais du Té (v. 1530). Autre singularité : la cour des Gonzague fut le lieu où s’est forgée la renommée – pour ne pas dire la gloire – d’Andrea Mantegna et de Jules Romain, qui firent partie, à leur époque, des rares artistes privilégiés à obtenir le droit de faire construire leur propre demeure, hors les murs du palais. Il était donc impossible de ne pas se demander quelle place ont pu occuper ces maisons d’artistes, refuge du génie et dans le même temps concentré de leur talent, au sein d’un espace urbain entièrement mis sous le signe du prince [2].
Mantoue, ville du Prince
3 À partir du milieu du XVe siècle et plus encore après la diète de 1459, la ville de Mantoue connaît un bouleversement du tissu urbain, suite à la politique édilitaire mise en place par les Gonzague, seigneurs depuis plus de 200 ans. La configuration urbaine se présente en cercles successifs (Fig. 1). Au sein du premier cercle se concentrent les lieux du pouvoir spirituel (la cathédrale, l’évêché) et du pouvoir politique (le palais de la Commune, puis des seigneurs). Le second cercle abrite l’ancienne ville communale et marchande, dont l’identité s’affadit au XVe siècle devant l’affirmation du pouvoir seigneurial. Enfin, le troisième cercle est constitué d’une zone plus résidentielle, largement occupée par des espaces semi-ruraux, des vergers, des jardins et des possessions ecclésiastiques.
4 Dès les années 1460, le marquis Ludovic II entreprend une vaste politique de conquête de l’espace laissé vacant entre le second cercle et l’île du Té, où la famille Gonzague possède une vaste propriété destinée à l’élevage de chevaux. Il fait édifier par Leon Battista Alberti l’église San Sebastiano, près de la Porte Pusterla, elle-même à l’écart des parcours cérémoniels traditionnels de la ville et des circuits marchands. Le nouvel axe ainsi dessiné (depuis commodément surnommé « axe princier »), qui ne prenait appui sur aucune tradition urbaine, allait nécessairement apparaître comme un parcours voulu et dessiné par le Prince, et devait être jalonné de monuments à la gloire de celui-ci. Cette nouvelle grande voie de passage, tranchant dans l’ancien tissu urbain et créant un nouveau pôle résidentiel du pouvoir au sud, parachevait le contrôle dynastique sur la cité. Vers 1506 fut édifié le palais de San Sebastiano, et à partir de 1525, le palais du Té, au-delà de la Porte Pusterla, sur l’île du même nom.
Les trois cercles urbains à Mantoue et l’« axe princier ».
Les trois cercles urbains à Mantoue et l’« axe princier ».
5 Les interventions urbaines de Ludovic II étaient inspirées d’une part du concept de decorum urbain, de l’autre de celui de refonctionnalisation, de nature avant tout idéologique, de la ville. Mantoue devait concrétiser la cité idéale du XVe siècle, selon les principes humanistes d’ordre, de rationalité, de mesure et de science. Notons qu’au cours du second tiers du XVe siècle, aux côtés d’Alberti se succédèrent à Mantoue, pour apprendre ou pour appliquer certaines des théories urbanistiques et architecturales les plus modernes de leur époque, quelques-uns des architectes et bâtisseurs les plus en vue d’Italie : Brunelleschi, Antonio di Manetto Ciaccheri, Luca Fancelli [3].
6 Les quartiers méridionaux constituaient la dernière frontière à investir pour les Princes, et la construction de l’église San Sebastiano, puis du palais adjacent, et enfin du palais du Té marqua dans la pierre la présence princière dans ce dernier quartier qui échappait à la domination des Gonzague [4]. Il était donc logique que les élites curiales fussent invitées à suivre le mouvement et à accompagner la conquête spatiale et sociale de la ville vers le sud, d’autant plus que ces espaces étaient pour ainsi dire vierges (car constitués essentiellement de vergers), et que de nouvelles constructions, y compris les plus vastes et fastueuses, n’auraient en rien altéré les habitudes urbaines. Mais la ville « nouvelle », celle qui aurait dû exalter la nouveauté de l’humanisme architectural, ne réalisa pas les attentes (et même le « rêve » qui conduisit Ludovic II à faire édifier San Sebastiano) des Gonzague. Seuls les courtisans les plus attachés à la dynastie établirent réellement leur nouvelle résidence dans ces quartiers [5], tandis que les anciennes élites urbaines, issues des traditions communales davantage que seigneuriales, demeurèrent attachées aux quartiers du second cercle, entre les pôles religieux de Sant’Andrea et de San Francesco, quartiers porteurs de l’histoire communale et marchande de la cité [6].
7 En revanche, les deux plus grands artistes employés par les Gonzague à la Renaissance édifièrent leur demeure dans la zone méridionale de Mantoue, légitimant ainsi la direction prise par la renovatio urbis princière : Andrea Mantegna, qui fut le peintre de cour des Gonzague pendant près d’un demi-siècle, et Jules Romain, l’artiste polyvalent et omniprésent du duc Frédéric II (1519-1540). Ces deux hommes eurent en commun de ne pas être seulement des artisans, voire des instruments, de la gloire princière, mais aussi de hisser leur nom aux côtés de ceux de leurs patrons. La conséquence, tant pour Mantegna que pour Jules Romain, en fut un statut socio-économique inégalé à la cour de Mantoue ; tous les autres artistes contemporains de ces deux hommes, et qui œuvrèrent pour les Gonzague, furent considérablement éclipsés par le talent et la faveur dont les premiers bénéficièrent. Ce statut leur permit d’obtenir l’autorisation exceptionnelle de posséder leur propre demeure et même, dans le cas de Mantegna, de la faire édifier. Elles furent construites ou remodelées entre 1476 et 1540, la première en face du « temple » albertien de San Sebastiano, la seconde à quelques mètres de l’axe princier, un peu plus au nord.
8 Il s’agit donc de se demander quel fut le rôle de la maison d’artiste dans ce contexte de conquête urbaine par le pouvoir princier, mais aussi quelle fut la place de ces maisons dans l’œuvre des artistes concernés et dans la conquête d’un statut social supérieur. Si manifestement ces maisons n’ont pas entraîné dans leur sillage la constitution de « quartiers artistiques », on peut se demander quel rôle elles ont tenu dans l’image de la ville, parcourue par des centaines de visiteurs, attirés par ses beautés artistiques et architecturales. Les princes surent mettre à profit l’originalité ou la grandeur de ces demeures, eux qui avaient favorisé l’ascension sociale de leurs artistes de cour, en même temps que leur éloignement physique du centre du pouvoir.
La demeure de Mantegna : un nouvel Olympe
9 La somptueuse demeure dont Mantegna entreprend l’édification à partir de 1476 à Mantoue, dans le quartier de San Sebastiano, à proximité de l’église de Leon Battista Alberti, en dit long sur la conscience qu’il a de son propre génie et sur son ambition sociale après l’achèvement de la Chambre des Époux. Aucun autre artiste du Quattrocento, en effet, ne peut se prévaloir d’une habitation aussi vaste, quasi palatiale, qu’il a conçue en partie pour abriter sa collection d’antiques.
