Notes
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[1]
Toutes nos pensées vont aux Havrais, marqués par les pertes humaines, la destruction de leur histoire et vingt années d’attente dans des conditions insupportables ; la famille Vincent n’a pas manqué de nous signaler que cet « idéal » est longtemps demeuré fictif... Les auteurs expriment toute leur gratitude à Madame Fabienne Chevallier pour son implication dans le projet et plus particuliè rement dans son argumentation (Fabienne Chevallier, « La ricostruzione di Le Havre, Patrimonio Mondiale dell’Umanità », Arkos, Florence, no 14, avril-juin 2006, p.16-23) :présidente d’honneur de DOCOMOMO France (groupe de travail international pour la documentation et la conservation d’édifices, sites et ensembles urbains du Mouvement moderne), elle a conduit la convention de partenariat scientifique de cette association avec la ville du Havre de 2002 à 2005 en vue de son inscription par l’UNESCO sur la Liste du patrimoine mondial (voir hhttp :// www. archi. fr/ DOCOMOMO-FR/le-havre.htm). Enfin, ce travail de programmation muséographique n’aurait pas été publié sans le soutien de Madame Dominique Hervier, conservateur général honoraire du Patrimoine.
-
[2]
Paul Breton, « Arts Ménagers 1948 », Maison Française, no 15, février 1948, p. 35.
-
[3]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse Ménager, Paris, Larousse, 1955.
-
[4]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 381.
-
[5]
Collectif, Annales de l’Institut Technique du Bâtiment et de Travaux Publics, no 65, mai 1953, p. 438.
-
[6]
Auguste Perret (sous la direction de), « La Reconstruction du Havre », Techniques et architecture, vol. VI, no 7-8,1946, p. 333.
-
[7]
Marie Dormoy, L’architecture française, Paris, éditions Vincent, Fréal & Cie, 1951, p. 146-148.
-
[8]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 63.
-
[9]
Jacques Tournant, « Le Havre, îlots S53-S54 », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 32, octobrenovembre 1950, p. 29.
-
[10]
Auguste Perret (sous la direction de), « La Reconstruction du Havre », op. cit., p. 341.
-
[11]
Louis Noviant, « Le Logis d’Aujourd’hui et son équipement », Architecture Française, no 111-112,1951, p. 11.
-
[12]
Pierre Sonrel, « Fonctions de l’Habitation », Techniques et Architecture, vol. VII, no 5-6,1947, p. 248.
-
[13]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 765.
-
[14]
Maurice Barret, « Les leçons de l’Exposition internationale », Le décor d’aujourd’hui, no 41, décembre 1947, p. 22-25.
-
[15]
Marie-Anne Febvre-Desportes, « Ils ont trouvé un appartement neuf au Havre », Maison Française, no 63, décembre 1952, p. 5-12.
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[16]
Claude Janel, « Notre alliée, la couleur... », Arts ménagers, no 44, août 1953, p. 28-31.
-
[17]
Maurice Barret, « Les leçons de l’Exposition internationale », op. cit., p. 24.
-
[18]
Anonyme, « La reconstruction du Havre », Meubles et Décors, no 651-652, novembre décembre 1952, p. 9-20.
-
[19]
Auguste Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Paris, André Wahl, 1952.
1Conçu dans le cadre de l’inscription des 133 hectares du centre reconstruit au Havre sur la Liste du Patrimoine mondial par l’UNESCO (juillet 2005), « l’appartement témoin Perret » – situé place de l’HôteldeVille – renouvelle les objets traditionnels de la muséographie : les lieux dédiés à la représentation de la vie quotidienne y sont en effet rares, surtout quand il s’agit de gens « ordinaires », ne s’assimilant ni aux élites, ni aux pauvres. Ainsi par exemple, une tranche d’histoire sociale est figurée dans le Tenement Museum à New York, qui présente de minuscules appartements habités par les immigrés dans les années 1880. La différence majeure par rapport à l’initiative havraise est que l’identité des habitants « réels » n’y est pas figurée : le choix muséographique vise à présenter un appartement conçu comme un idéal pour l’époque.
2L’intérêt pour ces « patrimoines des styles de vie » provient de publics très diversifiés, et doit satisfaire l’investigation du spécialiste comme la curiosité du voisin de palier... Pour y répondre, la médiation suit rigoureusement la voie du projet architectural mené au cours de la reconstruction. Ce projet était global : la conception urbaine, celle de chaque édifice, celle des espaces intérieurs et de leur aménagement obéissaient à un idéal supérieur, celui de créer un luxe pour tous. Dans ces premiers logements modernes produits « en série », même la décoration, « jadis réservée à une luxueuse élite, se démocratise et va au devant de tous » [2].
