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Article de revue

Quelle(s) pédagogie(s) au temps de la massification (années 1970-1980) ?

Pages 84 à 95

Notes

  • [1]
    « À propos de la réforme Fontanet », Historiens & Géographes, n° 248, avril-juin 1974, p. 718.
  • [2]
    Loi relative à l’éducation (dite « Loi Haby ») n° 75-620 du 11 juillet 1975. L’article 4 est particulièrement important pour notre sujet : « Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en ue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les goûts. Elle constitue le support de formations générales ou professionnelles ultérieures, que celles-ci la suivent immédiatement ou qu’elles soient données dans le cadre de l’éducation permanente.
    Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre niveaux successifs. Les deux derniers peuvent comporter aussi des enseignements complémentaires dont certains préparent à une formation professionnelle ; ces derniers peuvent comporter des stages contrôlés par l’État et accomplis auprès de professionnels agréés. La scolarité correspondant à ces deux niveaux et comportant obligatoirement l’enseignement commun peut être accomplie dans des classes préparatoires rattachées à un établissement de formation professionnelle. »
  • [3]
    Rappelons que c’est en 1979-1980 que les contempteurs des réformes en cours accusent l’École d’assassiner l’histoire. Ce erdict semble sans appel lors du débat organisé pour la sortie du 400numéro d’Historia, le 4 mars 1980, qui relayait l’action de l’APHG et l’article alarmiste d’Alain Decaux publié dans Le Figaro Magazine du 20 octobre 1979. Fondé sur le déclin quantitatif de l’enseignement de la chronologie et des faits de l’histoire nationale, le diagnostic rencontre un écho tel que, en 1982, le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, confie au professeur René Girault une mission sur l’état réel de l’enseignement de l’histoire, prélude de réorientations dans les programmes de 1985. Voir sur ce sujet : Vincent Chambarlhac, « Les prémices d’une restauration ? L’histoire enseignée saisie par le politique », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 16, janvier-avril 2012.
  • [4]
    Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale (BOEN), n° 44 du 12 décembre 1985.
  • [5]
    Évelyne Hery, Un siècle de leçons d’histoire, Rennes, PUR, 1999, p. 167.
  • [6]
    Circulaire n° 77-163 du 29 avril 1977, « Enseignement de l’Histoire [...] dans les collèges », BOEN, n° 22 ter du 9 juin 1977, p. 1684 et suiv.
  • [7]
    Circulaire 76-356 sur l’« utilisation de la presse à l’école ».
  • [8]
    Gilles Ferry, « Programme de développement de l’enseignement audiovisuel », L’Éducation nationale, n° 14, avril 1963.
  • [9]
    Historiens & Géographes, n° 287, novembre-décembre 1981, p. 276.
  • [10]
    En mettant en scène les habitants d’un illage, 1788 offre un tableau de la « France d’en-bas » à la eille de la Révolution. Tant l’intérêt dramatique, suffisamment fort pour capter l’attention des élèves, que la qualité de la documentation, où figurent en bonne place des cahiers de doléances de paroisses ou de bailliages, lui alurent rapidement les suffrages des enseig nants.
  • [11]
    Marc Ferro, « Le film, une contre-analyse de la société ? », dans Faire de l’histoire, t. 3, Paris, Gallimard, 1974. Le texte commence ainsi : « Le film serait-il un document indésirable pour l’historien ? Bientôt centenaire, mais ignoré, il n’est même pas rangé parmi les sources laissées pour compte. Il n’entre pas dans l’univers mental de l’historien. »
  • [12]
    Louis François, « Rapport sur les enseignements de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique pour l’année scolaire 1971-1972 », Historiens & Géographes, n° 240, 1973, p. 421-425.
  • [13]
    Voir Jean-Noël Luc, « Une réforme difficile : un siècle d’histoire à l’école élémentaire (1887-1985) », Historiens & Géographes, n° 306, décembre 1985, p. 149-208.
  • [14]
    Historiens & Géographes, n° 278, mai 1980, p. 559.
  • [15]
    Circulaire du 29 avril 1977, op. cit., p. 1686 (c’est nous qui soulignons).
  • [16]
    Historiens & Géographes, n° 269, juin-juillet 1978, p. 639.
  • [17]
    René Haby, « Les méthodes inductives », Cahiers pédagogiques, n° 2, novembre 1952, p. 148-150.
  • [18]
    Philippe Joutard, « L’enseignement de l’histoire, raie ou fausse crise ? », Études, mars 1982, p. 347-362.
  • [19]
    Historiens & Géographes, n° 206, octobre 1967 (c’est nous qui soulignons).
  • [20]
    Les enseignants doivent dispenser les principales notions d’économie en plus de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique. À cet alourdissement, s’ajoute le fait que les programmes d’histoire comportent pour chaque niveau un thème transversal que les professeurs doivent traiter au troisième trimestre : en sixième, l’agriculture à travers les âges ; en cinquième, les transports du néolithique au XXsiècle.
  • [21]
    Historiens & Géographes, décembre 1980, n° 282, p. 508-510.
  • [22]
    Pour un collège démocratique : rapport au ministre de l’Éducation nationale, Paris, Documentation française, 1982, 375 p.

