Couverture de HSR_043

Article de revue

Le vol domestique : une forme de contestation sociale ?

Les campagnes auvergnates du premier XIXe siècle

Pages 103 à 123

Notes

  • [1]
    Mittre, 1837, p. 39, 38 et 27 pour les citations.
  • [2]
    Les travaux réalisés sur ce sujet ont souvent pour cadre d’étude le milieu urbain et s’inscrivent généralement dans une histoire des illégalismes féminins. Voir, par exemple : Petitfrère, 1986 ; Lambert, 2012 ; Piette, 2002. Par ailleurs, depuis les travaux fondateurs de Éric John Hobsbawm qui soutenait en 1969 que le vol en bande constitue une forme de contestation sociale mettant au défi « ceux qui détiennent ou prétendent détenir le pouvoir », c’est essentiellement sous le prisme du phénomène de bande que la signification de la pratique du vol a été interrogée ; Hobsbawm, 2008 [1re éd. 1969], p. 15 pour la citation. En revanche, il existe de nombreuses études sur l’histoire des violences et des protestations populaires. Il s’agit là d’une problématique bien connue des historiens ruralistes. Voir par exemple : Chauvaud et Mayaud, 2005. Le monde de la domesticité (ou du salariat agricole) a également fait l’objet de quelques études ; voir notamment : Hubscher et Farcy, 1996 ; Piegay, 2007 ; Gutton, 1981. Ces différents champs de l’historiographie sont mobilisés dans cette contribution.
  • [3]
    On entend par « extrême nécessité », un vol qui serait commis pour repousser un danger immédiat de mort dû à un état de famine. Un vol dit de « nécessité » est défini comme un vol indispensable à la survie de son auteur. L’état de nécessité est une notion juridique qui n’a été que très tardivement introduite dans le Code pénal (en 1994) mais qui a suscité de nombreux débats de jurisprudence ou de travaux de recherche en droit tout au long du xix e siècle. Sur ce point, voir : Berger, 1986. Si de nombreux vols sont commis – comme nous le verrons – sous l’emprise de la misère ou de la précarité, ils ne sont pas forcément « justifiés » par un état de nécessité, au sens juridique du terme. Cela renvoie donc à la question des « seuils de pauvreté ».
  • [4]
    L’expression « gens de service » désigne plus particulièrement ceux qui sont occupés aux travaux de la campagne. Le paragraphe 3 de l’article 386 du Code pénal de 1810 est ainsi conçu : « Sera puni de la peine de la réclusion, tout individu coupable de vol […], si le voleur est un domestique ou un homme de service à gage, même lorsqu'il aura commis le vol envers des personnes qu'il ne servait pas, mais qui se trouvaient soit dans la maison de son maître, soit dans celle où il l'accompagnait ; ou si c'est un ouvrier, compagnon ou apprenti, dans la maison, l'atelier ou le magasin de son maître, ou un individu travaillant habituellement dans l'habitation où il aura volé ».
  • [5]
    Notre analyse s’appuie, en premier lieu, sur une étude des arrêts et des dossiers de procédure relevant des quatre cours d’assises du ressort de la cour d’Appel de Riom, soit : l’Allier, le Cantal, la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. Notre période d’étude s’étend de 1810 à 1852. Cependant, au niveau des arrêts des cours d’assises, les recherches se concentrent sur dix-huit années selon un plan de sondage fonctionnant par coupe chronologique. Les années retenues sont 1811-1812, 1816-1817, 1821-1822, 1826-1827, 1831-1832, 1836-1837, 1841-1842, 1846-1847, 1849 et 1852. Toutes les affaires de vols recensées sont enregistrées dans une base de données File Maker Pro sous la forme d’une fiche de dépouillement comportant, au total, 56 entrées. À ce jour, cette base de données est en cours d’élaboration ; nos recherches sont terminées uniquement au niveau des cours d’assises de l’Allier et du Cantal. Pour la présente contribution, seuls les vols domestiques commis en milieu rural sont retenus. Nous considérons qu’un vol est rural à partir du moment où il a été commis dans un lieu comptant moins de 2 000 habitants agglomérés, ce qui correspond à la limite fixée en 1846 pour distinguer la ville du village (Caron, 2008, p. 37). Pour cette étude, nous nous sommes référée au site cassini.ehess.fr. Il recense toutes les communes existant depuis 1793 et propose un tableau du nombre de leurs habitants depuis cette même date. Suivant ces différents critères, notre corpus comporte à ce jour 138 accusés pour vols commis pendant un service salarié, en milieu rural. La qualité des informations variant d’une source à l’autre, certaines affaires n’ont pas été prises en compte car le lieu du crime n’est pas précisé.
  • [6]
    Faustin et Chauveau, 1843, t. 4, p. 3.
  • [7]
    Piette , 2002, p. 42.
  • [8]
    Buguet, 1881, p. 3.
  • [9]
    Arch. dép. Haute-Loire, Arrêts d’accusation, 2 U 166.
  • [10]
    Les Établissements de saint Louis, 1881, t. 2, chap. XXXIII, p. 49.
  • [11]
    Porret, 1994, p. 297.
  • [12]
    Voir Gaillard, 1991.
  • [13]
    Faustin et Chauveau, 1843, t. 4, p. 177.
  • [14]
    Porret, 1996, p. 273 et 274.
  • [15]
    Farge, 1974, p. 141.
  • [16]
    Foucault, 1975, p. 101. « Le vol tend à devenir la première des grandes échappatoires à la légalité, dans ce mouvement qui fait passer d’une société du prélèvement juridico-politique à une société de l’appropriation des moyens et des produits du travail. Ou pour dire les choses d’une autre manière : l’économie des illégalismes s’est restructurée avec le développement de la société capitaliste. L’illégalisme des biens a été séparé de celui des droits. Partage qui recouvre une opposition de classes, puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens – transfert violent des propriétés ; que d’un autre la bourgeoisie se réservera, elle, l’illégalisme des droits : la possibilité de tourner ses propres règlements et ses propres lois […]. La bourgeoisie s’est réservée le domaine fécond de l’illégalisme des droits. Et en même temps que s’opère ce clivage, s’affirme la nécessité d’un quadrillage constant qui porte essentiellement sur cet illégalisme des biens. », Ibid., p. 103-104.
  • [17]
    Voir aussi les statistiques proposées par Despres, 2000, p. 629-643.
  • [18]
    Bouton, 1984, p. 8-9.
  • [19]
    Ces terminologies professionnelles ont été relevées dans les arrêts des cours d’assises approchées. La diversité prévaut. Entre le début et la fin d’un arrêt, des précisions sont parfois données sur l’activité de l’accusé.
  • [20]
    Mayaud, 1999.
  • [21]
    « Pour beaucoup de salariés, la condition de prolétaire est vécue comme une phase transitoire. Le jeune domestique espère après le mariage intégrer le monde de la paysannerie parcellaire et, qui sait, grâce au surtravail de toute la famille, accéder à l’indépendance, ambition de tout paysan » ; Hubscher et Farcy, 1996, p. 10.
  • [22]
    Nous tirons cette expression de la thèse de Jacques Bouton.
  • [23]
    Bard, 2002, p. 25.
  • [24]
    De Rychère, 1908.
  • [25]
    Sur un corpus composé de 138 accusés de vols domestiques en milieu rural, 109 sont des hommes.
  • [26]
    Chauvaud, 1996, p. 240.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Bonnet, 2007, p. 544-556.
  • [29]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25147, dossier de procédure n° 23.
  • [30]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10242, Arrêt d’accusation.
  • [31]
    Arch. dép. Cantal, 35 U 26, Arrêt d’accusation.
  • [32]
    Toutes zones géographiques confondues (campagne et ville), les vols commis pendant un service salarié représentent, pour l’instant, 23 % de notre corpus d’affaires, soit 246 affaires sur les 1 065 que comporte notre base de données. Celles ayant eu lieu en milieu rural représentent quant à elles 12 % de notre corpus. Toutefois, nous insistons sur le fait que notre base de données est en cours d’élaboration et qu’il convient donc d’appréhender ces statistiques avec une certaine prudence. Sur l’importante proportion des vols domestiques, nous renvoyons également le lecteur à l’article de Despres , op. cit.
  • [33]
    Sur ce thème, voir : Garnot, 2000.
  • [34]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25150, Dossier de procédure n° 181.
  • [35]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10242, Arrêt d’accusation.
  • [36]
    La Revue du Cantal, Journal politique des intérêts du pays, 1846, 8e année, n° 12, jeudi 19 mars.
  • [37]
    Ce thème a été plus amplement traité par l’historiographie. Voir notamment le chapitre intitulé « L’intimité et l’attirance » in Petitfrère, 1986, p. 111 à 149.
  • [38]
    Au xviii e siècle, la peine capitale prononcée contre le coupable de larcin domestique soulevait beaucoup de mécontentements qui pouvaient se manifester le jour de l’exécution par des soulèvements populaires – le condamné étant considéré comme une victime de sa condition sociale et d’un maître suffisamment malveillant pour le dénoncer.
  • [39]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10243, Arrêt d’accusation.
  • [40]
    Guillaumin, 2013, p. 86.
  • [41]
    Chauvaud, 1997, p. 33-60.
  • [42]
    Arch. dép. Allier, 2 U 74, Dossier de procédure.
  • [43]
    Gutton, 1981, p. 112.
  • [44]
    Arch. dép. Haute-Loire, 2 U 166, Arrêt d’accusation.
  • [45]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25147, Dossier de procédure.
  • [46]
    Arch. dép. Allier, 2 U 213, Arrêt d’accusation.
  • [47]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10243, Arrêt d’accusation.
  • [48]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10247, Arrêt d’accusation.
  • [49]
    Sur ce point, voir notamment : Garnot, 2007.
  • [50]
    Voir Chorew, 2014, p. 247 à 256.
  • [51]
    Mittre, 1837, p. 93, écrit ainsi : « Les mauvais maîtres sont les complices les plus invétérés, les propagateurs les plus actifs de la mauvaise domesticité ». Voir aussi par exemple : Celnart, 1836.
  • [52]
    Chantrier, 2014, p. 274.
  • [53]
    Arch. Nat., BB 20, Compte rendu d’assises de la Cour d’appel de Riom.
  • [54]
    Buguet, 1881, p. 6. Cet article du Code civil fut vigoureusement attaqué en 1848. Abrogé par l’article 13 de la Constitution de 1848, l’article 1718 sera toutefois repris avec toute sa force sous le Second Empire.
  • [55]
    Chauvaud, 1996, p. 248.
  • [56]
    Corbin, 1991, p. 224-235.
« Le vol domestique est fréquent, sans doute, mais combien de fois les fraudes […] n’ont-elles pas pour cause l’avarice ou les mauvais traitements des maîtres ? »
M.-H.-C. Mittre, Des Domestiques en France, 1837.

