Couverture de RHSH_023

Article de revue

Livres

Pages 231 à 251

Notes

  • [1]
    Sur le volet français de cette histoire, on mentionnera l’intéressante approche sociologique récemment publiée par Lardinois R., 2007, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions.
  • [2]
    Certeau M. de, 1975, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 63 et suiv.
  • [3]
    Contributeurs de l’ouvrage : Agnès Callu (ENC), Valérie Charpentier, Myriam Chermette (ENC), Benoît Corvez (EHESS), Alain Dubois (ENC), Cécile Formaglio (ENC), Anne-Sophie Lechevallier (EHESS), Jean-François Moufflet (ENC), Julie Pagis (ENS), Damien Richard (ENC), Violette Rouchy-Lévy (ENC), Gabriel Séjournant (Université Paris iv).
  • [4]
    Sa thèse, Mai 68 en héritage. Incidences de Mai 68 sur les trajectoires et les dispositions d’une partie des acteurs et de leurs héritiers, a été soutenue en 2008.
  • [5]
    Quatre sont reproduits à la fin de l’ouvrage, et l’intégralité de la première campagne sur le site Internet : http://elec.enc.sorbonne.fr/mai68/index24.html.
  • [6]
    L’acculturation des contributeurs à l’objet « Mai 68 » apparaît très variable. À ce titre, le travail de Julie Pagis se distingue nettement par sa maîtrise du sujet et son « métier ».
  • [7]
    La contribution de G. Séjournant, « les étudiants vus par les historiens : histoire d’une représentation générationnelle » (111-121) est particulièrement emblématique de ce transfert. En même temps, elle est de celles qui confèrent le plus ouvertement à l’ouvrage un caractère diffus d’histoire « de droite ».
  • [8]
    Qui a certes fait des études d’histoire, mais n’est pas devenu historien de métier.
  • [9]
    Physicien de formation, reconverti dans le militantisme.
  • [10]
    Malheureusement, le matériau disponible à propos de « l’École normale supérieure » est trop ténu, et l’auteur ne fait visiblement pas de distinction entre ENS d’Ulm et ENS de Saint-Cloud (sans parler des ENS féminines et de l’ENSET, aux abonnés absents !), alors que les recrutements étaient sensiblement différents. De ce fait, la comparaison est assez déséquilibrée.
  • [11]
    On pourrait citer : la surprise suscitée par les événements, une certaine représentation de la sauvagerie contestataire et de l’inconséquence des revendications, l’évocation — fort allusive — de « réformes nécessaires » que les événements auraient appelées (à défaut de les avoir formulées), etc.
  • [12]
    Cf. Boudon R., 1969, La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique, Annales ESC, 24, 3, 738-764.
  • [13]
    Cf., entre autres, Bourdieu P., 1984, Homo Academicus, Paris, Minuit, Collection « Le Sens Commun ».
  • [14]
    Gruel L., 2004, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Le Sens Social ».
  • [15]
    J’ai mis à part la contribution de Julie Pagis, dont j’ai déjà signalé qu’elle n’était pas consacrée à des historiens professionnels.
  • [16]
    Dubois A., « L’histoire moderne : permanences et novations » (255-266).
  • [17]
    Étudiés par Jean-François Moufflet.
  • [18]
    Notons la récente parution du n° 106 d’avril-juin 2010 de Vingtième Siècle. Revue d’Histoire dédié à Norbert Elias.

Barbin (Evelyne), Godet (Jean-Luc), Stenger (Gerhardt), (dir.)1867. L’année de tous les rapports. Les lettres et les sciences à la fin du Second Empire – 2009, Paris, Éditions du Temps, 2009, 351 pages, 23,00 €, ISBN : 978-2-84274-494-6

1On sait depuis l’étude de Claude Digeon que la France de 1871 traversa une « crise allemande de la pensée française ». Ce que l’on sait moins, est que le constat d’une « infériorité » ou d’un « retard » de la science et de l’enseignement supérieur français ne date pas de la défaite de 1871. Dès 1860, nombre de scientifiques français observent avec angoisse en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis qui la construction d’un laboratoire, qui la création d’une Société mathématique ou d’une chaire spécifique pour une nouvelle discipline. Il s’agit là d’ailleurs d’un bien étrange renversement puisqu’au début de ce même siècle ce furent inversement les savants allemands qui déploraient l’infériorité de la science allemande (du point de vue des infrastructures notamment) dans différents domaines : les orientalistes par exemple affluaient à Paris à la recherche des trésors des bibliothèques, des cours du Collège de France, du cadre stimulant et disciplinant fourni par la Société asiatique, sans parler de l’avancement de la recherche française en sciences naturelles et en sciences physiques. Ce n’est pas pour rien qu’à son retour d’exploration en Amérique latine, Alexandre de Humboldt préféra braver le déplaisir de la cour prussienne et rapporter ses collections botaniques, zoologiques et géologiques à Paris, l’un des seuls endroits selon lui où elles pouvaient être conservées comme il l’estimait nécessaire et où des chercheurs de différentes disciplines étaient susceptibles de l’aider à les exploiter.

2C’est sur cet arrière-plan de rivalité mais aussi de construction d’un espace scientifique international (songeons aux nombreux congrès internationaux qui marqueront la fin du siècle) que se situe l’initiative de Victor Duruy en 1865 d’organiser la « présentation à l’exposition universelle de 1867 d’une série de Rapports sur les Sciences et les Lettres » qui serait le « tableau des efforts, des grandeurs et même, sur certains points, des défaillances de l’esprit de la France ». Cette « présentation » avait ainsi une double fonction de glorification et d’avertissement, sachant que Duruy ne se prive pas de signaler par ailleurs que l’« outillage scientifique est dans un état lamentable » à l’époque selon lui.

3Il revient aux auteurs de ce collectif (quinze chercheurs de différentes disciplines : historiens, historiens des sciences, de la philosophie et de la littérature) d’avoir sorti de l’oubli et étudié ce corpus assez considérable de 29 rapports publiés retraçant comme l’avait demandé Duruy l’histoire des progrès dans les lettres et les sciences « depuis vingt ans ». Lorsque l’exposition universelle ouvrit ses portes à Paris en février 1867 : la moitié des 37 rapports prévus se trouve sur les tables de présentation, les autres paraîtront entre 1868 et 1870, seuls sept d’entre eux (essentiellement ceux concernant le Droit) ne verront pas le jour.

4On retrouve bien des noms célèbres parmi les rapporteurs : Ravaisson pour la philosophie en France au xixe siècle, Silvestre de Sacy, Paul Féval et Théophile Gautier entre autres pour la marche et les progrès de la littérature ; Salomon Munk, Joseph-Toussaint Reinaud, Stanislas Julien et Michel Bréal pour les progrès des études relatives à l’Égypte et à l’Orient ; Claude Bernard pour la marche et les progrès de la physiologie générale ; ou encore Jean-Louis Armand de Quatrefages de Bréau pour l’anthropologie.

5Un prologue d’une cinquantaine de pages apporte le cadre nécessaire à leur intelligibilité. Il éclaire des éléments de contexte tels la diffusion de l’esprit scientifique sous le Second Empire libéral en lien notamment avec le saint-simonisme, les réformes de l’enseignement de Duruy (notamment la création de l’enseignement secondaire spécial) et les origines de sa « commande ». Tous les auteurs des rapports sont présentés sous forme de tableaux indiquant aussi leur position institutionnelle. Comme le souligne Jean-Luc Godet, la plupart des auteurs de Rapports sont membres de l’Institut ou de l’Académie de médecine ou vont le devenir. Il remarque également un nombre important d’anciens élèves du lycée Charlemagne, ou encore le fait qu’en sciences physiques et mathématiques, tous les rapporteurs sont issus de l’École polytechnique ou de l’École normale supérieure.

6Les différents rapports sont ensuite étudiés successivement dans trois grandes parties : les rapports sur les lettres, les rapports sur les sciences mathématiques et physiques, les rapports sur les sciences naturelles. Le choix de l’exhaustivité est compréhensible malgré les différences importantes entre les rapports et sur l’hétérogénéité des réponses apportées à la « commande ». C’est la « photo de groupe » qui fait effectivement tout l’intérêt de cette étude.

7L’Épilogue revient sur la notion de progrès dans les lettres et les sciences et les différends qu’elle a pu susciter, sur la question des « retards » français et de la comparaison internationale ; enfin sur le rôle que jouèrent ces Rapports pour l’élaboration du Rapport de Victor Duruy sur l’enseignement supérieur de 1868.

8C’est effectivement cette année-là qu’il décrète, pour revitaliser l’enseignement et la recherche en France, la création de l’École Pratique des Hautes Études qui sera divisée en quatre sections correspondant aux quatre sections des Rapports : mathématiques, physique et chimie, histoire naturelle et physiologie, sciences historiques et philologiques. Cette création répond à un diagnostic qui était sans doute déjà le sien avant 1867 mais que les Rapports dans leur ensemble n’ont pu que préciser et confirmer : il faut à la vie scientifique française des collections, des bibliothèques, des laboratoires ; il faut lui redonner le goût de l’érudition ; il faut permettre aux savants français de voyager plus ; il faut remédier par l’introduction de laboratoires, de séminaires…, à la vie « languissante » des facultés des lettres et des sciences.

