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Article de revue

Les magistrats en révolte en 1789 ou la fin du rêve politique de la monarchie des juges

Pages 385 à 400

Notes

  • [1]
    Journal patriotique de Grenoble, le 24 août 1790.
  • [2]
    À ce sujet, voir le travail de Jean Egret, Le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, II, Le Parlement et la révolution dauphinoise (1775-1790), Roanne, Horvath, 1942.
  • [3]
    Le Moy, Remontrances du Parlement de Bretagne au XVIIIe siècle, Paris, 1909, p. 122.
  • [4]
    Clarisse Coulomb, Les pères de la patrie, la société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Thèse dactyl., Paris, E. H. E. S. S., 2001, t. I, p. 623.
  • [5]
    J. Egret, La pré-révolution française (1787-1788), Genève, Slatkine reprints, rééd., 1978.
  • [6]
    J. Nicolas, La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002.
  • [7]
    Arrêt du Parlement de Dauphiné, le 24 janvier 1788, p. 2.
  • [8]
    S. Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France pré-révolutionnaire, Paris, Fayard, p. 247.
  • [9]
    C. Coulomb, op. cit., p. 607-610.
  • [10]
    M. Levinger, « La rhétorique protestataire du parlement de Rouen (1753-1763), Annales E. S. C., mai-juin 1990, n° 3, p. 609.
  • [11]
    Rapporté par O. Chaline, Godart de Belbeuf. Le Parlement, le Roi et les Normands, Luneray, éditions Bertout, 1996.
  • [12]
    Le Moniteur, n° 85, p. 344, 5 novembre 1789.
  • [13]
    A. M. Bordeaux, Ms 713 (VI), Bernadau, Tablettes, II, 10 et 12 novembre 1789.
  • [14]
    Orateurs de la Révolution française, I, Les Constituants, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 721.
  • [15]
    Cité dans H. Carré, La fin des parlements 1788-1790, Paris, 1912, p. 185-186.
  • [16]
    Révolutions de France et de Brabant, n° 16, Article sur l’affaire de Bordeaux.
  • [17]
    Sur les modalités de la dispersion dans les différentes cours, voir H. Carré, La fin des parlements (1788-1790), Paris, Hachette, 1912, p. 229-248.
  • [18]
    Comtesse de Boigne, Mémoires, Paris, 1986, p. 39.
  • [19]
    Marquis de La Maisonfort , Mémoires d’un agent royaliste, Paris, Mercure de France, Paris, 1998, p. 64-65.
  • [20]
    Pour mieux souligner la parenté, nous renvoyons à l’article de C. Le Mao dans le présent numéro
  • [21]
    Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1951, p. 148-149.
  • [22]
    Sénac de Meilhan, Des principes et des causes de la Révolution en France, Paris, Desjonquères, rééd. 1987, p. 49.
  • [23]
    Les études les plus récentes permettent de relativiser les clichés. Parmi bien d’autres, voir O. Chaline, op. cit., C. Coulomb, op. cit., W. Doyle, The Parlement of Bordeaux and the end of the old regime, Londres, Tonbridge, E. Benn, 1974 et M. Figeac, Destins de la noblesse bordelaise : 1770-1830, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1996.
  • [24]
    Grande joie du Père Duchesne à l’occasion des scellés mis au Palais et du déménagement des juges du parlement, n.d., 8 p., p. 1-2.
  • [25]
    A. Soboul, Précis d’Histoire de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 87-88.
  • [26]
    A. Soboul, La civilisation et la révolution française, I, La crise de l’Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, p. 243.
  • [27]
    À ce sujet, voir notre contribution au Bouleversement de l’ordre du monde, op. cit., chap.3, « Noblesse et révolution (1773-1802) », en particulier p. 155-161.
  • [28]
    Jean Egret, Le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, t. II, Le parlement et la révolution dauphinoise (1775-1790), Roanne, Horvath, 1942, p. 362-363.
  • [29]
    J. Egret, La Pré-révolution… , op. cit., p. 371-372.
  • [30]
    W. Doyle, The Parlement of Bordeaux and the end of the old regime, Londres, Tonbridge, E. Benn, 1974 et M. Figeac, Destins de la noblesse bordelaise : 1770-1830, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1996. On relira bien sûr les travaux majeurs cités plus haut d’Olivier Chaline dans le cadre du Parlement de Normandie et de Clarisse Coulomb pour Grenoble.
  • [31]
    B. M. Grenoble, O 277, Remontrances concernant les lettres de cachet, p. 10.
  • [32]
    Voir les analyses très fines de la thèse de C. Coulomb, op. cit., p. 605. Elle conclut en particulier, très nettement : « Pour le Parlement de Grenoble, le respect de la liberté du peuple passe par l’écoute et la considération, par le gouvernement, de la voix de l’opinion publique ».
  • [33]
    Dale Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française 1560-1791, Paris, Seuil, 2002.
  • [34]
    L’énoncé de la question est cependant conçu de manière beaucoup plus large, « Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802) ».
  • [35]
    J.-P. Poussou, Le bouleversement… , op. cit., p. 46.
  • [36]
    S. Bianchi, Des révoltes aux révolutions, Europe, Russie, Amérique (1770-1802), Essai d’interprétation, Rennes, PUR, 2004, p. 140-141.
  • [37]
    Ph Bourdin et J.-L. Chappey, Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802), Paris, Cned Sedes, 2004, p. 119.
  • [38]
    M. Vovelle, G. Lemarchand, M. Gilli, M. Cubells, Le siècle des Lumières, L’apogée : 1750-1789, t. II, Paris, Puf, 1997, p. 1028-1029.
  • [39]
    E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette Littérature, 1989, p. 274-266.
  • [40]
    Cité par C. Coulomb, op. cit., p. 599.
  • [41]
    Voir de ce point de vue les écrits de Keith Michael Baker, « Politics and Public opinion under the Old Regime : some reflections » dans J.-R. Cerner et J. Popkin, Press and politics in revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 213.
  • [42]
    Discours cité par J. Egret, Le Parlement de Dauphiné, op. cit., II, p. 47.
  • [43]
    Il s’agit de Grenoble, Toulouse, Pau, Perpignan, Besançon, Bordeaux, Dijon.
  • [44]
    Pour voir le détail des réactions, nous renvoyons à Jean Egret, La pré-révolution, op. cit., p. 236-242.
  • [45]
    A. Nat. K 711.
  • [46]
    Cité par O. Chaline, op. cit., p. 494.
  • [47]
    M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au XVIIIe siècle, Paris, Maloine, 1984, p. 302.
  • [48]
    Cité dans H. Carré, op. cit., p. 242-243.
  • [49]
    Cité dans H. Carré, op. cit., p. 242-243.
  • [50]
    Pour ce parallèle avec l’époque de la Fronde, voir le chapitre II de la thèse de Caroline Le Mao, D’une régence à l’autre : le Parlement de Bordeaux et ses magistrats au temps de Louis XIV (1643-1723), Thèse, dactyl., Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2005, p. 91 sq.
  • [51]
    A. M. Bordeaux, ms 1239, « Journal du Curé bordelais ».

1

La robinocratie regimbe… elle sème le bruit que le peuple de Toulouse et celui de Pau ont réintégré leurs Parlements… Pauvres robins, que vous êtes petits ! Votre règne est passé et vous ne vous en apercevez pas. Quel est votre espoir ? Où tendent ces menées souterraines ? Voudriez-vous soulever le peuple ? Vous n’y réussirez pas. Il est désabusé, ce peuple, et il sait fort bien que vous vous engraissiez à ses dépens et que vous ne criez si fort que parce que l’Assemblée nationale vous a ôté la faculté de le ronger à l’avenir.  [1]

2 Le lecteur du Journal patriotique de Grenoble du 24 août 1790 qui avait connu la journée des tuiles et les événements de la pré-révolution dauphinoise  [2] n’avait plus qu’à mesurer l’évolution. Qu’il semblait éloigné ce 12 octobre 1788 où, après le renvoi de Loménie de Brienne, la ville fêtait le premier président de Bérulle au son du canon et le reconduisait en cortège à son hôtel, au travers des rues illuminées et pavoisées. Que l’on se trouvât dans la capitale du Dauphiné ou de l’autre côté du territoire, à Bordeaux, les scènes étaient toujours les mêmes : couronnes de fleurs, jonchées de lauriers, fontaines de vin, arcs de triomphe édifiés par les loges maçonniques et feux d’artifice accueillaient les parlementaires de retour d’exil. Comment s’effectua donc le passage de cette unanimité populaire au parlementaire honni, cristallisant toutes les rancoeurs inassouvies à l’égard de l’Ancien Régime ? La révolte des « Pères du peuple » qui déclencha le recours aux États Généraux n’était-elle vraiment qu’une rébellion de privilégiés attachés à leurs avantages ou faisait-elle partie intégrante de l’onde de choc révolutionnaire en train de gagner la France ? De toute façon, que pouvait-il advenir d’un ordre social qui était ainsi privé de ses plus fidèles soutiens ? Pour mieux décrypter l’événement, une lecture sous le prisme de l’échec politique permettra de relire le phénomène avec le souvenir des nombreux conflits qui avaient émaillé les relations entre le pouvoir et ses juges. L’échec des magistrats n’était-il pas inexorable à partir du moment où l’on sortait d’un cadre légal auquel ils étaient structurellement liés ?