1 Lorsque Marius-Henri-Casimir Mittre, avocat au Conseil du Roi et à la Cour de cassation, rédige son mémoire Des domestiques en France (1837) consacré à l’étude de leurs « habitudes » criminelles, il n’hésite pas à en imputer une part de responsabilité aux maîtres comme le suggère la citation ci-dessus. Dans de nombreux cas, soutient-il, les infidélités frauduleuses ne sont que l’expression d’une vengeance et d’une opposition face aux « humiliations réelles d’un état qui met [les domestiques] en guerre avec leurs maîtres »  [1]. C’est ce potentiel protestataire des actes de délinquance acquisitive que cet article propose d’interroger à travers le cas particulier des vols « domestiques » en milieu rural, c’est-à-dire les vols commis par toute personne qui loue habituellement ses services moyennant des gages  [2]. L’expression « vol domestique » est donc une formule générique qui ne s’applique pas uniquement aux soustractions commises par une personne nourrie et logée dans la maison de ses maîtres.

2 Comment comprendre cet acte criminel si couramment rencontré dans les archives judiciaires de la première moitié du xix e siècle ? Révélateurs de la précarité sociale accrue dans laquelle sont plongés les gens de travail, les vols domestiques sont moins souvent dus à une situation d’extrême nécessité qu’à une volonté de revanche sur la dureté et la précarité des conditions de vie et de travail  [3]. Car si le statut social des serviteurs à gages est fragile, il les met généralement à l’abri de la misère des plus démunis. Aussi le larcin domestique est-il régulièrement présenté par ses auteurs comme une pratique de compensation, de frustration ou de vengeance : devant le juge d’instruction, les salariés accusés de vol(s) justifient fréquemment leur acte par le fait qu’ils n’ont pas été gagés à temps ou insuffisamment au regard du service rendu. Mode d’auto-justice et de contestation, le vol domestique serait donc un moyen parmi d’autres de lutte contre les inégalités sociales et le pouvoir du maître. Notre terrain d’analyse se compose de quatre départements comptant alors une population essentiellement rurale : l’Allier, le Puy-de-Dôme, le Cantal et la Haute-Loire. Seuls les vols effectués par des gens de service en milieu rural au cours du premier xix e siècle intéresseront notre propos ; ce, quel que soit leur domaine d’activité  [4]. En mobilisant des sources de différentes natures (judicaires, policières, journalistiques et littéraires), nous tâcherons de comprendre pourquoi le vol domestique est perçu par les sociétés de l’époque (en premier lieu, par le législateur) comme une subversion particulièrement grave de l’ordre social, de mieux saisir les circonstances dans lesquelles il se produit en milieu rural et de restituer la complexité du rapport salarial maître-serviteur agricole en examinant à la fois les formes, les motivations et les types de réaction que générait ce crime  [5].

Le vol domestique : une subversion grave de l’ordre social

Un rapport de pouvoir mis à mal, un contrat moral rompu

3 Suivant le Code pénal de 1810, les vols sont qualifiés à raison du temps où ils ont été commis (de nuit/de jour), du lieu de leur exécution (édifice sacré, maison habitée, champ, etc.), des circonstances qui les ont facilités (escalade, effraction, fausse clé, etc.) et de la qualité de leur auteur (domestique habitant dans la maison du maître, homme de service à gages, apprenti, aubergiste, etc.). Certaines de ces circonstances ne deviennent aggravantes – c’est-à-dire qu’elles pèsent sur la pénalité – qu’à partir du moment où elles sont réunies à d’autres faits d’une nature également aggravante (par exemple, un vol de nuit et avec escalade). La circonstance de domesticité, elle, est en soi aggravante ; elle entraîne au minimum une peine de cinq ans de réclusion. Selon Faustin Hélie et Adolphe Chauveau – deux célèbres théoriciens du droit au xix e siècle – le législateur a cherché à punir plus sévèrement les vols impliquant une perversité accrue de leur auteur, c’est-à-dire ceux reposant sur un abus de confiance nécessaire : c’est le cas des vols domestiques mais aussi des vols commis dans un champ ou sur un chemin public :