1Si le cours magistral, parfaitement adapté au récit historique tel qu’on le concevait à la fin du XIXe siècle, s’enracinait aussi dans la conception et la culture élitistes de l’enseignement secondaire antérieur à la massification, cette dernière a posé la question de la pérennité d’une telle pédagogie. Pouvait-on continuer dans les collèges et les lycées à dispenser des cours magistraux avec des effectifs de masse ? Pouvait-on, comme s’interrogeait Madame Bonnamour, présidente de l’Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG), continuer « à vivre sur un modèle hérité du passé [1] » ?

2Alors que dans les années 1960, la massification est encore peu visible dans les classes, l’institution du collège unique et la réforme dite « Haby » en 1975 entraînent des changements importants [2]. Dans les lycées, la massification devient aussi, surtout après 1985, perceptible : la moitié des jeunes générations accède dorénavant en classe de seconde, et le pourcentage d’une classe d’âge à obtenir le baccalauréat est passé de 20 % en 1970 à 38,1 % en 1989 (en comptant les titulaires du baccalauréat professionnel, créé en 1985). Comment les enseignants, qui n’ont pas toujours été préparés à enseigner à ces nouveaux publics, répondent-ils aux situations auxquelles ils sont confrontés, dans un contexte de « crise » – réelle ou perçue – pour leur discipline, l’histoire [3] ?

3Répondre à cette question nous place sur le versant des pratiques pédagogiques, qui laissent souvent l’historien démuni faute de sources directes suffisantes, tels les témoignages de professeurs et d’élèves. Toutefois, en complétant les témoignages recueillis avec les textes officiels, les brochures pédagogiques publiées par le ministère de l’Éducation nationale et les revues où les professeurs s’expriment – notamment Historiens & Géographes, revue publiée par l’Association des professeurs d’histoire et de géographie –, on peut dégager les principales caractéristiques de la pédagogie de l’histoire dans les années 1970-1980. Il s’agira alors de s’interroger sur les liens qu’on peut établir entre évolution de la pédagogie et massification, et d’envisager plus précisément quels autres paramètres rendent compte du passage du cours magistral – modèle hérité – à une pédagogie plus diversifiée.

La pédagogie de l’histoire dans les années 1970-1980

4Selon l’arrêté du 14 novembre 1985, relatif aux horaires, objectifs, programmes et instructions de l’enseignement de l’histoire [4], figure en premier au nombre des méthodes et démarches pédagogiques « communément utilisées » le cours dialogué, indiqué comme étant « très fréquent » et « [associant] les élèves aux différentes phases de la leçon et à l’élaboration d’une trace écrite sur le cahier ».