3Même si c’est l’interventionnisme étatique qui a permis la réalisation de cette œuvre, une discrète utopie apparaît en filigrane à travers les réponses données à l’analyse des besoins, dans un contexte économique pourtant très difficile. Les solutions trouvées délaissent parfois les stratégies des « modernes » de l’époque (comme Le Corbusier), pour adopter des solutions traditionnelles; il faut appréhender cette création dans son ensemble pour comprendre qu’elle visait surtout à concilier progrès et durabilité, luxe et accessibilité. Né de ces idéaux, mais aussi de ces contraintes, le patrimoine de la reconstruction fournit de riches enseignements pour les sensibilités actuelles. Dans les développements qui suivent, les traits distinctifs de la « construction », des « appartements » et du « mobilier » ont été rapprochés des horizons d’attente, tels qu’ils apparaissent à travers les définitions données dans le Nouveau Larousse Ménager publié en 1955 [3].
LA CONSTRUCTION D’UNE « VILLE NEUVE » SAISIE PAR L’INDUSTRIALISATION
« CONSTRUCTION. – Par suite des destructions de guerre, des quartiers de grandes villes ont dû être reconstruits, ce qui a exigé l’établissement d’un urbanisme rationnel, mettant fin à la négligence et au désordre trop souvent constaté. Des plans d’aménagement et d’extension ont été dressés; des règlements de salubrité complètent les exigences de l’esthétique, et un sérieux contrôle de leur application doit s’attacher avec souplesse et com- préhension à l’amélioration de tous les locaux habitables. C’est ce contrôle qui détermine la délivrance du permis de construire. » [4]
5Au Havre comme dans les autres villes à reconstruire, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (M.R.U.) attribue les principaux pouvoirs décisionnels aux architectes et considère la construction comme le domaine par excellence de l’architecture et de l’urbanisme. D’un point de vue technique, le vaste chantier du Havre occupe une place majeure dans l’expérimentation des méthodes constructives, encouragée par Pierre Courant, maire entre 1947 et 1954. L’ingénieur Raymond Camus y met au point le système de préfabrication lourde par panneaux de façades, dès 1949, dans un quartier proche du littoral (Le Perrey). Pour le reste du centre-ville, les architectes réunis autour d’Auguste Perret dans l’Atelier de reconstruction du Havre donnent une place prépondérante à la structure. Ils tracent la seconde voie de la préfabrication et de la standardisation dans la construction en poteaux, poutres et dalles. Dans les premiers immeubles, la production en série concerne les parpaings (en façade), les huisseries et les ferronneries. L’entreprise Monod approfondit les recherches afin que les remplissages (« trumeaux », hourdis) et toute l’ossature (poteaux, poutres, poutrelles) soient usinés : elle réalise les îlots d’habitations dans la partie nord de la Porte océane (Auguste Perret, André Hermant, Jacques Poirrier, dépôt de permis de construire en 1950). Cette méthode parvient à maturité dans la première opération française dépassant 1 000 logements, située sur le Front de mer sud (Pierre-Edouard Lambert, dépôt de permis de construire en 1951). Ces recherches influencent un nombre significatif de chantiers.