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« Ce n’est, en aucun cas, dans l’importance du préjudice causé par le vol, ce n’est même pas dans la gravité du trouble éprouvé par l’ordre public que sont prises les circonstances aggravantes ; c’est dans les faits qui supposent un plus haut degré de criminalité dans la personne de l’agent, et qui rendent témoignage et de ses intentions et du péril qui en est résulté pour la victime : c’est le fait moral que le législateur a voulu atteindre plus encore que le fait matériel  [6]. »

5 La sévérité du Code pénal à l’égard du vol domestique est donc justifiée par le fait qu’il symbolise une attaque à l’ordre social et repose sur une intolérable trahison d’ordre moral. Perçu comme un véritable affront à l’autorité du maître, il se pose en défi à celui-ci et, plus généralement, à la classe bourgeoise  [7]. Acte de mépris et d’humiliation, il remet en cause le rapport de domination ou de soumission qu’implique la relation maître-serviteur ; un rapport clairement énoncé par Henry Buguet en 1881 dans son Guide des maîtres et des domestiques : « Le domestique n’est pas l’égal du maître : du moment qu’il entre au service, il aliène sa volonté. Le maître doit commander et le domestique obéir. C’est la nature du contrat qui le veut ainsi »  [8]. Or, le vol domestique inverse ce rapport de force car il signifie que le maître s’est laissé duper par un subordonné auquel il avait accordé un nécessaire accès à ses biens, lui en confiant l’entretien et parfois même l’entière gestion. Les actes d’accusation rédigés par les procureurs généraux en vue des procès insistent ainsi régulièrement sur le caractère particulièrement perfide et vicieux des vols domestiques et de leur auteur au regard de la « crédule » confiance qui leur était accordée. En 1817, Marie Sardin, servante de ferme d’un couple de cultivateurs-propriétaires du village de Vernassal, en Haute-Loire, est déférée devant la cour d’assises pour avoir volé à différentes époques de l’argent, des effets mobiliers et des denrées alimentaires à ses maîtres. Les produits de ces vols ont été retrouvés dans l’armoire de son logement personnel. L’acte d’accusation s’applique à souligner la « fourberie » d’une femme qui jouissait de « l’aveugle confiance » de ses maîtres

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« attendu qu’extérieurement elle menait une vie très exemplaire, fréquentant continuellement l’église et s’approchant souvent des sacrements. Sa piété paraissait si forte, que tout le monde dans le village la regardait comme une sainte  [9]. »

7 La confiance accordée était telle que les époux s’étaient accusés mutuellement des disparitions remarquées tandis qu’ils n’avaient jamais posé de soupçons sur leur domestique. À l’issue du procès, Marie Sardin est reconnue coupable, toutes circonstances aggravantes comprises, condamnée à dix ans de réclusion et à une heure de carcan sur une place publique du Puy-en-Velay.

8 De manière générale, ce n’est donc pas tant la valeur des objets volés qui importe que le moyen par lequel ils ont pu l’être : l’abus de confiance. Dans le cadre des vols domestiques, celui-ci est d’autant plus impardonnable qu’à moins d’exercer une surveillance de tous les instants, le maître n’a d’autre choix que de s’en remettre à l’honnêteté de son serviteur. En conséquence, le larcin domestique a longtemps fait l’objet d’une répression particulièrement sévère visant à protéger les intérêts des classes supérieures de la société et, plus globalement, le concept de propriété privée.

Le législateur « au secours » des maîtres : une « justice de classe » ?

9 Sous la loi romaine, les vols domestiques n’étaient pas punis. Ils le deviennent explicitement, pour la première fois peut-être, avec Les Établissements de saint Louis (compilation juridique composée entre 1272 et 1273) qui sanctionnaient les coupables de la peine de mort à raison de la trahison qu’impliquait leur action  [10]. Confirmée par l’article 2 de la déclaration du 4 mars 1724, portant que « le vol domestique sera puni de mort », cette peine a continué d’être appliquée jusqu’à la fin du xviii e siècle. Il faut attendre le Code pénal de 1791 puis la loi du 25 frimaire an VIII (15 décembre 1799) pour la voir s’adoucir à celle des fers, ce qui, en fait, légalisa une pratique judiciaire en usage depuis 1750 environ  [11]. Le Code pénal de 1810 adoucit encore la peine parce qu’il exclut de l’aggravation les simples habitants et commensaux de la maison, et les personnes qui y sont admises à titre d’hospitalité. Cela étant, il reste sévère à l’égard du larcin domestique en le sanctionnant d’une réclusion variant de cinq à dix ans. Ne tenant nullement compte de la valeur souvent dérisoire des objets dérobés, la pénalisation du vol domestique, comme du vol en général, est fondée sur le fait qu’il constitue, outre un abus de confiance intolérable, un attentat à la propriété individuelle sacralisée par la Révolution de 1789  [12]. Or, elle est considérée comme la base essentielle de la société :

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« Elle est le lien et la force ; elle est l’élément de la civilisation et de l’ordre. La loi […] lui doit protection contre les attaques dont elle peut être l’objet, car, en la défendant, elle défend la société elle-même »,

11 affirment ainsi Hélie Faustin et Adolphe Chauveau dans leur Théorie du Code pénal [13].

12 Pour autant, la répression draconienne du vol domestique n’est pas sans avoir soulevé des commentaires critiques des élites intellectuelles. En effet, des réformateurs du siècle des Lumières ou du début du xix e siècle se sont attachés à dénoncer l’extrême sévérité des lois contre le larcin domestique et les valeurs matérielles que protège le système judiciaire : une critique notamment portée au xviii e siècle par Beccaria, Lepeletier de Saint-Fargeau, Voltaire ou encore Brissot de Warville. Elle recoupe bien souvent, comme l’explique Michel Porret, un « procès moral intenté au régime de la propriété privée » et à son système d’enrichissement social, faisant par là même du vol ou de sa répression une préfiguration de la « lutte des classes »  [14]. Au moyen d’une rigueur doctrinale accentuée au cours du xviii e siècle à l’égard des vols, les classes supérieures de la société auraient cherché à marquer leur domination et à se prémunir d’une menace pesant sur « des valeurs utiles à la société qui se veut ordonnée et respectueuse de la propriété »  [15] ; autrement dit, à se protéger d’un « illégalisme populaire » de vol et de déprédation par opposition à un « illégalisme bourgeois » des droits (fraudes, évasions fiscales, opérations commerciales irrégulières), si l’on se réfère à la théorie foucaldienne  [16]. Cependant, la première moitié du xix e siècle est marquée par une volonté d’atténuer la sévérité de cette répression pénale apparaissant à bien des égards inadaptée au regard de la gravité de certains délits. La loi du 28 avril 1832 en est l’expression : elle généralise les circonstances atténuantes auparavant réservées aux délits et à quelques rares crimes. Désormais, l’article 463 du Code pénal s’étend à tous et c’est au jury, et non plus à la cour, de les accorder – un pouvoir que les jurés ne vont pas manquer de mettre en pratique dans le cadre des vols domestiques. En effet, si nous nous en tenons aux arrêts rendus par la cour d’assises de l’Allier de 1832 à 1852, on constate que la circonstance de domesticité est écartée dans 35 % des cas de condamnation et les circonstances atténuantes accordées dans 60 % de ces mêmes cas  [17]. La disproportion manifeste entre le fait incriminé, le niveau de « dangerosité » de son auteur et sa sanction explique, en partie, la fréquence de leur attribution. En fonction des circonstances entourant l’acte de déprédation, le jury peut faire preuve d’une mansuétude prononcée.