10 La construction de la maison du peintre débuta en 1476, mais on pense qu’à la mort de l’artiste en 1506 celle-ci n’était toujours pas achevée, et qu’il n’y résida qu’épisodiquement [7]. Il est alors la figure artistique dominante de la ville, si ce n’est de toute l’Italie du nord, après la disparition d’Alberti. Même après la mort brutale, le 11 juin 1478, de Ludovic II, son plus ardent défenseur et mécène, rien ne semble avoir altéré sa position éminente au sein de la cour.
11 Mantegna avait sans doute été anobli en 1480, et avait bénéficié d’une quantité impressionnante de faveurs de la part des marquis, qui étaient alors prêts à tout pour le retenir à Mantoue [8]. Lorsqu’un artiste était reçu dans le cercle le plus étroit de la cour, celui de la famiglia, il bénéficiait théoriquement de subsides devant couvrir tous ses besoins matériels : des avantages en nature, ainsi que des rémunérations en espèces. Le prince devait pourvoir convenablement au logement de l’artiste à partir du moment où celui-ci faisait partie du personnel de sa cour. Dès son arrivée à Mantoue en 1458-1459, juste à temps pour voir l’église San Sebastiano sortir de terre, Mantegna bénéficia de ces avantages : une maison pouvant accueillir sa famille, son atelier, ses apprentis ; on lui alloua 15 ducats par mois, la nourriture pour six personnes, du bois de chauffage en suffisance, des tissus pour sa livrée... [9] Il reçut les titres et honneurs dus à un familiaris, qualifié par les marquis de Carissimus familiarem noster, le plaçant d’emblée parmi les courtisans les plus étroitement associés aux décisions princières, avec un statut infiniment supérieur aux simples artisans du palais. Le rang de familiaris affranchissait l’artiste du système des corporations artisanales, et lui ouvrait la route de l’ascension sociale courtisane : les 15 ducats par mois équivalaient au salaire des plus hauts fonctionnaires de cour. Il obtint l’usage des armoiries des Gonzague, ainsi que l’emblème du soleil avec la devise « Par un sol désir ». Dans les années 1480 , François Gonzague le nomma chevalier. Deux ans avant sa mort, en 1504, Mantegna obtint l’honneur de faire édifier son tombeau dans la basilique Sant’Andrea, à la construction de laquelle il avait assisté 30 ans plus tôt [10].
12 Il fut le premier artiste à Mantoue à obtenir l’autorisation de construire sa propre demeure, qu’il conçut sur le modèle d’une maison romaine antique. La demeure de Mantegna est qualifiée par certains historiens de l’architecture comme un des édifices les plus intrigants de la Renaissance, de par son architecture même, bien sûr, mais aussi de par sa localisation dans le tissu urbain et son caractère innovant – bien que le plan carré à cour circulaire ait été indéniablement dans l’air du temps dans la seconde moitié du XVe siècle. C’est ainsi que se concrétisa puis se diffusa, grâce au droit à un logement « libre », en-dehors du monde étroit, parfois étouffant, du palais, ce type particulier de maison qu’est la maison d’artiste. Avoir sa propre maison, à l’abri de l’affairement de la cour, permettait non seulement de se prémunir des aléas des successions et des faveurs princières, en s’assurant la possession d’une demeure indépendante ; elle permettait également d’échapper au monde affairé de la cour, et d’établir un refuge considéré comme nécessaire par bon nombre d’humanistes pour permettre la maturation de la pensée et des arts. Déjà, à Mantoue, le pédagogue humaniste Vittorino da Feltre avait bénéficié des faveurs du père de Ludovic II afin d’édifier son école, la Casa Gioiosa. Au-delà du rang de familiaris, que Mantegna atteignit dès son arrivée à Mantoue en 1458, c’est néanmoins la relation entre le Prince et l’artiste, et la capacité du dernier à maintenir la qualité de celle-ci, qui permet de comprendre les motivations conduisant à l’édification de la maison d’artiste.
13 Vasari rapporte que Mantegna, qui a résidé dans diverses parties de la ville [11] , profita du don d’un terrain et se fit construire (peut-être sur des plans personnels) une belle maison à Mantoue, pour son propre usage, privé et artistique, en commettant l’erreur de penser que le peintre y résida longtemps : « Il construisit et décora pour lui-même à Mantoue une très belle maison qu’il habita toute sa vie. » [12] Mais à part cette citation isolée, nous manquons de documentation qui nous permettrait de savoir s’il y vécut vraiment, si son atelier y était installé, et si la maison ne fut pas uniquement conçue pour l’exposition de sa collection d’antiquités. La pierre de fondation rapporte la date du 18 octobre 1476 :
« Sur un terrain offert par le divin Ludovic, excellent prince, Andrea Mantegna posa ces fondations à quinze jours des Calendes de novembre de l’an de grâce 1476, sur la façade 52 brasses et demie et en profondeur 150 brasses. » [13]
15 Quelques mois auparavant, le marquis avait étendu ses possessions foncières dans la zone : il fit don d’une bonne partie de ces terrains à Mantegna, qui acquit des terres adjacentes après la mort du marquis, jusqu’à posséder plus d’un hectare en face de San Sebastiano.
16 La construction fut lente et douloureuse, et pour cette raison, on estime que Mantegna n’a pas pu y résider plus de cinq ans, si tant est qu’il en fît sa résidence quotidienne. La maison devint très vite un gouffre financier. En 1478, Mantegna demanda directement à Ludovic de l’aider afin de poursuivre « [sa] maison comme il [lui] fut promis » [14]. Le prince lui répondit alors sèchement, deux jours plus tard, que les caisses marquisales étaient vides, et qu’il lui faudrait prendre son mal en patience. En 1484, après la mort de Ludovic, Mantegna demanda de l’aide auprès de Laurent de Médicis (le 26 août) afin de « finir la maison qu’il édifie depuis le règne des deux marquises précédentes (sic) » [15]. En 1496, on a la preuve que son atelier y était établi, puisqu’il y reçoit un acompte pour le convoi du retable de la Madonna della Vittoria, peint entre 1495 et 1496. Enfin, en 1502, ruiné, Mantegna échange sa maison contre une propriété plus modeste sur l’initiative des Gonzague, qui récupèrent alors l’édifice et surtout les terrains que possédait l’artiste en face de San Sebastiano [16].