Les Parlements à l’épreuve des faits

Une crise pré-révolutionnaire sur le modèle des crises parlementaires

3 Il était inévitable que la lutte qui opposait depuis si longtemps le Parlement et les représentants du roi prît une intensité particulière durant la période mouvementée qui va de 1787 à 1789. Fidèles aux principes dégagés par Montesquieu pour la monarchie, les magistrats étaient en effet pénétrés par le caractère fondamental de leur mission que le Parlement de Rennes rappela au Roi à l’occasion de ses remontrances du 16 février 1788 : « Les Parlements, Sire, sont chargés du dépôt des lois ; leur première et principale fonction est de veiller à ce qu’elles soient exécutées ; leur devoir leur prescrit d’avertir le Souverain des infractions qu’elles éprouvent, ou par des entreprises coupables, ou par des erreurs passagères »  [3]. À partir de là, le schéma des crises prend un caractère récurrent : l’hostilité aux édits royaux est suivie d’enregistrements autoritaires ; les parlementaires refusant alors d’obtempérer, poursuivent leurs protestations et prennent l’opinion publique à témoin par la publication de leurs remontrances, ce qui pousse le roi à les exiler. C’est ainsi qu’à la suite de l’édit de juin 1787 portant création d’assemblées provinciales, le Parlement de Bordeaux se montra intransigeant et rejeta systématiquement l’enregistrement. L’exil à Libourne au mois d’août ne changea rien, d’autant plus que les juges avaient le sentiment d’être soutenus par la population bordelaise. Ainsi, dans les remontrances rédigées le 31 octobre 1787, le Parlement reprochait au gouvernement de chercher à asservir la Nation, car il l’accusait de vouloir utiliser les assemblées provinciales pour dresser un cadastre, base du futur impôt. Durant l’été, à peine avait-il renvoyé les notables que Loménie de Brienne se retrouva aux prises avec le Parlement de Paris. Louis XVI dut présider un lit de justice le 6 août 1787, pour faire enregistrer un impôt sur le timbre que le Parlement avait repoussé en affichant sa doctrine des États Généraux, seuls habilités à consentir l’impôt. Le lendemain, le Parlement déclara illégal l’enregistrement de la veille. La foule acclama les magistrats, ce qui conduisit le souverain à les faire exiler à Troyes. Le 17 août, le comte d’Artois, qui vint au Palais pour faire enregistrer des édits, fut hué par dix mille émeutiers et finalement, Loménie de Brienne se résigna à négocier la fin de l’exil. Il renonça à la subvention territoriale et à l’édit sur le timbre et les parlementaires purent opérer un retour triomphal à Paris. L’année 1788 vit culminer le vieux conflit qui fut d’autant plus violent que l’antagonisme avec la couronne était plus ancien et avait couvé pendant tout le siècle, notamment en Béarn, en Bretagne et en Dauphiné. Le garde des Sceaux, Lamoignon, avait en effet décidé de briser l’opposition : il fit accepter par Louis XVI une série d’ordonnances qui décapitaient les Parlements. Les plus importantes leur enlevaient l’enregistrement des édits pour le confier à une cour plénière nommée à vie par le roi. Le Parlement de Paris riposta le 3 mai en proclamant « les libertés fondamentales du royaume » : les subsides devaient être votés par les États Généraux, les cours souveraines devaient conserver leur droit de contrôle des lois, les lettres de cachet seraient abolies. Louis XVI cassa immédiatement l’arrêt du 3 mai, mit la cour « en vacances » et imposa l’enregistrement des ordonnances Lamoignon mais la révolte avait gagné les Parlements provinciaux. À Rennes, où la noblesse se déclara immédiatement solidaire des juges, gentilshommes, avocats et étudiants manifestèrent côte à côte le 9 mai ; le lendemain, les représentants du roi furent lapidés par la foule et contraints de se retirer dans le palais du gouverneur. À Grenoble, le Parlement protestataire fut exilé par le duc de Clermont-Tonnerre qui commandait la province. Le jour fixé du départ des magistrats, le 7 juin, le tocsin rassembla toute la ville avec le renfort de la montagne alentour descendue prêter main forte. Les soldats de Clermont-Tonnerre furent alors mitraillés à coups de tuiles jetées du haut des toits. L’émeute fut si violente que le représentant du roi capitula et laissa le Parlement se réinstaller. À chaque fois, les cours, qu’un vaste réseau de capillarité sociale liait à toute la bourgeoisie qui vivait de la justice royale, canalisaient, centralisaient toute l’opinion anti-absolutiste. Et pourtant, comme l’a souligné Clarisse Coulomb, « l’esprit avait profondément changé, bien loin d’entamer avec les représentants du roi une lutte personnelle, le Parlement s’en tenait au niveau des idées et des principes, et les salons n’avaient aucune part dans l’action. Surtout, le départ en exil des magistrats provoqua la poursuite de leur contestation par la foule des émeutiers qui s’opposa à leur départ tout d’abord, et ensuite, de façon plus organisée, par l’ensemble de la société. On assistait alors à l’émergence d’une vie politique provinciale qui reprenait les pratiques et les modes de revendication parlementaires »  [4]. Comme l’a très bien montré Jean Egret dans son ouvrage désormais classique  [5], la filiation était directe entre les turbulences parlementaires et les débuts de la Révolution. L’absence de ces révoltes de robins de la grosse somme de Jean Nicolas sur la rébellion française signifierait-elle que l’historien ne reconnaît pas le droit des élites à l’insurrection ?  [6] Certes, le sous-titre de l’ouvrage précise qu’il s’agit d’une étude sur les mouvements populaires, mais les forces mises en branle méritent bien de poser le problème. Pour mieux saisir le lien entre révolte des élites et révolution, la thématique développée par les parlementaires permet d’aller plus loin.

La thématique d’une révolte en rouge et noir

4 Les remontrances parlementaires reprenaient, en les élargissant, tous les vieux griefs contre l’absolutisme et c’est particulièrement le réflexe de la lutte contre le despotisme puisé dans les principes politiques de Montesquieu qui fit l’union des élites : « L’autorité légitime du monarque n’est distinguée du pouvoir absolu du despote que parce qu’elle est réglée par les lois ».  [7] Pour éviter les affres du despotisme, le projet que plusieurs membres du Parlement de Paris, comme Duval d’Eprémesnil, Robert de Saint-Vincent ou Huguet de Sénonville, avaient médité, visait à assujettir la Monarchie à la dure tutelle conjuguée des États Généraux et des Parlements.

