Couverture de RHU_002

Article de revue

De l'effroi technique à la peur des banlieues

Pages 171 à 187

Notes

  • [1]
    Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995.
  • [2]
    Supplément littéraire illustré du Petit Parisien, daté du 7 avril 1907.
  • [3]
    Emmanuelle Crenner, Insécurité et sentiment d’insécurité, INSEE Première, no 50 1, décembre 1996.

1La peur, définie comme un sentiment d’angoisse éprouvé en présence d’un danger ou à la pensée d’une menace, tient une place très importante dans les sociétés démocratiques et prospères de l’époque actuelle, alors même que les raisons qui pourraient la justifier sont beaucoup plus faibles qu’autrefois. Au cours du XXe siècle, les découvertes scientifiques, les progrès médicaux, l’ampleur des moyens de prévention ont considérablement réduit les risques majeurs, notamment ceux qui étaient associés aux éléments naturels, aux épidémies, ou tout simplement à la grande criminalité. Mais, paradoxalement, avec le développement des systèmes d’assurance et de protection, tout se passe comme si les hommes d’aujourd’hui étaient devenus hypersensibles aux risques résiduels. Dans une société beaucoup plus normée qu’autrefois, le moindre incident provoque l’angoisse : imperfection physique, intoxication alimentaire, incivilités juvéniles ou heurts de voisinage par exemple. Il s’ajoute aux incertitudes ambiantes, dans un contexte de fragilisation individuelle et familiale, de chômage massif et de menaces ressenties collectivement. La peur est souvent référée à la figure de « l’autre », à cet « étrange étranger » par qui, dit-on, le malheur arrive.

2Après avoir mis en évidence l’ambivalence des découvertes scientifiques vis-à-vis du sentiment de sécurité, nous avons choisi de centrer notre propos sur les villes. L’époque contemporaine est en effet caractérisée par une urbanisation massive : en multipliant les zones d’habitation, les interactions fortuites, les circulations de toute nature, les lieux souterrains et les espaces interstitiels, les agglomérations ont favorisé l’émergence de nouvelles peurs, même si la concentration des hommes sur un espace réduit est considérée comme potentiellement dangereuse depuis plusieurs siècles. Après la disparition des grandes émeutes politiques, ce sont les jeunes de banlieue qui semblent cristalliser les inquiétudes sociales. Souvent issus de l’immigration, ils sont désignés comme les principaux fauteurs de troubles par des médias réducteurs alimentant le fantasme de la ville dangereuse. Doit-on raisonnablement adhérer à ce discours et laisser croire que le problème de la violence urbaine peut être traité à partir de la seule question sociale ? N’est-ce pas plutôt en proposant des repères solides à la jeunesse et, plus généralement, en refondant la démocratie urbaine que l’on maîtrisera les angoisses des hommes dans la ville ?

3Ainsi, pour rendre compte des peurs qui ont traversé le XXe siècle, mais sans prétention d’exhaustivité, nous brosserons dans un premier temps un rapide tableau du contexte technique et scientifique dans lequel elles s’inscrivent. Les progrès qui ont été accomplis en quelques dizaines d’années, si spectaculaires soient-ils, n’ont pas supprimé les angoisses, ni même le sentiment d’une menace. Constatant que la « peur dans la ville » recouvre maintenant le « sentiment d’insécurité » dans les périphéries urbaines, nous insisterons en second lieu sur les formes d’anxiété provoquées par la croissance chaotique des agglomérations. En variant les mises en scène, les banlieues semblent draîner en effet tous les drames de notre époque : drogue, sida, chômage, enfermement sectaire, terrorisme, « ghettoïsation » à l’américaine. Face à « l’imminence de la catastrophe », elles constitueraient même un « défigéopolitique » de premier ordre, comme si elles étaient devenues le vecteur principal de la déstabilisation de l’Occident, en liaison plus ou moins occulte avec des organisations islamistes intégristes. Enfin, l’enquête effectuée auprès d’une cinquantaine d’adolescents dans un collège et deux lycées de la banlieue parisienne devrait permettre de mieux situer les représentations de l’avenir et les images de la peur que le monde adulte renvoie à la génération qui est appelée à lui succéder.

Les relations ambivalentes du progrès et de la peur

4Les progrès techniques, qui ont été considérables à tout point de vue au cours du XXe siècle, auraient pu canaliser les peurs et les réduire progressivement. Dès la Belle É poque, on pouvait croire à l’avènement d’un monde meilleur d’où seraient bannies les grandes « émotions » qui avaient traversé les siècles précédents : épidémies, misères ou guerres... Il n’en a rien été.

5Après le second conflit mondial, la croissance que les pays industrialisés ont connue laisse envisager la fin des grandes souffrances. Parallèlement à la poussée démographique, on assiste en effet à des progrès spectaculaires dans le domaine des sciences et des techniques, et à une augmentation presque exponentielle des productions. Les distances se raccourcissent à un point tel que, pratiquement, toutes les grandes villes de la planète deviennent accessibles en moins de 48 heures. La conquête de l’espace, avec le premier spoutnik en 1957 et la première marche sur la lune en 1969, ouvre des horizons fascinants à l’imaginaire contemporain et semble reporter les peurs terrestres vers d’autres planètes. Avec le développement des besoins industriels, la course vers de nouveaux gisements de matières premières s’accélère. L’uranium est recherché activement comme combustible pour alimenter des réacteurs nucléaires, mais son utilisation généralisée ne va pas sans poser l’angoissant problème de la prolifération des armes de destruction massive. Parmi les autres sources d’énergie, le pétrole supplante rapidement le charbon. Les quantités produites décuplent d’ailleurs de 1945 à 1973. Cet essor conduit à une véritable révolution des transports et la crainte de l’éloignement change d’objet : l’automobile concerne pratiquement toutes les couches de la société et l’avion à réaction se généralise pour les liaisons à longue distance.