17 Il fut, en l’état actuel des connaissances, le premier à réaliser une « maison d’artiste » telle qu’elle avait été théorisée par Filarète ou Francesco di Giorgio Martini dans leurs traités [17]. En effet, à la suite des rares indications fournies par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle [18], Filarète, dans son Traité d’Architecture rédigé vers 1460, décrivait la forme et la fonction de la demeure de l’artiste, en l’occurrence de l’architecte, de sa cité idéale de Sforzinda. Bien que virtuelle, celle-ci est la première maison d’artiste de la Renaissance, dont Mantegna aurait pu s’inspirer ; on ignore cependant si le peintre eut accès, grâce à la bibliothèque humaniste des Gonzague, aux rares manuscrits du Traité d’Architecture circulant alors en Italie du nord. Les principales caractéristiques de cette demeure pouvant être rapprochées de celle de Mantegna tiennent en quelques mots, mais sont chargées de signification quant au statut social et culturel de l’artiste. La maison jouit d’un emplacement central dans la ville, à proximité d’un monument porteur d’un enseignement moral à destination des habitants de Sforzinda (la Tour des Vices et des Vertus) : à Mantoue, la maison de Mantegna est située en face de la nouvelle église albertienne de San Sebastiano, périphérique d’un point de vue géographique mais centrale du point de vue des nouvelles orientations urbanistiques. À Sforzinda, un buste de l’architecte a été sculpté au-dessus du portail, accompagné d’une inscription le désignant comme le concepteur de la maison : chez Mantegna, deux écussons, aujourd’hui décolorés mais identifiables grâce à leur similitude avec ceux qui ornent son tombeau, sont superposés aux deux angles de la façade : ils pourraient reprendre le titre de Comte palatin dont le peintre fut probablement revêtu en 1480 ; d’autre part, l’inscription de 1476 rappelle fièrement l’identité du maître des lieux ainsi que de son prince bienfaiteur. Ainsi que le note Édouard Pommier, « la façade de la maison de l’architecte de la ville idéale est un véritable manifeste par lequel l’artiste se présente à ses contemporains, le prince qui a fondé la ville, et ceux qui sont appelés à l’habiter... » [19]. Ces réflexions et références à Filarète valent pour les éléments « externes » de la maison : sa localisation dans le tissu urbain, l’inscription sur la façade identifiant le propriétaire et, peut-être, concepteur de la demeure. Pour l’architecture, les référents sont plutôt à rechercher du côté du traité de Francesco di Giorgio Martini qui, bien que rédigé vers 1480 (soit quatre ans après le début des travaux de la maison de Mantegna), présente des demeures à plan carré destinées à des « artisans », ou des demeures similaires à celles du peintre (plan carré et atrium circulaire) mais destinées à des personnages plus importants.
18 Malgré les dégradations successives, l’intérieur de la maison (Fig. 2) témoigne du caractère exceptionnel que le peintre voulut donner à sa résidence. Deux inscriptions se réfèrent à la personnalité de Mantegna, en tant que courtisan et peintre : la devise « Par un sol desir », conférée par les Gonzague en même temps que le soleil ; « Ab Olympo », figure dynastique traditionnelle pour les Gonzague que l’on retrouve au cœur de la cour circulaire, évoque la vocation du peintre, celle d’atteindre les sommets de la perfection. Mais l’inverse est également envisageable : Leon Battista Alberti rapproche fréquemment la figure du peintre de celle d’un dieu, capable de « faire accéder cet art [de la peinture] à son degré de perfection absolue » [20]. Cette perfection est transcrite dans l’architecture des lieux, inspirée des maisons romaines et des réflexions humanistes contemporaines sur la perfection architecturale et la conception mathématique de l’univers et de la ville. La maison, contenant 15 pièces (huit au premier niveau, sept à l’étage), se présente comme un cube de 25 mètres de côté (Fig. 3) contenant en son rez-de-chaussée un atrium circulaire de 11 mètres de diamètre inséré dans un carré. On ignore si celui-ci devait être recouvert d’une rotonde ou pas, et quelle fut la part d’intervention de Mantegna dans l’élaboration des plans de sa maison. La décoration qui est parvenue jusqu’à nous est des plus austères : à part les inscriptions citées plus haut, et à rapprocher d’une conception intellectuelle aussi bien que sociale de la demeure de l’artiste-courtisan, des niches latérales laissent à penser que cet espace était, selon toute vraisemblance, destiné à accueillir les collections de statues antiques du maître et à enchanter des visiteurs triés sur le volet. L’atelier du peintre se serait tenu dans une pièce jouxtant l’atrium, à gauche de celui-ci, à côté une sorte deMusaion, pièce dédiée aux Muses, comme la référence à l’Olympe le laisse penser.
La cour de la maison d’Andrea Mantegna à Mantoue.
La cour de la maison d’Andrea Mantegna à Mantoue.
Plan du rez-de-chaussée de la maison d’Andrea Mantegna à Mantoue.
Plan du rez-de-chaussée de la maison d’Andrea Mantegna à Mantoue.
19 Considérée du point de vue du parcours social de l’artiste, l’histoire de la maison témoigne d’une ascension graduelle, et de la reconnaissance croissante à la cour du rôle de Mantegna. Le don de terrains, la recherche d’une maison adéquate à ses activités, sont des instruments d’élévation sociale dont le peintre bénéficie, mettant en avant le rôle de la culture et de l’art de cette période. La demeure est aussi un gage de stabilité au sein de la familia princière : les possessions terriennes, la maison reflétant son statut, marquent son indépendance vis-à-vis de la résidence seigneuriale, et le mettent temporairement à l’abri des aléas de la faveur princière [21] . Enfin, les maisons données ou construites par les courtisans les plus fidèles, comme la maison même de l’artiste, et les donations dont il est investi, doivent être lues comme les éléments d’un mécanisme fonctionnel. Le maître, investi du don d’un terrain pour édifier une maison, se sentait obligé de la construire selon des canons esthétiques à la hauteur de l’acte de magnificence reçu. Or cette maison s’avère être d’une exceptionnelle qualité architecturale pour quelqu’un qui demeure un serviteur, bien que familiaris, du prince, ce qui constitue un signe de la conquête d’un niveau social et intellectuel inédit jusque-là à la cour de Mantoue. Dans le traité de Francesco di Giorgio Martini, la physionomie de la maison de Mantegna correspondrait non à une maison d’artiste (de dimension inférieures, et sans jardin), mais à un « piccolo palazzo per signore » [22].