5 Néanmoins sur le fond des revendications, on observe progressivement un changement de nature, car si le despotisme révoltait toujours autant, on note une volonté de plus en plus nette de contester les lois, ce qui portait en profondeur atteinte au système. Examinant les nombreux mémoires judiciaires, Sarah Maza a ainsi pu souligner qu’on passe « d’une réaction contre la tyrannie socio-politique à une réflexion sur la nature du contrat social »  [8]. À chaque conflit avec le pouvoir royal, les parlementaires apportaient la preuve de leur capacité à mobiliser l’opinion et les thèmes qu’ils avaient développés réapparurent sur le devant de la scène lors de la crise pré-révolutionnaire, comme on le constate à la suite de la « journée des tuiles » durant l’été 1788. Les revendications de l’assemblée des trois ordres de la province du Dauphiné réunie à Vizille le 21 juillet, reprenaient en effet largement les thèmes parlementaires, comme Clarisse Coulomb l’a démontré dans sa thèse  [9]. Le maintien de l’enregistrement libre des lois dans les cours souveraines, la demande au roi de restaurer les États de la province, la convocation des États Généraux, le doublement de la représentation du Tiers faisaient partie du programme parlementaire. Le parlement ne vit d’ailleurs rien à blâmer dans la déclaration de Vizille et lors de sa rentrée, le 17 novembre 1788, l’avocat général La Boissière s’exclama dans un discours sur les États Généraux : « Nous ne sommes plus Dauphinois, mais Français libres sous un roi », reprenant une formule de Mounier. Certains y discerneraient un souci de retrouver l’initiative chez des magistrats dépassés par le cours des choses, mais il nous semble beaucoup plus probable que, comme l’affirme Clarisse Coulomb, « le débat physiocratique et la question de l’impôt avaient permis un long cheminement des magistrats vers la conscience de l’unité nationale ». Grisés par le pouvoir et se voulant les garants des lois fondamentales, les juges avaient transformé l’opinion en jury, institution antithétique des principes mêmes de l’absolutisme et l’on ne peut que suivre Matthew Levinger dans ses conclusions : « L’opposition parlementaire a préparé la voie à la Révolution française : en laissant supposer que l’autorité suprême résidait dans la Nation plus que dans le Roi, les Parlements ont commencé à rendre concevable l’idée d’un système politique sans monarque »  [10]. Les Parlements avaient joué un rôle essentiel dans l’apprentissage des formes de la vie politique et ils avaient déclenché un processus qui transféra la souveraineté du Roi à la Nation avec l’appel aux États Généraux comme jury suprême.

Chronologie d’un échec annoncé

6 Avec les journées révolutionnaires de 1789, les parlementaires ne pouvaient que perdre pied très vite, eux qui avaient toujours inscrit leur action dans le strict cadre de la légalité. Fort rapidement, l’opinion qu’ils avaient grandement contribué à mobiliser s’était donc retournée et les anciens « Pères du peuple » en étaient devenus les boucs émissaires comme en témoignent les placards affichés aux quatre coins de Rouen, le 25 juillet 1789 :

7

Nation, vous avez ici quatre têtes à abattre, celle de Pontcarré, premier président, de Massion, intendant, de Belbeuf, procureur général, et celle de Durand, procureur du roi de la Ville  [11].

8 Ces menaces de plus en plus précises incitaient les magistrats à la prudence d’autant plus qu’ils avaient, en peu de temps, perdu leurs rêves politiques puisque l’Assemblée Nationale s’était appropriée toute la souveraineté. La mise en vacance indéfinie des cours le 3 novembre 1789 provoqua d’ailleurs des réactions plus ou moins énergiques. Les parlementaires députés de Bordeaux à l’Assemblée ne crurent, par exemple, pas utile d’alerter leurs collègues et le président de Lavie dénonça même le tribunal d’Alsace qui refusait d’exécuter les décrets sur la procédure criminelle  [12]. « Notre Parlement n’a fait aucun mouvement depuis qu’il s’est aperçu que le silence était le parti le plus convenable de la situation », avouait le chroniqueur Bernadau  [13]. En revanche, la réaction du Parlement de Rennes fut très vigoureuse puisqu’il refusa d’enregistrer les nouvelles lois, et la chambre des vacations qui devait assurer l’interim, se déroba. L’Assemblée Nationale décida alors de convoquer à sa barre le président de la chambre et à l’occasion des débats du début janvier 1790, Mirabeau eut cette réplique qui résumait l’état d’esprit de l’opinion :

9

C’est enfin une poignée de magistrats qui, sans caractère, sans titre, sans prétexte, vient dire aux représentants du souverain : Nous avons désobéi, et nous avons dû désobéir ; nous avons désobéi, et notre rébellion nous sera un titre de gloire. […] Non, Messieurs, le souvenir d’une telle démence ne passera pas à la postérité. Eh ! que sont tous ces efforts de pygmées qui se raidissent pour faire avorter la plus belle, la plus grande des révolutions ; celle qui changera infailliblement la face du globe, le sort de l’espèce humaine ?  [14]

10 Avec la nouvelle politique religieuse, et en particulier le décret du 13 février 1790 qui prohibait les vœux monastiques, le raidissement ne fit que s’accentuer dans un milieu très attaché aux ordres réguliers. La prolifération des violences rurales qui avaient une tonalité anti-nobiliaire augmenta la tension à tel point que le réquisitoire prononcé le 20 février 1790 par le procureur général du Parlement de Bordeaux, Dudon, était inévitable. Dans des termes d’une très grande dureté, il stigmatisait, les assassinats, les incendies allumés, l’abandon des cultures, les attroupements, les pillages de grains, la dévastation des églises et des châteaux, œuvre de « hordes meurtrières » qui font « que ces provinces sont inondées du sang de leurs habitants »  [15]. Le plus important n’était certainement pas dans cette condamnation de phénomènes sporadiques de Grande Peur, mais dans le fait qu’il dénonçait « les premiers fruits d’une liberté publiée avant la loi qui devait en prescrire les bornes et dont la mesure a été livrée à l’arbitraire qui avait tant d’intérêt à n’en connaître aucune ». Toute l’évolution depuis mai 1780 était implicitement remise en question car l’expression de « Députés de chaque bailliage » déniait à l’Assemblée toute légitimité. La noblesse de robe se situait ouvertement dans l’opposition à un mouvement qu’elle avait déclenché et Dudon allait même jusqu’à envisager une guerre civile éventuelle :

11

La justice et la loi trouveront assez d’appuis dans ces citoyens dont nous vous peignons les malheurs et les alarmes, il en est, dans les campagnes mêmes où la contagion a fait le plus de progrès, il en est, disons-nous, qui savent, ainsi que les milices des villes, qu’ils sont armés contre les séditieux, contre les brigands, comme les ennemis du bien public, pour le maintien de l’autorité royale et de l’empire des lois, pour le retour de l’ordre et de la police générale, sur lesquelles repose le bonheur public.

12 Une fois de plus, le Parlement de Bordeaux au travers de la personne de son procureur général, se retrouvait sur le devant de la scène politique, car l’affaire fit grand bruit à Paris, où elle eut, en sens inverse le même retentissement que les remontrances de 1787-1788. Camille Desmoulins lui-même n’éprouva-t-il pas le besoin de tremper sa plume dans l’encre du polémiste pour ironiser sur « le vieux Dudon octogénaire, l’Eléazar des robins (qui) est monté à la tour de son château : il a cru voir épars dans la campagne des brigands qui menaçaient le donjon et, s’étant obligé de fuir, dans les douleurs de sa goutte, il s’est vengé par un réquisitoire »  [16]. Ultime baroud d’honneur d’autant plus voué à l’échec que les Parlements ne se réunissaient plus depuis novembre 1789, la déclaration de Dudon ne pouvait que contribuer à faciliter la propagande révolutionnaire qui se nourrissait du spectre du complot. Le sort des cours fut rapidement réglé quand l’Assemblée décida, le 24 mars 1790, que l’appareil judiciaire serait entièrement reconstruit. La loi des 16 et 24 août qui réorganisait la justice rendit inexorable le décret de suppression des Parlements du 6 septembre 1790. Le Parlement de Paris pourrait toujours consigner dans un acte authentique ce qu’il appelait « les principes constitutionnels de la monarchie »  [17], il ne faisait qu’aller au bout de sa logique d’échec en se désignant ouvertement aux yeux de l’opinion comme une force contre-révolutionnaire.

Lecture des faits : jugements sur un échec

La sévérité des contemporains

13

J’ai entendu raconter à ma mère que sa sœur, la présidente de Lavie, était venue faire un voyage à Paris, elle lui avait procuré une banquette pour voir en bayeuse le bal de la Reine ; elle causait avec elle ; la Reine s’approcha et lui demanda quelle était cette belle personne.
C’est ma sœur, Madame.
– A-t-elle vu les salles ?
– Non, Madame, elle est en bayeuse, elle n’est pas présentée.
– Il faut les lui montrer, je vais emmener le Roi.
Et en effet, avec sa gracieuse bonté, elle prit le Roi sous le bras et l’emmena dans les autres pièces pendant que ma tante visitait la salle de bal. La Reine avait l’intention d’être fort obligeante, mais le président de Lavie prit la chose tout autrement. Il était d’une race fort antique, très entiché de sa noblesse, un fort gros personnage à Bordeaux où un président au Parlement jouait un grand rôle, il fut indigné qu’il fallût que le Roi et la Reine sortissent d’un salon pour que sa femme y entrât. Il retourna à Bordeaux plus frondeur qu’il n’en était parti, il fut nommé député et se montra très révolutionnaire, l’humiliation de la noblesse de Cour lui souciait. Les vanités blessées ont fait plus d’ennemis qu’on ne croit  [18].