6Comme matière première, le pétrole est à la base d’une nouvelle industrie chimique; celle-ci produit en grande quantité des textiles synthétiques et des matières plastiques qui révolutionnent la vie quotidienne des ménages, mais qui les éloignent du rapport immédiat à la nature qui pouvait leur procurer une certaine sécurité. Dans les entreprises, le taux de renouvellement des fabrications atteint un rythme inconnu jusqu’alors. Le temps mis pour passer de la découverte scientifique à l’exploitation industrielle ne cesse de se réduire, et la libération des échanges contribue à la diffusion des innovations technologiques. Paradoxalement, cette accélé-ration même est un facteur de déstabilisation des individus.

7La croissance du pouvoir d’achat favorise la demande, celle-ci étant ellemême stimulée par l’explosion démographique. Dans une bonne partie des pays industrialisés et dans le cadre d’un É tat-providence qui s’affirme, un ensemble de prestations sociales s’ajoute désormais aux salaires. La Sécurité sociale prévient les risques annexes liés à la maladie, et d’abord l’angoisse de perdre son salaire et de ne plus pouvoir nourrir sa famille. Ce faisant, le cumul des protections et le pouvoir grandissant de l’administration incitent les individus à déléguer aux structures intermédiaires toute confrontation directe avec le pouvoir, et par conséquent à éloigner toute raison d’avoir peur en ce domaine. Les motivations politiques des citoyens s’en trouvent profondément bouleversées.

8Le prix très bas des matières premières maintenu jusqu’en 1973, le développement du crédit, la modernisation des structures commerciales, la création de services de marketing, le matraquage publicitaire, tout concourt au développement de la consommation de masse. L’acheteur a le choix entre une multitude de biens et de services. En somme, la pénurie qui a caractérisé l’histoire de l’humanité semble définitivement abolie. La peur de manquer s’estompe. L’abondance est au coin de la rue pour celui qui a la chance de travailler et de vivre dans un pays riche. L’espérance de vie qui s’est allongée de près de vingt ans en un siècle, a éloigné la perspective de la mort et a contribué à faire de la conservation de soi une préoccupation dominante de l’individu. Après la peur de mourir, c’est la peur de vieillir qui devient envahissante.

9Finalement, les peurs, bien loin de s’apaiser, semblent avoir décuplé. Le XXe siècle apparaît en effet comme le siècle le plus terrorisant et le plus sanglant de l’histoire des hommes. La violence y fut totale, appelant, comme dans un cercle infernal, de nouvelles découvertes pour rendre plus efficaces aussi bien la mise à mort que la prévention de la mort. Aujourd’hui encore, ce sont les mêmes techniques qui permettent de fabriquer les vaccins et les armes biologiques... La première moitié du siècle a connu le développement de régimes totalitaires et d’idéologies destructrices, deux guerres mondiales, des camps d’extermination, des explosions atomiques meurtrières, des dépressions économiques catastrophiques et des phénomènes réactifs encore plus dramatiques. Les guerres n’ont pas disparu dans la seconde partie du XXe siècle, mais elles touchent des pays de taille réduite et elles sont en général plus limitées dans le temps et dans l’espace. Néanmoins, elles donnent l’impression d’un brutal retour en arrière avec des modes d’affrontement où domine la sauvagerie primitive, comme si les efforts passés pour maîtriser la violence étaient soudainement abolis.

Des questions éthiques redoutables

10Les transformations extraordinaires que le monde a connues soulèvent de redoutables questions éthiques. Celles-ci deviennent cruciales dans le dernier quart du XXe siècle avec l’affirmation des réflexes identitaires et le renforcement des micro-nationalismes. En conduisant à une normalisation et à une standardisation, la technique triomphante a sans doute simplifié le rapport de l’homme à l’objet; elle lui a donné l’illusion de la maîtrise du monde matériel, mais elle n’a pas entamé la complexité des appartenances culturelles et religieuses, et la capacité des hommes à trouver des motifs de se détruire...

11Les avancées scientifiques récentes, alors que l’économie mondiale connaît une période de récession à partir des années 1974-75, posent avec plus de force le problème de la finalité des découvertes et la question du sens ultime de la recherche. En sortant de l’assurance carté-sienne à laquelle il s’était habitué et en gagnant en complexité, le mode de pensée scientifique laisse l’homme moderne face à des choix cruciaux qui sont sources d’angoisse. Après la découverte de l’instabilité en mathématiques et de la relativité en physique dans la première moitié du XXe siècle, le renouveau de l’empirisme, la prise en compte de l’aléatoire, les techniques de simulation de la réalité, les approches systémiques et la prégnance des systèmes d’information mettent l’homme face à sa puissance, mais aussi face à ses insuffisances. L’apprenti-sorcier est fragile. Il navigue en permanence entre peurs et exaltations, au risque de sombrer corps et biens. Du Prométhée qui apporte le feu aux hommes à Icare se noyant par excès d’orgueil, il n’y a que quelques battements d’aile.