20 Pour les Princes, quelle signification cette maison d’artiste inhabituellement localisée revêtit-elle ? Une série de faits permet de déceler la part d’utilité sociale et politique de l’œuvre architecturale de Mantegna. En effet, en février 1483, Laurent le Magnifique, qui passa par Mantoue à son retour de Venise, n’y rencontra pas le marquis Frédéric mais son fils, le futur François II. Ce dernier fit les honneurs de la ville au Médicis, qui ne put voir les Triomphes de César dont la composition n’était pas encore entamée, mais le Florentin se délecta apparemment des antiques rassemblés dans la maison de Mantegna, ainsi que le raconte cette lettre du prince Francesco à son père, datée du 23 février 1483 :
« Le Magnifique Laurent de Médicis se promena hier sur nos terres. Aujourd’hui je l’ai accompagné à la messe à San Francesco à pied. De là, Sa Magnificence se dirigea vers la maison d’Andrea Mantegna, où il vit avec grand plaisir quelques peintures dudit Andrea, et certains bustes avec de nombreuses autres antiquités, dont il sembla grandement se délecter. Puis il vint à la cour... » [23]
22 En 1486, le duc d’Urbino se rend à Mantoue, en l’absence du marquis, et cette fois-ci c’est le chancelier Silvestro Calandra qui relate sa venue à François :
« Aujourd’hui l’illustre Signor Duc a voulu voir l’arrière-pays, et, après avoir dîné, il monta en bateau pour aller un peu sur le lac ; il y resta peu de temps, n’étant pas à l’aise sur l’eau, et descendit au pont de Corte pour aller voir les Triomphes de César que Mantegna est en train de peindre et qui lui ont beaucoup plu ; puis il est revenu au château par la voie couverte. » [24]
24 La maison de Mantegna devient un centre d’attraction pour d’autres visiteurs, dans les années qui suivent. Jean de Médicis et Catherine Sforza viennent au baptême d’Eléonore Gonzague (la fille de François II et Isabelle d’Este) dont le Magnifique était le parrain ; on les conduit à la Pusterla (sous-entendu, à la maison de Mantegna) pour y admirer les Triomphes de César, en passe de devenir la plus célèbre série de toiles de toute l’Italie du nord.
25 Les marquis surent donc mettre à profit l’idéale localisation de la demeure : en 1496, le retable de la Madonna della Vittoria, à peine achevé par Mantegna pour le premier anniversaire de la bataille de Fornoue (prétendument remportée sur les Français par François II Gonzague), fut transféré lors d’une procession solennelle de la maison-atelier de l’artiste à la nouvelle église Santa Maria della Vittoria, dans la partie nord de la ville. D’après cette missive de la marquise Isabelle d’Este, relatant la procession le 6 juillet 1496, le retable sortait tout droit de l’atelier de Mantegna :
« La peinture de Notre Dame qu’a fait Andrea Mantegna fut portée en procession, mercredi dernier, le six de ce mois, de sa maison jusqu’à la nouvelle chapelle nommée Sainte Marie de la Victoire... » [25]
27 La procession concrétisait la prise de possession par les Princes de la partie méridionale de la ville : l’atelier de Mantegna avait servi d’instrument dans la conquête de cette portion du tissu urbain encore mal exploitée, et le caractère solennel et religieux du transfert de la toile, où figure en propre le commanditaire, François II, agenouillé en position de remerciement devant la Vierge, parachevait symboliquement et matériellement la conquête de cet espace. Quelques années plus tard, François II ordonnait la construction du palais de San Sebastiano, à côté de la maison de Mantegna, qu’il lui avait achetée en 1502 alors que le peintre manquait cruellement d’argent. Le palais avait été conçu pour abriter la série des Triomphes de César, que le maître venait de terminer. À la fois palais et villa, San Sebastiano fit office de résidence stable pour le pouvoir politique, qui quitta un temps, très provisoirement, le palais ducal, où demeurèrent tout de même les activités administratives.
28 La maison de Mantegna, acquise par le pouvoir princier désormais solidement implanté au sud de la ville, devenait manifestement, aussi bien que l’artiste l’avait été lui-même, l’un des instruments nouveaux de la toute-puissance princière sur le tissu urbain. Il est même légitime de se demander à nouveau si cette demeure servit réellement d’habitation à Mantegna. Il s’agit tout à la fois d’un lieu de travail, où furent peut-être réalisés les Triomphes et sans doute la Vierge de la Victoire, d’un lieu de démonstration d’un pouvoir princier ritualisé, d’où partit la procession vers Santa Maria della Vittoria, enfin d’un lieu de représentation sociale pour l’artiste aussi bien que pour le prince, où ce dernier convie ses invités illustres à admirer des collections d’antiques et à rencontrer l’un des plus fameux artistes de son époque. La maison de Mantegna avait tout à la fois contribué à affirmer l’exceptionnelle position sociale de l’artiste aussi bien qu’à étendre le pouvoir princier jusqu’aux confins du tissu urbain.
Jules Romain : la maison de Mercure et Prométhée
29 Vingt ans plus tard, Jules Romain relançait les grands projets urbanistiques mantouans. Arrivé chez les Gonzague en 1525, il imprima à la ville une marque encore aujourd’hui omniprésente, du palais ducal au palais du Té, qu’il conçut, bâtit et décora entièrement. C’est ce second palais qui constitue le parachèvement de l’axe princier, à l’extrémité sud de la ville : il forme l’exact pendant méridional du palais ducal, les deux étant reliés par l’axe princier (Fig. 1).
30 Comme Mantegna, Jules Romain reçut tous les honneurs de la part du premier duc, Frédéric II [26]. Dès son arrivée en 1526, il reçut la citoyenneté mantouane, devint préfet des fabriques ducales, et superiore delle strade. Il acquit, comme son aîné, le droit de se faire construire une maison, elle aussi située dans la zone de la conquête urbaine au sud de la ville. Ses très lourdes charges à la cour ne lui permirent cependant pas de réaliser ce projet avant 1538.
31 Après avoir occupé diverses demeures mises à sa disposition par Frédéric II, l’artiste fit l’acquisition le 22 mars 1538, pour la somme de 1000 écus d’or, d’une maison bâtie au début du siècle [27], ayant appartenu aux Ippoliti, une famille de la vieille aristocratie mantouane proche des Gonzague, ce qui renforçait d’autant le statut social supérieur auquel l’artiste s’était hissé. Située à quelque 200 mètres au nord de celle de Mantegna, et légèrement en retrait de l’axe princier, dans le quartier de la Licorne (de l’« Unicorno »), la bâtisse s’élève à mi-chemin entre le cœur du pouvoir politique et le palais du Té – qu’il avait fini de bâtir et décorer moins de six ans auparavant. La propriété présentait l’avantage de se situer à la limite de la ville, et d’être tournée vers les vastes espaces appartenant aux Gonzague intra muros, et le long de l’axe princier.
32 Jusque là, Jules Romain logeait dans une maison du Vicolo Leopardo, à l’ombre de la basilique Sant’Andrea, demeure qui lui avait été offerte par Frédéric II le 13 juin 1526. Il quitta donc sa maison du « second cercle », pour résider dans le nouveau quartier des élites courtisanes, le long de l’axe princier. Et de fait, il semble que l’artiste y ait vécu sur un pied princier [28], ainsi que le résume Vasari, qui visita la ville en 1544 :
« ... le duc appréciait tant le talent de Jules Romain qu’il ne pouvait vivre sans lui ; en échange, l’artiste eut pour lui la plus grande révérence. Il ne demanda jamais de faveurs, pour lui-même ou pour d’autres, sans les obtenir. Au moment de sa mort, il possédait plus de 10 000 ducats qu’il avait reçus du duc. Il construisit sa propre maison à Mantoue, en face de l’église San Barnabà, avec une extraordinaire façade de stucs peints ; l’intérieur était aussi orné de stucs et décoré de nombreuses antiques venues de Rome ou cadeaux du duc, auquel il donna quelques-unes des siennes. » [29]
34 Dans une de ses lettres, le 23 avril 1539, Jules Romain mentionne clairement sa nouvelle maison et les difficultés rencontrées lors de pluies exceptionnelles : son atelier, situé au rez-de-chaussée, semblait alors être à demi inondé [30]. Prenons garde, néanmoins, à la vision idéalisée que transmet Vasari : pour le Florentin, vivre en prince devenait le but suprême de tout artiste de cour (Raphaël n’avait-il pas, selon sa phrase célèbre, vécu « non comme un peintre, mais comme un prince » [31] ?), et la preuve de son excellence. Il est donc aisé de retrouver dans le récit de Vasari – comme à son habitude du reste – le reflet de sa propre condition d’artiste courtisan.