5Si aujourd’hui cette forme de pédagogie a acquis une banalité certaine, il faut se rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le cours « discontinu », comme il était appelé au début du XXe siècle, reposant sur la « méthode interrogative », s’il était jugé excellent dans son principe, était souvent l’objet de critiques dans les rapports d’inspection. Conduisant à un cours morcelé, superficiel, plus proche d’une conversation que d’un « véritable » cours, il rompait également l’unité du récit historique [5]. Cependant, le cours dialogué, de façon assez imperceptible, s’est progressivement imposé surtout dans le premier cycle. Dans les années de la massification, il s’organise dans la grande majorité des cas autour du manuel. En effet, une nouvelle génération d’ouvrages scolaires est alors mise sur le marché, où dominent dossiers et documents, les manuels édités par Istra ou Magnard étant sans doute ceux qui ont choisi le plus tôt cette orientation. On voit même s’instaurer une complémentarité entre cinéma-télévision et manuels. Dans la collection Belin 1982/1983, une filmographie systématique figure à la fin des chapitres. Dans les ouvrages de lycée édités chez Nathan en 1987, dans la page de synthèse qui clôt les grandes parties du programme, sont mentionnées des références de « films sur cette période » mêlant des productions de la cinémathèque de l’enseignement public ou de la vidéothèque du Centre national de documentation pédagogique (CNDP) à des œuvres de fiction.

6La pédagogie du document, c’est-à-dire l’étude de documents effectuée par les élèves en classe entière ou en groupes, accompagne d’autant plus souvent le cours dialogué que son utilisation systématique a été prônée par les instructions du ministère Haby (1977) pour le collège [6]. En lycée, ce travail est l’approfondissement des apprentissages de collège. À partir de 1979, date à laquelle le commentaire de document(s) entre à l’écrit du baccalauréat dans les sections littéraires, l’encouragement prodigué par l’inspection générale à utiliser le document comme source, c’est-à-dire comme une trace du passé qu’on peut interroger pour accéder à la connaissance de celui-ci, contribue à promouvoir l’explication de document(s) comme nouveau modèle pédagogique en histoire : si bien que le cours se déroulant souvent selon le même scénario, construit sur des textes, a laissé à certains des élèves le souvenir d’un enseignement monotone.

7Sans doute faut-il nuancer, car le travail sur documents conduit à une diversification des dispositifs et des supports. L’exploitation de la presse est recommandée par une circulaire du 20 octobre 1976 [7] ; celle des images vivement conseillée et en 1973, un plan visant au développement des collections pour l’enseignement audiovisuel en histoire et géographie est lancé, la télévision ayant été promue dès 1963 comme un « élément de renouvellement des habitudes et des attitudes dont une pédagogie active ne peut négliger les possibilités [8] ». En 1978-1979, vingt-neuf enseignants d’histoire en France font même travailler leurs élèves sur ordinateur [9]. Dans chaque cas, les intentions restent les mêmes : promouvoir des instruments de travail qui permettent d’alléger la parole magistrale et de renouveler les méthodes, ce que l’accélération des progrès technologiques a d’ailleurs largement contribué à réaliser. On signalera ainsi pour mémoire ce qu’a représenté le magnétoscope pour les enseignants ; la souplesse d’utilisation qu’il permettait (couper, faire des pauses, repasser l’image, ce qui permettait de remédier à l’aspect fugitif, souvent décrié, de l’information audiovisuelle) a réconcilié des professeurs avec la projection filmique et leur a permis de s’émanciper des « films d’enseignement » – consistant en des montages de documents d’archives accompagnés d’un commentaire en voix off – et de puiser dans les émissions grand public, comme le célèbre 1788 réalisé en 1978 par Maurice Failevic [10].

8Cependant, dans les classes, le cours magistral, et même le cours dicté en collège, malgré la condamnation de cette pratique par l’inspection, n’ont pas disparu. En outre, les articles consacrés à l’usage du document en histoire jusque dans les années 1980 témoignent qu’à 90 % le texte est le document de référence. Les 10 % restant consistent en un peu d’images fixes et de représentations figurées projetées avec l’épiscope ou sous forme de diapositives, bien que celles-ci se soient imposées en histoire beaucoup plus tardivement qu’en géographie. On ne peut guère s’en étonner, l’absence de familiarité avec l’image ayant été l’héritage de la formation de plusieurs générations d’historiens, comme l’avait souligné Marc Ferro, écrivant que le film « n’entr[ait] pas dans [leur] univers mental [11] ». Les documents sonores étaient aussi d’une grande rareté.