12Dans le registre de la santé, les progrès considérables de la médecine soulèvent avec une intensité toute particulière le problème de la liberté. La manipulation du vivant, notamment celle du matériel génétique, revient en effet à toucher à l’essence même de l’homme. Et la capacité à créer la vie, ou à dupliquer artificiellement la vie, génère de formidables angoisses sur l’avenir de l’humanité tout entière. Il s’agit désormais de dire à quel moment le chercheur doit s’arrêter pour ne pas entamer la liberté des hommes dans le futur. Il convient aussi de doter de règles déontologiques très strictes le cadre des recherches.

13Alors que Frédéric Joliot-Curie affirmait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que « c’est dans le développement de la science et de la technique que notre monde puisera les moyens de vivre heureux et fort », il est clair aujourd’hui que les découvertes récentes sont à l’origine de nouvelles incertitudes. On a pu croire que la convergence des connaissances permettrait aux hommes d’avoir une explication globale de l’univers, de la matière et de la vie, et, par conséquent, de dominer leurs peurs. Il n’en est rien. L’alliance de la science et de la technique, même si c’est pour le bien commun, n’efface pas les angoisses.

14Avec le développement des techniques, l’homme a changé son mode d’être et sa relation aux autres. Il a acquis une liberté et une autonomie qui lui ont laissé entendre qu’il pouvait être maître de lui-même et du monde. Mais l’individualisme qui en a résulté l’a éloigné de la société et l’a mis face à sa propre solitude dans un environnement hostile, celui des autres et celui d’une économie soumise aux lois impitoyables du marché. Le danger vient d’abord des autres, ensuite de la méconnaissance des règles qui régissent les mécanismes économiques et sociaux, et enfin de l’hésitation face à l’urgence de choisir...

De la déviance dans la ville à la peur des banlieues

15En France, les banlieues qui cumulent les contraintes pesant sur l’espace urbain paraissent rendre compte, plus clairement que les autres secteurs, des formes paroxystiques de la difficulté à vivre et à se projeter dans l’avenir. Un retour sur le passé montre combien les densités urbaines ont engendré d’appréhension. Sous la Révolution déjà, la peur des sans-culottes est associée aux quartiers surpeuplés de Paris. À la fin de la Restauration, beaucoup d’hommes politiques nouvellement promus opposent aux lumières de la ville la noirceur des faubourgs périphériques, et dénoncent la menace que leurs habitants feraient peser sur le centre. Au début de la monarchie de Juillet, l’insurrection des canuts, partie de la Croix-Rousse à Lyon, suscite un grand émoi dans la bourgeoisie, d’autant plus qu’elle est perçue comme une menace contre la propriété et l’ordre bourgeois fondé alors sur l’inégalité sociale et économique. Sous la plume de Saint-Marc Girardin, on peut lire dans le Journal des Débats, à la fin de l’année 1831 : « Les barbares qui menacent la société ne sont point dans le Caucase...; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières... ». À leur manière, les récits contemporains sur les « violences urbaines » et la « poudrière des banlieues » font écho à cette thématique de la peur des faubourgs; mais la dimension politique est d’une bien autre teneur aujourd’hui...

16À la densité urbaine sont associées non seulement la figure du peuple au XIXe siècle, mais aussi l’image du criminel qui peut agir seul ou en bande. Cette image s’est enrichie d’appellations diverses au cours du temps : après les « coquillards » de François Villon, après les « cartouches » de l’Ancien Régime et les « escarpes » de Provence sous le règne de Louis-Philippe, on voit se profiler les « sauvageons » vers 1880, au moment de la préparation de la loi sur la relégation des récidivistes, puis « les Apaches » autour de 1900, sans doute en référence à Buffalo Bill et à la conquête de l’Ouest [1]. Familiers des bas-fonds, ces derniers ont le goût du risque et ne craignent pas de faire couler le sang. Certains d’entre eux laissent croire qu’ils veulent construire une contre-société en endossant des idéaux anarchistes, alors qu’ils proposent simplement d’en revenir aux formes les plus archaïques des relations sociales, qui étaient fondées sur la loi du plus fort. Ils seront pourchassés avec férocité par une bourgeoisie inquiète pour ses biens.

17La lecture des journaux populaires, du Petit Journal au Petit Parisien en passant par l’Illustration, montre combien le regard sur la violence devient plus incisif au début du XXe siècle. Face à la croissance de la délinquance organisée, les premiers essais de chiens policiers ont lieu en 1907 à Neuilly [2], c’est-à-dire dans les beaux quartiers de la périphérie, alors qu’en réalité, les Apaches dépouillent plus volontiers les miséreux de Belleville ou des environs.