35 Davantage qu’une construction, il s’agit de la transformation d’une demeure bourgeoise, dont l’architecte remodela la façade afin qu’elle corresponde à sa position sociale exceptionnellement élevée pour un artiste de cour. Les travaux de transformation et de décoration interne et externe ne commencèrent certainement qu’en 1539, voire 1540, lorsque la mort de Frédéric II lui donna suffisamment de temps pour se consacrer à ses propres projets (Fig. 4) [32]. Ils se poursuivirent jusqu’en 1544, date de la visite de Vasari, et deux ans seulement avant la disparition prématurée de l’artiste, âgé de quarante-sept ans.
36 La façade que conçut Jules Romain était radicalement nouvelle par rapport à celle préexistante ; par sa façade et son décor, elle pouvait évoquer l’atmosphère des villas romaines – sans nul doute, l’artiste avait-il connu le palais construit par Bramante pour Raphaël dans le Borgo Nuovo, à Rome... Cette façade (Fig. 5) s’articulait autour de deux niveaux, le niveau inférieur, dit « rustique » (que l’on retrouve au palais du Té), et le niveau supérieur, ou « nobile », complétés par une corniche au sommet de la façade. Neuf arcs scandent celle-ci : ils contiennent des fenêtres de part et d’autre de l’entrée, celui du centre une statue de Mercure entreposée dans une niche. Après ces travaux d’embellissement, la façade se distinguait très nettement de celles de toutes les autres habitations privées mantouanes.
37 Au premier regard, il était évident qu’il s’agissait de la résidence d’un courtisan de haut rang, qui de surcroît affichait sa profession et le rôle qu’il avait joué dans la transformation des palais princiers, dont il repre- nait les codes, en y ajoutant la figure de Mercure (Fig. 6). Dans son Voyage d’un François en Italie, De La Lande remarquait « sur la porte une belle statue de Mercure, qui annonce les talents de celui qui l’habitait » [33]. La statue est elle-même composite, le buste et les cuisses sont en marbre et antiques. Ambassadeur et messager de Jupiter, dieu de l’éloquence et de l’invention, patron des professions intellectuelles, Mercure accueillait des visiteurs dans la maison de l’artiste, dont le patron n’était autre que Frédéric Gonzague, à plusieurs reprises représenté sous les traits de Jupiter, tant au palais ducal qu’au palais du Té [34].
Jules Romain, Croquis pour la façade de sa maison de Mantoue, v. 1540.
Jules Romain, Croquis pour la façade de sa maison de Mantoue, v. 1540.
Maison de Jules Romain, Mantoue, v. 1538-1544.
Maison de Jules Romain, Mantoue, v. 1538-1544.
Maison de Jules Romain, Mantoue. Statue de Mercure (façade).
Maison de Jules Romain, Mantoue. Statue de Mercure (façade).
38 La décoration intérieure ne nous est connue que pour la grande salle du piano nobile, mais la qualité de celle-ci prouve la continuité conceptuelle entre la façade et l’intérieur de la maison. Le grand salon, donc, qui avait probablement été conçu pour pouvoir y exposer diverses antiquités romaines lui ayant été offertes, soit à Rome, soit par le duc de Mantoue, propose une décoration axée autour de divinités gréco-romaines peintes en trompe-l’œil de marbre : Jupiter sur son trône, auquel un mur entier est consacré ; Neptune, Vénus, Mercure encore, Minerve, Apollon, Hyménée complètent le panneau en pseudo bas-reliefs de bronze. Une fresque représente Prométhée sur l’Olympe – autre symbole des Gonzague, que l’on a déjà croisé chez Mantegna –, autre représentation d’un héros qui donna les arts aux hommes [35]. Enfin, entouré d’un ensemble de faux marbres, et au-dessus de l’imposante cheminée, un bas-relief représente le triomphe d’un empereur romain.
39 La maison était en outre remplie, comme le notait encore Vasari, de « nombreuses antiquités rapportées de Rome, et reçues du duc » ; dans l’inventaire des biens de Jules Romain après sa mort, réalisé en 1546, on trouvait des marbres (un saint Antoine, une Faustine, une « demi-figure en marbre vieux, à l’antique »...), des objets aussi variés qu’un grand encrier en cyprès, un cadran solaire, un petit tableau de saint Jérôme, une mappemonde sur papier, deux arcs à la Turque, un poignard à l’antique, des fiasques, etc., tous exposés dans ladite pièce [36]. L’exhibition de ces objets traduisait bien sûr l’intérêt de l’artiste pour le curieux, l’inhabituel, qu’il partageait d’ailleurs avec le duc [37] ; ils pouvaient constituer des éléments de composition pour ses tableaux ; plus vraisemblablement, il s’agissait d’une collection constituée depuis son apprentissage romain, puis grâce au soutien du duc : l’artiste, d’amateur et connaisseur de l’antiquité, devenait à son tour un véritable collectionneur. À l’évidence, nous sommes dans le monde des Gonzague : les Olympiens, le thème impérial, l’amour du collectionnisme, il s’agit de thèmes partagés entre les princes et leur artiste. Les premiers ont commandité quantité d’œuvres au second autour de ces thèmes à la fois politiques et dynastiques. Aussi, la maison que Jules Romain conçut après plus de quinze ans de service auprès des Gonzague se devait-elle de refléter les deux principaux aspects de sa carrière.
40 Celle d’artiste, tout d’abord, au travers des figures décoratives de Mercure et Prométhée, figures éternelles mais opposées de la création. Le premier accueille le visiteur dans la demeure de l’artiste positif, sous le signe du patron des professions intellectuelles ; Mercure rappelle l’ouverture au monde de l’artiste de cour et son caractère éminemment sociable. Le second, dont l’influence n’est perceptible qu’à l’intérieur de la demeure, donc aux invités choisis, revêt un rôle plus ambigu. Prométhée symbolise le défi permanent des hommes envers les dieux, pour le feu ou pour l’effigie humaine à qui il aurait voulu donner la vie. Sa juxtaposition avec Jupiter met ainsi la figure de l’artiste face à celle de son commanditaire tout-puissant : au palais du Té comme au palais ducal, c’est Jules Romain lui-même qui s’est complu à représenter Frédéric II sous les traits du roi des Olympiens ; c’est donc dans un jeu à la fois personnel et professionnel, dont peu de visiteurs pouvaient saisir le sens, que l’artiste omniprésent et polyvalent de la cour des Gonzague a cherché à représenter sa relation avec son puissant mécène et complice.