9Comme le dit l’un des auteurs, Duruy a ainsi posé les bases d’un renouveau dont héritera le régime suivant, celui de la Troisième République.

10Céline Trautmann-Waller

11Université de Paris 3-IUF, Paris, France

12ctw@free.fr

Rabault-Feuerhahn (Pascale)L’archive des origines. Sanskrit, philologie, anthropologie dans l’Allemagne du xixe siècle – 2008, Paris, Cerf, 490 pages, 35,00 €, ISBN : 978-2-204-08559-5

13En retraçant l’histoire de la fondation et du développement d’une science de l’Inde en Allemagne, Pascale Rabault-Feuerhahn aborde des questions dont l’intérêt dépasse très largement les limites d’une discipline universitaire spécialisée. Ce n’est pas seulement parce que la production savante allemande sur l’Inde a servi de référence, au delà du monde académique et à l’échelle européenne, pour des lettrés et des artistes qui ont pu être les médiateurs d’une diffusion sociale plus large d’un savoir et d’un imaginaire. C’est aussi, et surtout, parce que les indianistes sont très loin de s’être cantonnés à une érudition étroite, fermée à toute interrogation générale. L’intérêt pour l’Inde en Allemagne s’est concentré sur l’étude du sanskrit et des textes de la tradition védique, à l’exclusion des langues dravidiennes et de l’Inde contemporaine – il faut attendre les années 1880 pour voir introduire l’étude du bouddhisme et de la langue pâlie à l’université de Berlin, par le jeune Privatdozent Hermann Oldenberg. Mais l’indianisme allemand a ainsi participé à une interrogation philosophique sur les origines de l’homme, du langage et de la religion. Pascale Rabault-Feuerhahn souligne l’importance fondatrice de l’essai philosophique romantique publié en 1808 par Friedrich Schlegel, Sur la langue et la sagesse des Indiens (Über die Sprache und Weisheit der Indier). Schlegel attribuait à l’Inde une fonction salvatrice (restée en contact avec la Révélation originelle, elle devait permettre de restaurer le lien perdu par excès de rationalisme entre poésie, philosophie, morale et religion) et proposait une analyse historique-généalogique (reliant les tribus germaniques à l’Inde et leur attribuant un rôle civilisateur), en même temps qu’une typologie linguistique distinguant langues à flexion, produits organiques de la parole créatrice de Dieu (comme le sanskrit et l’allemand) et langues à affixes, produit d’une simple imitation mécanique. Dès 1816, Franz Bopp mettait en évidence le caractère infondé de cette distinction, en publiant son Système de conjugaison du sanskrit. Mais en confirmant la parenté linguistique entre le sanskrit et l’allemand, l’auteur de la Grammaire comparée des langues sanscrite, zend, grecque, latine, lithuanienne, slave, gothique, et allemande confortera le sentiment d’une affinité particulière entre l’Inde ancienne et l’Allemagne moderne, quand bien même il préfèrera qualifier d’indo-européen plutôt que d’indo-germanique l’ensemble des langues dont il révélait le cousinage.

14Pascale Rabault-Feuerhahn entend aller plus loin que le constat d’un rapport spécifique de l’Allemagne à l’Inde, lien qui n’a pas été sans prendre une dimension nationaliste et antisémite, au xixe siècle et plus encore au xxe. En reconstituant l’historicité de l’émergence des études indiennes en Allemagne, elle met à mal une vision simplificatrice et essentialiste selon laquelle tout l’indianisme allemand ne serait qu’un prolongement de la vision romantique et antimoderne de Friedrich Schlegel. Elle adopte donc une démarche d’historienne des sciences, qui lui permet de comprendre la façon dont un savoir neuf est parvenu à s’imposer sous la forme d’une discipline universitaire, en prenant en compte le cadre politico-institutionnel et les paradigmes scientifiques dominants, sans occulter des trajectoires personnelles parfois discordantes. Les six chapitres de son livre sont organisés en trois grandes parties chronologiquement ordonnées : après le temps de l’insertion universitaire au prix de l’adoption des règles de la philologie classique (« Sanskrit et tradition philologique en Allemagne »), les études indiennes s’affirment grâce à la grammaire et à la mythologie comparées (« L’hégémonie du comparatisme »), avant de devoir répondre à un double risque de dilution dans le comparatisme et de réduction à des enjeux nationalistes et identitaires (« Les défis de l’anthropologie »).

15Après avoir rappelé de façon synthétique et claire quel était l’état de la connaissance de l’Inde et de sa littérature en Europe au début du xixe siècle, Pascale Rabault-Feuerhahn reconstitue l’institution de l’enseignement du sanskrit en Allemagne, avec la fondation de chaires en même temps que les universités se réorganisent sur le modèle scientifique prussien, entre 1810 et 1840, puis, après 1866, alors que le contrôle de l’État devient plus étroit et que le nombre d’étudiants croît, en réponse au besoin d’affirmation nationale allemande. C’est que les études indiennes conquièrent leur légitimité en obéissant au modèle d’une philologie classique fondée sur l’étude du grec et sur une science de l’antiquité – Altertumwissenschaft – émancipées de la théologie. Si, à Berlin, Bopp a fait de l’étude du sanskrit la pierre angulaire d’une nouvelle grammaire comparée, et a limité son observation aux faits linguistiques, à Bonn, August Wilhelm Schlegel et son disciple Christian Lassen ont cherché à accéder à l’esprit d’une civilisation ancienne, avec une démarche herméneutique et historiciste. Proche de la philologie des choses (Sachphilologie) défendue par August Boeckh, cette démarche offrait des perspectives anthropologiques. À la génération suivante, modèle comparatiste et classificatoire de la grammaire comparée d’une part, philologie tournée vers la découverte des origines d’autre part ont pu d’ailleurs se rejoindre sous forme d’une quête de la langue mère originelle.

16Une des grandes qualités de l’ouvrage tient à ce que l’auteur n’isole jamais l’Allemagne de son contexte européen. Le développement de l’indianisme en Allemagne se comprend en relation avec Paris, où de nombreux savants allemands sont venus se former dans la première moitié du xixe siècle auprès d’Alexander Hamilton, d’Antoine Léonard de Chézy puis d’Eugène Burnouf. Il s’articule aussi avec l’Angleterre, dont l’investissement colonial en Inde a eu pour effet de faciliter la collecte de manuscrits et le développement d’une première série de travaux en collaboration avec les pandits (une Société asiatique du Bengale a été fondée à Calcutta en 1784, et un enseignement est délivré à l’East India College près de Londres entre 1806 et 1858). En retour, c’est en recourant à des savants allemands que l’enseignement du sanskrit s’institue dans les principales universités britanniques après l’installation de Friedrich Max Müller à Oxford et sa nomination à une nouvelle chaire de grammaire comparée en 1868. En effet, l’école allemande a affirmé sa suprématie autour des études védiques au milieu du siècle : l’antiquité de ces textes religieux et leur proximité supposée avec les origines de l’homme a retenu l’attention des savants germaniques, soucieux de traiter leur matière avec la plus grande scientificité possible. Friedrich Max Müller, dont les conceptions complexes sont fort bien exposées par Pascale Rabault-Feuerhahn, s’inscrit dans la grande tradition philologique allemande. Il affirme la possibilité d’une science des religions à partir d’une mythologie comparée, construite à partir de l’étude du Véda. Sa quête des origines s’inscrit dans le processus rationnel de retour aux textes prôné par le protestantisme libéral, et obéit donc à d’autres motifs que ceux de Friedrich Schlegel. Il s’oppose, par ailleurs, au courant qui tend à ramener la linguistique à l’anthropologie physique, considérant, contrairement à Darwin, que le langage est une spécificité humaine : les langues qui en dérivent évoluent en fonction de processus intellectuels et non physiologiques. Cependant, les formulations qu’il emploie dans les ouvrages de vulgarisation que le modèle universitaire britannique l’amène à publier ne sont pas sans conséquences ; ainsi l’usage du terme « aryen » pour qualifier l’ensemble des locuteurs de langues indo-européennes (et non pas seulement les premiers locuteurs du sanskrit), et son emploi dans un sens culturel (et non plus strictement linguistique).