18Le centre-ville ne fait pas peur, alors qu’objectivement, il est davantage touché par la délinquance que la périphérie. Aujourd’hui encore, les quartiers centraux – les Champs-É lysées à Paris ou la rue de la République à Lyon par exemple – connaissent plus de délits que la plupart des cités périphériques, mais ils ne génèrent pas pour autant de sentiment d’insécurité. Précisément, après une période de paix sociale liée à l’utopie collective qui a porté l’avènement des grands ensembles d’habitat social, les banlieues contemporaines sont créditées d’une charge violente dans l’imagerie collective, notamment depuis les émeutes qui ont enflammé la périphérie lyonnaise en 1981, et surtout en 1990 quand le centre commercial du Mas-du-Taureau a été incendié à Vaulx-en-Velin. Elles font peur au point que l’on pourrait parler aujourd’hui d’« une haleine des banlieues », comme on parlait jadis de « l’haleine des faubourgs », c’est-à-dire de lieux qui associent insuffisances sanitaires, carences en matière d’équipements, péril social et danger politique.

De la rumeur à la peur de l’autre

19Déjà, les grands ensembles et leur population inquiètent par anticipation ceux qui ne les connaissent pas, ou ceux qui les voient de loin, mais qui seraient susceptibles d’y loger un jour. La rumeur trouve dans ce domaine un terrain d’élection. Portée par des peurs incontrôlables, elle se propage rapidement d’un secteur à l’autre selon des voies mysté-rieuses. Par exemple, la perspective du relogement dans un foyer de Poissy de travailleurs africains de l’ancien îlot Châlon, situé à proximité de la gare de Lyon à Paris, a engendré une telle peur qu’elle a attisé les violences racistes qui s’étaient déjà produites au sein même de l’usine Talbot, puis dans la ville tout entière en 1983. De même, la fausse rumeur qui a couru en 1986 dans la petite ville de Domont, au nord-ouest de Sarcelles, selon laquelle plusieurs ménages du grand ensemble des 4000 situé à La Courneuve allaient y être installés, a dévalué temporairement les immeubles sociaux qui venaient d’être terminés. Certains propriétaires ont été jusqu’à revendre leur logement ! D’autres qui étaient locataires dans un ensemble social de la ville ont anticipé le « danger » en déménageant ! Mais les populations « maudites » ne sont finalement jamais arrivées...

20Trente années plut tôt, la cité Beauregard de la Celle-Saint-Cloud avait été discréditée selon un processus identique. Une grande peur s’était propagée dans la commune sous le prétexte que le grand ensemble géré par une société d’économie mixte de la Ville de Paris devait accueillir des habitants de l’îlot Jeanne-d’Arc de sinistre réputation. À l’époque, on l’appelait péjorativement « le vingt et unième arrondissement de Paris », terminologie devenue valorisante dans les années 1990 pour désigner des résidences de banlieue nouvellement construites !

21Même si elles paraissent absurdes, ces rumeurs ne sont pas à prendre à la légère. Elles disent vraiment les peurs et les désirs de ceux qui les relatent. Dans des milieux particulièrement exposés, elles peuvent provoquer des comportements collectifs aux conséquences parfois dramatiques, déménagements en chaîne vers d’autres lieux de résidence, contournement massif de la carte scolaire, soulèvement de jeunes, attaques des locaux publics, chasse à l’homme, etc.

22Cependant, la croissance de la délinquance est indéniable depuis plusieurs années, et, par simplification abusive, elle est constamment rapportée aux populations des banlieues. C’est elle qui contribue le plus fortement au développement du sentiment d’insécurité. Si l’on se réfère aux rapports annuels publiés depuis plusieurs années par La Documentation française sur « Les aspects de la criminalité et de la délinquance constatés en France », on observe que le nombre des crimes et délits répertoriés par le ministère de l’Intérieur n’a cessé d’augmenter depuis quinze ans. D’autres sources montrent qu’il aurait été multiplié par trois en cinquante ans. Sans doute, les statistiques policières dont il est fait état ici renseignent-elles d’abord sur leur propre capacité à mesurer les faits de délinquance, à gérer les dossiers et à les suivre. Il n’empêche que la croissance des délits et des « incivilités » n’est plus niée par personne. Elle serait même devenue exponentielle dans un certain nombre de secteurs périphériques. Fondée sur le principe du questionnaire de victimation, l’enquête de l’INSEE de janvier 1996 intitulée « Qualité de l’habitat et du voisinage » montre que 5% des adultes de 25 ans et plus déclarent avoir été victimes d’une agression ou d’actes de violence en 1994 et 1995. Il apparaît aussi que les ménages qui vivent en habitat collectif sont les plus exposés et que les hommes jeunes sont les premières victimes de la violence. Sortir seules le soir pose un problème à 13 % des personnes interrogées, en particulier à celles qui sont le plus démunies socialement ou économiquement. [3]

23S’agit-il d’une résurgence de la violence, après un lent recul au cours des décennies passées, ou plus simplement d’un nouveau regard sur la société ? En tout cas, le glissement sémantique qui a conduit à passer en un siècle de la notion de « crime crapuleux » à celle de « violence urbaine », mérite qu’on s’y arrête parce qu’il n’est pas innocent dans la construction du sentiment d’insécurité. Le saut paraît non seulement quantitatif, mais aussi qualitatif. Il traduit la naissance d’un ostracisme contre des quartiers entiers, largement peuplés de ménages issus de l’immigration. Il met en évidence la transformation de la représentation de la ville longtemps considérée comme pourvoyeuse de civilisation. Associer systématiquement la violence à la délinquance est aussi un moyen de nier les mouvements populaires qui ont constitué l’un des fondements de la construction sociale. Toute violence n’est pas nécessairement destructrice, alors que tout acte de délinquance est condamnable.