6Même si les grands ensembles ont bénéficié des techniques mises en œuvre au Havre, leur conception architecturale a été très différente. Au Havre, à partir des premiers projets dessinés par l’Atelier en 1945, la reconstruction de la ville s’ajuste aux conceptions urbaines historiques en intégrant les rues, les grands axes et les places, tout comme les monuments. Dans le projet dit définitif – signé par Auguste Perret en janvier 1946 – s’ajoute le choix d’un module harmonisant l’espace depuis l’échelle urbaine jusqu’au moindre parpaing. L’utilisation symbolique d’une base de 624, soit (6× 2× 4)× 13, génère des proportions précises (1 /6 et 1 /4, 1 /3,1 /2) et place l’harmonie au cœur même de la standardisation. Les architectes ne semblent pourtant pas avoir mis en avant les propriétés symboliques de ce nombre (comme l’harmonie 1 /4+1 /3+1 /2 ou la division de 624 par 6× 2× 4) :
« La construction n’a pas été laissée au hasard, et l’adoption d’un module – ou trame – de 6,24 m qui se trouve dans toute la ville neuve assure son unité profonde [...]. Cette trame dans laquelle peuvent être installées deux pièces d’habitation [...] est non seulement en accord avec l’Economie au sens le plus élevé du mot, mais c’est aussi – et l’on s’en aperçoit sans cesse – un très réel facteur d’économie. » [5]
8Toujours dans le projet définitif, la conservation des îlots va finalement permettre d’ajuster la « ville neuve » à son passé. Les rues modernes, bien qu’alignées sur une trame orthogonale, retranscrivent à quelques détails près le plan urbain d’avant-guerre avec ses rues, ses commerces, ses places ou ses monuments. Ce prolongement du schéma historique ne peut être réduit à une reconstitution issue des pressions exercées par les sinistrés ou à une méconnaissance des doctrines modernes : la transmission de l’héritage architectural du passé – tout comme l’harmonie – est considérée comme une valeur fondatrice. Ce principe s’illustre tout aussi bien par la composition des façades comprenant rez-de-chaussée, entresol et étage noble, suivi des derniers niveaux. Elle reprend l’esthétique de la ville classique pour s’ajuster à la rue commerçante et au confort hiérarchisé des habitations. Des rythmes dont la « banalité » n’a d’autre but qu’une forme de résistance au temps et aux usages. Auguste Perret s’assure aussi du bon fonctionnement de ses modèles avant d’en faire une transcription moderne, et prend exemple sur les grandes réalisations pour adapter les gabarits des îlots aux fonctions historiques des différents axes urbains : la rue de Rivoli (pour la rue de Paris, commerçante), l’avenue des Champs Élysées (pour l’avenue Foch, boulevard tracé sous le Second Empire), les grandes places royales (pour la place de l’Hôtel-de-Ville).
9Dans la trame orthogonale, seul l’axe oblique du boulevard François-Ier aurait conduit à exécuter des îlots triangulaires, étroits et incompatibles avec les mesures modernes d’amélioration du logement : les architectes y expérimentent donc le principe du redent à l’échelle urbaine (figure 1). L’innovation n’est pas absente dans la conception urbanistique. Si la rue conserve son statut, la reconstruction est animée par l’esprit du progrès appliqué à la ville, où les habitants réclament « leur droit au calme, à l’air, au soleil, à l’espace » [6]. Poursuivant cette idée moderne, les premiers îlots (place de l’Hôtel-de-Ville) sont calibrés grâce à un outil scientifique prospectif, celui de la modélisation. Une maquette orientable permet de contraindre la répartition des volumes pour optimiser l’ensoleillement : une tour de dix étages, orientée longitudinalement nord-sud, s’insère à l’ouest d’un carré de constructions basses, formées d’un rez-de-chaussée entresolé (côté sud) généralement surmonté par trois étages (côtés nord et est). L’Atelier élabore donc un îlot ouvert, conciliant les composantes jugées « positives » de l’héliothermisme et de la rue. La réflexion moderne et fonctionnelle s’établit également à plus petite échelle, par exemple dans la répartition des ascenseurs. Les grands appartements destinés aux familles nombreuses se placent dans les bâtiments bas uniquement desservis par les escaliers, « ceci pour ne pas mettre les ascenseurs à la disposition des enfants, éviter ainsi les accidents et une usure précoce » [7].
Les îlots en redents du boulevard François-Ier. Carte postale Yvon vers 1960.
Les îlots en redents du boulevard François-Ier. Carte postale Yvon vers 1960.
10Ces différents choix ne s’apparentent pourtant pas à des consensus mais démontrent plutôt la préoccupation d’une durabilité, s’exprimant ouvertement dans la technique constructive. La Construction – au sens d’Auguste Perret – occupe une place déterminante dans la conception du bâti, et l’idée de rendre apparents les jeux de la « mécanique des matériaux » et les matières employées constitue la base de son langage architectural. En continuité avec les doctrines des Classiques, la délimitation des différentes structures participe ainsi au découplage des contraintes dans la répartition des masses. Ces principes se confondent avec l’héritage des observations, ils ne sont pas qu’une expression esthétique et symbolique mais assurent aussi une garantie (historique) de résistance matérielle. Les fissures, par exemple, restent canalisées sur les bords de la structure, elles ne dégradent pas l’esthétique et ne fragilisent plus l’édifice. La nudité même du matériau évite les décollements de parements ou l’altération de peintures. Le moindre élément se justifie ainsi. En observant le détail constructif, il devient aisé de comprendre cet appel à une vérité, non pas comme un dogme historiciste mais comme la synthèse des expériences – passées ou contemporaines – s’avérant capables de résister à l’épreuve du temps.