17Pascale Rabault-Feuerhahn montre la façon dont l’hypothèse d’une parenté linguistique dérive ainsi vers l’idée d’un peuple souche, dont on cherche à localiser l’origine. Alors que la majorité des indianistes (Adolphe Pictet, Hermann Brunnhofer) situe cette origine en Asie centrale, l’hypothèse d’un foyer nord-européen de ce peuple apparaît dans les années 1860, en lien avec le développement d’une archéologie préhistorique qui oblige à reconsidérer la chronologie biblique. En Allemagne même, les philologues indianistes se démarquent généralement de cette dérive. Leur nationalisme, sensible en 1870 lorsque Rudolf Roth et Albrecht Weber applaudissent à la réalisation de l’unité allemande, ne les entraîne pas nécessairement vers des positions antisémites. Weber fait partie des intellectuels qui réagissent aux prises de position exprimées en 1879 par l’historien Heinrich von Treitschke, et rejoint l’Association pour la lutte contre l’antisémitisme (Verein zur Abwehr des Antisemitismus). La nécessité de refonder l’indianisme sur des bases nouvelles entraîne une autonomisation de la discipline par rapport à la grammaire générale. Les savants allemands peuvent trouver un appui en France, où la perspective comparatiste a été reçue tardivement et de façon sélective, en se défiant de sa dimension ethnographique et culturelle. Pascale Rabault-Feuerhahn rappelle que Michel Bréal, traducteur de la grammaire comparée de Bopp (5 tomes, 1866-1874), a complété et adapté son œuvre en intégrant des perspectives issues d’une tradition française spécifique (il admet ainsi la possibilité d’expliquer les évolutions phonétiques par des facteurs sociologiques). Müller, dont l’Essai de mythologie comparée a été traduit en français par Renan (1859), est l’objet de nombreuses réserves, y compris par Bréal qui reprend cependant son explication naturiste des mythes et la théorie qui y voit les effets d’une maladie du langage dans ses Mélanges de mythologie et de linguistique (1877). Cette réticence tient à la neutralité religieuse affirmée par les savants favorables à la nouvelle république laïque alors instituée (on les retrouve parmi les fondateurs, en 1880, des Annales du Musée Guimet. Revue de l’Histoire des Religions, plus proches de Rudolf Roth qui, à Tübingen, entendait se limiter à une histoire des religions, que de Müller, qui croyait en la possibilité d’une science des religions). Elle est sans doute liée, également, à des considérations nationales, à une satisfaction de pouvoir s’affirmer scientifiquement en regard des dérives aryanistes allemandes, par ailleurs dénoncées par un Julius Oppert, exemple de ces savants venus trouver à Paris une position qui leur était refusée en Allemagne du fait de leur judaïsme. Titulaire de la première chaire de sanskrit et de grammaire comparée fondée à La Sorbonne (1886), Abel Bergaigne découple l’enseignement des deux disciplines et entreprend un travail de comparaison interne sur le Rgveda, collection d’hymnes sacrés constitutifs du Véda, ce qui le conduit à mettre en valeur les liens étroits entre mythologie et culte. Richard Pischel et Karl Geldner, qui publient à Halle un recueil d’Études védiques entre 1889 et 1901, se détournent eux aussi du comparatisme, mais en réintroduisant le Rgveda dans le corpus de la littérature indienne et en l’étudiant à la lumière de la littérature sanskrite postérieure (« L’Inde aux Indiens ! »). Ils posent la question de l’usage des commentateurs indigènes, jugés de peu d’utilité par la génération de leurs maîtres en Allemagne, qui s’enorgueillissaient de se distinguer en cela des Britanniques. Pour Rudolf Roth, il n’y avait pas de lien réel entre le monde indien antique et le commentateur Sayâna au xve siècle de l’ère chrétienne ; du reste, la nécessité d’un commentaire ne se faisant sentir que lorsque le sens du texte commence à échapper à ses lecteurs, les commentaires seraient par définition, au moins en partie, anachroniques et erronés. Or, Pischel et Geldner restent relativement isolés, comme avant eux Martin Haug, qui détone par son origine sociale modeste et par le séjour qu’il effectue en Inde : directeur du collège de Poona avec pour mission d’introduire la philologie européenne du sanskrit auprès des pandits enseignant au collège (1859), il affirme l’intérêt de l’exégèse indienne et juge que l’observation ethnographique sur le terrain peut être utile à l’analyse philologique. Il faut attendre le début du xxe siècle pour que les savants allemands entreprennent de voyager en Inde.

18Selon Pascale Rabault-Feuerhahn, ce sont plutôt les travaux d’Hermann Oldenberg et d’Alfred Hillebrandt qui caractérisent un renouvellement générationnel. Sans s’intéresser aucunement à la documentation produite par les travaux d’ethnographie coloniale réalisés en Inde, ils s’efforcent, en effet, de mettre au service de la philologie védique l’ethnologie des peuples « primitifs » qui s’est développée en Grande-Bretagne – qu’il s’agisse de l’hypothèse totémiste développée par John Ferguson MacLennan, du caractère central du rituel et du sacrifice défendu par William Robertson Smith, ou de l’importance des survivances que suppose Edward Burnett Tylor. Tout autant hommes de cabinet que les philologues allemands, les ethnologues britanniques, en substituant au comparatisme étymologique défendu par Müller un comparatisme analogique, et en prenant en compte, au delà des faits linguistiques, des éléments rituels et sociologiques, faisaient courir le risque d’un déclassement du Rgveda au rang de source ordinaire. En s’intégrant au vaste mouvement de collecte de matériaux que connaît alors l’histoire des religions, Oldenberg et Hillebrandt confirment l’intérêt particulier de cette source. Pascale Rabault-Feuerhahn invite ainsi à reconsidérer l’importance de la contribution de la philologie indianiste dans la constitution des sciences sociales en France. En témoigne, en 1898, la recension que Marcel Mauss, élève de Sylvain Lévi, publie dans L’Année Sociologique à propos de l’ouvrage de Hillebrandt sur la littérature rituelle védique. L’intérêt des philologues allemands pour les travaux de cabinet des ethnologues en Europe indique qu’ils se trouvent, en 1900, tout aussi au fait des dernières interrogations de la science de leur temps qu’ils l’étaient un siècle plus tôt – la plus grande technicité des études indiennes ne les a pas coupés des grandes questions contemporaines, contrairement à ce qu’une image convenue d’orientaliste pointilliste pourrait laisser croire.

19Ce livre neuf (dont on peut saluer l’excellente qualité, aujourd’hui rare, de l’édition), présente une organisation bien charpentée (avec deux échelles de sous-titres qui facilitent le repérage dans le texte). Il comprend un index et une chronologie des plus utiles. Fort de ces qualités, et grâce à une langue précise et claire, il permet d’entrer au cœur des débats sur l’Orient et l’origine des langues et des religions qui, au xixe siècle, ont mobilisé les savants à l’échelle européenne. En prenant soin de préciser les contenus sémantiques des mots-clés, le contenu différant selon le lieu et le temps, l’auteur ouvre à la compréhension de travaux scientifiques d’accès difficile, en mettant en évidence les enjeux philosophiques et scientifiques qu’ils posent, et en les resituant dans les débats intellectuels du temps. Au delà d’un ouvrage de référence pour qui s’intéresse à l’histoire de l’indianisme [1], c’est un guide très sûr qui permettra au lecteur francophone d’accéder à une bibliothèque souvent méconnue, et de comprendre dans leur profondeur historique les enjeux particuliers d’une science dont l’objet est à la charnière entre Orient et Occident, préhistoire et civilisation de l’écrit – ce qui, selon Pascale Rabault-Feuerhahn, pourrait expliquer l’extension de sa dimension anthropologique.

20Alain Messaoudi

21Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen-EHESS, Paris, France

22alain.messaoudi@ehess.fr

Bataillon (Claude)Géographes. Génération 1930. À propos de Roger Brunet, Paul Claval, Olivier Dollfus, François Durand-Dastès, Armand Frémont et Fernand Verger – 2010, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Espace et Territoires » (préface de Marie-Claire Robic), 227 pages, 17,00 €, ISBN : 978-2-7535-0966-5

23À contre-courant d’une désormais datée « histoire de la pensée géographique », Claude Bataillon manifeste depuis plusieurs décennies un vif intérêt pour l’évolution sociale et institutionnelle de la discipline, les trajectoires individuelles qui font sens dans le collectif, mues par un engagement politique ou la prise de responsabilités dans l’administration de la science. Tel qu’il le raconte lui-même dans Géographes. Génération 1930, cet angle d’observation trouve sa source dans une aspiration militante à la réforme de la géographie, née dans le climat contestataire de la fin des années 1960, et confrontée dans la décennie suivante aux réticences d’une corporation dominée par des patrons, alors raidis sur leur legs et brutalement clivés par l’épisode de 1968. Face aux résistances d’un système, le pamphlétaire mesuré qu’il était s’est peu à peu mué en un analyste de plus en plus distancié d’une communauté et de ses institutions, réinscrits scrupuleusement dans un contexte historique plus vaste.

24Depuis un article inaugural publié en 1981, C. Bataillon s’est ainsi fait une spécialité des portraits générationnels, mettant en parallèle les trajectoires de quelques individus contemporains les uns des autres. Après avoir organisé alors une « table ronde imaginaire » autour de Pierre George, André Meynier, Pierre Birot et quelques autres géographes « nés autour de 1907 », puis une interruption de plus de vingt ans, il a renoué avec cette forme singulière, portraiturant d’abord un premier groupe composé d’élèves de P. George et Jean Dresch, nés dans les années 1920, avant de donner l’ouvrage dont il est ici question, consacré à six de ses contemporains, choisis pour « leur rôle essentiel dans la recomposition de (la géographie), tant par leur réflexion que par leurs initiatives institutionnelles » (208). Il s’est du reste inscrit dans le tableau, d’une façon à la fois discrète et élégante.

25L’ouvrage est organisé en deux parties, précédées d’une préface de Marie- Claire Robic. La première partie, « récit », retrace en 70 pages les itinéraires de ces sept « protagonistes », qui se sont maintes fois croisés, des années de formation aux réalisations institutionnelles et éditoriales. Elle s’appuie sur des entretiens réalisés en 2004, contraints parfois par l’absence (Olivier Dollfus, décédé en 2005, n’a pu être sollicité directement), et nourris par une grande diversité de matériaux sous-jacents et par des « pans entiers de souvenirs communs, sur lesquels nous pouvions dialoguer (…) pour réfléchir sur le système scolaire et universitaire dont nous étions issus et dans lequel ils ont œuvré » (29). La narration est organisée en dix séquences temporelles qui retracent autant d’étapes dans des carrières, initialement marquées (encore que de façon variable) par les fortes contraintes du système universitaire français, avant que ne s’ouvrent, soit timidement à la charnière des années 1960-1970, soit plus franchement à partir de 1981, des opportunités institutionnelles.