24En dernière analyse, le développement des actes délictueux en cette fin du XXe siècle pourrait signifier la disparition de « la civilisation des mœurs », telle qu’elle a été décrite par Norbert Elias à la veille de la Seconde Guerre mondiale. On peut se demander effectivement si les peurs qui se dessinent aujourd’hui ne viennent pas davantage du sentiment d’une rupture dans le processus de civilisation, que de la violence elle-même. À l’évidence, le langage convenu qui a façonné une société policée ne concerne guère les jeunes de banlieue. Les chaînes d’autorité qui conduisaient traditionnellement de la famille à l’É tat et de l’É tat à la famille ne fonctionnent plus. Si les Apaches de la Belle É poque et les blousons noirs des années 1960 étaient en rupture avec la société, ce n’était qu’une étape provisoire pour la majorité d’entre eux. L’armée, le désir de fonder une famille et la perspective d’un emploi les remettaient rapidement dans la norme.

25L’appareil répressif est confronté aujourd’hui à un défi d’une autre ampleur : le service militaire a disparu, la famille se fragmente et le travail n’est plus disponible pour tous. L’adhésion progressive aux pratiques du monde adulte ne va plus de soi. Et cette rupture nouvelle entre les générations inquiète, d’autant qu’elle bouscule l’ordre établi et les règles classiques de la transmission. De plus, l’idée couramment admise selon laquelle il pourrait se créer, à côté de la culture traditionnelle, une culture de la jeunesse incivile qui serait le prélude à de nouvelles formes de relations sociales, n’est pas sans susciter de multiples appréhensions. Cette culture aurait ses expressions culturelles propres comme le hip hop et le rap, que l’on peut considérer aussi bien comme des exutoires à la violence que comme des manifestations festives de la fracture sociale.

Le poids des médias dans la construction de la peur

26Si le rap est parfois mis en avant pour donner une image positive des jeunes issus de l’immigration, il n’est pas rare de voir des journalistes exploiter en parallèle le thème de la peur des banlieues. Un habitant interviewé par un journaliste de Paris-Match, dans le numéro daté du 1er octobre 1998, présente ainsi la cité de la banlieue parisienne où il réside : « J’ai vécu dans la cité qui fait peur. À nos portes commence une jungle, une jungle en béton où les fauves sont des chiens et où la force fait loi. Ce n’est pas du roman noir ». Le travail de construction médiatique vise en premier lieu à repérer des sujets hors du commun qui sont commercialement vendables, et dans un second temps à mettre en exergue des faits divers spectaculaires : rodéos de véhicules, voitures brûlées, jets de pierre contre les forces de l’ordre, saccages d’équipements publics, etc. Ce faisant, ces journalistes diffusent les catégories de la stigmatisation. Répondant à une attente de l’opinion, ils désignent les quartiers sensibles, les zones de « non-droit » et les populations délinquantes ou potentiellement délinquantes.

27Par leur simple présence, les journalistes peuvent contribuer à créer l’événement. Alors qu’autrefois ils avaient tendance à imposer le respect, maintenant ils stimulent plutôt les auteurs des exactions. Des études récentes ont montré une corrélation limitée mais réelle, entre la médiatisation du phénomène et l’augmentation de la délinquance. On a constaté par exemple que le spectacle des voitures brûlées à la période de Noël dans les quartiers difficiles de Strasbourg entre 1994 et 1998 avait fait de nombreux émules. Mais la mesure s’impose ici, comme en toute chose. Les peurs dans les banlieues ne sont pas systématiquement liées aux médias. L’anonymat engendré par le type d’habitat et les nouveaux modes de vie sont la source d’angoisses, même s’il n’y a pas de déterminisme lié à une forme urbaine particulière. Avant d’être des lieux d’émeutes, les quartiers sensibles regroupent des ménages qui s’ignorent et se craignent.

Du quartier fermé à l’exclusion

28L’image du « quartier-ghetto » et la perspective de la désintégration du lien social, qui sont deux thématiques largement médiatisées, participent de la construction du sentiment d’insécurité dans la ville. Certes, les quartiers sensibles français ne sont pas des ghettos à l’américaine, c’est-à-dire des enclaves qui exprimeraient l’implosion de la ville et la désinté-gration des relations sociales; il n’empêche que certains d’entre eux ont tendance à se fermer et à organiser leur survie autour d’activités parallèles sans tenir compte des règles communes. Et la dénégation constamment répétée de la voie américaine où s’enfonceraient ces quartiers ne manque pas de troubler l’observateur attentif... Précisément, le thème de la rupture du lien social qui alimente la réflexion de nombreux chercheurs fournit des arguments à ceux qui s’angoissent de l’évolution de la société. Mais, ne convient-il pas auparavant de poser la question du lien, de sa consistance, de son histoire, de sa pérennité, et ensuite celle de la cohésion sociale ?