9Ce tableau de la pédagogie au milieu des années 1980 est finalement très proche du bilan que dressait l’inspecteur général Louis François (1904-2002) dans un rapport portant sur l’année 1971-1972 :

10

« Nous confirmons les progrès déjà constatés les années précédentes : l’abandon du cours magistral au profit d’un enseignement dialogué, au moins dans le premier cycle. »

11Et plus loin, il note « l’utilisation des documents, textes, photographies, diapositives. Le manuel devient un véritable instrument de travail [12] ».

12Renforcée au cours des années 1970-1980, cette évolution est-elle le produit de la massification ?

Les nouvelles formes pédagogiques, produits de la massification ?

13On rappellera d’abord les conditions nouvelles d’enseignement créées par la massification et qui pouvaient rejaillir sur la pédagogie. Concrètement, pour les professeurs, cette évolution signifie qu’ils accueillent en collège tous les élèves jusqu’à l’âge de seize ans, c’est-à-dire l’adolescence, celle-ci n’ayant plus grand-chose à voir dans les années 1970 avec celle des élèves des générations antérieures qui avaient fréquenté le lycée. La massification, c’est aussi des élèves nombreux, dans des classes chargées, pour lesquelles le dédoublement des effectifs n’est pas prévu en histoire. Mais surtout, la massification se traduit pour les enseignants par l’hétérogénéité des élèves : selon une enquête menée en 1978, celle-ci est la deuxième difficulté, après la lourdeur des programmes, que signalent les professeurs. Arrivent en sixième des élèves qui ne sont pas (ou mal) préparés à une scolarité dans l’enseignement secondaire ni à s’adapter à la pédagogie du cours magistral, parce qu’ils n’ont pas les codes pour le suivre. L’insuffisance du vocabulaire, la faible maîtrise de la langue constituent autant d’obstacles pour les élèves issus de catégories sociales qui, avant l’institution du collège unique, étaient plus souvent scolarisés dans des établissements de type primaire. En histoire, s’ajoute spécifiquement le fait que, depuis la réforme de 1969 du « tiers-temps pédagogique », l’enseignement dispensé à l’école primaire présente de forts contrastes, en raison de son application très inégale par les instituteurs [13].

14De fait, selon les instructions de René Haby, le principe qui doit dicter la méthode pédagogique est la diversité des élèves. Comment la pédagogie du document répond-elle à ce critère ?

15Elle est d’abord la forme que prend en histoire la rénovation pédagogique. Or, celle-ci est une question centrale – une fois les réformes de structure effectuées dans les années 1960 – face à la problématique de l’échec scolaire. Alain Peyrefitte dresse ainsi en mars 1968 un plan de rénovation pédagogique visant à généraliser « les méthodes modernes » pratiquées isolément « depuis quelques dizaines d’années » et le colloque d’Amiens, en mai, réunit plus de cinq cents participants pour fixer les principaux axes d’« une école nouvelle ». En opposition au « gavage intellectuel » auquel, pour ses détracteurs, se résume le cours magistral, la rénovation pédagogique reprend le flambeau des méthodes dites actives. Dix ans plus tard, au nom du ministère, l’inspecteur général Lucien Genet, face à ceux qui, prônant le retour de l’histoire-récit, seraient tentés de pérenniser les « vieilles » méthodes d’enseignement, en réaffirme fermement la nécessité à l’heure du collège unique [14].

16La pédagogie du document intervient alors comme celle qui met l’élève en activité en lui faisant appréhender le passé à partir de la trace qu’il en a laissée. Puis, dans un raisonnement inductif, se construit la notion abstraite. Le précepte est de n’introduire aucune idée qui n’ait sa source dans un document, logique dont la fragmentation des textes et l’effet de « zapping » qui en résulte vont être une des dérives.

17Mais la pédagogie du document est aussi une réponse à la massification parce qu’elle est l’outil d’une pédagogie différenciée :

18

« La nécessité de s’adapter au niveau inégal des élèves conduit naturellement le professeur à pratiquer une pédagogie différenciée. Horaires, programmes et documents sont les mêmes pour tous ; les exigences, elles, ne peuvent l'être. On adaptera les moyens d’enseignement et les formes de communication à la diversité des niveaux de langage [15]. »

19Le document est donc vu comme le moyen d’adapter l’enseignement aux niveaux très variés des publics scolaires en mettant en place un apprentissage individualisé ou en petits groupes et une progressivité des tâches grâce à l’utilisation de documents plus ou moins complexes et de questionnaires fermés ou ouverts.