26La deuxième partie, « Auto-bibliographies et choix de textes personnels », repose sur une sollicitation des cinq enquêtés vivants et de proches d’Olivier Dollfus, afin de constituer pour chacun des « six protagonistes » « un choix d’une dizaine de titres (à justifier) » dans leur production, accompagné d’un « montage de textes courts ». Outre que sa tonalité réflexive fait contrepoint à une première partie essentiellement contextuelle, cette partie a l’avantage de plonger le lecteur peu familier dans des textes assez typiques de la manière des auteurs en question, à l’exception d’O. Dollfus (dont les proches ont retenu un exercice qui constitue un curieux hapax par rapport au reste de sa production : une comparaison entre les trajectoires de deux géographes tropicalistes « classiques », Pierre Gourou et Jean Dresch).

27Le noyau dur de la pensée et de l’engagement intellectuel de François Durand-Dastès se retrouve dans les matériaux qu’il a réunis : il y redit sa fidélité aux aventures collectives (en évoquant le Groupe Dupont, l’un des acteurs-clés de la rénovation de la géographie depuis les années 1970) et reprend les articulations fondamentales de sa réflexion – sur la formalisation des systèmes spatiaux, la modélisation en général et les perspectives épistémologiques d’une géographie-science de l’espace humanisé. Armand Frémont revient sur la notion-phare qui a fait sa renommée, l’« espace vécu », même si les textes qu’il a sélectionnés sont un reflet un peu pâlot et rétrospectif de ses élaborations des années 1970 sur ce thème. Le choix de Fernand Verger donne à apprécier sa palette d’interventions, depuis des fragments de textes techniques (de pédologie) jusqu’à des interventions dans les médias concernant les images satellitaires, leur usage et leur partage. Le texte de Paul Claval est une sorte de méta-synthèse, ou de récapitulation à visée historiographique, de l’ensemble de synthèses bibliographiques dont son œuvre est tissée, en même temps qu’une réinscription autobiographique au sein d’une certaine idée de l’histoire disciplinaire. Enfin, les cinq extraits choisis par Roger Brunet illustrent la diversité d’intérêts et d’engagements de cet intellectuel et entrepreneur hors pair, textes qui sortent nettement du lot dans cette seconde partie. Il y réaffirme avec sa verve caractéristique aussi bien un rationalisme rigoureux – contre les « élixirs » d’un postmodernisme qui se poserait un peu facilement en « tournant » décisif – qu’une passion intacte pour le partage de l’information géographique et l’heuristique que l’analyse spatiale procure.

28Au delà de sa valeur documentaire indéniable, ce portrait générationnel dispose d’un atout éminemment recommandable : c’est un livre qui sonne juste, historiquement et sociologiquement parlant. Alors que nombre de manuels, articles et ouvrages prétendant aborder l’histoire de la géographie sont émaillés d’approximations, de datations mécaniques, et autres « opérations épistémologiques » dénotant un présentisme irréductible ou une indifférence à l’évolution sociale de la communauté des géographes, le travail de Claude Bataillon se distingue par sa fiabilité socio-historique. On pourra certes le trouver timide dans l’évocation de moments de crise (1968, les années 1971-1976, l’après-1981) dont ses personnages ont été littéralement des « protagonistes », notamment du fait de leurs positions politiques. Mais son aspect collaboratif et dialogique rendait certainement difficile l’objectivation de dimensions que d’aucuns auraient pu trouver trop personnelles.

29Par son dispositif à la fois dual, hybride et complémentaire, ses éclairages très informés, sa sûreté historienne, Géographes. Génération 1930 est une porte d’entrée dans la complexité de la géographie française de ces quarante dernières années. À travers sa poignée de figures exemplaires, il permet précisément de mesurer le processus de diversification tous azimuts qui a marqué la discipline durant cette période, par contraste avec le cadre auparavant plus étroit et balisé de l’âge classique, qu’elle a en quelque sorte débordé.

30Olivier Orain

31Équipe Épistémologie et Histoire de la Géographie, Paris, France

32olorain@wanadoo.fr

Textes cités

33Bataillon C., 1981, Table ronde imaginaire sur la géographie universitaire française, 1930-1940, Hérodote, 20, 116-153.

34Bataillon C., 2006, Six géographes en quête d’engagement : du communisme à l’aménagement du territoire. Essai sur une génération, Cybergéo, article 341 (article téléchargeable sur le site Internet : http://cybergeo.revues.org/index1739.html).

35Orain (Olivier)De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au xxe siècle – 2009, Paris, l’Harmattan, Collection « Histoire des Sciences Humaines », 427 pages, 38,50 €, ISBN : 978-2-296-07957-1.

36Tiré d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction de Marie-Claire Robic, l’ouvrage d’Olivier Orain offre un éclairage original sur les développements de la géographie française entre 1910 et 1980. Original, d’abord, parce que cette étude examine un corpus savant avec les outils de la critique littéraire structuraliste. À ce titre, si elle s’inscrit en partie dans les projets d’analyse de l’écriture scientifique entamés par Hayden White, elle ne porte pas sur la dimension socio-culturelle de la production textuelle, mais offre une lecture textualiste, qui interroge le travail d’écriture, sémantique et sémiotique de construction textuelle. Au fond, elle s’intéresse à l’écriture comme résultat, non comme acte. De ce fait, comme Michel de Certeau l’avait déjà suggéré dans L’écriture de l’histoire[2], Orain pose l’hypothèse d’une standardisation socialement située des pratiques d’écriture, et de lecture. Autrement dit, il suppose qu’une « communauté scientifique constituée produit (…) des formes idiosyncrasiques de mise en texte, qui n’épuisent pas les pratiques individuelles mais attestent d’un effet de convergence complexe résultant de formations communes, de valeurs partagées, de lectures croisées » (13). Original, ce travail l’est aussi parce que Olivier Orain articule l’usage de la critique littéraire aux outils de la théorie kuhnienne des révolutions scientifiques – jugée dépassée par la plus grande part des historiens des sciences, mais qui, comme le signale justement l’auteur, n’a jamais véritablement été mise en œuvre. Jugeant que l’étude de ces formes idiosyncrasiques éclaire les paradigmes scientifiques et leur devenir, Orain veut contribuer, à travers l’exégèse des géo-graphies, à l’histoire sociale, mais surtout cognitive de la géographie.

37Examinant le cas de la géographie française, Olivier Orain emploie ces outils pour saisir comment les géographes envisagent le statut ontologique de ce dont ils parlent et les modalités épistémologiques d’accès à cet objet. Dans la pratique, il tente d’identifier les formes du paradigme réaliste postvidalien entre 1920 et 1960. Procédant inductivement, Orain ne donne pas de définition préalable de ce paradigme, mais l’envisage comme la posture implicite des élèves de Paul Vidal de La Blache qui régit le statut ontologique de leur objet et les modalités d’accès et de restitution de cet objet. Il considère ensuite le développement des anomalies auxquelles il se trouve confronté et les réponses qui lui sont apportées au cours des années 1960. Il se penche enfin sur la révolution constructiviste qui transforme la géographie française à partir des années 1970.

38Construit sur une structure chronologique, l’ouvrage consacre ainsi sa première partie à un examen du réalisme géographique français postvidalien. Seulement, les premiers postvidaliens ne proposent aucun programme de recherche détaillé explicite ; plus gênant encore : leur réalisme se réduit au souhait de décrire complètement les faits, fondé sur la certitude qu’il existe un réel immédiat, saisissable et réinscriptible. Au total, si dans les textes des années 1920 et 1930, le réalisme est omniprésent, il demeure diffus et non exprimé. C’est ici que les outils employés par Orain déploient toute leur efficacité, dans la mesure où l’attention portée à la langue permet de débusquer les traces et les caractéristiques de ce réalisme. Car, jugeant que « pour un réaliste convaincu, le texte est une contingence désagréable », Orain suppose que le texte réaliste tente d’insinuer un sentiment d’immersion dans les réalités géographiques à travers l’emploi de dispositifs d’écriture : l’évacuation des conditions de l’énonciation du discours et du locuteur, l’absence d’intertextualité et de référence, l’évocation plutôt que l’invocation, contribuent ainsi à constituer l’illusion du plain-pied dans le monde.

39Après la Seconde Guerre mondiale, différentes exigences institutionnelles conduisent à des interrogations sur la géographie et son statut. Persévérant dans l’usage de l’explication kuhnienne, Orain identifie cette phase à un ajustement et une consolidation du paradigme. Ce processus passe par l’affirmation de la géographie comme discipline établissant un rapport étroit aux « réalités », au concret et au particulier. Pour Orain, la multiplication de ces formules d’énonciation du réalisme vise davantage à fonder l’unité de la discipline qu’à s’accorder sur un objectif cognitif : le rapport au réel sert de ciment aux géographes qui en viennent à critiquer le verbalisme des enseignements ex cathedra pour leur préférer les travaux pratiques et les excursions. « Être géographe, c’est avoir le sens du concret, vivre dans le concret », écrit André Cholley qui publie l’un des nombreux bréviaires du réalisme postvidalien, remplis de recommandations méthodologiques paraissant dans les décennies 1940 et 1950. Au total, affirme Orain, aucune transformation radicale n’intervient dans l’après-guerre. Au contraire, le paradigme postvidalien est consolidé, affiné et corrigé.