29Qu’est-ce donc, en effet, que cette société de cohésion, sans crise ni drame, sans exclus ni excluants, cette société idéale que l’on voudrait faire advenir inlassablement parce que toutes les raisons d’avoir peur s’y évanouiraient d’elles-mêmes ? N’est-elle pas mythique, ou simplement anomique ? Et puis, à force de surenchère sur les méfaits de la rupture, on peut se demander si l’on ne contribue pas à désamorcer toute velléité de revendication et toute possibilité de mouvement social... En fait, la mise en avant de la population très hétérogène des banlieues pourrait cacher la disparition de l’entité anonyme qu’on appelait peuple autrefois, et qui constituait un repère majeur dans la structuration des revendications. La perspective de ce deuil inquiète ou rassure selon les cas. La banlieue d’aujourd’hui remplace le peuple d’hier. Mais il s’agit d’une banlieue aux solidarités ténues ou incomplètes. Et avec elle, une figure nouvelle émerge dans les discours : personnage contradictoire, façonné d’identités fragmentées ou volatiles, mélange d’enracinement et de mobilités, combinaison de rites occultes, d’apesanteur et d’angélisme. Ce personnage, on le nomme « l’exclu » : il n’a plus d’origine clairement identifiable, ni de finalité productive. Il fonctionne comme un individu isolé et il semble aux antipodes de toute expression politique; il ne participe pas à la gestion de la ville, et, d’ailleurs, on ne songe même pas à lui donner une voix quand il vient de l’étranger... Ainsi, le peuple traditionnel fait de solidarités de classe, dont l’existence rassurait les pauvres et les exploités, se serait délité avec la fin de la croyance dans le progrès de l’homme et l’affaiblissement d’un système social, qui se régulait par le truchement des activités industrielles et le canal des statuts professionnels et des conventions collectives.

Des peurs adolescentes aujourd’hui

30Une enquête rapide effectuée en mars 1997 dans une classe de sixième d’un collège classé en zone d’éducation prioritaire dans l’est parisien – à partir de la question : « De quoi avez-vous peur dans le monde d’aujourd’hui ? » – donne quelques indications sur les angoisses présentes des jeunes adolescents, mais sans prétention de représentativité ni d’exhaustivité. Il va de soi que la question, en induisant par elle-même l’existence d’une quelconque peur, biaise d’emblée l’approche et conduit à relativiser la portée des réponses, mais il était difficile de procéder autrement dans le contexte des établissements scolaires.

31Les élèves qui résident tous dans un secteur particulièrement dégradé et stigmatisé mettent en avant aussi bien leurs préoccupations quotidiennes que des craintes plus générales, construites à partir de fantasmes ou de la mémorisation plus ou moins précise d’informations télévisuelles. Dans les textes qui ont été rédigés en classe, la peur dominante des enfants est celle de l’atteinte à l’intégrité physique. Pour les filles comme pour les garçons, la peur du viol apparaît dans la moitié des réponses : « J’ai peur des jeunes qui boivent; et quand tu sors la nuit, toute seule, on peut te violer ». « J’ai peur des violeurs, car il y en a beaucoup... » La peur de la drogue et du sida est évoquée également plusieurs fois. L’appréhension de voir son logement brûler est soulignée par deux enfants : « J’ai peur que ma maison brûle et que je meure, et que ma famille meure aussi. » La crainte du racket émerge au détour d’une phrase dans trois textes : « Chaque jour, je devais donner dix francs à un garçon. Il me disait que c’était à lui. » On retrouve ce que les sociologues qui travaillent sur les quartiers sensibles ont maintes fois souligné : avant de s’en prendre aux riches, les pauvres s’en prennent aux plus pauvres, c’est-à-dire à ceux qui leur sont proches.

32Au fil du récit, l’angoisse de l’échec se fait jour, ce qui peut surprendre chez des jeunes de sixième : « Aurai-je un travail ? Serai-je SDF ? » En revanche, les objets de la peur qui sont évoquées par ailleurs sont plus généraux, comme s’ils étaient calqués sur ce que les enfants entendent régulièrement : « J’ai peur des maladies graves [...], j’ai peur de mourir à cause de la vache folle, à cause du cancer du sein, du cancer du poumon... Des fois, la nuit, quand je suis toute seule dans ma chambre, j’ai peur de quelque chose, mais je ne sais pas quoi. » Les catastrophes naturelles inquiètent également quelques jeunes : « J’ai peur d’un tremblement de terre, d’une explosion de terre... »

33La même question a été posée en mai 2000 à quarante élèves de seconde dans deux lycées, de recrutement social varié, situés dans la banlieue sud de Paris. Mis à part le degré plus élevé de maturité qu’elles mettent en évidence, les réponses ne sont pas très différentes. Les peurs personnelles sont pratiquement identiques, mais les peurs relatives au futur et à l’avenir de la société sont plus nettement explicitées.

34Comme précédemment, la peur de l’agression s’affirme en premier lieu : « J’ai peur de me faire agresser le soir, ce qui m’est arrivé une bonne dizaine de fois. » « Je me suis déjà fait suivre jusque devant chez moi et cela fait très peur. » « J’ai peur de me faire agresser par quelqu’un et que cette personne finisse par s’en sortir avec seulement quelques années de prison. »

35La peur de l’échec scolaire et de ses conséquences apparaît cependant avec plus de force qu’au collège : « J’ai peur de rater mes études et de ne pas trouver de travail, de finir ma vie tout seul. » Parallèlement, la pression exercée par les parents et les professeurs pour les études suscite de l’anxiété chez plusieurs adolescents : « Je ressens de l’angoisse par rapport à la pression exercée sur nous au niveau du travail et des examens. » La liaison entre la réussite scolaire et celle de la vie est faite clairement par trois élèves : « J’ai peur de ne pas avoir ma première scientifique, ou de l’avoir et de me planter. J’ai peur de ne pas réussir ma médecine, même si j’arrive jusqu’à la fac. J’ai peur de ne pas réussir ma vie... » « J’ai peur en moi, en mes capacités, mes chances de réussite ».