L’APPARTEMENT ET LA RECHERCHE DE LA DISPOSITION SPATIALE IDÉALE
« APPARTEMENT. – Ensemble de locaux d’habitation d’un même tenant, en immeuble collectif, disposés pour favoriser la vie en commun des membres d’une même famille [...]. Un appartement, pour 8 ou 9 personnes, compte 5 pièces principales : salle de séjour (22 m2 ), chambre des parents et 1 bébé (12 m2 ), 1 chambre d’enfants (10 m2 ), 2 chambres d’adultes (10 m2 ), cuisine (7 m2 ), salle d’eau (4 m2 ), salle d’hygiène (4 m2 ), w.-c. (1 m2 ), entrée (2,5 m2 ), dégagements (8 m2 ), placards (3,5 m2 ), cave ou cellier (6 m2 ). Surface totale : 100 m2 » [8].
12Malgré une parenté constructive indéniable, les 10 000 logements du centre-ville havrais ne s’identifient pas systématiquement au cas exemplaire cité dans le Larousse ménager. Le remembrement conduit à des réponses adaptées aux moyens financiers des sinistrés d’un îlot défini. Les quartiers moins favorisés disposent d’appartements relativement spartiates (certains réaffectés en H.L.M.) alors que les axes prestigieux vont être flanqués d’immeubles de haut standing. Sur l’avenue Foch, les sinistrés havrais « habitaient antérieurement des maisons individuelles avec jardin [...], ils bénéficieront de larges balcons, véritables pièces extérieures abritées, en prolongement du living room» [9]. Cette hiérarchisation sociale s’éloigne de l’égalitarisme tout en amenant les élites à tolérer le principe de copropriété. Une considération qui n’apparaît pas au début de la reconstruction où sont réalisés des immeubles adaptés à la « moyenne », préfinancés par l’État puis rachetés par des habitants « sinistrés » ou « prioritaires », suivant une étude au cas par cas des demandes. Cette première idée guide la conception des Immeubles sans affectation individuelle (I.S.A.I.), véritables modèles du logement pour tous:
« Notre effort a principalement tendu à créer dans les limites sévères d’un programme ‘‘de restriction’’, des logis dans lesquels une vie familiale normale puisse se développer. Nous sommes arrivés ainsi à des surfaces et des volumes au-dessous desquels il nous parait souhaitable de ne pas descendre, et qui ne sont admissibles aujourd’hui que parce qu’il s’agit de créer d’urgence des logis dignes pour le plus grand nombre, dans des conditions économiques très difficiles » [10].
14Dans le cas particulier des appartements des I.S.A.I. – catégorie dont le type a été reconstituée dans « l’appartement témoin Perret » – la pré-fabrication est au centre des préoccupations, et la recherche du « confort moderne » passe inévitablement par l’obtention d’un standard permettant une division en unités transportables et ajustables; une notion valable pour la construction comme pour le mobilier intégré (placards, cuisine, salle de bains). Suivant une initiative ministérielle de 1944, la cuisine CEPAC et la salle d’eau BLOCO sont des modèles du genre : leurs gaines coffrées et standardisées admettent de nombreuses combinaisons par un assemblage élémentaire (sans main-d’œuvre spécialisée) (figure 2). Au contraire, certaines décisions s’éloignent des prérogatives du M.R.U. Par exemple, les éléments du « bloc-eau » sont divisés pour ne pas contraindre la distribution : les cuisines se placent contre la cage d’escalier et les salles de bains de l’autre côté de l’appartement, au niveau du mur mitoyen. Malgré un coût plus élevé, les logements s’établissent sur plancher libre, avec des gaines minimisées et des éléments porteurs souvent limités à un seul poteau, généralement situé dans l’entrée (« colonne »).