14 Ce témoignage de la comtesse de Boigne relatant le voyage à Paris du président au Parlement de Bordeaux jette d’emblée un doute sur la profondeur de l’engagement d’un certain nombre de robins. Leur révolte anti-absolutiste serait donc avant tout le produit de ressentiments personnels, d’un orgueil nobiliaire frustré par le comportement de la noblesse de Cour et de « vanités blessées ». Outre qu’il faut parfois beaucoup se méfier des appréciations de la Comtesse fort mauvaise langue au demeurant, elle ignorait en tout cas que Monsieur de Lavie s’était toujours fait remarquer par des prises de position ultra-libérales. Il n’en reste pas moins que, quelles qu’en soient les vraies raisons, une hostilité systématique du Parlement à l’égard du pouvoir central se doublait ici d’un clivage entre noblesse parisienne et noblesse provinciale. Plus profonde mais allant en partie dans le même sens était l’appréciation du marquis de La Maisonfort :

15

Paris est la ville au monde où l’amour-propre joue le plus grand rôle. Ce n’est pas le tout d’y être riche, heureux, tranquille, il faut y occuper les salons, il faut y attirer l’attention sur soi […] Ce besoin de faire du bruit à tout prix, à cette époque, s’empara de la Robe. Quelques jeunes magistrats que la nature avait faits pour être les plus pacifiques des mortels et pour aller au retour du Palais, du Marais où ils habitaient presque tous, au Théâtre Français ou à l’Opéra, se mirent à relire, qui Joly, et qui, surtout, le cardinal de Retz.
On songea à faire renaître les beaux jours de la Fronde où, en sortant d’un déjeuner, on allait sous des écharpes différentes se brûler la cervelle. Les femmes, qui se mêlent de tout en France, au lieu de refroidir, de calmer les têtes, les échauffèrent. On persuada à tous les jeunes conseillers qui venaient de payer leurs charges pour être tranquilles et impassifs comme leurs devanciers, qu’il fallait faire du bruit et surtout montrer au roi l’art de régner. Les remontrances, les arrêtés vinrent à la mode, les amours-propres s’échauffèrent et quatre ou cinq conseillers, pour avoir été plus insolents et plus impudents que les autres, se crurent des Brutus ou des Catons. La cour aggrava le mal au lieu de l’étouffer… M. d’Eprémesnil et autres furent exilés, enlevés et maints petits bourgeois, qui ne s’en doutaient pas, furent convertis en homme d’État  [19].

16 Remarquable texte qui met en évidence, là encore, le poids des sociabilités parisiennes mais qui souligne surtout l’influence de l’histoire, le souci des magistrats d’être les héritiers d’une tradition qui puise ses racines dans le précédent de la Fronde  [20] et qui vit son quotidien au rythme de l’histoire romaine. Remarquable texte qui insiste beaucoup sur les effets de mode, sur la psychologie de groupe, mais aussi sur le rôle moteur de la jeunesse dans l’engrenage de la révolte. Pour prendre plus de recul par rapport à l’événement, F.-R. de Chateaubriand ne contredisait absolument pas La Maisonfort dans les Mémoires d’Outre-Tombe :

17

Les Parlements avaient leur cause à venger : la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les États Généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats plus populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n’étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les États Généraux, n’osant avouer qu’ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique ; ils hâtaient de la sorte la résurrection d’un corps dont ils avaient recueilli l’héritage, lequel en reprenant la vie, les réduirait tout d’abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu’ils se meuvent par sagesse ou passion : Louis XVI rétablit les Parlements qui le forcèrent à appeler les États Généraux ; les États Généraux transformés en Assemblée Nationale, et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les Parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les Parlements en agirent de la sorte, parce qu’ils étaient, sans le savoir, les moyens d’une révolution sociale  [21].

18 Le comportement à bien des égards paradoxal entrait ici clairement dans le cadre d’une stratégie délibérée : attaqués par la monarchie dans leurs prétentions à contrôler le pouvoir législatif, ils auraient fait appel en rétorsion aux États Généraux. Cette interprétation nous offre une lecture purement tactique sans aucune illusion sur la sincérité libérale des magistrats. Il reconnaît ainsi leur rôle moteur dans le déclenchement de la Révolution, mais aussi leur aveuglement quant à leurs chances de succès. Tout à leur lecture du passé frondeur des cours, ils avaient simplement oublié que la situation de 1789 était très éloignée de celle de 1650, que l’état de l’opinion urbaine était bien différent et surtout, que contrairement à son lointain prédécesseur, le souverain était totalement inapte à remplir sa fonction d’arbitre. Soulignant les conséquences dramatiques de l’échec, Chateaubriand va jusqu’à évoquer les pertes humaines de la haute robe. S’il est vrai que la politique terroriste s’abattit avec une violence toute particulière sur ceux qui faisaient désormais figure de boucs émissaires naturels, il est cependant nécessaire de préciser les grandes variantes de la rigueur terroriste. En effet, si elle s’abattit de manière impitoyable à Paris (vingt-neuf exécutions soit 17 % des juges), Bordeaux (vingt-six victimes soit 20 %) et Toulouse (cinquante-cinq guillotinés soit 40 %), elle fut ailleurs beaucoup plus brève et circonscrite. Quatre Parlements ne comptèrent aucune victime (Besançon, Douai, Pau et Nancy), ceux de Rouen, Metz et Grenoble en eurent trois, Rennes quatre, Aix-en-Provence six et Dijon neuf. Il n’empêche que lorsqu’on ajoute les émigrations et les pertes économiques souvent irréparables, les milieux de la robe payaient très cher leur égarement stratégique de la crise pré-révolutionnaire que mentionne à l’envi Sénac de Meilhan :

19

L’ignorance des affaires de l’État caractérisait ces grands corps, toujours loin de leur siècle pour les lumières, et il était facile à un ministre adroit de leur présenter les affaires sous un aspect favorable ; leurs remontrances étaient souvent convenues avec la Cour et répondues d’avance, et les plus éloquentes étaient devenues des lieux communs. Ceux qui les rédigeaient, ignorant les principes de l’économie politique, et l’ensemble, et les détails des affaires, l’état de la culture, de l’industrie et du commerce, se bornaient à de vagues déclamations sur les impôts et la misère des peuples. Ils présentaient des tableaux qui auraient pu convenir à tous les règnes.  [22]

20 L’auteur s’était pleinement rendu compte qu’une des causes essentielles de la Révolution avait été la révolte nobiliaire de 1787, mais il se montra très dur avec le niveau culturel de leurs auteurs, esprits très superficiels, uniquement mus, selon lui, par leur appétit de pouvoir. Cette attaque est, en réalité, surtout un parfait reflet des divisions internes du monde nobiliaire et le passage sur leurs faibles capacités intellectuelles, une antienne assez courante dans le milieu des intendants auquel appartenait Sénac de Meilhan, puisqu’il fut successivement en poste à La Rochelle, en Provence et dans la province du Hainaut  [23]. En quelques mois, les parlementaires réussirent donc à cristalliser les oppositions de tous les bords puisqu’ils devinrent dans la presse sans-culotte le symbole de la contre-révolution comme le traduisait à sa manière le Père Duchesne qui salua la suppression des cours :

21

Ils foutent enfin le camp, ces sacrés coquins de juges ! non d’un foutre ! Les voilà rasés. C’est en vain qu’ils ont cherché à soulever le peuple de toutes les provinces. Mille Dieux ? On n’est plus dupes de leurs singeries ! Il n’est plus le temps où ils allaient traîner à Versailles leurs jaquettes rouges, et où nous avions la bêtise de les appeler nos pères, tandis que les bougres n’agissaient que dans leur intérêt particulier […] Le sang des Calas, des Sirvin (sic), des La Barre, des Desforges et de milliers de victimes crie vengeance de toutes parts ; eh bien ! elles l’obtiennent enfin.  [24]

22 Les parlementaires étaient donc désormais l’une des cibles privilégiées d’une Révolution qu’ils avaient largement contribué à lancer ; leur opposition ne faisait que les désigner un peu plus à la vindicte populaire et alimenter la radicalisation politique.