En milieu rural : les chemins de la déviance

L’identité des voleurs domestiques

13 L’étude du vol domestique en milieu rural se heurte à de multiples obstacles. Cela tient en particulier à la difficulté de cerner l’identité des auteurs ; ce, notamment, parce qu’ils appartiennent à un groupe malaisé à définir et à quantifier : celui de la domesticité agricole ou du prolétariat rural. Se pose la question de savoir quels sont les individus concernés par ce vocable et, par conséquent, passibles d’être poursuivis suivant les dispositifs du paragraphe 3 de l’article 386 du Code pénal. La circonstance de domesticité peut-elle être applicable à tous les « salariés de l’agriculture » ? Cette interrogation a fait l’objet de divers débats de jurisprudence aboutissant à des arrêts parfois contradictoires ou quelque peu nébuleux. En fait, plus que la nature de l’activité, il semble que ce soit surtout la qualité des liens et des devoirs réciproques unissant le maître et son employé qui déterminent l’application de cette circonstance. À cet égard, Jacques Bouton, auteur d’une thèse intitulée Domesticité agricole et prolétariat rural en Champagne berrichonne, soutenait en 1984 que « les employés de l’agriculture par la nature des liens qui les unissent à leur maître relèvent bien de la domesticité ». Et d’ajouter que

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« certaines catégories d’actifs dans les campagnes, principalement les journaliers et les laboureurs, interfèrent assez largement avec la catégorie socio-professionnelle des domestiques, non seulement sous l’angle des conditions de travail ou de vie mais aussi dans une certaine mesure en raison de similitude de statut  [18]. »

15 L’approche sociale de la domesticité proposée par Jacques Bouton se recoupe assez largement avec la pratique judiciaire. Dans l’expression « vol domestique », il convient donc de ne pas se laisser abuser par l’ambigüité tenace qui plane sur ce qualificatif. Ce sont bien l’ensemble des « ouvriers agricoles » qui sont, en principe, susceptibles d’être exposés à cette cause d’aggravation. C’est du moins ce que laissent entendre les sources judiciaires, même si l’aspect éphémère et ponctuel de certains contrats de travail « contrarie » souvent son application – celle-ci reposant, dans l’esprit de la loi, sur l’existence de rapports de dépendance et de confiance qui ne sont jugés réellement efficients que sur le long terme. De fait, les journaliers ou les saisonniers n’encourent pas systématiquement cette cause d’aggravation ou, si tel est le cas, elle est souvent écartée au moment de la délibération des jurés. Mais les sources judicaires ne permettent pas toujours de connaître la situation professionnelle exacte des accusés de vols domestiques (la qualité de l’information varie d’une archive à l’autre). Il est fréquent qu’ils soient désignés sous le terme imprécis de « cultivateur » ou de « domestique » tout court. Cependant, des précisions sont parfois données sur la nature de leur activité. Nous trouvons ainsi les informations suivantes : « domestique-métayer », « domestique-journalier » ou simplement « journalier », « domestique, bouvier », « domestique, charretier », « domestique, berger », « domestique, vigneron », etc. (tableau 1)  [19].

16 n.-b. : Les arrêts des cours d’assises sont conservés dans la série U des quatre centres d’archives. La qualité des informations peut varier en fonction des arrêts. Nous avons pu relever la profession de 126 accusés sur les 138 que compte notre corpus.

17 Les accusés embrassent donc un ensemble varié de situations allant du « simple » domestique de ferme au métayer, jusqu’au petit cultivateur-propriétaire se faisant à l’occasion journalier pour compléter ses revenus. En définitive, il nous paraît impossible de dire s’il existe une branche du salariat rural plus encline aux pratiques de la délinquance acquisitive. Le phénomène de la pluriactivité  [20] ou encore le caractère souvent transitoire  [21] de la condition de « domestique prolétaire agricole »  [22] rendraient d’ailleurs la démarche peu fiable, d’autant plus qu’entre l’époque du vol et son jugement, il peut s’écouler un temps suffisamment long pour que le prévenu ait changé de fonction. Une telle « reconversion » professionnelle apparaît parfois inévitable, du reste, puisque le coupable présumé doit subir les conséquences d’une réputation ternie par des allégations d’infidélité l’excluant, pour ainsi dire, du « marché de l’emploi » de la « domesticité » (au sens où l’entend Jacques Bouton). Ces divers éléments donnent donc raison à la multiplicité des qualificatifs professionnels repérés dans les actes d’accusation ou les interrogatoires des prévenus.

Tableau 1

Les qualificatifs retenus dans les arrêts judiciaires.

Figure 1

Les qualificatifs retenus dans les arrêts judiciaires.

N.-B. : Les arrêts des cours d’assises sont conservés dans la série U des quatre centres d’archives. La qualité des informations peut varier en fonction des arrêts. Nous avons pu relever la profession de 126 accusés sur les 138 que compte notre corpus.
Source : archives des cours d’assises du ressort de la cour d’Appel de Riom (1811-1852)

18 En revanche, nous pouvons plus aisément avancer des données relatives à l’âge et au sexe des accusés. Le phénomène du vol domestique en milieu rural se caractérise par la jeunesse de ses auteurs et par une prédominance masculine. Cela n’est pas propre au phénomène criminel que nous étudions. Mais ici, la prédominance des hommes mérite d’être soulignée car le vol domestique entre dans les « stéréotypes de la délinquance féminine populaire »  [23]. Or, l’idée qu’il serait surtout un illégalisme féminin est à nuancer en fonction des lieux (ville/campagne) et relève en partie d’un imaginaire de la « servante criminelle »  [24]. D’après les arrêts des cours d’assises de l’actuelle région Auvergne de 1811 à 1852, les accusés de vols domestiques en milieu rural sont des hommes dans 79 % des cas  [25] – un fort pourcentage qui s’explique en premier lieu par le fait qu’à la campagne la « domesticité » est majoritairement masculine. Quant à l’âge des accusés, nos sources l’indiquent un peu plus d’une fois sur deux (58 %). À ce stade de nos recherches, nous notons que dans 26,25 % des cas, ils ont entre 15 et 20 ans et dans 46,25 % des cas, entre 21 et 30 ans. Au total, dans 61,25 % des cas, les accusés n’atteignent pas les 26 ans. La jeunesse occupe donc une place notoire dans le phénomène du vol domestique : rien de très surprenant quand on sait que la condition de serviteur à gages est vécue comme une phase transitoire, comme une étape de la jeunesse. En effet, le domestique agricole est assez souvent un jeune homme qui s’est placé parce que l’exploitation familiale ne pouvait le nourrir. On est là en présence d’un groupe mouvant dont les membres vivent dans un certain isolement, rendant l’étude sociologique des accusés d’autant plus ardue. Un isolement, au reste, qui n’est pas sans conséquence sur les rapports sociaux au sein du monde rural car « il constitue un frein au développement de la conscience de classe »  [26]. Ainsi, à défaut de s’exprimer par le collectif, la protestation de ces prolétaires ruraux prend parfois « la forme d’une révolte individuelle et primitive »  [27] telles que peuvent l’être les pratiques frauduleuses « en interne »  [28].