15D’autres aspects de la distribution sont plus directement liés à la construction. L’épaisseur de l’immeuble (2× 6,24 m) permet une diminution des coûts en limitant la surface de façades sans toutefois réduire l’apport de lumière : d’où une disposition spécifique des pièces. L’Atelier d’Auguste Perret va donc opposer les lieux de « courts séjours » (entrée, couloir, toilettes, salle de bains) et de « longs séjours » (cuisine, salles ou chambres) bénéficiant des fenêtres. La position centrale des pièces humides est implicite et va nécessiter des aménagements compensant l’absence d’aération directe. La ventilation est par conséquent très étudiée : les portes sont ajourées pour laisser passer librement l’air dans le logement afin que cette circulation aboutisse sur les pièces humides, reliées à l’extérieur par des gaines. En hiver, le chauffage par air pulsé – situé dans un faux-plafond ménagé au centre de l’appartement – diffuse de l’air chaud depuis des grilles latérales. Par convection, l’air se rabat dans le couloir puis, par advection, s’évacue aux extrémités (salle de bains, toilettes). Les poussières et l’humidité sont ainsi chassées vers l’extérieur.
Publicité de la «Construction d’éléments pour l’amélioration du confort»
Publicité de la «Construction d’éléments pour l’amélioration du confort»
16À l’instar de la composition urbaine en îlots, les architectes s’inspirent des modèles classiques pour les intérieurs. Ils suivent l’aménagement opposant des « salons en galerie » et des « chambres sur cour » situés de part et d’autre d’un dégagement central (hôtels particuliers, appartements haussmanniens, etc.). Cette répartition reste lisible dans le cloisonnement intérieur des I.S.A.I. Ils respectent aussi les principes modernes destinés à rationaliser les déplacements, suivant des idées largement diffusés pendant l’Exposition internationale de l’urbanisme et de l’habitation en 1947. Cette exposition, qui a eu lieu au Grand Palais (où le Salon des arts ménagers reprendra place l’année suivante), permet d’établir et d’imposer les normes de la reconstruction. S’y définissent les nouvelles règles de l’habitation « moderne » comme la séparation des espaces diurnes et nocturnes ou les regroupements fonctionnels :
« Le salon de jadis ouvert les jours de fêtes carillonnées est le type même de la pièce perdue qui disparaîtra du logis moyen d’aujourd’hui. [Sa fonction] se combinera avec celle d’une autre pièce, la salle à manger, pour créer la pièce de séjour qui comprendra ainsi deux centres d’activités : repas et repos. Ce principe de combiner des fonctions différentes pourra être appliqué à d’autres éléments [...] non seulement dans le but de gagner de la place mais aussi de façon à organiser rationnellement le travail de la maîtresse de maison. » [11]
18Les architectes des I.S.A.I. du Havre concilient cette volonté rationaliste avec une image du foyer proche des usages et des plans traditionnels. Répondant à l’intemporalité recherchée dans l’architecture extérieure, la distribution doit s’harmoniser avec les habitudes de chacun, elle doit anticiper les changements, multiplier les usages comme les moments passés en famille ou avec des amis, l’évolution du nombre d’enfants, ou encore la réduction de la domesticité. Grâce à l’utilisation de cloisons coulissantes (et parfois de doubles portes), le plan devient polyvalent, il peut évoluer et s’adapter à un maximum de possibilités. D’un côté, « la majorité préfère une cuisine séparée de la salle à manger » [12] : en fermant les cloisons, l’usager bénéficie d’une cuisine confortable avec coin repas et fenêtre, d’un séjour et même, s’il le souhaite, d’une salle à manger indé-pendante; à l’opposé, lorsque les cloisons sont ouvertes, toute l’organisation spatiale et familiale converge naturellement vers la « pièce de séjour » (living room à la française ou « salle à vivre »). Dans sa conception et sa distribution, l’habitation peut être perçue comme une boîte dont la souplesse englobe au mieux les aléas fonctionnels, où l’optimisation durable passe par la flexibilité.
LA QUÊTE DU LUXE POUR TOUS DANS L’AMÉNAGEMENT MOBILIER
« MOBILIER. – Ensemble des meubles qui constituent l’aménagement d’une architecture intérieure [...] Ce qui caractérise notre architecture moderne, c’est une recherche évidente, et nécessaire, d’une économie de surface. Le mètre carré est coûteux, et l’on tend à tirer un parti utile de toute surface. Cette réduction de surface a pour conséquence : A) Des pièces à usage multiple ou à plein rendement. B) Des meubles de range- ment incorporés dans l’architecture. C) Une articulation parfaite des volumes tendant à réduire les ‘‘temps morts’’. » [13]
20Le mobilier idéal, défini dans le Larousse ménager, est intégré à l’architecture; les placards se glissent dans les recoins inutilisables, ils isolent certaines pièces, et sont plus hauts et moins encombrants que les meubles. L’Atelier de reconstruction du Havre les situent, suivant le principe des «[très] courts séjours », au centre des appartements (I.S.A.I.). Ils participent par conséquent à l’isolation phonique par une relative délimitation des espaces nuit et jour.