40Curieusement, la deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur une discussion des thèses kuhniennes. Curieusement, car cette mise à jour serait bienvenue au début de l’ouvrage, non seulement parce que Orain se sert de la terminologie kuhnienne dès les premières pages, mais aussi parce que cet éclairage est solidement mené. Ainsi, il rappelle pertinemment le caractère le plus souvent évasif des références aux théories kuhniennes qui ne constituent qu’une coquille vide en histoire des sciences sociales – et sans doute au-delà. Rejetées avant même d’avoir été employées, ces théories sont ainsi replacées sur le devant de la scène par Orain qui décide d’en faire usage et évalue leur portée à travers l’étude de la géographie française. Il en tire trois conséquences : d’une part, les concepts kuhniens, comme les généralisations symboliques ou la métaphysique, sont utiles en ceci qu’ils permettent de mieux cerner la portée paradigmatique de certaines catégories employées par les géographes (paysages, régions) ; d’autre part, la confrontation du modèle kuhnien à une discipline pour laquelle il n’a pas été pensé permet d’en affiner les concepts ; enfin, si la théorie kuhnienne, traduite en termes sociolinguistiques, permet de comprendre la « science normale », elle présente des limites quant à l’explication de la révolution. Dans le cas de la géographie française entre 1970 et 1984 du moins, elle ne suffit pas et il devient nécessaire d’adjoindre une perspective socio-politique aux outils kuhniens pour bien comprendre la révolution géographique. Mais tout n’est pas à jeter, car l’auteur souligne combien la grille d’analyse kuhnienne, et en particulier l’étude des anomalies, est féconde pour saisir les chronologies de la révolution géographique de 1970. Pour le démontrer, il parcourt deux corpus de littérature des années 1960-1970. Le premier constitue ce que l’auteur qualifie de « littérature du malaise » et dont les auteurs-phares sont Paul Claval, André Meynier et Jacqueline Beaujeu-Garnier. Constatant les difficultés de la géographie française, ceux-ci suivent les innovations de la géographie quantitative anglo-saxonne, tout en préservant autant que possible l’ancien paradigme. Ils mettent ainsi en œuvre une réappropriation contrôlée et conservatrice de l’acculturation internationale et disciplinaire de la géographie française. Mais cette réappropriation demeure liminaire et n’apparaît jamais dans le corps des textes, où le paradigme postvidalien se maintient. En réalité, l’étude de cette littérature par le prisme des anomalies donne à voir une négociation de l’ancien et du neuf : elle explique à la fois la perpétuation de la doxa postvidalienne au cours des années 1960 et les premières failles dans sa structure. Le second corpus, plus vindicatif, défend autour de Pierre Georges et Jean Labasse la doxa en reformulant ses normes épistémologiques en opposition frontale aux courants théorico-quantitatifs anglo-saxons. Ces derniers présentent en effet à leur idée deux problèmes, que seule une géographie totalisante et interprétative peut résoudre : ils offrent des résultats incertains, car statiques, et ils présentent des conclusions insuffisantes, car fondées sur le règne de la spécialisation. Contre ces défauts particulièrement rédhibitoires dans le cadre de la perspective aménagiste, cette seconde littérature affirme les qualités humanistes et totalisantes d’une géographie interprétative et anthropo-centrée que Georges et Labasse tentent de promouvoir au rang de chef-d’orchestre des sciences géographiques dispersées. Au total, si l’examen de la production des années 1960 signale les insuffisances de la théorie kuhnienne, il en souligne aussi les atouts. Il suggère ainsi de nuancer la périodisation classique, en offrant des années 1960 non pas l’image d’une décennie de révolution, mais celle d’un moment où les contradictions se nouent sans encore se résoudre.

41Portant à la fois la critique du réalisme géographique et la refondation disciplinaire des années 1970 et 1980, la troisième partie propose une lecture de la révolution de la nouvelle géographie. Tirant les leçons de la partie précédente, l’auteur y croise l’emploi des concepts kuhniens et l’analyse de la mise en texte, avec la prise en compte des dimensions socio-politiques de la révolution. Dépassant le cadre explicatif kuhnien, Olivier Orain met ainsi en évidence l’importance des enjeux socio-politiques dans les premières attaques contre la géographie après 1968 et analyse la mise à l’écart des auteurs critiques hors des institutions homologuées et leur investissement dans des espaces (formation continue, publications extra-universitaires) et des modes de recherches (recherches collectives, critique épistémologique) qui contournent les dispositifs de la géographie ancienne. De fait, en termes chronologiques, la critique est socio-politique bien avant d’être épistémologique. Ce n’est que dans la première moitié des années 1970 qu’elle se réoriente au moment où certains géographes reconnus (Claude Raffestin, Roger Brunet) brisent le tabou de l’unité de la géographie, sans rejeter encore l’héritage classique. Simplement, l’affirmation de la coexistence de plusieurs géographies suffit à faire vaciller l’édifice réaliste qui se fondait sur la certitude d’une réinscription immédiate de la nature dans la géographie. Mais ces auteurs cherchent cependant à en déterminer les valeurs respectives et identifient plutôt le changement en cours à un passage à la scientificité. Pour Brunet, Henri Reymond ou Jean- Bernard Racine, il n’y a pas seulement des géographies concurrentes ; la nouvelle approche est meilleure, elle permet de dépasser la géographie ancienne, qualitative et empirique, au profit d’une géographie nouvelle, théorique et quantitative. Orain relève enfin un durcissement des fronts après 1975 qui s’observe dans les pratiques scripturaires, ce qui valide en conséquence sa démarche méthodologique. Ici encore, l’attention portée aux modalités de la mise en texte (ton polémique, vulgarité, culture du forum) permet de saisir un basculement imperceptible dans les textes. Car en termes de contenu, les positions demeurent nombreuses et fluctuantes, et leur inventaire, puis leur mise en ordre sont difficiles. Si les critiques contre le caractère préscientifique de l’ancienne géographie ou son incapacité à se reconvertir en science appliquée se rencontrent régulièrement, leurs origines – socio-générationnelle, politique et épistémologique – sont multiples. Leur diversité effective ne se recoupe que sur deux points : l’opposition à l’ancienne géographie, d’abord, puis, surtout, l’accord sur la nécessité de travailler, puis d’expliciter une problématique. C’est là le seul substrat positif commun aux nouveaux géographes – encore que le mot cache comme l’indique Orain une multiplicité de significations.

42Au final, le travail d’Olivier Orain est plus que séduisant. Malgré la densité du texte qui rend la lecture parfois éprouvante, il convainc sans peine le lecteur de l’intérêt à porter une attention à l’écriture et aux mots. Il convainc également de la nécessité d’articuler l’étude des mises en texte à une conception discontinuiste de la science. Les phénomènes linguistiques constituent à n’en pas douter un outil efficace pour comprendre les fractures comme le signalait déjà Reinhardt Koselleck. En revanche, l’usage de Thomas Kuhn ne convainc pas – et ne paraît pas toujours convaincre l’auteur qui en signale, ici et là, les limites, parmi lesquelles la plus criante est sans doute la conception internaliste de la science. Il existe d’autres moyens, plus subtils, de penser la discontinuité en sciences et je peine à comprendre le besoin de s’y attarder. Car, si le schéma de Kuhn manque de souplesse, il est surtout gênant parce qu’il confère une perspective disciplinaire à cette étude. C’est dommage, car ce qui est prodigieusement intéressant dans ce dossier, ce sont les similitudes qui s’observent entre le cas de la géographie et d’autres sciences humaines. L’importance de la problématique est indiquée aux historiens en 1904 déjà par Paul Lacombe, puis par Lucien Febvre ; le réalisme des géographes se reflète curieusement dans les désirs d’exhaustivité des ethnographes jusque tard dans le xxe siècle ; le rapport au concret rappelle également l’exigence du terrain qui fait l’ethnographe. Ces exemples pourraient être multipliés et ont peut-être d’autant plus d’intérêt que l’histoire et l’ethnographie nouent des relations très particulières avec la géographie et qu’il est sans doute possible de faire sens de ces traits communs.

43Reconnaissons pourtant à l’ouvrage d’Olivier Orain le mérite de se risquer à employer Thomas Kuhn. Il en démontre certains usages valides, en particulier pour l’analyse textuelle ; il en signale (ou rappelle) cependant aussi les limites. Ainsi, les rapprochements que le lecteur ne manquera pas de faire entre les explications du postvidalien orthodoxe André Cholley et celles des nouveaux géographes sur les origines de l’orientation idéographique de l’ancienne géographie et son avenir assurément nomothétique sont extrêmement intrigants. Kuhn, même appuyé par la critique littéraire, ne parvient cependant pas à expliquer le destin différent de ces deux postures. Ici, comme ailleurs, il aurait été utile que l’auteur tire le bilan de son expérience de l’usage de Kuhn pour qu’elle serve à d’autres.