Formes et objets de la « conflictualité »

19 En effet, le plus souvent, les vols domestiques sont une action individuelle : parmi ceux répertoriés jusqu’à ce jour, 83 % impliquent, après instruction, un seul individu. En général, le voleur prend soin de ne divulguer son projet criminel à aucun autre employé du domaine ou de la maison car le risque d’être dénoncé est grand. Lorsqu’un vol est constaté, les soupçons planent d’abord sur l’entourage immédiat de la « victime » et donc sur l’ensemble des salariés. Dès lors, les maîtres surveillent, interrogent et parfois même fouillent les affaires de l’ensemble de leurs travailleurs à gages. Les logiques ou les pratiques de solidarité entre les employés d’un même maître sont donc mises à l’épreuve car nul n’est à l’abri d’être soupçonné de complicité. En 1810, un propriétaire de la commune de Sauxillanges (département du Puy-de-Dôme) avait employé trois « domestiques-journaliers » pour battre du blé froment. Constatant que la quantité de son blé diminuait régulièrement sans raison apparente, il en conclut qu’il était victime de vols. Il décida de déposer une plainte auprès du maire et indiqua sans distinction les trois individus qu’il venait d’employer comme principaux suspects. Chargé d’effectuer l’enquête préliminaire, le juge de paix perquisitionna leur domicile et les interrogea tour à tour. Les trois ouvriers, tous retenus pour un temps en maison de dépôt, s’accusèrent réciproquement des soustractions de blé tout en se défendant d’en être auteurs ou complices. Finalement, après instruction, seul l’un d’entre eux fut accusé, puis condamné par contumace à six ans de réclusion  [29].

20 Les vols domestiques sont donc généralement des actes individuels d’insubordination. Néanmoins, ils peuvent prendre à l’occasion une dimension collective. En juin 1811, trois employés agricoles sont poursuivis devant la cour d’assises du Puy-de-Dôme pour avoir volé un sac de blé froment dans la grange de leur maître. Ils en avaient conjointement préparé le contenu le matin du 9 janvier 1811 et l’avaient caché sous un tas de foin dans l’intention de le dérober au cours de la nuit suivante. Reconnus coupables, ils sont condamnés à cinq ans de réclusion, à une heure de carcan et à régler conjointement les frais de la procédure, attendu

21

« qu’il résulte des débats que les accusés s’étaient fait une habitude de voler le bled du maître chez lequel ils travaillaient moyennant salaire et que le besoin n’a pas été le seul mobile de ces actes d’infidélité  [30]. »

22 En milieu rural, les larcins domestiques portent fréquemment sur des denrées alimentaires : blé, vin, pain, fromage, lait, etc. La nature des biens dérobés correspond souvent au domaine d’activité des voleurs. Ils s’en prennent aux produits qui leur sont confiés, à ceux qui leur sont le plus facilement accessibles et par lesquels ils sont parfois même rémunérés en complément d’un salaire en argent. Mais les vols peuvent aussi porter sur des produits autres qu'alimentaires. Géraud Lavigne, vacher à Saint-Clément (département du Cantal), est poursuivi en 1821 pour avoir dérobé à son maître non seulement une petite quantité de blé, du lard, du beurre et du fromage de Roquefort, mais aussi une chemise, un pistolet à deux coups et quelques livres de laine [31]. Enfin, les soustractions se dirigent régulièrement sur des outils d’agriculture, de l’argent et du linge. Quant à la valeur des biens, il n’est pas toujours possible de la connaître avec précision mais, en général, elle n’est pas d’une très grande importance. Dans le cas contraire, le maître a tôt fait de s’apercevoir de la malhonnêteté de son serviteur. En revanche, la valeur du butin peut s’élever par la récurrence des déprédations qui finissent par éveiller les soupçons du maître. Ainsi, Géraud Lavigne n’a été inquiété par la justice qu’au bout de son quatrième vol – composé d’une faible quantité de beurre et de fromage.

23 La forte proportion des larcins domestiques par rapport à l’ensemble des affaires répertoriées et leur composition dévoile assez bien la précarité des conditions de vie de leurs auteurs  [32]. Leur crime semble être plus à attribuer aux difficultés et aux frustrations qu’ils subissent et auxquelles ils cèdent en raison d’un faible niveau de richesse, qu’à de véritables penchants criminels. Les vols domestiques ruraux sont d’ailleurs majoritairement le fait de voleurs occasionnels qui trouvent dans l’objet de leur soustraction une forme de compensation ou de revanche à l’infériorité de leur statut socio-économique. Aussi le vol apparaît-il parfois étonnant dans une vie de labeur et de probité. C’est pourquoi, dans les faits, il n’est pas toujours perçu et jugé aussi sévèrement que la loi pénale le prévoit. Les réactions qu’il suscite ne sont ni uniformes, ni intangibles.

Un catalogue de réactions

Du tolérable à l’inadmissible. Les infidélités frauduleuses sous l’oeil des maîtres

24 Notons d’abord que, si les vols domestiques sont considérés par le législateur comme une grave atteinte à l’honneur et à l’autorité du maître, ils ne font pas l’objet, pour autant, d’une poursuite judiciaire systématique. En effet, lorsqu’une soustraction est découverte, il existe plusieurs modes de régulation « infra-judiciaires »  [33]. Un maître peut fermer les yeux ou, tout du moins, faire preuve d’indulgence à l’égard de ce qu’il pense être un écart de conduite. Un simple rappel à l’ordre clôt alors l’affaire. Ainsi, en 1812, après un premier vol d’argent, Jean Mège, âgé de 17 ans, domestique-berger attaché au service du curé de la paroisse de Joze (Puy-de-Dôme), conserve la confiance de son maître après avoir rendu la somme qu’il lui avait dérobée et reçu « quelques instructions sur les principes de la religion »  [34]. Les vols peuvent aussi faire l’objet d’arrangements entre le propriétaire lésé et la famille du coupable. Par exemple, en 1811, Étienne Rougeirou consent à taire les soustractions commises par son domestique agricole en échange d’une somme de quarante-huit francs versée par les parents de ce dernier  [35]. Autres moyens d’autorégulation : le renvoi immédiat du salarié sans poursuite judicaire – fait courant comme le note, en 1846, un rédacteur de la Revue du Cantal : « L’homme qui chasse un domestique, parce qu’il a été volé par lui, se contente d’ordinaire de lui dire : Allez vous faire pendre ailleurs, phrase consacrée »  [36] – ; ou, si le salarié reste en fonction, la mise en place d’une surveillance assidue ou encore une diminution voire une suppression temporaire de ses gages. Quoi qu’il en soit, les procédures judicaires signalent que le recours aux autorités est loin d’être automatique. Souvent, la plainte pour vol est déposée seulement si les tentatives de conciliation ont échoué, si les atteintes sont réitérées, si le préjudice causé apparaît financièrement irréparable, ou bien si le voleur est en fuite. Les hésitations du maître à dénoncer son salarié peuvent aussi dépendre de sentiments d’affection et de confiance réels qu’un « faux pas » ne saurait remettre totalement en question. Cela peut-être le cas lorsque des sentiments amoureux – secrètement partagés ou plus ou moins subis – existent entre un maître et sa servante de ferme dont le silence, du reste, est parfois compensé au moyen de présents dont la provenance peut devenir douteuse aux yeux de la maîtresse  [37]. Par ailleurs, la déposition d’une plainte n’est jamais un acte anodin ; elle peut générer des craintes du côté du plaignant, notamment parce que les retombées financières (frais de la procédure judiciaire en cas de perte du procès) et/ou sociales (vengeance ou protestation de l’entourage du condamné) peuvent être importantes  [38]. Au reste, la discrétion du maître peut être motivée par une volonté de préserver son honneur personnel. En effet, en portant plainte, il rend l’affaire publique et prend le risque, de fait, de porter atteinte à sa propre image ; autrement dit, d’apparaître comme un homme naïf et peu précautionneux, ne sachant « bien tenir » son monde.