20Enfin, la pédagogie du document présente, selon le ministère, l’intérêt de s’appuyer sur les formes d’enseignement pratiquées à l’école primaire depuis la mise en œuvre de la réforme du tiers-temps pédagogique qui a prôné l’éveil des élèves à l’histoire par des enquêtes, etc. C’est cette dimension d’individualisation des apprentissages qui distingue la pédagogie du document du cours dialogué, « pédagogie [elle aussi] active [mais] à caractère collectif ». A contrario, le cours magistral est signalé par l’inspection générale comme n’ayant aucune efficacité en face d’une classe très hétérogène [16].

21Si l’enseignement de l’histoire par les documents acquiert, dans ce moment précis des mutations du secondaire, sa singularité, ce n’est pas en effet une totale nouveauté. La massification accélère une évolution de la pédagogie de l’histoire qui, par plusieurs aspects, lui était largement antérieure. Mais sa convergence avec d’autres forces d’évolution explique que l’on puisse marquer l’étape des années 1970-1980.

La massification, un accélérateur de l’évolution de la pédagogie historique

22Il est impossible de ne pas resituer la pédagogie du document dans un temps plus long que celui de de la massification. On peut ainsi évoquer la constitution des cabinets d’histoire et de géographie, la collecte des cartes postales dans les années 1920, les travaux dirigés en 1925 ou la création en 1935 de la commission du cinématographe pour promouvoir le film d’enseignement. Lors de la réforme de 1938, la question de la transposition dans l’enseignement secondaire des « explications de textes » pratiquées dans l’enseignement supérieur est envisagée mais les professeurs de lycée, soutenus par l’inspecteur général Jules Isaac qui craint de « dangereux bouleversements », y voient un exercice de spécialiste trop difficile pour leurs élèves. C’est dans les années 1950, alors que le ministère prône la « pédagogie de la redécouverte » dans l’enseignement secondaire, que le feu vert est véritablement donné aux enseignants d’histoire pour l’utilisation des documents. Les instructions de 1954 et de 1957, rédigées par l’inspecteur général Albert Troux (1895-1980), pionnier de l’enseignement de l’histoire locale en lycée, insistent sur la nécessité de pratiquer cette « pédagogie active à caractère collectif » évoquée ci-dessus. Alors que l’objectif des instructions est essentiellement de « rajeunir » la discipline, de lui donner une image de modernité à un moment où, souvent présentée comme austère et ennuyeuse, elle semble en perte de vitesse par rapport aux autres matières scolaires, cette position officielle conforte ceux des enseignants « innovants » qui, au début des années 1950, s’étaient lancés sur cette voie. C’est le cas de René Haby qui fonde la totalité de son enseignement en première au lycée de Nancy sur l’exploitation des documents par les élèves [17].
Cette évolution est alors en cohérence avec l’évolution épistémologique. De nouveaux champs historiques s’ouvrent en effet dans les années 1960 à l’investigation des chercheurs et de nouveaux questionnements surgissent en raison de la « révolution documentaire » qui affecte le métier d’historien. Si toute trace du passé peut être érigée comme source par l’historien, et non plus seulement les documents écrits et les vestiges archéologiques comme l’avaient écrit Langlois et Seignobos, le professeur d’histoire a en classe un éventail considérable de ressources à partir desquelles, sans faire nécessairement des élèves des apprentis-historiens, il peut les mettre dans la situation d’élaborer la connaissance historique à partir des matériaux qui en sont la trace. En ce sens, le nouveau statut des documents en classe d’histoire rapprochait l’histoire scolaire de l’historiographie qui s’était profondément renouvelée, même s’il est indéniable que le fait de convertir une source [ou une trace] en document et donc en objet scolaire le dénature toujours.