44Serge Reubi

45Université de Neuchâtel, Suisse

46serge.reubi@unine.ch

Callu (Agnès), (dir.)[3]Le Mai 68 des historiens entre identités narratives et histoire orale – 2010, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, Collection « Histoire et Civilisations », 311 pages, 25,00 €, ISBN : 9-782757-401514

47Cet ouvrage est le résultat tout à la fois d’un colloque, ayant eu lieu à la fin octobre 2008, et surtout du travail d’un séminaire de formation à la recherche, organisé à l’École des Chartes entre 2003 et 2008 et intitulé « Mai 68 et les intellectuels versus l’histoire orale » (recherche inscrite également en fin de période au sein de l’Institut d’histoire du temps présent). À lire la présentation des participants sur le site de l’IHTP, on réalise qu’une large majorité, « étudiants en master et doctorants », a été recrutée parmi les élèves de l’École des Chartes, auxquels se sont adjoints quelques étudiants de l’EHESS (en particulier une spécialiste de Mai 68, Julie Pagis, alors doctorante en sociologie [4]).

48La coordinatrice de cette entreprise, elle-même ancienne chartiste, occupe une place déterminante dans le projet, y compris dans la rédaction des textes : elle a assumé, seule ou en collaboration, un quart du volume publié. On lui devine un rôle décisif, à la fois de chef-d’orchestre et de soliste. Pour autant, le texte ne suggère pas d’intention personnelle ou de dimension subjective : « Mai 68 » est donné comme un objet (comme un autre ?), propice à la mise en œuvre d’une méthode, l’histoire orale. Autrement dit, la justification donnée est expérimentale : il s’agissait de réaliser la « collusion » entre une pratique d’enquête qui « se massifie et s’acculture » et un « objet (…) vibrionnant » « qui envahit le champ de l’historien » (27). Ce faisant, le pari de ce travail serait de « découvrir un Mai 68 novateur dans ses contours quand il est raconté par des historiens » (ibid.).

49Ces précisions apportées, le fonctionnement de l’ouvrage apparaît plus nettement : l’équipe a réalisé sur quatre ans une cinquantaine d’entretiens auprès d’historiens, pour la plupart bien connus – auxquels s’adjoignent quelques « décideurs » et figures de mai (pas forcément historiens). La plupart du matériel recueilli l’a été en entretien singulier, à l’exception de séances annuelles de séminaire, conduites collectivement par les étudiants et filmées. L’ensemble forme un corpus, « transcrit in extenso », sur la base duquel a été réalisé un certain nombre d’analyses : les contributions proposées dans le livre sont en majeure partie des balayages thématiques, opérant des synthèses à partir de ce matériau. Le lecteur, éventuellement reconverti en internaute, n’a pas accès à l’intégralité de l’archive ainsi constituée. Seuls certains conducteurs d’entretiens sont disponibles [5] et les extraits audiovisuels mis à disposition sur le CD-ROM fonctionnent comme une preuve (ou une contre-marque ?) de l’exactitude des extraits retranscrits.

50Contrairement à ce que son titre pourrait laisser supposer, cet ouvrage est loin de ne se focaliser que sur Mai 68, ses antécédences éventuelles et ses conséquences supposées. Après une première séquence de « définition de l’objet », à vocation méthodologique, les contributions des parties 2 et 3 accordent une place très importante à la trajectoire globale des historiens interviewés, à leur perception du « métier » et des interconnexions entre inscription professionnelle et positions politiques. Elles explorent également diverses sensibilités face à l’événement : historiens de droite, femmes, militants révolutionnaires (un peu périphériques dans le corpus, il faut dire). Les parties 4 et 5 opèrent une différenciation, par les institutions et la géographie, tributaire des lieux alors fréquentés (École des Chartes, ENS, 6e section de l’EPHE, Nanterre, universités de province). De cette radiographie rétrospective se dégage fortement une série de clivages (entre institutions parisiennes aux caractéristiques sociales divergentes, entre épicentre nanterrois et périphéries plus ou moins mobilisées, entre universités de la massification étudiante et établissements d’élite…). Enfin, l’ultime partie met en scène la question de l’impact de Mai 68 sur la discipline historique, en sectorisant la réponse par grandes périodes historiques.

51Le travail d’exploitation d’un corpus d’entretiens est la tonalité majeure du livre. À l’exception notable d’Agnès Callu et des contributions méthodologiques initiales, les auteurs s’en tiennent pour l’essentiel à une présentation concertée du propos recueilli, le cas échéant mis en regard des publications existant par ailleurs, mais rarement sur un mode autre que le renvoi infrapaginal [6]. L’essentiel de l’effort semble avoir porté sur le regroupement de positions et la synthèse de tendances générales et d’écarts éventuels. À l’exception de la coordinatrice du projet, les contributeurs s’en tiennent assez strictement à cette activité de compte rendu ordonné. De ce fait, les avis des enquêtés semblent donner sa tonalité au propos, la parole recueillie prenant le pas sur celle des interprètes [7]. Cette propriété de l’écriture du livre amène à examiner plus avant les caractéristiques de la population interrogée, car elles permettent de préciser sa tonalité d’ensemble.

52L’importance numérique du groupe des anciens chartistes est frappante. On peut apprécier cette ouverture sur un groupe trop peu enquêté ou regretter le déséquilibre que cela introduit dans l’échantillon. L’EHESS a également fourni un contingent important, ainsi que Sciences-Po Paris. Chez les non-chartistes, la moyenne d’âge est élevée : nés entre 1922 et 1935, ces historien(ne)s étaient déjà installé(e)s dans une carrière universitaire en 1968, voire exerçaient déjà des fonctions de responsabilité. On pourrait ajouter que plus de la moitié des interrogés sont des figures particulièrement notoires et reconnues de l’histoire française (pour ne pas dire des « vedettes »). Et si certains étaient alors enseignants en province, quasiment aucun n’a gardé cette caractéristique, de sorte que l’on pourrait dire que le corpus est représentatif d’une histoire universitaire parisienne, exercée par des agents ayant acquis très rapidement un capital symbolique important.

53Parallèlement, les « jeunes » de l’époque sont extrêmement rares dans le corpus. Les témoignages attestant d’une participation active aux événements du côté du « mouvement » se résument presque aux expériences d’Alain Krivine [8] et d’Alain Geismar [9], spécifiquement étudiées par Julie Pagis dans sa contribution, « Trajectoires d’engagement à l’extrême gauche de deux responsables politiques en Mai 68 ». L’autre contingent de « jeunes » regroupe d’anciens élèves de l’École des Chartes, élèves au moment de Mai 68, auxquels est consacrée la contribution d’Alain Dubois, « L’École nationale des Chartes versus l’École normale supérieure : dissemblances » [10]. Celle-ci conclut clairement au caractère profondément atypique de la version « chartiste » de la contestation : à en croire les témoins interrogés, le répertoire politique général développé ailleurs n’a pas eu cours dans une école où ce sont les enjeux internes qui auraient largement prédominé.

54À partir de toutes ces caractéristiques, il est plus facile d’objectiver un sentiment récurrent, face à ce corpus de témoignages d’historiens : la prise de distance et le surplomb semblent être les postures majoritaires. Même lorsqu’une « sympathie », remémorée ou pérenne, est manifestée, à des degrés divers, elle est assortie d’une exigence de recul. Les témoignages sur les « violences étudiantes », la crainte rapportée des dégradations et des bibliothèques brûlées, reviennent comme une antienne. La description des faits d’armes (occupations, revendications, contestation), toujours brève et allusive, fonctionne sur le double mode de l’observation critique et de la recontextualisation a posteriori. Seuls quelques individus pris à partie manifestent – sur un mode évidemment très négatif – un impact émotionnel.

55En définitive, si le corpus permet d’accéder au regard d’historiens déjà professionnalisés, sinon établis, et de saisir d’assez près les sentiments d’universitaires qui ont affronté le mouvement, il maintient dans l’ombre toutes ces figures d’apprentis, de précaires ou de provinciaux (au sens plein) dont l’expérience aurait sans doute fait contraste avec les formes de consensus dans l’expérience ou le diagnostic qui se dégagent de cet ouvrage collectif [11]. Il y va sans doute du mode de constitution de la population d’étude : les proximités institutionnelles actuelles et la notoriété apparaissent comme des facteurs significatifs.

56Toutes proportions gardées, cette mise à distance liée à des effets générationnels et à des positions déjà acquises dans le champ historique, évoque les postures d’un Raymond Boudon [12] ou d’un Pierre Bourdieu [13] lorsqu’ils ont analysé la « crise » de 68. Or, symétriquement, il manque parmi les témoignages recueillis ici des contre-analyses similaires à ce qu’a entrepris Louis Gruel dans La rebellion de 68[14]. Faute de regard de l’intérieur du mouvement contestataire [15], la seule subjectivité exprimée ou reconduite est celle d’administrateurs (E. Poulle, P. Sauzay) ou d’universitaires (F. Crouzet, F. Caron, Y.M. Bercé) qui ont vécu mai-juin 1968 sur un mode extrêmement négatif. Quant aux analyses distanciées (le lot commun), elles donnent le sentiment de s’inscrire dans une vulgate constituée dans les vingt ans qui ont suivi les événements, en acquittant précisément le registre interprétatif des sociologues de leur génération (voire celui d’un R. Aron dans La révolution introuvable). Ceci ne milite guère pour un « 68 novateur » : les témoins, informés par des schèmes (« la peur du déclassement » ou « la contestation de l’autorité », en premier lieu) ne semblent pas chercher à s’en démarquer. Mais faut-il finalement s’en étonner, dans la mesure où le sujet « Mai 68 » ressortit pour eux à une connaissance de citoyens éclairés – quelle qu’ait été leur participation à l’époque – et non de spécialistes ? Comme le constate l’un des auteurs, « Les propos rapportés dans le cadre de ce corpus paraissent ainsi très souvent constituer une répétition trop imparfaite de ce qui a été très bien écrit et analysé par ailleurs » [16].