41 La demeure de Jules Romain se devait également de refléter sa carrière de courtisan, accomplie presque intégralement au service des Gonzague, de 1526 à sa mort. La localisation de la demeure, d’une part, obéissait à la norme désormais bien intégrée par l’élite courtisane, de s’implanter dans les quartiers orgueilleusement conquis par les princes au cours des décennies précédentes. La proximité de l’axe princier ainsi que l’équidistance des deux lieux de pouvoir principaux offraient à la demeure de Jules Romain une évidente commodité (par rapport aux chantiers, mais aussi par rapport à ses contacts avec le prince, qu’il côtoyait quasi-quotidiennement lorsque tous deux résidaient à Mantoue), ainsi qu’une réelle distance physique par rapport au monde étroit de la cour, où le Prefetto n’avait pas, on s’en doute, que des amis. L’architecture du petit palais, ensuite, affirmait la richesse et l’élévation sociale de son occupant, au service du Prince-Jupiter. Notons enfin que la demeure remodelée et aménagée par Jules Romain à partir de 1538 devint véritablement le lieu de résidence permanent du Prefetto à Mantoue. L’intimité de l’artiste est parvenue jusqu’à nous par le biais de l’inventaire de ses biens et, contrairement à la maison de Mantegna, il ne fait aucun doute que cette demeure fut autant un espace de représentation (de par sa localisation stratégique, par les messages iconographiques affichés sur la façade, par les visites sans doute rendues par Frédéric II) qu’un espace de l’intime et de la vie privée. L’artiste de cour réussit ainsi à entamer le processus de libération d’une tutelle princière sans doute devenue étouffante après une quinzaine d’années de service exclusif.
42 La demeure de l’artiste atteste la reconnaissance dont il jouit auprès de ses concitoyens et l’idée qu’il se fait de sa place, non seulement dans la communauté artistique, mais aussi et surtout, à la Renaissance, dans la communauté civile. Elle est souvent le signe d’une réussite financière, mais aussi de la renommée, voire de la gloire de son propriétaire, lui-même au service de la gloire de son mécène. Elle est à la fois un manifeste de la liberté de l’artiste, qui cherche à se délier des contraintes de la commande et du cercle étouffant du pouvoir princier ; elle lui permet aussi de mettre en pratique des théories audacieuses ou de se confronter à son idéal de modernité : le plan et l’organisation de la maison de Mantegna, ainsi que la façade et la décoration de celle de Jules Romain l’attestent. Mais il convient de changer de point de vue, tant à la Renaissance la liberté conférée aux artistes dépend de leurs liens avec le pouvoir princier. Les Gonzague se sont employés à ce que leurs deux principaux artistes de cour, qui firent la renommée de leurs lieux de pouvoir, fassent partie intégrante de leur stratégie de conquête de l’espace urbain. S’il leur fut impossible de créer un « quartier artistique » à proprement parler à Mantoue – parce que les conditions n’y étaient pas réunies, parce que l’époque ne s’y prêtait pas encore, à l’heure où les artistes de cour devaient œuvrer à l’ombre des murs du pouvoir –, ils réussirent à insérer les prestigieux palais de Mantegna et de Jules Romain dans la direction empruntée par l’extension tentaculaire du pouvoir princier vers le sud de la ville.
43 La maison de l’artiste de cour participe donc, à Mantoue, d’un double mouvement. Tout d’abord celui de la conquête de l’espace urbain par les Princes, où l’artiste courtisan acquiert le droit et le devoir de s’installer dans les zones à investir, renforçant le mouvement de migration d’une certaine forme du pouvoir vers les espaces qui échappaient encore au contrôle princier. Celui, ensuite, de la conquête du statut d’artiste de cour, différenciant l’artiste de l’artisan et même de tous les autres artistes œuvrant à la cour, phénomène en marche en Italie depuis le milieu du XVe siècle, avec l’affirmation des cours princières de la Renaissance.
Notes
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[1]
D’après le titre de l’ouvrage de Marina Romani, Una città in forma di palazzo. Potere signorile e forma urbana nella Mantova medievale e moderna, Mantoue, Quaderni di Cheiron, 1995.
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[2]
Sur les maisons d’artistes en général, et pour une période postérieure, on pourra se reporter aux actes du colloque La maison de l’artiste. Construction d’un espace de représentation entre réalité et imaginaire, XVIIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. Ces deux maisons n’ont, jusqu’à présent, fait l’objet que d’études ponctuelles d’historiens de l’architecture, qui se sont davantage attachées à reconstituer la genèse de ces demeures, du reste difficile par le manque de sources, que leur utilité et leur rôle dans le cadre plus vaste des politiques urbaines princières. Édouard Pommier a évoqué, dans son dernier ouvrage Comment l’art devient l’art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007, p. 179 sq., ces exemples de maisons d’artistes, leurs inspirateurs et leur caractère novateur ou au contraire traditionnel pour leur époque et le contexte socioculturel qui présida à leur conception.
-
[3]
C’est ainsi qu’Alberti projeta pour les Gonzague, dans les années 1460, suite à la diète de Mantoue qui accueillit Pie II et sa suite, un vaste chantier de « remise aux normes » de la ville : un projet de rénovation de la rotonde San Lorenzo, deux projets successifs pour l’édification de San Sebastiano, la reconstruction intégrale de la basilique Sant’Andrea, le projet de la tour de l’Horloge.
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[4]
Le marquis Ludovic avait fait sienne l’idée beaucoup plus ancienne d’agrandir la ville vers le sud, projet datant de la peste noire qui avait drastiquement réduit la population urbaine. San Sebastiano fut un des premiers et plus explicites signes des interventions d’embellissement urbain promus par le prince, qui présentait deux objectifs : rénover le langage architectural des constructions mantouanes et leur imprimer une marque antiquisante ; réarticuler la ville héritée de l’histoire médiévale et refonctionnaliser l’espace urbain avec les exigences princières d’ordre et de clarté.
-
[5]
Dans la seconde moitié du XVe siècle, on comptait parmi les familles ayant fait le choix de l’« axe princier » les Pavesi, les Pusterla (ambassadeurs des Gonzague à plusieurs reprises), les Da Crema (qui fournirent des chanoines à Sant’Andrea), les Furga (qui revêtirent la charge de consul de l’Université des marchands), les comtes Guidi di Bagno, ou encore les De’Preti. À ce sujet, voir l’article de Marina Romani, « Le residenze delle élites a Mantova al tempo della dieta », dans Arturo Calzona, F.P. Fiore et Alberto Tenenti (sous la direction de), Il Principe Architetto, Actes du colloque international de Mantoue, 21-23 octobre 1999, Florence, L.S. Olschki, 2002, p. 287-313.