25 Cela étant, il n’est pas rare non plus qu’un maître fasse preuve d’inflexibilité et de précipitation dans son recours aux autorités supérieures, principalement par crainte de la fuite du voleur. Paradoxalement, si la confiance est un élément intrinsèque au contrat qui lie un maître et son employé, on constate en fait que la méfiance réciproque prédomine souvent (en particulier s’il s’agit d’une personne récemment employée ou étrangère au « pays »). Tandis que le salarié agricole analphabète veille tant bien que mal au versement exact de ses gages, le maître se livre à une surveillance plus ou moins tacite de la régularité des comportements du premier. En 1812, tel maître soupçonnant ses domestiques de lui voler du blé « prétexta qu’il était malade pour aller se coucher plus tôt. En réalité, il souhaitait surveiller leur comportement en son absence », pouvons-nous lire, par exemple, dans un acte d’accusation  [39]. Ce rapport de méfiance, nous le trouvons mis en récit sous la plume d’Émile Guillaumin dans La vie d’un simple. Évoquant ses souvenirs de la ferme de « La Billette », située à Saint-Menoux (Allier), le tout jeune Tiennon rapporte les relations que sa famille entretenait avec madame Boutry, la maîtresse du domaine :

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« Et méfiante à l’excès. Les volailles, les fruits étant à moitié au même titre que le reste, elle comptait fréquemment les poussins et venait souvent chez nous à l’heure des repas pour inspecter la table d’un regard soupçonneux. Les jours de marché, elle se trouvait là comme par hasard au départ de ma mère, craignant sans doute que les paniers ne contiennent des denrées soustraites à la communauté. Bref, elle passait grosse part de son temps à fureter, à épier, toujours empressée de connaître le pourquoi et le comment des moindres choses  [40]. »

27 Au total, les liens entre voleurs et volés apparaissent plus complexes qu’il n’y paraît. Il importe donc de souligner la multiplicité des types de relations maître-salarié, elles-mêmes conditionnées par la complexité des réalités quotidiennes du monde rural au xix e siècle. Quoi qu’il en soit, lorsque les vols aboutissent à une plainte enregistrée par un officier de police judiciaire, la rupture entre le maître et l’employé semble définitivement consommée. Pour ce dernier, le temps est venu de s’expliquer.

Les stratégies défensives des accusés

28 Une fois la plainte déposée, l’inculpé de vol subit généralement plusieurs interrogatoires : celui du maire, des gendarmes qui l’ont arrêté, du juge de paix… et, plus tard, ceux du juge d’instruction si l’affaire a été saisie par le procureur. Les interrogatoires constituent des documents d’une grande richesse historique – des sources qu’il convient néanmoins d’exploiter avec prudence car le chercheur est avant tout confronté à une « parole captive » ou doit parfois se contenter d’une reformulation de celle-ci dans les actes d’accusation  [41]. Les positions et les stratégies défensives adoptées par les inculpés de vols domestiques sont très variées. Notre analyse en sera donc générale car il n’est guère envisageable, ici, de restituer toute la diversité des situations rencontrées, d’autant plus que, d’un interrogatoire à l’autre, elles peuvent considérablement évoluer. Par exemple, en 1817, André Labbé, domestique agricole du sieur Méplain à Donjon (Allier), est accusé de lui avoir volé 762 francs. Interrogé une première fois par le juge d’instruction, il se livre à des aveux formels. Mais, dans un deuxième interrogatoire, il revient sur ses premières déclarations, expliquant qu’elles résultent de la peur que lui inspire son maître :

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« D. Pourquoi avez-vous avoué que vous aviez commis ce vol ?
R. Je vous en ai déjà dit la raison, ce n’est point moi qui ai fait cet aveu mais bien M. Méplain qui a dit tout ce qu’il a voulu.
D. Est-ce M. Méplain qui a répondu au juge d’instruction ou bien vous ?
R. C’est bien moi.
D. Si c’est vous, c’est donc vous qui avez fait l’aveu, pourquoi l’avez-vous fait si réellement vous n’avez rien volé ?
R. Je n’ai point été libre dans mes réponses. C’est M. Méplain qui me les a suggérées et par l’effet de la crainte, j’ai répondu tout ce qu’il a voulu  [42]. »

30 La rhétorique défensive d’André Labbé, consistant à se présenter comme un jeune homme fragile, dominé par son maître et victime d’un abus de pouvoir, est un échec puisqu’il est condamné à dix ans de réclusion. Ce mode de défense ne fait toutefois pas partie des plus fréquemment rencontrés. Plus courant est d’abord le déni formel : l’accusé se défend d’être l’auteur du vol et/ou affirme que les biens retrouvés en sa possession lui appartiennent ou lui ont été donnés par son maître. Nous savons que les gages étaient très loin d’être versés en argent seulement. En effet, à la somme arrêtée, s’ajoutaient mesures de céréales, linges, habits, etc.  [43]. Jean-Baptiste Alibert, domestique-journalier à Saint-Jean-la-Chalm (Haute-Loire), affirme ainsi au juge d’instruction que l’orge retrouvée dans son domicile lui a été délivrée par son maître en paiement de ses gages. Il avoue cependant que « craignant qu’il ne lui en donnât point du sec, il avait pris deux mesures de celui du four, avec la résolution de le dire à son maître, qui ne lui en a point laissé le temps »  [44]. D’autres accusés soutiennent qu’ils n’ont jamais eu l’intention de voler quoi que ce soit, qu’ils n’ont fait qu’emprunter le bien de leur maître, pensant qu’ils en avaient le droit. L’ivresse et/ou la mauvaise influence figurent aussi régulièrement parmi les circonstances atténuantes présentées par les inculpés : « J’étais pris de vin et je ne savais plus ce que je faisais »  [45]. Mais, plus fréquent est le recours à l’excuse de la faiblesse et de la misère. Pierre Blanchet, métayer à Chézy dans l’Allier, accusé en 1817 d’un vol de pain et d’un sac de farine, explique au juge d’instruction qu’il a eu la « faiblesse de voler son maître » parce qu’il n’avait « point de pain depuis huit jours » et ajoute que « cette mauvaise action [avait] assuré la subsistance de sa famille pendant quelques temps »  [46]. Il s’agirait donc là d’un vol « de nécessité ». Enfin, il y a ceux qui revendiquent pleinement leur action. Un ouvrier agricole explique ainsi au juge d’instruction qu’il a « volé son maître pour s’acheter des sabots, attendu qu’il ne lui en donnoit pas suffisamment »  [47]. Un autre, poursuivi pour un vol de lard, soutient que son maître « lui devait quatre journées et qu’il avait refusé de lui payer, qu’il avait voulu se payer par ses mains »  [48]. Il n’est pas rare que les prévenus de vols « domestiques » se défendent de cette manière. Ils insistent sur la malhonnêteté de leurs maîtres en les présentant comme les véritables voleurs. Dépourvus de ressources pour engager des poursuites et se méfiant des institutions judiciaires, certains salariés préfèrent se faire auto-justice en compensant la faiblesse de leurs gages par des pratiques frauduleuses qu’ils n’ont pas de mal à assumer et à justifier. Au total, qu’elles soient revendiquées ou non comme une lutte contre les injustices, ces pratiques sont souvent une conséquence de la précarité sociale endurée par le prolétariat rural et témoignent d’une volonté de rompre et de résister à celle-ci. Elles résonnent parfois comme un acte de désespoir et de colère, entendu avec plus ou moins de compréhension suivant les « interlocuteurs ».