Salle de séjour conçue par René Gabriel pour l’appartement-type du Havre
Salle de séjour conçue par René Gabriel pour l’appartement-type du Havre
Chambre des parents conçue par Marcel Gascoin pour un appartement-type dans le quartier du Perrey.
Chambre des parents conçue par Marcel Gascoin pour un appartement-type dans le quartier du Perrey.
21Si les rangements intégrés sont déterminés par l’architecture intérieure, l’ameublement est laissé au libre arbitre des habitants. Le mobilier présenté dans « l’appartement témoin Perret » a donc fait l’objet d’une sélection pour établir un point de rencontre entre la réalité locale et les volontés exprimées pour l’amélioration du logement. La muséographie prend appui sur les appartements modèles de la reconstruction du Havre, équipés par du mobilier conçu pour les sinistrés. Le séjour de René Gabriel est conforme à celui de l’Exposition de l’urbanisme (1947) [14] suivant un choix d’Auguste Perret pour les I.S.A.I. du Havre (figure 3); la chambre pour deux enfants est l’œuvre de Marcel Gascoin, présentée au public dans les appartements types du quartier du Perrey (1952 [15] ) et de la Porte océane (1953 [16] ) (figure 4). Bien qu’omniprésents sur l’ensemble du territoire français, diffusés à grande échelle et publiés dans les revues internationales vers 1945-1955, ces créateurs de meubles de série ont généralement été oubliés : leur œuvre mérite donc d’être revisitée.
22Durant toute sa carrière, René Gabriel (1890-1950) travaille sur la démocratisation du mobilier de décorateur dans un esprit Arts & Crafts. Même s’il appartient à la génération des décorateurs révélés en 1925 par l’Exposition des arts décoratifs, son nom s’associe surtout à la période de l’immédiat après-guerre grâce à la réalisation d’ensembles « prioritaires » et « de prix moyen » dans la section consacrée aux sinistrés, au Salon des artistes décorateurs, en 1945. Ces modèles préfigurent l’aménagement de 1947 destiné aux sinistrés havrais où René Gabriel suscite une nouvelle fois l’adhésion officielle et l’enthousiasme des critiques. Son exécution classique et fonctionnelle, alliée à des matériaux robustes, révèle une idée du confort faisant l’effet d’un « luxe de bon aloi » [17] (chêne clair, tapis tissés, papiers peints,...), pour une production en série s’adressant à un budget dit moyen. Les formes et les proportions sont régies par des éléments standardisés qui servent à réaliser différents meubles : étagères, vaisselier, bahuts, bureaux, classeurs, secrétaire, etc. En 1948, sa réputation lui vaut d’organiser avec Jean Fressinet une section consacrée à « l’art et la série dans le meuble », à l’occasion de la réouverture du Salon des arts ménagers. Il y présente pour la seconde fois son aménagement-type pour la ville du Havre. Dès lors, ce mobilier est diffusé par de nombreux ensembliers et présenté dans les premiers appartements reconstruits (Orléans). Mort en 1950, il passe à la postérité en donnant son nom à un prix récompensant les meubles de série.
23Marcel Gascoin (1907-1986) se rapproche plus strictement de l’avantgarde, en analysant le mobilier des bateaux comme l’adéquation parfaite du contenant au contenu. Il séduit par ses propos Robert Mallet-Stevens qui le recommande dès 1930 pour son adhésion à l’Union des Artistes Modernes (U.A.M.). Il participe activement à la section Habitation de l’Exposition internationale en 1947. Il y expose notamment son mobilier pour les logements de Sotteville-lès-Rouen, réalisés par l’architecte Marcel Lods. C’est aussi l’un des protagonistes de la réouverture du Salon des arts ménagers, concevant entre autres le « logis 1949 » commandité par la Caisse centrale d’allocations familiales de la Région parisienne (figure 5). Il y dispose un passe-plat et un système d’étagères communiquant entre la cuisine et la salle à manger. En 1952, ce principe est réalisé au Havre (Le Perrey [18] ): un « mur de rangement » entre ces deux pièces est directement intégré dans la construction. De 1949 à 1954, Marcel Gascoin s’investit personnellement dans l’industrialisation avec l’A.R.H.E.C. (Aménagement rationnel de l’habitation et des collectivités). Le mobilier qu’il expose au Havre à trois reprises correspond aux ensembles que l’on découvre dans d’autres grands projets de logement à Strasbourg, Boulogne-sur-Mer, Roubaix-Tour-coing, Saint-Dizier ou à Antony (cité universitaire). Ses meubles expriment le pragmatisme du mobilier de bateau tout en gardant une prédilection pour le « style » institué par René Gabriel, découvrant dans l’expression suédoise de l’Organic design (en particulier la Nordiska Kompaniet) une inspiration que son prédécesseur avait puisée à sa source, l’Art & Craft. Sa très longue carrière lui permet de s’associer régulièrement avec des industriels (Comera, Airborne, SICAM, Alvéole,...). Oublié par les critiques après la fermeture de l’A.R.H.. E.C. en 1955, il reste l’une des chevilles ouvrières du Salon des arts ménagers jusqu’au milieu des années 1960 (figure 6).