-
[6]
Les classes citadines éminentes se prononcèrent plutôt en faveur du processus d’urbanisation initié du côté des églises San Domenico et San Silvestro, soutenu aussi par la rénovation de la voirie promue par le prince, et la grande majorité des familles patriciennes préféra investir dans l’agrandissement et la réfection d’anciennes maisons qui restaient à proximité des lieux de mémoire municipaux.
-
[7]
Sur la maison de Mantegna à Mantoue, on pourra se référer aux études suivantes : Charles Yriarte, Mantegna, sa vie, sa maison, son tombeau, son œuvre dans les musées et les collections, Paris, J. Rothschild, 1901 ; id., « La maison de Mantegna à Mantoue et les Triomphes de César à Hampton Court », Cosmopolis. An International Review, V, 1897, p. 742-760 ; Paul Oskar Kristeller, Mantegna, Londres, Longmans Green, 1901 ; Earl E. Rosenthal, « The House of Andrea Mantegna in Mantua », Gazette des Beaux-Arts, LX, 1962, p. 327-348 ; Michelangelo Muraro, « Mantegna e Alberti », Atti del convegno Arte pensiero e cultura a Mantova nel primo Rinascimento in rapporto con la Toscana e con il Veneto, Florence, Sansoni, 1965, p. 103-132 ; Giuse Pastore (sous la direction de), La cappella del Mantegna in Sant’Andrea a Mantova, Mantoue, Casa del Mantegna – Provincia di Mantova, 1986, en particulier le chapitre « Casa di Andrea Mantegna », p. 124-129 ; Robert Tavernor, « The Natural House of God and Man : Alberti and Mantegna in Mantua », dans Cesare Mozzarelli, Robert Oresko et Leandro Ventura (sous la direction de), La Corte di Mantova nell’età di Andrea Mantegna : 1450-1550, Rome, Bulzoni, 1997, p. 225-234 ; Gianfranco Ferlisi, « La Casa del Mantegna : dove l’armonia si dipinge nella pietra », dans Rodolfo Signorini (sous la direction de), A casa di Andrea Mantegna. Cultura artistica a Mantova nel quattrocento, Milan, Silvana, 2006, p. 155-177.
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[8]
En 1469, l’empereur Frédéric III, alors à Ferrare, aurait refusé de le nommer comte palatin, titre avec lequel il signerait, des années plus tard, ses fresques romaines. On pense que c’est François Gonzague qui lui accorda la distinction en 1480, juste avant son départ à Rome, afin qu’il pût se prévaloir d’un titre de noblesse à la cour pontificale.
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[9]
Voir la lettre écrite par le marquis Ludovic II à Andrea Mantegna, le 15 avril 1458, rapportée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 467, doc. 4.
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[10]
Considéré comme un véritable familiaris, Mantegna multiplie les preuves de proximité avec les marquis. Le 2 décembre 1466, il requiert un prêt de 100 ducats pour se faire construire une petite maison ; dans une autre requête, l’artiste demande, ordonne presque, à Ludovic II de lui envoyer de la nourriture alors qu’il invite à dîner le cardinal François Gonzague et sa suite. Sur les rapports entre les artistes et leurs mécènes, ainsi que l’évolution du statut d’artiste de cour, on pourra se reporter avec profit à l’ouvrage de Martin Warnke, L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme Paris, 1989, ainsi qu’à la synthèse d’Alessandro Conti, « L’evoluzione dell’artista », dans Storia dell’arte italiana, II, L’artista e il pubblico, Turin, Einaudi, 1979, p. 180-230.
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[11]
En 1466, puis en 1475, on le trouve résidant dans le quartier de l’Aigle ; en 1481 il habitait effectivement dans le quartier de la Pusterla, en face de San Sebastiano, et les documents prouvent qu’il y réside encore en 1483, puis 1484 et 1490. C’est en 1502 que, acculé par les dettes, il « échange » – sur proposition de François II – sa maison avec une autre située dans le quartier du Chameau, la « Casa del Mercato », où il n’habitera du reste jamais. Sur les domiciles successifs de Mantegna à Mantoue, voir Rodolfo Signorini, « I domicili di Andrea Mantegna a Mantova », Civiltà mantovana, 1993, no 6, p. 23-31 .
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[12]
Giorgio Vasari, Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, édition et traduction sous la direction d’André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1984, IV, p. 309.
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[13]
« SVPER FVNDO A DI(vo). L(odovico). PRIN(cipe). OP(timo). DONO DATO AN(no). G(ratiae). MCCCCLXXVI AND (reas). MANTINIA HAEC IECIT FONDAMENTA XV K(a) L(endas). NOVEMBRIS IN FR(onte). B(rachia). LII I/I RETRO B(rachia). CL. »
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[14]
Le ton de Mantegna est d’ailleurs pressant. Il rappelle au marquis que cela fait « cinq ans » que Ludovic lui doit de l’argent (800 ducats) correspondant au don d’une terre de 12 hectares environ, et qu’il compte sur cet argent pour terminer sa maison mantouane : « ... haveva speranza ancora che quella me aiutase a far la casa come mi fu promeso... » (cité dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 210).
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[15]
Et Mantegna de préciser qu’il a besoin d’argent pour terminer la maison et la meubler : « Per la qual cosa presi animo in volere fabricare una casa la quale speravo mediante le loro servigie, non havendo facoltà da me, consequire lo optato mio desiderio di fornirla » (lettre citée dans Earl E. Rosenthal, « The house of Andrea Mantegna... », op. cit., p. 347, note 25).
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[16]
Dans l’acte notarial, il apparaît que l’échange s’opéra entre la maison du quartier de la Licorne et « la casa ossia botteghe costruite in Mantova, in contrada del Cammello, nel luogho chiamato casa del mercato » (Mantoue, Archivio di Stato, Magistrato Camerale Antico, B. III, 10 janvier 1502).
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[17]
Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegneria e arte militare, ed. C. Maltese, Milan, Il Polifilo, 1967 ; Antonio Averlino, dit Filarete, Trattato d’Architettura, Milan, Il Polifilo, 1972. La maison de Mantegna, composée de 15 pièces et d’un spacieux atrium, devait amplement suffire à l’artiste et sa famille. Elle est plus grande que celle que Francesco di Giorgio Martini dessina dans son traité rédigé à la même époque que la construction de la maison de Mantegna (Earl E. Rosenthal, « The house of Andrea Mantegna... », op. cit., p. 338).
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[18]
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 118, édité par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 103 : « Protogène se contentait d’un pavillon dans son petit jardin ; chez Apelle aucune peinture ne se trouvait sur le revêtement mural. »
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[19]
Édouard Pommier, Comment l’art devient l’art..., op. cit., p. 185.
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[20]
Leon Battista Alberti, De Pictura, traduction et présentation par Danielle Sonnier, Paris, Allia, 2007, p. 83. Ce sont les derniers mots du traité qui, rappelons-le, a été dédié au premier marquis de Mantoue, Jean-François Gonzague, le père de Ludovic II.