57Reste la question des éventuels effets cognitifs, résumés sous la question du « rôle de Mai 68 » dans le « renouvellement » tenu pour acquis de l’histoire française dans la période postérieure. S’agissant d’une question assez hétérodoxe, et souvent considérée comme illégitime – aux yeux de tous ceux qui considèrent que l’évolution scientifique a une logique interne que les événements socio-politiques ne sauraient modifier, sinon à la marge – il apparaît assez étonnant d’avoir scindé les réponses en fonction des grandes « périodes » académiquement reconnues.

58Les trois contributions dédiées procèdent à peu près de la même façon : elles retracent brièvement les contours du groupe professionnel spécifié (médiévistes [17], modernistes, contemporanéistes), avant d’indiquer les réseaux d’affiliation dans lesquels étaient insérés les individus interrogés, dégageant des magistères et des tendances collectives. C’est à ce point qu’intervient l’interrogation sur le statut de « Mai 68 ». Grosso modo, à quelques exceptions franchement négatives, les réponses sont dans une valse-hésitation entre la minoration (Mai 68 s’inscrit au sein de transformations de l’historiographie qui commencent au début des années 1960 et s’achèveraient par le triomphe de la Nouvelle histoire à la fin des années 1970) et la reconnaissance d’un effet d’« accélération » – qui peut parfois aller jusqu’à la reconnaissance d’une « novation ».

59L’ouverture d’une curiosité « transdisciplinaire » qui élargit les horizons de l’investigation historique, en particulier du côté de l’anthropologie, l’intérêt corollaire pour des sujets jugés jusque-là illégitimes (vie quotidienne, sexualité, marges, minorités), le décloisonnement des périodes et l’invention de nouveaux formats, sont autant de traits partagés plus ou moins indexés sur Mai 68 (époque à laquelle est reconnue surtout une transformation globale des structures universitaires). La question d’une dissipation du marxisme est en revanche spécifique aux modernistes, tandis que le réinvestissement du « politique » et de l’« événement », et la revendication d’une histoire du temps présent, sont des inflexions discutées par les contemporanéistes.

60Assez curieusement, quand une relation est établie entre 1968 et des transformations disciplinaires, il est rare que le processus qu’elle recouvre soit examiné : en quoi le développement d’une histoire grand public peut être associé au sillage de Mai 68 ? Dans quelle mesure les « événements » ont-ils ouvert la voie au succès de l’« école » incarnée par P. Nora, R. Chartier, J. Revel et tant d’autres ? En quoi le « temps présent » a trouvé un intérêt cognitif spécifique à la suite de l’« événement-monstre » (comme l’avait qualifié P. Nora) ? De fait, ces associations vont de soi pour les historiens interrogés, comme si la conviction ne pouvait être interrogée, dès lors qu’elle est installée. Ici comme ailleurs, « 68 » apparaît souvent comme une boîte noire causale, que l’on peut brandir ou récuser.

61La question des mécanismes qui auraient fait de 1968 un accélérateur d’évolutions disciplinaires, en particulier sur un plan cognitif, demeure posée. Mais sans doute demanderait-elle un croisement de sources diversifiées et un dépassement de la doxa interprétative qui ne pouvaient être développés ici, compte tenu du cahier des charges de l’opération menée. En définitive, le gain de connaissance ou d’intelligibilité procuré par une histoire orale non recoupée par d’autres outils d’investigation apparaît discutable, en particulier à propos d’un objet aussi saturé d’interprétations que « Mai 68 ».

62Olivier Orain

63Équipe Épistémologie et Histoire de la Géographie, Paris, France

64olorain@wanadoo.fr

Elias (Norbert)Au delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse – 2010, Paris, La Découverte, Collection « Textes à l’Appui » (postface de Bernard Lahire, traduit de l’anglais et de l’allemand par Nicolas Guilhot, Marc Joly, Valentine Meunier, texte établi et présenté par Marc Joly), 213 pages, 22,00 €, ISBN : 978-2-7071-5760-7

65Cet ouvrage est un recueil de cinq textes dans lesquels Norbert Elias s’engage en faveur de l’interdépendance entre psychologie au sens large (psychanalyse au premier chef, psychologie sociale, psychiatrie, psychosomatique) et sociologie, et, au-delà, pour une approche intégrée de l’être humain, incluant aussi la biologie. Quatre de ces textes sont issus de textes oraux. Le premier, le plus ancien, jusqu’alors inédit, Le domaine de la psychologie sociale (1950) est la transcription d’un cours de psychologie sociale. Les trois autres ont d’abord été conçus pour des conférences, deux pour des associations de professionnels (Sociologie et psychiatrie, en 1969, pour l’Association des psychiatres britanniques et, en 1988, Civilisation et psychosomatique pour des psychosomaticiens), la troisième, en 1980, pour un large public (« La civilisation des parents »). Le dernier texte, de loin le plus important, « Le concept freudien de société et au-delà » (titre donné par Elias à son travail en cours) a été établi à partir du manuscrit – inachevé – sur lequel Elias a travaillé jusqu’à sa mort en 1990. L’inachèvement du manuscrit fait que notre accès à la pensée d’Elias est médiatisé par le travail d’édition de Marc Joly qui a sélectionné dans le manuscrit encore en friche « les passages les plus aboutis, ou les plus éclairants » et les a ordonnés. M. Joly fait une intéressante présentation de ces divers textes, concernant tant son travail d’éditeur que leur contenu.

66On peut se poser la question de l’intérêt de ces textes de circonstance ou inabouti s’agissant du dernier, le texte sur Freud. Celui-ci est d’un intérêt majeur car c’est la première fois qu’Elias confronte explicitement sa pensée à celle de Freud. Les autres textes constituent des contrepoints ou des illustrations dont l’intérêt principal est de montrer la force et la continuité de l’intérêt d’Elias pour une approche intégrée de l’humain.

67Il a toujours été évident que la pensée d’Elias devait beaucoup à celle de Freud. Dès 1941, Raymond Aron, faisant un compte rendu du livre d’Elias intitulé Sur le processus de civilisation : approches sociogénétiques et psychogénétiques (livre publié en allemand et passé relativement inaperçu, publié en français en deux volumes séparés intitulés La dynamique de l’Occident et La Civilisation des mœurs), y remarquait l’influence de la psychanalyse. Trois ans plus tôt, quand le livre était sorti, N. Elias l’avait envoyé à Freud. Néanmoins, le livre n’explicite aucunement l’inspiration qu’il a pu puiser dans la pensée freudienne, se contentant de signaler : « Il est inutile de relever ici les éléments dont nous sommes redevables à Freud (…) Tous les familiers de la littérature psychanalytique n’auront aucune peine à discerner les points de convergence » (postface de Bernard Lahire, 187). Et il semble bien que ce n’est qu’en 1985, dans un entretien avec Roger Chartier qui a particulièrement contribué à la diffusion de son œuvre en France, que N. Elias ait publiquement reconnu l’importance de Freud dans l’élaboration de sa propre pensée tout en marquant les limites qu’avait à ses yeux la pensée freudienne.

68Ce sont ces limites et tout ce en quoi il se différencie de Freud qu’aborde Elias dans le texte « Le concept freudien de société et au-delà ». S’il critique vigoureusement les divers volets des conceptions de Freud sur la société, on peut voir combien néanmoins Freud faisait pour Elias autorité dans le fait même qu’il discute très longuement ces conceptions alors qu’elles ne sont sûrement pas la partie de l’œuvre freudienne la plus intéressante. Ainsi, même si c’est à partir de son propre système de pensée qu’Elias mène cette discussion, il apparaît très visiblement imprégné de la pensée psychanalytique, ayant élaboré sa pensée personnelle en s’en démarquant, mais, ce faisant, fondamentalement grâce à elle.

69Tout d’abord, qu’est-ce qu’Elias estime avoir « en commun » avec Freud, pour reprendre ses termes ? L’idée des structures psychiques comme formations stratifiées d’un développement conflictuel : « un concept dynamique, l’être humain en tant que processus », « la lutte des individus avec leur héritage animal » précise d’entrée de jeu Elias (bien sûr dans le texte mis en ordre par M. Joly). Central est ainsi dans les analyses d’Elias le concept de pulsion, concept pour lui si manifestement évident qu’il n’a pas à être interrogé. En revanche, Elias refuse le terme de répression et parle de « régulation pulsionnelle », de « soumission des pulsions humaines à des contraintes régulatrices », d’« autorégulation ». Cette différence d’approche tient selon Elias à ce que Freud pose comme antagoniste la relation entre société et individu : ainsi n’a-t-il pu « être en mesure de voir dans la régulation des pulsions une condition de l’autonomie relative des individus dans leurs relations à eux-mêmes et aux autres » (137). Cet antagonisme se soutient d’une conception individualiste de la société – Freud « se représentait la société de façon atomistique, selon le modèle de la foule » (133) – alors même que, précise Elias, il a une conception holiste de l’individu puisque celui-ci est inséparable des relations familiales.