La lecture des historiens

23 La sévérité manifestée par de nombreux témoins de l’époque à l’égard des magistrats ne pouvait que servir de support à l’historiographie dominante de la Révolution française jusqu’aux années 1970-1980 : pour les historiens marxistes, la conflagration révolutionnaire avait été voulue et dirigée par une bourgeoisie ascendante. Fidèles en cela aux enseignements de Karl Marx, ils étaient amenés à interpréter la révolte nobiliaire uniquement comme un mouvement de privilégiés attachés à la défense de leurs avantages. C’est ainsi qu’Albert Soboul écrivait dans son Précis d’Histoire de la Révolution française :

24

En ce printemps de 1788, ce fut essentiellement l’union de l’aristocratie de robe et de l’aristocratie d’épée qui tint le pouvoir royal en échec. Contre la royauté et pour le maintien de ses privilèges, l’aristocratie n’avait pas hésité à employer des méthodes de violence. Noblesse d’épée et noblesse de robe s’étaient unies pour refuser l’obéissance au roi, avaient appelé à leur aide la bourgeoisie qui faisait ainsi son apprentissage révolutionnaire.  [25]

25 Montesquieu, dont la pensée inspira très fortement les magistrats dans leur démarche, était d’ailleurs automatiquement rangé dans le camp de la réaction, d’autant plus qu’il avait été lui-même président à mortier au Parlement de Bordeaux : « Les théories de la réaction parlementaire et féodale furent reprises au milieu du siècle, non plus par d’obscurs pamphlétaires, mais par l’un des plus grands écrivains du siècle : Montesquieu publia l’Esprit des Lois en 1748. Soulignons ici la différence fondamentale entre les deux grandes écoles, celle du droit historique, à laquelle se rattachait Montesquieu, celle du droit naturel qui eut pour guides Voltaire et Rousseau »  [26]. Dans ce schéma dualiste, M. de Labrède était censé avoir défendu ses intérêts de classe, tandis que Voltaire et Rousseau portaient les espoirs des catégories moyennes de la société seules capables d’imaginer une réforme politique. Du souci de transformer la monarchie en un système à l’anglaise ou de l’action certes individuelle de plusieurs parlementaires comme Duport, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Hérault de Séchelles ou bien d’autres à un niveau simplement local, il n’était jamais question.  [27]

26 Néanmoins, les conclusions auxquelles parvenait Jean Egret dans son étude déjà ancienne sur le Parlement du Dauphiné aurait dû faire naître le doute. « Les Parlements de l’Ancien Régime ont été accusés communément de routine et même d’opposition systématique aux idées réformatrices. [… En fait, le Parlement de Grenoble, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, nous est apparu comme une Bastille déjà envahie par l’esprit nouveau. Les désirs de réformes qui émouvaient l’opinion éclairée ont trouvé des interprètes persuasifs parmi ses propres membres. Et la Compagnie tout entière s’est laissée entraîner. Elle a fait siens les projets du conseiller de Sausin pour rendre l’enseignement des Universités et des collèges plus national et plus utile. Elle a défendu la liberté individuelle, en protestant contre la justice des commissaires du roi et contre les lettres de cachet. Elle a répondu aux intentions plus tolérantes du gouvernement à l’égard des religionnaires. Elle a permis à ses avocats généraux de condamner, devant elle, le fanatisme des juges, le formalisme de la procédure et l’inutile cruauté des peines »  [28]. L’auteur reprenait d’ailleurs ses conclusions en les amplifiant dans ce modèle de méthodologie et de nuances qu’est la Pré-révolution française, où il opposait l’attitude de magistrats soucieux de promouvoir une monarchie tempérée, guidés par la cause commune de la liberté et une majorité peu disposée à des sacrifices  [29]. Prendre les cours globalement c’était bien se condamner à ne rien comprendre à la difficulté de la question, à la diversité d’influences et d’inspirations dont elles étaient traversées. Depuis, toute une série de monographies régionales nous ont décrit, à la suite des travaux pionniers de William Doyle sur le Parlement de Bordeaux, un milieu complexe qui se passionnait pour les nouvelles idées économiques et pour les débats philosophiques du siècle  [30]. La haute robe faisait bien souvent la synthèse d’idées qui cheminaient dans l’opinion publique éclairée des dernières décennies de l’Ancien Régime, comme le traduit l’analyse des remontrances. Ainsi, lorsque le parlement de Grenoble affirmait que « l’intérêt commun a réuni les hommes en société, il a donné naissance aux Gouvernements ; il peut seul en assurer la durée »  [31] il reprenait les thèses que venait d’exprimer Mirabeau dans son Essai sur les lettres de cachet et les prisons d’État de 1782. De même, l’aspiration à la liberté si présente dans les remontrances de 1788 était très clairement inspirée par la révolution américaine. Lorsque le conseiller grenoblois de Meyrieu fut emprisonné en 1784, la cour ne s’était-elle pas exclamée d’une seule voix que le roi « a porté la liberté au-delà des mers, il ne la détruira pas dans le sein de ses états »  [32]. Cette relecture des grands textes de la pré-révolution est indispensable, car elle amène une foule d’interrogations sur un comportement complexe qui conduit parfois à des interprétations certes intellectuellement fascinantes mais un peu hasardeuses, comme celle de Dale Van Kley  [33]. L’auteur fait en effet le rapprochement entre les crises des années 1750 et les ultimes conflits de la pré-révolution où il voit une opinion parlementaire travaillée par les thèmes jansénistes, en particulier par le pamphlet de Louis-Adrien Le Paige, Reflexions d‘un citoyen sur les lits de justice. S’appuyant sur les écrits de magistrats du Parlement de Paris notoirement jansénistes comme Fréteau de Saint-Just, Goislard de Montsabert ou Robert de Saint-Vincent, il s’efforce de dégager des origines religieuses à la Révolution française. Il oublie cependant que le jansénisme n’était qu’une faction, au demeurant assez circonscrite au sein du Parlement de Paris, et qu’il fut carrément très faible, voire inexistant dans les Parlements provinciaux largement imprégnés de gallicanisme.

27 Cette série d’interrogations sur l’ambiguïté d’un échec politique aboutit, en tout cas, à une série de remises en cause sur lesquelles la récente question d’Agrégation a permis de faire le bilan  [34]. Jean-Pierre Poussou, qui privilégie le facteur politique dans la série des événements qui déclenchèrent la révolution, reconnaît « le rôle fondamental de la rébellion parlementaire » et il constate qu’étudier ici les révoltes populaires ne mène nulle part, car dans son ébranlement la Révolution fut une affaire de notables  [35]. Faut-il pour autant en déduire qu’une relecture du comportement des parlementaires emporte l’adhésion de la communauté des historiens, ce serait pour le moins risqué quand on constate sous la plume de Serge Bianchi que les juges avaient détourné le vocabulaire des Lumières, notamment les idées de Montesquieu, pour mener leur combat au caractère « privilégié, conservateur et en réaction contre le « parti philosophique »  [36]. On lit par ailleurs dans l’ouvrage dirigé par Philippe Bourdin et Jean-Luc Chappey que « la noblesse est surtout favorable à des réformes qui renforcent sa position : elle souhaite limiter le pouvoir royal, maintenir ses privilèges fiscaux et le modèle de la société d’ordres »  [37]. On serait alors bien inspiré de revoir ces phrases de Monique Cubbels qui, dans la synthèse dirigée par Michel Vovelle, faisait un bilan plein de nuances et de finesse prenant en compte l’évolution historiographique récente :

28

L’opposition parlementaire, en 1788, se révèle à son stade ultime. Elle avait unifié, pendant le siècle, une opposition disparate, parce que les cours étaient les seules institutions du régime à pouvoir mener une action quasi légale. Elle avait évolué dans son dispositif idéologique : l’apparition progressive des États Généraux, du consentement de la Nation à l’impôt, la protestation contre l’arbitraire des lettres de cachet au nom des libertés et plus encore des prérogatives de la justice ordinaire. Certains parlementaires, comme l’avaient fait certains notables, admettant même la fameuse égalité fiscale, tant combattue auparavant : c’était le cas des conseillers Duport, Fréteau, Duval. Mais l’unité de l’opinion derrière les Pères de la Patrie ne pouvait se maintenir. Les parlementaires jouaient sur la polysémie de certains termes : la liberté et les libertés, la nation, le contrat entre le roi et ses sujets. L’union réalisée contre l’absolutisme était très vulnérable, dès lors qu’on voulait donner un sens précis à ces concepts […] L’action parlementaire avait contribué à créer des idées et des comportements de refus. Des privilégiés ont pu ainsi participer à un changement révolutionnaire qui les balaiera de la scène politique et sociale, et c’est un exemple intéressant de l’engrenage par lequel un processus politique peut se résoudre en son contraire  [38].