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[21]
Aléas qu’il craignait tout particulièrement à chaque nouvelle investiture, comme en témoigne sa requête auprès d’un prince « concurrent », Laurent de Médicis.
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[22]
Voir à ce sujet les réflexions de Gianfranco Ferlisi, « La Casa del Mantegna... », op. cit., p. 169.
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[23]
Lettre du 23 février 1483, citée par Gianfranco Ferlisi, ibidem, p. 159 : « Ceterum significo a la Celsitudine vestra come il messer Lorenzo de’ Medici andò heri videndo la terra, et hoggi l’accompagnai a messa a Sancto Francisco a pede. De lì la sua magnificentia se driciò a casa da Andrea Mantegna, dove la vide cum grande appiacere alcune picture d’esso Andrea et certe teste di relevo cum multe altre cose antique, che pare molto se ne deletti. Se ne venimo poi a la corte. »
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[24]
Lettre citée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 544, doc. 96.
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[25]
Lettre citée dans Paul Oskar Kristeller, Mantegna..., op. cit., p. 491 , doc. 61 : « ... La figura di Nostra Donna che ha facto Andrea Mantinea fu levato Mercori passato, a li sei del presente, de casa sua et portata cum la processione, a la nova capella intitollata Sancta Maria de la Victoria... »
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[26]
On verra à ce sujet l’article éclairant de Daniela Ferrari, « Giulio Romano artista e cortigiano nell’età di Federico II », dans Cesare Mozzarelli, Robert Oresko et Leandro Ventura (sous la direction de), La corte..., op. cit., p. 369-382.
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[27]
Le terme « domus » apparaît dans le contrat, et non « palais ». Le 22 mars 1538, il signe donc pour une « domo posita in Civitate Mantua pretio mille scutorum auri in auro... » (voir l’exemption de taxes datée du 23 mars 1538 dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano. Repertorio di fonti documentarie, II, Rome, Ministero per i beni culturali e ambientali, Ufficio centrale per i beni archivistici, 1992, p. 753). L’acte est signé le 31 décembre 1538 (conservé à l’Archivio di Stato de Mantoue, Registrazioni Notarili Extraordinarie, vol. 22, cc. 584r-585v, et transcrit dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 793-795). Sur la maison de Jules Romain, on pourra se référer aux rares études suivantes : Frederick Hartt, Giulio Romano, New Haven, Yale University press, 1958 ; Kurt W. Forster et Richard J. Tuttle, « The Casa Pippi. Giulio Romano’s House in Mantua », Architectura, 3, n2, 1973, p. 104-130, ainsi que le catalogue d’exposition consacré à l’artiste : Giulio Romano, Milan, Electa, 1989, à compléter avec les actes du colloque Giulio Romano e l’espansione europea, Mantoue, Accademia Nazionale Virgiliana, 1991, en particulier Ercolano Marani, « La casa mantovana di Giulio Romano », p. 321 - 325.
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[28]
D’autres artistes de la première moitié du XVIe siècle atteignirent un niveau d’élévation et de reconnaissance sociale tel qu’ils purent jouir d’un véritable palais : ainsi de Bacio Bandinelli à Florence, Leone Leoni à Milan (qui affiche sa réussite sur la façade de son palais, ornée d’une rangée de caryatides), ou Vasari à Arezzo, sans doute tous héritiers du palais construit par Bramante pour Raphaël à Rome. Ces demeures étaient des habitations considérables, vouées à une fonction de représentation essentielle aux yeux de leurs propriétaires.
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[29]
Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., VII, p. 185.
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[30]
« ... e di questo ho vista la prova in casa mia, perché le camere dove n[on] è revolti non penso poterle mai più abitare, et ancor son humidissime et lo mio studio, quale è sopra al revolto, et un [‘altra] camera mai son stati humidi niente et più l’acqua li è stata un braccio e mezzo apresso, tuttavia si farà quanto pare a la excellentia vostra.... » (lettre de Jules Romain à Frédéric II Gonzague, duc de Mantoue, le 23 avril 1539 ; dans Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 810).
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[31]
Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., V, p. 224.
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[32]
Vasari précise du reste que si Jules Romain n’avait pas eu cette maison et ses attaches familiales à Mantoue, il aurait certainement quitté la ville : « La mort du duc Frédéric, qui avait tant aimé Jules Romain, l’affecta si profondément qu’il aurait quitté Mantoue si le cardinal, frère du duc, régent pendant la minorité de ses neveux, ne l’avait retenu dans cette ville où il avait femme, enfants, maison, propriété et tout ce que possède un gentilhomme aisé » (Giorgio Vasari, Les Vies..., op. cit., VII, p. 187).
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[33]
Jérôme de La Lande, Voyage d’un François en Italie, Paris, Desaint, 1769, VIII, p. 371.
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[34]
Mercure est l’un des douze dieux de l’Olympe ; il apparaît souvent dans les thèmes mythologiques, mais souvent dans un rôle de second plan, à titre de messager des dieux ou de guide – il est d’ailleurs à la fois le fils et le messager de Jupiter. Inventeur de la lyre, il personnifie aussi l’éloquence et la raison, qualités du pédagogue, mises en avant dans la doctrine néoplatonicienne ; enseignant de Cupidon, il évoque un certain idéal cultivé de la Renaissance, et à ce titre apparaît quelquefois sur le Parnasse. Marsile Ficin, dans son commentaire de Philèbe, donne une image précise du rapport symbolique de Mercure au travail de l’artiste : « On appelle art les sciences qui ont recours aux mains : ils doivent avant tout leur acuité et leur perfection à la puissance mathématique, c’est-à-dire à la faculté de compter, de mesurer, de peser, qui relève plus que toutes de Mercure et de la raison. Sans elles, tous ces arts hésitent à la merci de l’illusion, ils sont le jouet de l’imagination, de l’expérience, de la conjoncture. »
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[35]
Le feu que Prométhée a dérobé aux dieux devient rapidement non plus un simple élément naturel mais une étincelle de sagesse divine qui distingue l’homme des créatures inférieures, la source de sa connaissance des arts et des sciences ; de ce fait, le rôle de Prométhée consistait à sortir l’homme de son ignorance ; de ce fait, il incarne souvent la figure de l’artiste qui reçoit du ciel l’étincelle de l’inspiration créatrice. Selon certaines sources, c’est Mercure lui-même qui aurait enchaîné Prométhée à son rocher, sur ordre de Jupiter, pour le punir d’avoir dérobé le feu aux hommes. Cet épisode n’est pas le seul méfait à mettre au compte de Prométhée : il aurait également façonné l’effigie d’un homme dans de l’argile, à l’image des dieux, et aurait voulu lui donner la vie.
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[36]
Daniela Ferrari (sous la direction de), Giulio Romano..., op. cit., II, p. 1182-1207.
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[37]
Voir à ce sujet Eugenio Battisti, « Conformismo ed eccentricità in Giulio Romano come artista di Corte », dans Giulio Romano e l’espansione..., op. cit., p. 21-43.