70Au centre des analyses d’Elias, on le sait, il y a la thèse « selon laquelle l’habitus social, la structure de la personnalité individuelle, et par voie de conséquence les modèles de répression psychique, sont susceptibles de se transformer et diffèrent considérablement selon le type de régime sous lequel vivent les individus » (152). Aussi, alors que Freud considérait que la structure psychique qu’il avait mise à jour dans son travail psychanalytique était un invariant universel, Elias estime qu’elle correspond à l’époque historique dans laquelle Freud a vécu et reçu des patients : il historise la pensée de Freud. Néanmoins, la variabilité des structures psychiques ne veut aucunement dire que l’humain soit sans héritage biologique ; mais ce dont il hérite n’est aucunement sa personnalité comme de fait le pensait Freud, estime Elias soulignant que des invariants psychiques supposent une origine biologique transmise héréditairement (ainsi du complexe d’Œdipe). Pour Elias, ce qui se transmet biologiquement sont des potentialités, c’est-à-dire des prédispositions des êtres humains à apprendre l’autorégulation : ceux-ci ont un potentiel tout à la fois d’individualisation et de socialisation (181).

71Alors qu’Elias considère que les sociétés humaines se sont formées par évolution à partir des sociétés animales (145-149), Freud, avec la « légende » de la horde primitive, était en recherche d’un commencement. Conformément à son idée de l’antagonisme intrinsèque entre la nature et la société, il « voyait les êtres humains seulement comme quelque chose de plus que les animaux », et « non pas comme des êtres ayant évolué des animaux pour devenir quelque chose d’autre » (178) : où l’on voit ici que la perspective évolutionniste d’Elias (avec en son centre l’idée que les êtres humains sont biologiquement équipés pour se prêter à la régulation pulsionnelle) ne l’empêche pas de considérer l’humain comme absolument irréductible à son « niveau animalique ». D’ailleurs, le développement des sociétés humaines, souligne-t-il, « s’opère en l’absence de tout changement biologique », « sans changements dans la structure génétique ».

72Elias centre sa critique de Freud sur sa conception de la société, mais il n’est pas non plus vraiment d’accord avec lui pour ce qui concerne la psyché individuelle puisqu’il critique l’idée et la pratique au centre de la psychanalyse : « il doit être possible de présenter les résultats de Freud sans nécessairement recourir à l’expression « l’inconscient » (…) il n’y a rien dans la nature de l’inconscient qui puisse échapper à la compréhension de tout un chacun ; il n’y a aucun mystère caché que seuls les analystes seraient capables de mettre en lumière » (171-172). Aussi propose-t-il que le travail des psychanalystes soit « complété » par l’observation directe du développement des enfants par des psychologues.

73Pour contester Freud, Elias apporte un certain nombre de nouvelles données (limitées néanmoins, l’heure n’étant plus à un recueil de données) en faveur de sa thèse de la variation des structures psychiques en relation avec les structures sociales, en même temps que certains éclaircissements théoriques. Ainsi, scrutant l’évolution au cours du vingtième siècle de la position des jeunes femmes non mariées dans les sociétés industrielles européennes, il est amené à affiner sa thèse de la « poussée civilisatrice », qu’il avait pensé pouvoir résumer par une formule « les choses autrefois permises sont maintenant interdites », puisque au cours du xxe siècle de nombreuses choses ont été autorisées aux femmes, notamment en matière de relations sexuelles : en fait, ces nouvelles autorisations ont requis de leur part, comme aussi de la part des hommes, une « capacité accrue d’autocontrainte » (159).

74Si la pensée d’Elias a connu et connaît toujours un considérable écho [18], on sait aussi qu’elle a été beaucoup critiquée, notamment en raison de son évolutionnisme. Celui-ci est ici particulièrement marqué et, sans contester le projet d’ensemble d’Elias de replacer « les caractéristiques structurantes des sociétés humaines dans leur contexte évolutionnaire » (181), force est de reconnaître qu’il conduit Elias à une grille de lecture du social unilatérale, source de certaines erreurs. Ainsi estime-t-il que la théorie individualiste de la société de Freud exprime un état de l’évolution de la connaissance, semblant ignorer que depuis plusieurs siècles s’opposent théories holistes et individualistes de la société, que la conception individualiste est une théorie moderne et que la représentation traditionnelle de la société était holiste.

75La critique finalement forte que N. Elias fait de la pensée freudienne, accompagnée de suggestions scientifiques d’orientation plus « positiviste », peut de fait se révéler congruente avec la conjoncture intellectuelle présente. Il en va autrement de l’espoir d’Elias d’être « au seuil d’une époque où l’on reconnaîtra que la structure des sociétés humaines est une structure sui generis, que les théories des sciences sociales, en conséquence, sont des théories d’un type différent des théories des sciences naturelles ». Cet espoir n’était pas fondé puisque depuis une quinzaine d’années nous assistons au contraire à une montée du naturalisme dans l’appréhension de l’humain, non seulement au niveau individuel, mais également au niveau sociétal. Mais il est important que l’on sache que le projet d’Elias d’une approche intégrée de l’humain articulant les différents niveaux d’être de celui-ci, signifiait, non pas l’idée d’une continuité des niveaux biologique, psychologique et social susceptibles d’autoriser de réduire ces divers niveaux au seul niveau du biologique, mais que les sociétés humaines trouvent dans la « nature humaine » leur « condition de possibilité ».

76Françoise Champion

77Centre de Recherche, Médecine, Sciences, Santé,

78Santé Mentale, Société (CERMES3), Villejuif, France

79fchampion@noos.fr

Notes

  • [1]
    Sur le volet français de cette histoire, on mentionnera l’intéressante approche sociologique récemment publiée par Lardinois R., 2007, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions.
  • [2]
    Certeau M. de, 1975, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 63 et suiv.
  • [3]
    Contributeurs de l’ouvrage : Agnès Callu (ENC), Valérie Charpentier, Myriam Chermette (ENC), Benoît Corvez (EHESS), Alain Dubois (ENC), Cécile Formaglio (ENC), Anne-Sophie Lechevallier (EHESS), Jean-François Moufflet (ENC), Julie Pagis (ENS), Damien Richard (ENC), Violette Rouchy-Lévy (ENC), Gabriel Séjournant (Université Paris iv).
  • [4]
    Sa thèse, Mai 68 en héritage. Incidences de Mai 68 sur les trajectoires et les dispositions d’une partie des acteurs et de leurs héritiers, a été soutenue en 2008.
  • [5]
    Quatre sont reproduits à la fin de l’ouvrage, et l’intégralité de la première campagne sur le site Internet : http://elec.enc.sorbonne.fr/mai68/index24.html.
  • [6]
    L’acculturation des contributeurs à l’objet « Mai 68 » apparaît très variable. À ce titre, le travail de Julie Pagis se distingue nettement par sa maîtrise du sujet et son « métier ».
  • [7]
    La contribution de G. Séjournant, « les étudiants vus par les historiens : histoire d’une représentation générationnelle » (111-121) est particulièrement emblématique de ce transfert. En même temps, elle est de celles qui confèrent le plus ouvertement à l’ouvrage un caractère diffus d’histoire « de droite ».
  • [8]
    Qui a certes fait des études d’histoire, mais n’est pas devenu historien de métier.
  • [9]
    Physicien de formation, reconverti dans le militantisme.
  • [10]
    Malheureusement, le matériau disponible à propos de « l’École normale supérieure » est trop ténu, et l’auteur ne fait visiblement pas de distinction entre ENS d’Ulm et ENS de Saint-Cloud (sans parler des ENS féminines et de l’ENSET, aux abonnés absents !), alors que les recrutements étaient sensiblement différents. De ce fait, la comparaison est assez déséquilibrée.
  • [11]
    On pourrait citer : la surprise suscitée par les événements, une certaine représentation de la sauvagerie contestataire et de l’inconséquence des revendications, l’évocation — fort allusive — de « réformes nécessaires » que les événements auraient appelées (à défaut de les avoir formulées), etc.
  • [12]
    Cf. Boudon R., 1969, La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique, Annales ESC, 24, 3, 738-764.
  • [13]
    Cf., entre autres, Bourdieu P., 1984, Homo Academicus, Paris, Minuit, Collection « Le Sens Commun ».
  • [14]
    Gruel L., 2004, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Le Sens Social ».
  • [15]
    J’ai mis à part la contribution de Julie Pagis, dont j’ai déjà signalé qu’elle n’était pas consacrée à des historiens professionnels.
  • [16]
    Dubois A., « L’histoire moderne : permanences et novations » (255-266).
  • [17]
    Étudiés par Jean-François Moufflet.
  • [18]
    Notons la récente parution du n° 106 d’avril-juin 2010 de Vingtième Siècle. Revue d’Histoire dédié à Norbert Elias.
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