29 Ainsi se trouvent au bout du compte, mieux décryptés les paradoxes d’une conduite politique qui avaient amené les cours de justice à une forme d’autodestruction.

Pour une nouvelle compréhension des causes de l’échec

30 Une parfaite compréhension de l’action des parlementaires nécessite en effet qu’elle soit réinterprétée dans la perspective des objectifs et des stratégies qui avaient toujours guidé les cours lors des conflits jalonnant l’histoire de leurs relations avec la monarchie.

Une action politique fondée sur l’histoire et la tradition

31 Une des clefs essentielles de l’analyse nous est fournie en creux par le penseur de la contre-révolution dans ses Réflexions sur la Révolution de France qu’il aurait fallu que l’on réformât les Parlements au lieu de les détruire :

32

Les Parlements avaient ainsi apporté aux excès et aux vices de la monarchie nombre de correctifs : ce n’étaient certainement pas les meilleurs possibles, mais leur importance et leurs effets furent considérables. Or, le jour où le pouvoir absolu est revenu en France à la démocratie, un tel pouvoir judiciaire indépendant devenait dix fois plus nécessaire encore. Des juges électifs, temporaires, locaux, tels que votre constitution les a institués, et qui exerceront leurs pouvoirs dépendants dans un cercle étroit, formeront nécessairement les tribunaux les plus détestables qui se puissent imaginer […] Si, au lieu de dissoudre les Parlements et d’imposer ainsi au pays un changement aussi ruineux, on les avait conservés, ils auraient pu rendre dans la nouvelle république, sinon exactement les mêmes services (…) du moins des services très proches de ceux que le tribunal de l’Aéropage rendait à Athènes […] Il eût été prudent de maintenir avec les Parlements, leur ancien droit d’enregistrement, ou du moins leur droit de remontrance, ce qui leur aurait permis de donner leur avis sur tous les décrets de l’Assemblée nationale, comme ils le faisaient pour les édits royaux  [39].

33 Ce que E. Burke appréciait plus particulièrement dans la démarche des parlementaires français, c’était bien sûr le recours à l’Histoire. Ils s’appuyaient en effet toujours sur la tradition historique et mettaient à profit leurs périodes d’exil pour rechercher dans le passé, dans les textes anciens, dans les événements comme la Fronde, le bien-fondé de leurs assertions et la conduite à tenir face aux édits qu’il leur était proposé d’enregistrer. Burke n’avait-il pas toujours affirmé que nous devons nous tourner vers le passé pour y trouver, à travers des expériences fondatrices, valeurs et certitudes. C’est bien en se référant au passé que le Parlement de Dauphiné présentait les États Généraux comme l’organe naturel de la Nation :

34

Que l’Histoire, témoin irréfragable de la constitution de l’État, apprend que, dans l’origine, nos souverains faisant les loix dans les assemblées et avec le consentement des Français ; que, pendant une longue suite de siècles, ils ont convoqué fréquemment les États Généraux […] que leur interruption qui ne remonte qu’à environ un siècle et demi, ne saurait rendre irrévocable un changement contraire à la nature des choses et aux droits imprescriptibles de la Nation  [40].

35 De plus, les « Pères du peuple » avaient toujours cherché à inscrire leur démarche dans la défense de la loi, dans un cadre juridique, ce qui ne pouvait que limiter leur action dans le cadre exceptionnel de la Révolution. À partir du moment où le débat politique se transportait dans la rue, où l’émeute engendrait les grands changements, ils ne pouvaient qu’être rapidement emportés par la vague.

36 Par ailleurs, si Dale Van Kley limite trop son propos au lien entre jansénisme et révolution, il est indispensable de revenir aux conflits politico-religieux du milieu du siècle pour mieux comprendre le cheminement intellectuel des juges. On se rend compte, en effet, que c’est dans les années 1750 que se structura une pensée politique dont la puissance de contestation était considérable. Elle a probablement été mal appréciée pendant longtemps, car les historiens de tous bords y virent une réaction conservatrice et corporatiste, là où les textes contiennent d’abord un plaidoyer pour une monarchie tempérée et la manifestation d’une « crise de la monarchie absolue »  [41] qui allait se généraliser. La dynamique conciliaire apparue au mitan du siècle les amena, notamment, à réclamer la réunion des États Généraux. Assurément, les « Pères du Peuple » jouèrent pendant longtemps le rôle de représentation de substitution, mais avec la montée des difficultés financières, le thème conciliaire finit par présenter les États Généraux comme le seul véritable concile général de la Nation. Le concile n’était-il pas une assemblée extraordinaire convoquée pour régler les problèmes en temps de crise ? Sur cette contestation traditionnelle vinrent se greffer les revendications des Lumières dont l’influence était indéniable chez plusieurs parlementaires. Ainsi, le conseiller Colaud de La Salcette s’exprima en ces termes devant une loge grenobloise :

37

N’oublions jamais que les hommes sont égaux par le besoin que les uns auront toujours des autres. Tous nos droits, par la nature, sont les mêmes et cependant, on distingue encore dans le monde le pauvre d’avec le riche. L’un oublie dans l’opulence que l’autre se meurt dans la misère  [42].

38 Que penser quand on voit l’avocat général Saige, la plus grosse fortune bordelaise, entre huit et dix millions de livres, déclarer « être dégoûté par les plaisirs nobles de l’esprit du vide, de la frivolité et de la monotonie des amusements ordinaires » ? Les parlementaires, sûrs de leur science juridique et des Lumières dont ils s’étaient eux-mêmes appropriés le discours, s’étaient crus capables de mener l’assaut contre l’arbitraire de l’État absolu afin de le remplacer, pour certains par une monarchie à l’anglaise, pour d’autres par une monarchie des juges, mais ils avaient provoqué l’étincelle sous le bûcher. Réunir les États Généraux dans un tel contexte, c’était permettre à toutes ces divisions, à cette crise identitaire de s’étaler au grand jour, c’était révéler l’impuissance d’un système en état de blocage. C’était surtout prendre un risque incalculable, celui de rassembler une structure obsolète qui n’avait plus fonctionné depuis 1614. Ce mode de représentation, en mettant au premier plan, dès le début, un conflit entre la noblesse et le Tiers-État, détermina toute la suite de la Révolution et lui donna sa tonalité profondément anti-nobiliaire et donc anti-parlementaire. Les Parlements se retrouvèrent en effet très rapidement en concurrence comme instance de représentation et de contrôle de l’exécutif avec l’Assemblée nationale constituante qu’ils avaient suscitée. Et là, l’Assemblée ayant capté la totalité du soutien populaire, les cours n’étant des corps unis que dans la rhétorique de leurs adversaires, la partie était forcément jouée.

Les modalités de l’action, le mythe de l’union des classes

39 Outre la thématique de leur révolte, les Parlements devaient surmonter un deuxième handicap, synonyme d‘échec, celui d’une absence d’unité chronique dans l’action. Tout au long de la pré-révolution, il apparaît très rapidement que ce sont toujours les mêmes cours qui sont en butte aux ordres de la monarchie. Pour la réclamation des États Généraux, thème central des revendications, il convient de distinguer les Parlements qui ont immédiatement suivi celui de Paris, alors exilé à Troyes pour les avoir demandés  [43] et ceux de Rouen et de Rennes qui ont attendu que le roi les ait promis pour en formuler la demande. Comme le Parlement de Paris, les Parlements provinciaux ont protesté contre les arrestations arbitraires. Tous étaient d’accord pour défendre les immunités particulières de la magistrature, mais cinq seulement – Metz, Dijon, Toulouse, Rennes et Grenoble – ont osé condamner le principe même des lettres de cachet, comme attentatoire au droit public de la France comme au droit naturel. Paris et Bordeaux exilés au moment de la crise de l’été 1787 reçurent des témoignages de solidarité, mais ceux-ci se limitaient bien souvent à une lettre de soutien ou mieux à des remontrances adressées au souverain  [44]. La plupart du temps, Paris, Grenoble, Rennes et Bordeaux se retrouvaient donc sur le devant de la scène, mais on était bien éloigné de cette « Union des classes » si redoutée par le gouvernement qui la déclarait illégale par la bouche de Lamoignon le 2 mars 1788 dans une réponse au Parlement de Rennes : « Sa majesté m’ordonne de vous dire que la séance qu’elle a tenue dans son Parlement de Paris, les suites qu’elle a eues, et la translation du Parlement de Bordeaux à Libourne sont des objets absolument étrangers à son Parlement de Rouen ; que chaque Parlement est circonscrit dans son ressort pour toutes matières, qu’il ne peut ni ne doit s’occuper de ce qui y est étranger »  [45]. Nombreux parmi les opposants étaient ceux qui, comme Brissot, tentèrent de faire renaître l’union des classes, mais les intérêts entre petites et grandes cours, cours récentes et cours anciennes, sans parler de Nancy où n’existait pas la vénalité des offices, étaient trop antagonistes.