Éléments de rangements entre cuisine et salle à manger pour le «Logis 49» de Marcel Gascoin.
Éléments de rangements entre cuisine et salle à manger pour le «Logis 49» de Marcel Gascoin.
Salle de séjour réalisée par Marcel Gascoin pour le Salon des arts ménagers de 1951.
Salle de séjour réalisée par Marcel Gascoin pour le Salon des arts ménagers de 1951.
24René Gabriel et Marcel Gascoin sont les figures emblématiques des décorateurs qui saisissent l’objectif d’un luxe pour tous. L’exécution en série de leurs meubles est dictée par trois mots clefs : solidité, rationalité, flexibilité. Ils marquent cependant quelques distances avec l’avant-garde en conservant une image du « foyer » qui intègre les formes ou les matériaux traditionnels, ils sont aussi plus largement diffusés auprès des particuliers grâce à un réel abaissement des prix. Grâce aux appartements témoins et au Salon des arts ménagers, ils initient un « style Reconstruction » qui impose la « série » comme une expression démocratique de la décoration française auprès d’un grand nombre de créateurs et d’un vaste public. Si René Gabriel reste confiné au milieu des ensembliers (André Beaudoin au Havre), Marcel Gascoin s’associe à de petits industriels pour multiplier ses points de vente, une stratégie qu’il utilise au Havre à partir de 1952 avec l’entreprise Loison frères, spécialisée en mobilier de bateau. Sensible à l’idée d’une protection des modèles, dans le contexte naissant d’un rapprochement avec les grands réseaux industriels de production et de diffusion, il crée en 1954 un label garantissant prix et qualité : l’Association des créateurs de meubles en série (A.C.M.S.). On y retrouve les « créateurs » formés dans ses ateliers : Pierre Guariche, Pierre Paulin, Michel Mortier, Joseph-André Motte, Alain Richard, Antoine Philippon, Geneviève Dangles, etc. Une liste impressionnante de nouveaux talents que l’on va nommer les designers.
25« L’appartement témoin Perret », par sa dénomination et les partis scientifiques qui le sous-tendent, s’assume comme une interprétation. Ce « micro-musée » a l’ambition de présenter une synthèse des règles de l’habitation au temps de la Reconstruction; un modèle-type, conçu principalement à partir d’éléments mobiliers locaux et authentiques, qui a pour mérite principal d’éclairer la spécificité d’un modèle pédagogique d’« habiter », proposé sur la scène havraise. Cette interprétation est dépersonnalisée, puisqu’elle ne repose pas sur la « micro-histoire » d’une famille particulière mais sur un idéal du logement « ordinaire », tel qu’il était véhiculé à l’époque dans les revues ou les expositions traitant de l’espace de l’habitation (figure 7).