36L’inactivité de l’un des parents induit souvent la perspective du chômage : « La première peur est l’idée que je puisse avoir du mal à trouver un travail ». « Une de mes peurs est de ne pas aboutir dans la vie, de ne pas trouver un travail qui me convienne et d’être obligé de me contenter de quelque chose qui ne me plaît pas. »

37Sous une forme qui traduit déjà une maturité politique aiguisée, on peut discerner chez cinq élèves une peur de la manipulation collective à travers les références au nazisme et au fascisme : « J’ai peur du retour du nazisme. » « J’ai peur qu’un jour les racailles dominent et détruisent le langage et la culture, mais surtout qu’ils abandonnent le respect. Sans respect, le monde serait invivable. » « Une peur que j’ai, c’est de la violence des hommes les uns envers les autres. » L’amalgame est souvent fait avec les racistes d’aujourd’hui, et plusieurs élèves craignent l’arrivée de l’extrême droite. Le Front national et Jean-Marie Le Pen sont souvent évoqués comme point de cristallisation des peurs collectives : « J’ai peur du racisme. Il touche beaucoup trop de pays et de gens. Le racisme est contre la nationalité, contre l’égalité des peuples, donc contre les droits de l’homme. »

38La peur d’être prisonnier du système est évoquée une fois par un jeune qui se dit anarchiste et attend des lendemains meilleurs. Mais, pour la plupart, l’avenir reste une source d’angoisse : « Ce qui me fait le plus peur, c’est de regarder en avant. » « J’ai peur du monde de demain »... Le manque d’expérience est mis en exergue par un élève pour justifier son appréhension présente : « Je pense que ce que l’on ne connaît pas nous fait peur et qu’il n’y a qu’un peu d’expérience qui puisse nous rassurer. »

39Les progrès de la génétique sont mis en avant par un adolescent comme source d’angoisse : « Ce qui me fait le plus peur dans le monde, c’est la génétique, car si elle n’est pas bien contrôlée, on pourra sélectionner les enfants et en produire en quantité voulue, comme dans Le meilleur des mondes. »

40La peur de la mort, dans sa dimension métaphysique, transparaît nettement dans une seule réponse : « La peur semble pour moi tellement obscure, cela me fait peur, car personne ne peut réellement définir la sensation que l’on a appris par cette mort [...]. J’ai du mal à imaginer cette séquence; je ne peux concevoir de ne plus penser à rien, et c’est ce qui me fait si peur dans la mort, je ne sais pas à quoi m’attendre. »

41Enfin, l’enquête est significative par ce qu’elle ne dit pas. Certaines peurs qui paraissaient presque évidentes pour la génération précédente ne sont jamais mentionnées, par exemple la peur du nucléaire, la peur du père ou, plus généralement, la peur liée au non-respect de la loi. Si la peur de la guerre émerge dans quelques textes, elle ne concerne pas directement la France.

42Au final, l’image de l’avenir qui émane de ces réflexions est globalement pessimiste. Les préoccupations concrètes des adultes, qui sont pour le moins chargées d’incertitudes, se projettent largement dans les représentations de la peur proposées par les adolescents. La peur du virtuel, des OVNI ou des extra-terrestres – si souvent abordée dans les films américains et dans les émissions télévisées – n’apparaît que dans deux réponses. L’idée que les angoisses des hommes pourront être un jour surmontées grâce aux progrès techniques ou grâce à une capacité nouvelle des individus à s’entendre et à se relier n’émerge jamais. Paradoxalement, le progrès, comme on l’a déjà vu, crée de l’anxiété. Une élève évoquant l’internet rend compte de sa peur face à l’accumulation des découvertes en ces termes : « Ces progrès me font donc en quelque sorte peur, même si je les utilise très souvent, parce qu’ils changent peu à peu la société dans laquelle j’ai grandi, et je ne sais pas à quoi m’attendre, et donc à quoi me préparer pour le futur, aussi proche qu’il soit : j’ai peur de ne pas être à la hauteur. »

43Mais plus généralement, ce qui domine dans les réponses des adolescents, c’est la peur de l’agression, de l’échec scolaire, du chômage, de la maladie mortelle et de la séparation des êtres chers. Peurs, somme toute, assez banales; en tout cas, parfaitement logiques...