40 Les divergences se creusèrent tout au long des grands débats de l’année 1789, comme sur le problème de l’égalité fiscale, ainsi que le reconnaissait Godart de Belbeuf, le procureur général au Parlement de Rouen, en évoquant le second ordre :

41

L’ordre de la noblesse qui devait être si intimement lié à la monarchie dont il est la gloire et l’appui, la noblesse menace de se dissoudre et court à sa ruine ; car à peine, sur trois cents que nous sommes ici, s’en trouvera-t-il un petit nombre qui ose se faire encore un rempart de ces vieux principes qui ont protégé le trône de France dans les crises les plus redoutables, défendu les Rois et soutenu leur couronne ébranlée.
Tous plus ou moins, renoncent à leur état, à leurs ancêtres, à leurs titres ; les uns par une philosophie meurtrière qui, sous le voile d’une fausse humanité, cache les principes mortels d’une dissolution politique ; les autres par esprit de rivalité, ou voulant assouvir des vengeances particulières, menacent la Cour dont ils se flattent d’être en droit de se déclarer mécontents, la Cour à laquelle pourtant ils doivent leur état, leur réputation, leur fortune, et le rang sans lequel quelques-uns d’entre eux ne siégeraient pas  [46].

42 En réalité, traiter des Parlements comme de l’ensemble de la noblesse globalement, c’est se condamner à ne pas comprendre la complexité de la question. Dans ces cours, les magistrats qui s’investissaient ouvertement dans les luttes politiques, constituaient en fait des minorités agissantes, mais la grande majorité des conseillers n’apparaissait jamais et suivait les uns ou les autres en fonction d’alliances momentanées et de réseaux internes de solidarité. C’est, par exemple, le cas au parlement d’Aix-en-Provence où un noyau dur formé d’une quinzaine d’officiers, va aux assemblées des possédant-fiefs, renforcé dans des proportions variables par une vingtaine d’autres. Ce groupe adhère largement au programme des seigneurs provençaux et il faudra les émeutes de mars 1789 pour entamer sa résistance à toute évolution. Une petite minorité défend, au contraire, les idées nouvelles tandis qu’une quarantaine de conseillers représente une masse passive qui paraît peu impliquée par des débats pourtant brûlants  [47]. À Grenoble, au printemps 1789, le conseiller Corbet de Meyrieu et le président de Vaux prennent ouvertement parti pour les formes anciennes des États Généraux, tandis que les conseillers Chaléon et Garnier soutiennent l’idée d’une nouvelle constitution de l’État élaborée au sein des États Généraux, et l’on pourrait accumuler sans peine les exemples. Même la question de la survie des cours ne semble pas engendrer l’unanimité ! L’avocat général du parlement de Dauphiné, Savoye de Rollon, guidé par l’intérêt national, avait bien conseillé à Mounier de supprimer les Parlements :

43

Si l’Assemblée Nationale se sépare en laissant subsister les Parlements, et en arrêtant uniquement les principes qui doivent fixer leur nouvelle organisation, si elle ne prend du moins aucune précaution contre eux, vous commettrez la plus grande imprudence. Ils feront un mal épouvantable, ils remueront cent pieds sous terre, la classe innombrable des gens de loi fera avec eux cause commune et il serait impossible de calculer les maux qui pourraient résulter de cette terrible coalition  [48].

44 Les réactions des parlementaires apparaissent désordonnées, épidermiques, inappropriées aux temps nouveaux. Quand les Parlements furent mis en vacances pour une durée indéterminée en novembre 1789, la réplique intransigeante du Parlement de Bretagne resta très isolée et lorsque le président de La Houssaye, flanqué de neuf collègues, plaida devant l’Assemblée le 8 janvier 1790, la nullité du décret du 3 novembre, il le fit comme naguère lorsque les parlementaires se rendaient à Versailles voir le Roi… La plupart des autres cours se montrèrent, en revanche, prises d’une sorte d’asthénie, comme si elles avaient été épuisées par les luttes incessantes des années précédentes. Même le décret de clôture du 6 septembre 1790 ne fut pas accueilli partout de la même manière. À Grenoble, la cour obtempéra sans la moindre manifestation d’hostilité. À Rouen, les juges l’enregistrèrent le 25 septembre, le publièrent le 28 et se dispersèrent. À Douai, Nancy ou Metz, ils se séparèrent en déclarant céder aux circonstances par la force. À Besançon, quarante magistrats signèrent secrètement une protestation qui ne vit jamais le jour. À Paris, un texte qui était une véritable déclaration de guerre contre l’Assemblée fut adopté sans difficulté :

45

[…] qu’enfin ils protestent et ne cesseront de protester contre tout ce qui a été fait, ou pourrait être fait par les députés des États Généraux, qui dans cette prétendue Assemblée, ont, contre la teneur expresse de leurs mandats, non seulement excédé leur pouvoir qui consistait principalement à s’occuper des moyens de payer la dette de l’État, de subvenir aux dépenses nécessaires par une répartition égale, et enfin d’établir une sage réforme dans les différentes parties de l’administration ; mais même en ont abusé par la violation des propriétés de tout genre, par le dépouillement du clergé qui entraîne le mépris de la religion ; par l’anéantissement de la Noblesse, qui a toujours été un de ses principaux soutiens ; par la dégradation de la Majesté royale, les atteintes portées à son autorité réduite à un vain fantôme : et enfin, par la confusion des pouvoirs destructive des vrais pouvoirs de la monarchie  [49].

46 Ultime et dérisoire provocation, véritable chant du cygne de ceux qui s’étaient toujours définis comme le soutien de la monarchie, y compris dans la critique la plus exacerbée, ce texte résonnait comme le testament de l’ancien monde.

47 La Réole, 12 décembre 1653 : le nouveau premier président Arnaud de Pontac effectue la rentrée du Parlement à la tête d’un maigre cortège qui compte le Procureur Général, dix juges et un greffier… Par cet exil, qui ne prendra fin que le 19 novembre 1654, la cour paie sa participation à la Fronde, au grand regret d’une population bordelaise viscéralement attachée aux « Pères du Peuple »  [50].

48 Bordeaux, 10 juillet 1794 : la lourde porte du Palais de l’Ombrière devenu Palais Brutus, s’ouvre pour laisser passer une lourde charrette sur laquelle on reconnaît en chemise blanche, le cou largement dégarni, Elie-Louis Dufaure de Lajarthe, Jean-Maurice Dussault, Gabriel-Barthélémy-Romain de Filhot, Jean-Joseph Laliman, Jean-André de Meslon et Armand-Yves-Jean-Baptiste de Laporte Pauliac, tous ci-devant conseillers du défunt Parlement de Bordeaux… La populace qui entoure le cortège et que de vaillants sans-culottes repoussent à grand-peine hurle sa joie et sa haine… Histoire d’un divorce entre une population et ses magistrats qui de leur rôle traditionnel de protecteurs étaient devenus les symboles de la contre-révolution. Et pourtant, sept ans plus tôt, l’histoire avait débuté comme au printemps de 1649, quand les magistrats, traditionnels porte-drapeaux de la lutte contre l’arbitraire, avaient tenu à s’opposer à de nouveaux impôts et aux représentants de l’autorité royale en arguant de l’histoire et de la tradition. En 1787, comme en 1649, l’état d’esprit avec lequel les magistrats avaient résisté n’était pas différent de celui qui n’avait cessé de les animer dans chaque conflit avec le pouvoir central. Ce qui rapproche les deux situations, c’est leur caractère de gravité, car en 1649, il y eut prise d’armes, alors qu’en 1789, on fait appel à une institution qui n’avait plus été convoquée depuis 1614. Dans les deux cas enfin, les juges font preuve de leur peu de capacité à penser le changement, mais en 1788, réclamant à cor et à cri la réunion des États Généraux, les Parlements ont fait le lit d’une institution qui ne pouvait que les supplanter dans leur prétention à « représenter » la Nation française. Pouvaient-ils en effet, résister à une assemblée élective et représentative ? Leur première erreur est sans doute de l’avoir cru dans l’euphorie des retours d’exil. Leur deuxième erreur est de n’avoir pas mesuré le caractère exceptionnel des temps qui se préparaient et de ne pas s’être souvenu de la prédiction que l’auteur du Curé bordelais mettait dans la bouche de Sauvat de Pomiès en 1653 : « Nous devons reconnaître l’autorité du Roy, si nous voulons qu’on honore les officiers de sa justice : ceux qui méprisent les maîtres ne s’assujettiront pas à leurs égaux ; et quand nous aurons entretenu la licence, elle s’élèvera contre nous et nous déchirera »  [51]. À une époque où des événements graves s’annonçaient, dans un monde où l’image du second ordre se dégradait chaque jour, comme le prouve la multiplication des pamphlets anti-nobiliaires, n’était-ce pas courir par avance aux désillusions les plus tragiques ? La troisième erreur fut sans doute la plus lourde de conséquences, c’est de ne pas s’être rendu compte qu’en 1789, le souverain n’occupait plus sa position d’arbitre. Il n’enverrait plus ces Messieurs en Rouge et Noir en exil, il les laisserait seuls face à une assemblée investie par la Nation. Pour eux, le moment était venu de quitter la scène, le rêve d’une monarchie des juges avait vécu.