23Toutefois, l’évolution de la pédagogie dans les années 1970-1980 semble en priorité devoir être mise en perspective avec les soubresauts de la discipline que la massification, à elle seule, n’explique pas. Selon le professeur Philippe Joutard, l’enseignement de l’histoire était entré dans un état de crise à partir de 1963, avec divers projets de réforme ayant tous en commun l’affaiblissement de l’horaire de la discipline et sa disparition dans certaines sections [18]. Parallèlement, dès avant 1968, des professeurs avaient appelé à l’aggiornamento de la discipline et beaucoup de questions avaient été soulevées dans les années 1968-1972. Elles se résumaient à poser le problème de l’adaptation de la discipline historique à son temps et à ses nouveaux publics, comme le montrent par exemple les débats sur la concurrence de « l’histoire parallèle » et la conscience prise dans le milieu des historiens que l’accès du grand public à l’histoire se faisait de plus en plus par la télévision. Dans un contexte de fortes mutations sociales et culturelles, les fonctions mêmes de l’enseignement scolaire de l’histoire, traditionnellement depuis Lavisse « grande inspiratrice de l’éducation nationale » – y compris sous sa forme d’un cours dit d’histoire « universelle » dans le secondaire –, se trouvaient remises en cause. Ainsi l’orientation vers une histoire beaucoup plus thématique et l’abandon du récit national qui paraît en découler, quand on se réfère à la réforme de 1969 dans le primaire ou à la réforme Haby dans le secondaire, ébranlent-ils un peu plus le socle traditionnel, amplifiant les inquiétudes de l’APHG et de nombre d’enseignants.
Dans ce contexte de remises en question, la résistance du cours magistral face aux pédagogies « novatrices » est à interpréter comme un réflexe d’autodéfense des professeurs. La circulaire du 29 avril 1977 mentionne explicitement que le professeur entre dans un nouveau rôle, celui de « coordinateur et d’animateur ». Pour des raisons différentes, cela se révèle difficile pour les différents groupes de professeurs : les certifiés et les agrégés – dont la massification a fait qu’ils constituent moins de la moitié des professeurs de collège – et les professeurs d’enseignement général de collège (PEGC). L’évolution du métier prônée par les textes officiels entre en conflit avec les représentations que les professeurs agrégés et certifiés ont de la fonction professorale. S’ils étaient les plus aptes à pratiquer la pédagogie du document, le commentaire historique faisant partie des épreuves des concours depuis le début des années 1950, ils refusent de ne devenir que des « éveilleurs ». Des anecdotes sont significatives de leurs positions : dans les années 1966-1967, lors d’un stage sur l’utilisation du projecteur super 8, les professeurs demandent que des diapositives soient fabriquées à partir des films afin qu’ils en fassent eux-mêmes le commentaire[19]. Ou, face aux films sonores produits par le CNDP, ils veulent des films muets, là encore pour les commenter eux-mêmes... C’est leur identité professionnelle même, et donc leur rôle social, qui leur paraissent menacés. A contrario parmi les professeurs d’enseignement général de collège (PEGC), majoritaires en collège, tous ceux qui ne sont pas passés par les centres de formation (environ 40 % en 1984) sont démunis face à l’utilisation des documents en histoire. Par crainte de ne pas maîtriser la tâche, ils préfèrent reproduire le scénario bien rodé du cours.