31 Nous l’avons vu, le vol domestique est sévèrement puni par la loi. Cependant, comme pour d’autres formes de crime, on note parfois un décalage entre la norme juridique et la pratique judiciaire  [49]. L’état de précarité ou de nécessité, la bonne réputation de l’accusé et la modicité du vol motivent régulièrement une atténuation de la peine. Si l’acte en lui-même n’est pas acceptable, les motifs qui l’ont entraîné peuvent éveiller la clémence voire le « pardon » des autorités judicaires, en particulier lorsque des doutes existent sur l’honnêteté et la moralité du maître  [50]. À cet égard, les auteurs de manuels de la domesticité insistent sur l’importance que le maître doit accorder au bonheur de ses salariés s’il souhaite se prémunir de leurs atteintes. L’idée qu’un mauvais maître fait à coup sûr un mauvais domestique fait partie des adages populaires  [51]. Au reste, l’une des lectures du vol domestique par l’entourage familial, socioprofessionnel ou par la communauté villageoise

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« consiste en une condamnation plus forte de la crédulité du maître, responsable du domestique et de ses agissements, que de l’attitude déviante du coupable, dont le comportement est provoqué par un niveau insuffisant de ressources économiques  [52]. »

33 En conséquence, la condamnation morale du voleur domestique n’est pas systématique et l’on saisit même parfois des réactions de solidarité à son égard, quoiqu’à notre connaissance elles restent assez rares ou difficilement perceptibles : « Il n’y a que les sots qui pâtiss[ent] et souffr[ent] en ce monde, parce qu’il y a assez de biens au soleil pour ceux qui sav[ent] les prendre », déclare ainsi, en 1826, la mère d’un jeune homme poursuivi pour vols domestiques  [53].

34 Reste que la parole de l’employé n’a pas la même valeur que celle du maître. La première est clairement discréditée, en particulier aux yeux des hommes de loi. La prééminence du maître est d’ailleurs affirmée par le Code civil. L’article 1718 indique qu’il est cru sur son affirmation « 1- pour la quotité des gages ; 2- pour le paiement du salaire de l'année échue ; 3- pour les acomptes donnés pour l'année courante ». Si l’on s’en rapporte plus au maître qu’à l’ouvrier ou au domestique, explique Henry Buguet, c’est que le premier,

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« homme établi, souvent âgé, doit inspirer au législateur plus de confiance que l’ouvrier ou le domestique, et comme il faut choisir entre les deux pour arrêter des difficultés et des procès qui sont toujours ruineux, le choix ne pouvait être douteux  [54]. »

36 Contrairement à son salarié, le maître est rarement inquiété par la justice s’il l’exploite ou se livre à des pratiques malveillantes. En matière de larcin domestique, la justice pénale fait preuve d’une discrimination sociale accentuée, attentive à la préservation d’une société hiérarchisée.

37 « Le prolétariat rural [du premier xix e siècle] lutte rarement à visage découvert », écrit Frédéric Chauvaud  [55]. L’opposition se manifeste, en effet, par des pratiques plus discrètes, plus insidieuses et isolées. Le vol domestique en est une. À l’étude des sources judiciaires, il ne fait guère de doute qu’il puisse être inclus dans le répertoire des formes de la contestation. Sous bien des aspects, il apparaît comme une résistance « souterraine » à l’assujettissement, à la dureté des conditions de travail et de vie dans lesquelles vivent une majorité de « domestiques ouvriers agricoles ». Qu’il soit motivé par la convoitise, la « nécessité » ou la vengeance, le passage à l’acte marque, dans tous les cas, une rupture des liens hiérarchiques aux dépens du pouvoir du maître. Cependant, il ne faudrait pas en conclure que tous les vols domestiques soient commis dans l’esprit d’une lutte sociale. Nombreuses sont les soustractions spontanées, impulsives et accompagnées d’un repentir sincère. Le rapport tissé entre le salarié agricole et son employeur ne peut donc être l’objet d’une lecture trop simplificatrice, tant les conditions de travail peuvent être différentes entre celui, par exemple, qui travaille sous le contrôle direct d’un exploitant et celui qui exploite les terres d’un propriétaire absent. Quoi qu’il en soit, la fréquence des vols domestiques en milieu rural montre que, face au pouvoir du maître, les petites gens peuvent se rebeller au moyen de comportements « déviants » isolés, opérant dans l’ombre des « traditionnelles » émeutes populaires rurales survenues dans la première moitié du xix e siècle  [56].

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Mots-clés éditeurs : siècle, XIX, e, contestation sociale, Auvergne, vol domestique

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Date de mise en ligne : 23/07/2015