26Lors d’un guidage, le médiateur joue un rôle central pour que le visiteur puisse s’extraire du piège analogique, celui d’un rapprochement avec un vécu personnel ou actuel. La distance s’est creusée, ce que rappelle l’image désuète de la ménagère ou, dans le détail muséographique, de nombreux objets que l’on considère aujourd’hui comme des « biens de consommation »: en effet, à partir de 1955, l’émergence de la consommation de masse règle définitivement le problème du « bien-être » mais, paradoxalement, elle coïncide avec une mise à l’écart de l’idée d’un luxe pour tous. Pour réaliser leur idéal global d’une ville moderne et durable, allant de la conception urbaine à celle du mobilier, les créateurs de la Reconstruction avaient puisé dans les aspects de la modernité qui leur paraissaient progressistes, et les ont combinés avec les acquis du passé. Cette posture « durable » – en accord avec les préoccupations de l’immédiat aprèsguerre – allait être rapidement éradiquée par une double incompatibilité : d’un côté, par l’émergence de la société de consommation dont l’économie repose sur un besoin permanent de renouvellement; de l’autre, par les positions doctrinales du Mouvement moderne qui souhaite faire table rase du passé. Ces nouveaux objectifs sont en nette opposition avec la « banalité » définie par Auguste Perret :
« Celui qui, sans trahir les matériaux ni les programmes modernes, aurait produit une œuvre qui semblerait avoir toujours existé, qui, en un mot, serait banale, je dis que celui-là pourrait se tenir pour satisfait. Car le but de l’Art n’est pas de nous étonner ni de nous émouvoir. L’étonnement, l’émo- tion sont des chocs sans durée, des sentiments contingents, anecdotiques.
28L’ultime but de l’Art est de nous conduire dialectiquement, de satisfaction en satisfaction, par delà l’admiration, jusqu’à la sereine délectation » [19].
Éléments combinables de René Gabriel, 1947.
Éléments combinables de René Gabriel, 1947.
Notes
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[1]
Toutes nos pensées vont aux Havrais, marqués par les pertes humaines, la destruction de leur histoire et vingt années d’attente dans des conditions insupportables ; la famille Vincent n’a pas manqué de nous signaler que cet « idéal » est longtemps demeuré fictif... Les auteurs expriment toute leur gratitude à Madame Fabienne Chevallier pour son implication dans le projet et plus particuliè rement dans son argumentation (Fabienne Chevallier, « La ricostruzione di Le Havre, Patrimonio Mondiale dell’Umanità », Arkos, Florence, no 14, avril-juin 2006, p.16-23) :présidente d’honneur de DOCOMOMO France (groupe de travail international pour la documentation et la conservation d’édifices, sites et ensembles urbains du Mouvement moderne), elle a conduit la convention de partenariat scientifique de cette association avec la ville du Havre de 2002 à 2005 en vue de son inscription par l’UNESCO sur la Liste du patrimoine mondial (voir hhttp :// www. archi. fr/ DOCOMOMO-FR/le-havre.htm). Enfin, ce travail de programmation muséographique n’aurait pas été publié sans le soutien de Madame Dominique Hervier, conservateur général honoraire du Patrimoine.
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[2]
Paul Breton, « Arts Ménagers 1948 », Maison Française, no 15, février 1948, p. 35.
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[3]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse Ménager, Paris, Larousse, 1955.
-
[4]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 381.
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[5]
Collectif, Annales de l’Institut Technique du Bâtiment et de Travaux Publics, no 65, mai 1953, p. 438.
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[6]
Auguste Perret (sous la direction de), « La Reconstruction du Havre », Techniques et architecture, vol. VI, no 7-8,1946, p. 333.
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[7]
Marie Dormoy, L’architecture française, Paris, éditions Vincent, Fréal & Cie, 1951, p. 146-148.
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[8]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 63.
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[9]
Jacques Tournant, « Le Havre, îlots S53-S54 », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 32, octobrenovembre 1950, p. 29.
-
[10]
Auguste Perret (sous la direction de), « La Reconstruction du Havre », op. cit., p. 341.
-
[11]
Louis Noviant, « Le Logis d’Aujourd’hui et son équipement », Architecture Française, no 111-112,1951, p. 11.
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[12]
Pierre Sonrel, « Fonctions de l’Habitation », Techniques et Architecture, vol. VII, no 5-6,1947, p. 248.
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[13]
Jeanne Chancrin (sous la direction de), Nouveau Larousse..., op. cit., p. 765.
-
[14]
Maurice Barret, « Les leçons de l’Exposition internationale », Le décor d’aujourd’hui, no 41, décembre 1947, p. 22-25.
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[15]
Marie-Anne Febvre-Desportes, « Ils ont trouvé un appartement neuf au Havre », Maison Française, no 63, décembre 1952, p. 5-12.
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[16]
Claude Janel, « Notre alliée, la couleur... », Arts ménagers, no 44, août 1953, p. 28-31.
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[17]
Maurice Barret, « Les leçons de l’Exposition internationale », op. cit., p. 24.
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[18]
Anonyme, « La reconstruction du Havre », Meubles et Décors, no 651-652, novembre décembre 1952, p. 9-20.
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[19]
Auguste Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Paris, André Wahl, 1952.