La massification est alors perçue comme une difficulté supplémentaire et participe selon les enseignants qui s’expriment dans Historiens & Géographes – exclusivement des agrégés et des certifiés – au sentiment de dégradation de leurs conditions d’enseignement. La pédagogie qu’on leur demande de mettre en œuvre dans des conditions matérielles souvent très difficiles (absence de salles, de matériel, etc.) leur paraît incompatible avec les autres mesures de la réforme Haby, des programmes qu’ils jugent plus lourds, des horaires qui ont été réduits, des classes non dédoublées. L’organisation du travail sur documents met les enseignants face au redoutable problème du temps : temps de la préparation parce que le choix des documents est un travail exigeant, temps que demande l’exploitation en classe, pris « sur le cours », tant et si bien que lorsqu’est soupesée la rentabilité pédagogique, c’est-à-dire le rapport du temps passé avec le poids du sujet dans les programmes et l’importance des faits et notions abordés, le cours magistral semble s’imposer comme la meilleure solution. Aussi les critiques s’accumulent-elles contre la réforme, et les directives concernant la pédagogie du document exacerbent l’opposition provoquée par d’autres mesures, comme l’enseignement des sciences sociales et l’introduction des questions thématiques [20]. Au milieu des craintes les plus diverses (mécanisation de l’enseignement, écoute passive des élèves ou tout au contraire crainte de la concurrence des médias qui se conjuguent pour maintenir à l’écart de l’enseignement certains types de documents, comme les films), l’argument suprême est que les instructions portent atteinte à la liberté pédagogique. Des professeurs s’élèvent contre ce « carcan méthodologique préétabli et rigide », ce « nouveau dogme », ce « langage d’Église [21] ». Cet état d’esprit explique que le rapport Legrand sur la rénovation des collèges [22] ait été très mal accueilli, comme en témoigne le numéro 294 de la revue Historiens & Géographes.
C’est pourquoi, avant que se produise l’inflation du document dans l’enseignement de l’histoire au collège et au lycée et que Jean-Pierre Rioux, inspecteur général de l’Éducation nationale, puisse noter (en 1997) dans la revue du CNDP, Téléscope, que, dans les (deux) dernières décennies du siècle, les professeurs d’histoire s’étaient placés parmi les enseignants les plus gros utilisateurs de films, une longue période de tâtonnements s’est écoulée. Malgré les progrès techniques et les plus grandes facilités d’accès aux documents, la pédagogie du document a mis du temps à s’implanter : quelque vingt ans. Si l’unification des pratiques autour de ce nouveau modèle a progressé, notamment à la faveur des actions de recherche conduites par l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), de la préparation des concours internes et des stages de formation continue mis en place par les Missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) dans les années 1980, la réalité des classes s’avère plus nuancée. Quand la massification atteint les lycées, au milieu de la décennie, le contraste est grand entre ceux des enseignants qui impulsent des travaux en autonomie sur dossier documentaire et ceux qui, sans être pour autant systématiquement hostiles au changement, dispensent des cours de facture classique. Entre les deux pôles, le cours dialogué avec documents occupe l’espace.