https://doi.org/10.3917/hsr.043.0103

Notes

  • [1]
    Mittre, 1837, p. 39, 38 et 27 pour les citations.
  • [2]
    Les travaux réalisés sur ce sujet ont souvent pour cadre d’étude le milieu urbain et s’inscrivent généralement dans une histoire des illégalismes féminins. Voir, par exemple : Petitfrère, 1986 ; Lambert, 2012 ; Piette, 2002. Par ailleurs, depuis les travaux fondateurs de Éric John Hobsbawm qui soutenait en 1969 que le vol en bande constitue une forme de contestation sociale mettant au défi « ceux qui détiennent ou prétendent détenir le pouvoir », c’est essentiellement sous le prisme du phénomène de bande que la signification de la pratique du vol a été interrogée ; Hobsbawm, 2008 [1re éd. 1969], p. 15 pour la citation. En revanche, il existe de nombreuses études sur l’histoire des violences et des protestations populaires. Il s’agit là d’une problématique bien connue des historiens ruralistes. Voir par exemple : Chauvaud et Mayaud, 2005. Le monde de la domesticité (ou du salariat agricole) a également fait l’objet de quelques études ; voir notamment : Hubscher et Farcy, 1996 ; Piegay, 2007 ; Gutton, 1981. Ces différents champs de l’historiographie sont mobilisés dans cette contribution.
  • [3]
    On entend par « extrême nécessité », un vol qui serait commis pour repousser un danger immédiat de mort dû à un état de famine. Un vol dit de « nécessité » est défini comme un vol indispensable à la survie de son auteur. L’état de nécessité est une notion juridique qui n’a été que très tardivement introduite dans le Code pénal (en 1994) mais qui a suscité de nombreux débats de jurisprudence ou de travaux de recherche en droit tout au long du xix e siècle. Sur ce point, voir : Berger, 1986. Si de nombreux vols sont commis – comme nous le verrons – sous l’emprise de la misère ou de la précarité, ils ne sont pas forcément « justifiés » par un état de nécessité, au sens juridique du terme. Cela renvoie donc à la question des « seuils de pauvreté ».
  • [4]
    L’expression « gens de service » désigne plus particulièrement ceux qui sont occupés aux travaux de la campagne. Le paragraphe 3 de l’article 386 du Code pénal de 1810 est ainsi conçu : « Sera puni de la peine de la réclusion, tout individu coupable de vol […], si le voleur est un domestique ou un homme de service à gage, même lorsqu'il aura commis le vol envers des personnes qu'il ne servait pas, mais qui se trouvaient soit dans la maison de son maître, soit dans celle où il l'accompagnait ; ou si c'est un ouvrier, compagnon ou apprenti, dans la maison, l'atelier ou le magasin de son maître, ou un individu travaillant habituellement dans l'habitation où il aura volé ».
  • [5]
    Notre analyse s’appuie, en premier lieu, sur une étude des arrêts et des dossiers de procédure relevant des quatre cours d’assises du ressort de la cour d’Appel de Riom, soit : l’Allier, le Cantal, la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. Notre période d’étude s’étend de 1810 à 1852. Cependant, au niveau des arrêts des cours d’assises, les recherches se concentrent sur dix-huit années selon un plan de sondage fonctionnant par coupe chronologique. Les années retenues sont 1811-1812, 1816-1817, 1821-1822, 1826-1827, 1831-1832, 1836-1837, 1841-1842, 1846-1847, 1849 et 1852. Toutes les affaires de vols recensées sont enregistrées dans une base de données File Maker Pro sous la forme d’une fiche de dépouillement comportant, au total, 56 entrées. À ce jour, cette base de données est en cours d’élaboration ; nos recherches sont terminées uniquement au niveau des cours d’assises de l’Allier et du Cantal. Pour la présente contribution, seuls les vols domestiques commis en milieu rural sont retenus. Nous considérons qu’un vol est rural à partir du moment où il a été commis dans un lieu comptant moins de 2 000 habitants agglomérés, ce qui correspond à la limite fixée en 1846 pour distinguer la ville du village (Caron, 2008, p. 37). Pour cette étude, nous nous sommes référée au site cassini.ehess.fr. Il recense toutes les communes existant depuis 1793 et propose un tableau du nombre de leurs habitants depuis cette même date. Suivant ces différents critères, notre corpus comporte à ce jour 138 accusés pour vols commis pendant un service salarié, en milieu rural. La qualité des informations variant d’une source à l’autre, certaines affaires n’ont pas été prises en compte car le lieu du crime n’est pas précisé.
  • [6]
    Faustin et Chauveau, 1843, t. 4, p. 3.
  • [7]
    Piette , 2002, p. 42.
  • [8]
    Buguet, 1881, p. 3.
  • [9]
    Arch. dép. Haute-Loire, Arrêts d’accusation, 2 U 166.
  • [10]
    Les Établissements de saint Louis, 1881, t. 2, chap. XXXIII, p. 49.
  • [11]
    Porret, 1994, p. 297.
  • [12]
    Voir Gaillard, 1991.
  • [13]
    Faustin et Chauveau, 1843, t. 4, p. 177.
  • [14]
    Porret, 1996, p. 273 et 274.
  • [15]
    Farge, 1974, p. 141.
  • [16]
    Foucault, 1975, p. 101. « Le vol tend à devenir la première des grandes échappatoires à la légalité, dans ce mouvement qui fait passer d’une société du prélèvement juridico-politique à une société de l’appropriation des moyens et des produits du travail. Ou pour dire les choses d’une autre manière : l’économie des illégalismes s’est restructurée avec le développement de la société capitaliste. L’illégalisme des biens a été séparé de celui des droits. Partage qui recouvre une opposition de classes, puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens – transfert violent des propriétés ; que d’un autre la bourgeoisie se réservera, elle, l’illégalisme des droits : la possibilité de tourner ses propres règlements et ses propres lois […]. La bourgeoisie s’est réservée le domaine fécond de l’illégalisme des droits. Et en même temps que s’opère ce clivage, s’affirme la nécessité d’un quadrillage constant qui porte essentiellement sur cet illégalisme des biens. », Ibid., p. 103-104.
  • [17]
    Voir aussi les statistiques proposées par Despres, 2000, p. 629-643.
  • [18]
    Bouton, 1984, p. 8-9.
  • [19]
    Ces terminologies professionnelles ont été relevées dans les arrêts des cours d’assises approchées. La diversité prévaut. Entre le début et la fin d’un arrêt, des précisions sont parfois données sur l’activité de l’accusé.
  • [20]
    Mayaud, 1999.
  • [21]
    « Pour beaucoup de salariés, la condition de prolétaire est vécue comme une phase transitoire. Le jeune domestique espère après le mariage intégrer le monde de la paysannerie parcellaire et, qui sait, grâce au surtravail de toute la famille, accéder à l’indépendance, ambition de tout paysan » ; Hubscher et Farcy, 1996, p. 10.
  • [22]
    Nous tirons cette expression de la thèse de Jacques Bouton.
  • [23]
    Bard, 2002, p. 25.
  • [24]
    De Rychère, 1908.
  • [25]
    Sur un corpus composé de 138 accusés de vols domestiques en milieu rural, 109 sont des hommes.
  • [26]
    Chauvaud, 1996, p. 240.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Bonnet, 2007, p. 544-556.
  • [29]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25147, dossier de procédure n° 23.
  • [30]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10242, Arrêt d’accusation.
  • [31]
    Arch. dép. Cantal, 35 U 26, Arrêt d’accusation.
  • [32]
    Toutes zones géographiques confondues (campagne et ville), les vols commis pendant un service salarié représentent, pour l’instant, 23 % de notre corpus d’affaires, soit 246 affaires sur les 1 065 que comporte notre base de données. Celles ayant eu lieu en milieu rural représentent quant à elles 12 % de notre corpus. Toutefois, nous insistons sur le fait que notre base de données est en cours d’élaboration et qu’il convient donc d’appréhender ces statistiques avec une certaine prudence. Sur l’importante proportion des vols domestiques, nous renvoyons également le lecteur à l’article de Despres , op. cit.
  • [33]
    Sur ce thème, voir : Garnot, 2000.
  • [34]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25150, Dossier de procédure n° 181.
  • [35]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10242, Arrêt d’accusation.
  • [36]
    La Revue du Cantal, Journal politique des intérêts du pays, 1846, 8e année, n° 12, jeudi 19 mars.
  • [37]
    Ce thème a été plus amplement traité par l’historiographie. Voir notamment le chapitre intitulé « L’intimité et l’attirance » in Petitfrère, 1986, p. 111 à 149.
  • [38]
    Au xviii e siècle, la peine capitale prononcée contre le coupable de larcin domestique soulevait beaucoup de mécontentements qui pouvaient se manifester le jour de l’exécution par des soulèvements populaires – le condamné étant considéré comme une victime de sa condition sociale et d’un maître suffisamment malveillant pour le dénoncer.
  • [39]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10243, Arrêt d’accusation.
  • [40]
    Guillaumin, 2013, p. 86.
  • [41]
    Chauvaud, 1997, p. 33-60.
  • [42]
    Arch. dép. Allier, 2 U 74, Dossier de procédure.
  • [43]
    Gutton, 1981, p. 112.
  • [44]
    Arch. dép. Haute-Loire, 2 U 166, Arrêt d’accusation.
  • [45]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 25147, Dossier de procédure.
  • [46]
    Arch. dép. Allier, 2 U 213, Arrêt d’accusation.
  • [47]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10243, Arrêt d’accusation.
  • [48]
    Arch. dép. Puy-de-Dôme, U 10247, Arrêt d’accusation.
  • [49]
    Sur ce point, voir notamment : Garnot, 2007.
  • [50]
    Voir Chorew, 2014, p. 247 à 256.
  • [51]
    Mittre, 1837, p. 93, écrit ainsi : « Les mauvais maîtres sont les complices les plus invétérés, les propagateurs les plus actifs de la mauvaise domesticité ». Voir aussi par exemple : Celnart, 1836.
  • [52]
    Chantrier, 2014, p. 274.
  • [53]
    Arch. Nat., BB 20, Compte rendu d’assises de la Cour d’appel de Riom.
  • [54]
    Buguet, 1881, p. 6. Cet article du Code civil fut vigoureusement attaqué en 1848. Abrogé par l’article 13 de la Constitution de 1848, l’article 1718 sera toutefois repris avec toute sa force sous le Second Empire.
  • [55]
    Chauvaud, 1996, p. 248.
  • [56]
    Corbin, 1991, p. 224-235.

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