Notes

  • [1]
    Journal patriotique de Grenoble, le 24 août 1790.
  • [2]
    À ce sujet, voir le travail de Jean Egret, Le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, II, Le Parlement et la révolution dauphinoise (1775-1790), Roanne, Horvath, 1942.
  • [3]
    Le Moy, Remontrances du Parlement de Bretagne au XVIIIe siècle, Paris, 1909, p. 122.
  • [4]
    Clarisse Coulomb, Les pères de la patrie, la société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Thèse dactyl., Paris, E. H. E. S. S., 2001, t. I, p. 623.
  • [5]
    J. Egret, La pré-révolution française (1787-1788), Genève, Slatkine reprints, rééd., 1978.
  • [6]
    J. Nicolas, La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002.
  • [7]
    Arrêt du Parlement de Dauphiné, le 24 janvier 1788, p. 2.
  • [8]
    S. Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France pré-révolutionnaire, Paris, Fayard, p. 247.
  • [9]
    C. Coulomb, op. cit., p. 607-610.
  • [10]
    M. Levinger, « La rhétorique protestataire du parlement de Rouen (1753-1763), Annales E. S. C., mai-juin 1990, n° 3, p. 609.
  • [11]
    Rapporté par O. Chaline, Godart de Belbeuf. Le Parlement, le Roi et les Normands, Luneray, éditions Bertout, 1996.
  • [12]
    Le Moniteur, n° 85, p. 344, 5 novembre 1789.
  • [13]
    A. M. Bordeaux, Ms 713 (VI), Bernadau, Tablettes, II, 10 et 12 novembre 1789.
  • [14]
    Orateurs de la Révolution française, I, Les Constituants, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 721.
  • [15]
    Cité dans H. Carré, La fin des parlements 1788-1790, Paris, 1912, p. 185-186.
  • [16]
    Révolutions de France et de Brabant, n° 16, Article sur l’affaire de Bordeaux.
  • [17]
    Sur les modalités de la dispersion dans les différentes cours, voir H. Carré, La fin des parlements (1788-1790), Paris, Hachette, 1912, p. 229-248.
  • [18]
    Comtesse de Boigne, Mémoires, Paris, 1986, p. 39.
  • [19]
    Marquis de La Maisonfort , Mémoires d’un agent royaliste, Paris, Mercure de France, Paris, 1998, p. 64-65.
  • [20]
    Pour mieux souligner la parenté, nous renvoyons à l’article de C. Le Mao dans le présent numéro
  • [21]
    Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1951, p. 148-149.
  • [22]
    Sénac de Meilhan, Des principes et des causes de la Révolution en France, Paris, Desjonquères, rééd. 1987, p. 49.
  • [23]
    Les études les plus récentes permettent de relativiser les clichés. Parmi bien d’autres, voir O. Chaline, op. cit., C. Coulomb, op. cit., W. Doyle, The Parlement of Bordeaux and the end of the old regime, Londres, Tonbridge, E. Benn, 1974 et M. Figeac, Destins de la noblesse bordelaise : 1770-1830, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1996.
  • [24]
    Grande joie du Père Duchesne à l’occasion des scellés mis au Palais et du déménagement des juges du parlement, n.d., 8 p., p. 1-2.
  • [25]
    A. Soboul, Précis d’Histoire de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 87-88.
  • [26]
    A. Soboul, La civilisation et la révolution française, I, La crise de l’Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, p. 243.
  • [27]
    À ce sujet, voir notre contribution au Bouleversement de l’ordre du monde, op. cit., chap.3, « Noblesse et révolution (1773-1802) », en particulier p. 155-161.
  • [28]
    Jean Egret, Le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, t. II, Le parlement et la révolution dauphinoise (1775-1790), Roanne, Horvath, 1942, p. 362-363.
  • [29]
    J. Egret, La Pré-révolution… , op. cit., p. 371-372.
  • [30]
    W. Doyle, The Parlement of Bordeaux and the end of the old regime, Londres, Tonbridge, E. Benn, 1974 et M. Figeac, Destins de la noblesse bordelaise : 1770-1830, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1996. On relira bien sûr les travaux majeurs cités plus haut d’Olivier Chaline dans le cadre du Parlement de Normandie et de Clarisse Coulomb pour Grenoble.
  • [31]
    B. M. Grenoble, O 277, Remontrances concernant les lettres de cachet, p. 10.
  • [32]
    Voir les analyses très fines de la thèse de C. Coulomb, op. cit., p. 605. Elle conclut en particulier, très nettement : « Pour le Parlement de Grenoble, le respect de la liberté du peuple passe par l’écoute et la considération, par le gouvernement, de la voix de l’opinion publique ».
  • [33]
    Dale Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française 1560-1791, Paris, Seuil, 2002.
  • [34]
    L’énoncé de la question est cependant conçu de manière beaucoup plus large, « Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802) ».
  • [35]
    J.-P. Poussou, Le bouleversement… , op. cit., p. 46.
  • [36]
    S. Bianchi, Des révoltes aux révolutions, Europe, Russie, Amérique (1770-1802), Essai d’interprétation, Rennes, PUR, 2004, p. 140-141.
  • [37]
    Ph Bourdin et J.-L. Chappey, Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802), Paris, Cned Sedes, 2004, p. 119.
  • [38]
    M. Vovelle, G. Lemarchand, M. Gilli, M. Cubells, Le siècle des Lumières, L’apogée : 1750-1789, t. II, Paris, Puf, 1997, p. 1028-1029.
  • [39]
    E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette Littérature, 1989, p. 274-266.
  • [40]
    Cité par C. Coulomb, op. cit., p. 599.
  • [41]
    Voir de ce point de vue les écrits de Keith Michael Baker, « Politics and Public opinion under the Old Regime : some reflections » dans J.-R. Cerner et J. Popkin, Press and politics in revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 213.
  • [42]
    Discours cité par J. Egret, Le Parlement de Dauphiné, op. cit., II, p. 47.
  • [43]
    Il s’agit de Grenoble, Toulouse, Pau, Perpignan, Besançon, Bordeaux, Dijon.
  • [44]
    Pour voir le détail des réactions, nous renvoyons à Jean Egret, La pré-révolution, op. cit., p. 236-242.
  • [45]
    A. Nat. K 711.
  • [46]
    Cité par O. Chaline, op. cit., p. 494.
  • [47]
    M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au XVIIIe siècle, Paris, Maloine, 1984, p. 302.
  • [48]
    Cité dans H. Carré, op. cit., p. 242-243.
  • [49]
    Cité dans H. Carré, op. cit., p. 242-243.
  • [50]
    Pour ce parallèle avec l’époque de la Fronde, voir le chapitre II de la thèse de Caroline Le Mao, D’une régence à l’autre : le Parlement de Bordeaux et ses magistrats au temps de Louis XIV (1643-1723), Thèse, dactyl., Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2005, p. 91 sq.
  • [51]
    A. M. Bordeaux, ms 1239, « Journal du Curé bordelais ».
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