De la peur de l’autre à l’exigence démocratique

44Indépendamment de la référence aux progrès techniques innombrables qui ont marqué le XXe siècle, les peurs contemporaines sont analogues aux peurs ancestrales; elles caractérisent la condition humaine : peur de la souffrance, peur de la mort, peur de l’au-delà, peur du vide... La peur de l’autre qui se manifeste par des comportements xénophobes et racistes ou par des attitudes de fuite, a aujourd’hui des expressions urbaines inquié-tantes. Les communautés clôturées, ou fortifiées qui se développent notamment aux É tats-Unis, en Amérique latine ou en Afrique australe traduisent en termes spatiaux ce type de peur. Elles se présentent comme des quartiers privatisés fermés par des barrières et surveillés par des gardiens qui sont souvent armés. Tout en évoquant la convivialité de l’entre-soi, elles manifestent au premier chef la méfiance de l’étranger, de celui qui, a priori, ne participe pas des mêmes valeurs, ni du même mode culturel. Le pendant de ces communautés fermées pour des raisons affinitaires est le quartier ghettoïsé théoriquement fondé sur une identité religieuse ou raciale, mais souvent réduit à un rassemblement de ménages en grandes difficultés socio-économiques, qu’on peut assimiler aux laissés pour compte de la croissance. Les rapports de force qui se développent dans les grandes agglomérations et qui sont attisés par ces clivages peuvent engendrer de nouvelles émeutes, ou plus simplement des manifestations de violence résultant d’un sentiment d’injustice ou de la volonté farouche de protéger son espace de vie.

45Dans un contexte intellectuel marqué par l’épuisement des idéologies et en l’absence de médiation politique forte, les anciennes luttes urbaines pourraient se transformer en luttes tribales pour la défense d’un territoire. Si l’individu se sent pris en étau dans ce système de confrontation et se perçoit comme une victime potentielle, c’est probablement qu’il ne s’éprouve plus comme un citoyen à part entière, ou qu’il a peur de ne pas être reconnu comme tel. Les peurs contemporaines mettraient ainsi en évidence une défaillance des systèmes de régulation démocratique. On a le sentiment que le discours politique s’est vidé de son contenu, tout au moins banalisé au point d’apparaître inodore et sans saveur, tout en sacrifiant aux exigences traditionnelles de la rhétorique moralisatrice avec l’appel obligé aux droits de l’homme, à l’aide humanitaire et à la justice internationale, et aux nécessités de l’économie avec la glorification incontournable de l’entreprise, du marché et de l’internet. Même si elles donnent le sentiment que l’humanité n’est plus qu’un village mondial unifié et parfaitement interconnecté, les technologies de la communication paraissent vaines en ce domaine. Elles pourraient même paradoxalement favoriser la division de la planète en de multiples fragments aspirant chacun à leur autonomie sur des bases communautaires.

46Au terme de cette réflexion, nous suivrons les propos du cinéaste Wim Wenders quand il suggérait « d’améliorer les images du monde pour améliorer le monde ». Sans doute est-ce d’abord au prix d’un effort de visualisation que les peurs nouvelles pourront être canalisées. On peut émettre l’hypothèse que c’est à partir d’un travail sur l’esthétique du monde, et surtout à partir de la refondation du politique que l’homme de demain surmontera ses peurs. La fonction du politique est de retraduire en termes raisonnés les tensions qui s’expriment entre les hommes. Elle est aussi de leur donner une expression publique pour sortir du piège du repli narcissique, et pour éviter le précipice vers lequel la violence extrême, c’est-à-dire la guerre ou la mort, pourrait les conduire. Pour se détacher des passions incontrôlées provoquées par la peur et pour contrer la tentation de l’homme moderne de se soustraire à l’histoire, n’est-il pas urgent de refonder la démocratie ?

Bibliographie

  • OUVRAGES
  • Alain Accardo, Journalistes au quotidien. Outils pour une socio-analyse des pratiques journalistiques, Paris, Le Mascaret, 1995.
  • Jean-Marie Delarue, Banlieues en difficultés : la relégation, Syros Alternatives, Paris, 1991.
  • François Dubet, Didier Lapeyronnie, Les Quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.
  • Georges Duby, An 1000, An 2000, Sur les traces de nos peurs, Paris, Textuel, 1995.
  • Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939, traduction Calmann-Lévy, 1973.
  • Erik Izraelewicz, Ce monde qui nous attend, les peurs françaises et l’économie, Paris, Grasset, 1997.
  • Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995.
  • Olivier Mongin, La peur du vide, essai sur les passions démocratiques, Paris, Seuil, 1991.
  • Robert Muchembled, La société policée, Paris, Seuil, 1998.
  • Henri Rey, La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
  • Sébastien Roché, Le sentiment d’insécurité, Paris, PUF, 1993.
  • Daniel Sibony, Violence, traversées, Paris, Seuil, 1998.
  • Hervé Vieillard-Baron, Banlieue : ghetto impossible ?, Aube Poche no 36, La Tour d’Aigues, 1997.
  • Yvan Zakine (sous la direction de), La ville, peurs et espérances, Paris, La Documentation française, 1995.
  • ARTICLES
  • Lucienne Bui-Trong, « Résurgence de la violence en France », Futuribles, no 206, février 1996.
  • Emmanuelle Crenner, « Insécurité et sentiment d’insécurité », INSEE Première, no 50 1, décembre 1996.
  • Hugues Lagrange, « La peur à la recherche du crime », Déviance et Société, Vol. 17, no 4,1993.

Date de mise en ligne : 01/03/2009

https://doi.org/10.3917/rhu.002.0171

Notes

  • [1]
    Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995.
  • [2]
    Supplément littéraire illustré du Petit Parisien, daté du 7 avril 1907.
  • [3]
    Emmanuelle Crenner, Insécurité et sentiment d’insécurité, INSEE Première, no 50 1, décembre 1996.

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