Conclusion

24L’évolution de la pédagogie a-t-elle permis que la discipline historique réussisse sa mue ? Alors qu’aujourd’hui les dérives de la pédagogie du document sont un objet de questionnement, il est indéniable que, autour d’elle, s’est développée, surtout à partir des années 1970, une réflexion, novatrice pour l’enseignement de l’histoire – et ses professeurs – sur les fonctions de la discipline historique et ses apprentissages. Autrefois utilisé pour fixer l’attention ou favoriser la mémorisation en donnant à voir « le » réel, mobilisé comme « preuve supplémentaire » et, éventuellement, moyen de détendre l’atmosphère du cours, le travail sur document(s) est devenu à part entière une des composantes de la formation historique dont il enrichit la fonction critique. Marquées par la vogue de la problématique « apprendre à apprendre » et l’enseignement des « savoir-faire », les années 1980 entérinent des orientations que, dans un enseignement traditionnellement axé davantage sur les contenus que sur les méthodes et où les professeurs ont longtemps opposé les premiers aux secondes, la massification a rendues nécessaires.


Mots-clés éditeurs : méthode historique, massification, enseignement de l'histoire, pédagogie du document, pédagogie différenciée

Date de mise en ligne : 24/10/2014.

https://doi.org/10.3917/hp.021.0084

Notes

  • [1]
    « À propos de la réforme Fontanet », Historiens & Géographes, n° 248, avril-juin 1974, p. 718.
  • [2]
    Loi relative à l’éducation (dite « Loi Haby ») n° 75-620 du 11 juillet 1975. L’article 4 est particulièrement important pour notre sujet : « Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en ue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les goûts. Elle constitue le support de formations générales ou professionnelles ultérieures, que celles-ci la suivent immédiatement ou qu’elles soient données dans le cadre de l’éducation permanente.
    Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre niveaux successifs. Les deux derniers peuvent comporter aussi des enseignements complémentaires dont certains préparent à une formation professionnelle ; ces derniers peuvent comporter des stages contrôlés par l’État et accomplis auprès de professionnels agréés. La scolarité correspondant à ces deux niveaux et comportant obligatoirement l’enseignement commun peut être accomplie dans des classes préparatoires rattachées à un établissement de formation professionnelle. »
  • [3]
    Rappelons que c’est en 1979-1980 que les contempteurs des réformes en cours accusent l’École d’assassiner l’histoire. Ce erdict semble sans appel lors du débat organisé pour la sortie du 400numéro d’Historia, le 4 mars 1980, qui relayait l’action de l’APHG et l’article alarmiste d’Alain Decaux publié dans Le Figaro Magazine du 20 octobre 1979. Fondé sur le déclin quantitatif de l’enseignement de la chronologie et des faits de l’histoire nationale, le diagnostic rencontre un écho tel que, en 1982, le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, confie au professeur René Girault une mission sur l’état réel de l’enseignement de l’histoire, prélude de réorientations dans les programmes de 1985. Voir sur ce sujet : Vincent Chambarlhac, « Les prémices d’une restauration ? L’histoire enseignée saisie par le politique », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 16, janvier-avril 2012.
  • [4]
    Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale (BOEN), n° 44 du 12 décembre 1985.
  • [5]
    Évelyne Hery, Un siècle de leçons d’histoire, Rennes, PUR, 1999, p. 167.
  • [6]
    Circulaire n° 77-163 du 29 avril 1977, « Enseignement de l’Histoire [...] dans les collèges », BOEN, n° 22 ter du 9 juin 1977, p. 1684 et suiv.
  • [7]
    Circulaire 76-356 sur l’« utilisation de la presse à l’école ».
  • [8]
    Gilles Ferry, « Programme de développement de l’enseignement audiovisuel », L’Éducation nationale, n° 14, avril 1963.
  • [9]
    Historiens & Géographes, n° 287, novembre-décembre 1981, p. 276.
  • [10]
    En mettant en scène les habitants d’un illage, 1788 offre un tableau de la « France d’en-bas » à la eille de la Révolution. Tant l’intérêt dramatique, suffisamment fort pour capter l’attention des élèves, que la qualité de la documentation, où figurent en bonne place des cahiers de doléances de paroisses ou de bailliages, lui alurent rapidement les suffrages des enseig nants.
  • [11]
    Marc Ferro, « Le film, une contre-analyse de la société ? », dans Faire de l’histoire, t. 3, Paris, Gallimard, 1974. Le texte commence ainsi : « Le film serait-il un document indésirable pour l’historien ? Bientôt centenaire, mais ignoré, il n’est même pas rangé parmi les sources laissées pour compte. Il n’entre pas dans l’univers mental de l’historien. »
  • [12]
    Louis François, « Rapport sur les enseignements de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique pour l’année scolaire 1971-1972 », Historiens & Géographes, n° 240, 1973, p. 421-425.
  • [13]
    Voir Jean-Noël Luc, « Une réforme difficile : un siècle d’histoire à l’école élémentaire (1887-1985) », Historiens & Géographes, n° 306, décembre 1985, p. 149-208.
  • [14]
    Historiens & Géographes, n° 278, mai 1980, p. 559.
  • [15]
    Circulaire du 29 avril 1977, op. cit., p. 1686 (c’est nous qui soulignons).
  • [16]
    Historiens & Géographes, n° 269, juin-juillet 1978, p. 639.
  • [17]
    René Haby, « Les méthodes inductives », Cahiers pédagogiques, n° 2, novembre 1952, p. 148-150.
  • [18]
    Philippe Joutard, « L’enseignement de l’histoire, raie ou fausse crise ? », Études, mars 1982, p. 347-362.
  • [19]
    Historiens & Géographes, n° 206, octobre 1967 (c’est nous qui soulignons).
  • [20]
    Les enseignants doivent dispenser les principales notions d’économie en plus de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique. À cet alourdissement, s’ajoute le fait que les programmes d’histoire comportent pour chaque niveau un thème transversal que les professeurs doivent traiter au troisième trimestre : en sixième, l’agriculture à travers les âges ; en cinquième, les transports du néolithique au XXsiècle.
  • [21]
    Historiens & Géographes, décembre 1980, n° 282, p. 508-510.
  • [22]
    Pour un collège démocratique : rapport au ministre de l’Éducation nationale, Paris, Documentation française, 1982, 375 p.
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