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Article de revue

Un héritage devenu projet : la philosophie sociale de Sartre

Pages 115 à 135

Notes

  • [1]
    Durkheim, 1906, 141.
  • [2]
    Pinto, 2002.
  • [3]
    Sartre, 1964, 37.
  • [4]
    Ibid., 28-29.
  • [5]
    Sur la trajectoire sociale et intellectuelle de Sartre, cf. Boschetti, 1985.
  • [6]
    Sartre, 1946, 47.
  • [7]
    Ibid., 51.
  • [8]
    Ibid., 52.
  • [9]
    Sartre, 1983, 225.
  • [10]
    Ibid., 394-395.
  • [11]
    Sur ce clivage dans l’école durkheimienne, cf. Heilbron, 1985.
  • [12]
    Pinto, 2004.
  • [13]
    Bernès, 1895, 174.
  • [14]
    Bernès, 1895, 165.
  • [15]
    Ibid., 166.
  • [16]
    Ibid., 158.
  • [17]
    Ibid., 167.
  • [18]
    Ibid., 164.
  • [19]
    Ibid., 156.
  • [20]
    Aron, 1986, 443 (propos d’Aron lors de sa soutenance). Sur le contexte historique de la thèse d’Aron, cf., dans le même ouvrage, Mesure, 1986.
  • [21]
    Aron, 1986, propos rapportés à la fois dans le compte rendu de soutenance ; Fessard, 1986, repro-duits en annexe de Aron, 1986, 443-452.
  • [22]
    Aron, 1948, 120.
  • [23]
    Aron, 1986, 452. Ces propos attribués à Aron ne sont peut-être pas la transcription littérale, comme l’avertit G. Fessard.
  • [24]
    Aron, 1948, 333.
  • [25]
    Sartre, 1983, 365.
  • [26]
    Ibid., 357.
  • [27]
    Ibid., 365.
  • [28]
    Bourdieu, 1980, 265.
  • [29]
    Sartre, 1983, 386.
  • [30]
    Sartre, 1943, 295.
  • [31]
    Sur les références philosophiques de Sartre dans ce livre, cf. Boschetti, 1985, 108.
  • [32]
    Sartre, 1943, 457.
  • [33]
    Ibid., 465.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Ibid., 466.
  • [36]
    Ibid., 475.
  • [37]
    Ibid., 479.
  • [38]
    Ibid., 474. Sur les affinités théoriques entre la pensée de Sartre et l’interactionnisme, cf. Bourdieu, 1980, 71. L’importance de Sartre pour le sociologue Erving Goffman a été soulignée par D. MacCannel (1983, 2-7).
  • [39]
    Ibid., 473.
  • [40]
    Ibid., 474.
  • [41]
    Sartre, 1976, 176-177, 180.
  • [42]
    Bourdieu, 1992, 267.
  • [43]
    Sartre, 1986, 22.
  • [44]
    Ibid., 23.
  • [45]
    Sartre, 1976, 149-150.
  • [46]
    Merleau-Ponty, 1955.
  • [47]
    Reynaud, 1961.
  • [48]
    Sartre, 1986, 70.
  • [49]
    Ibid., 67.
  • [50]
    Sartre, 1960, 305.
  • [51]
    Sartre, 1986, 51.
  • [52]
    Ibid., 121.
  • [53]
    Sartre, 1972a, 101-102.
  • [54]
    Sartre, 1986, 79.
  • [55]
    Sartre, 1972b, 85.
  • [56]
    Ibid., 88.
  • [57]
    Sartre, 1986, 69.
  • [58]
    Sartre, 1960, 148.
  • [59]
    Cf. le chapitre « Histoire et dialectique », in Lévi-Strauss, 1962.
  • [60]
    Sartre, 1960, 147.
« C’est une application de la notion d’apologétique inaugurée en France par M. Brunetière ; on pourrait la qualifier d’apologétique sociologique. La manière de procéder est toujours la même. On commence par rappeler à la modestie les sciences de la nature ; puis on met en relief le caractère spiritualiste de certaines théories sociologiques ou morales. D’où l’on conclut qu’il y a dans la vie sociale quelque chose qui échappe à l’investigation proprement scientifique. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour passer de là à la foi » [1].

1Les sciences sociales en France doivent compter avec les résistances que lui opposent certains représentants des disciplines humanistes et notamment, de philoso-phes qui se posent en défenseurs de la position éminente de cette discipline dans l’espace des disciplines académiques en allant parfois jusqu’à proposer une doctrine explicite et systématique des sciences sociales. À travers ses hiérarchies, ses valeurs et surtout les schèmes cognitifs et rhétoriques qui structurent le travail d’apprentis-sage, l’École tend à doter les agents de ce qui n’est rien d’autre qu’une conception de la philosophie, de l’homme et de la société. Il ne suffit pas de considérer les producteurs et les produits jugés les plus « scolaires » pour s’en assurer. On peut aussi tenter de voir ce que des problématiques et des concepts en apparence les plus auto-nomes et originaux doivent à l’action impersonnelle des normes institutionnelles na-tionales de reproduction des agents et des produits reconnus comme philosophiques, sans pour autant réduire à tout prix un penseur original au statut de bon élève. Au delà de l’alternative de la conformité et de l’originalité, il s’agit de comprendre comment la culture scolaire offre des ressources en même temps qu’elle impose des limites, et de voir jusqu’à quel point un auteur singulier peut parvenir à concevoir un produit qui, tout en ressemblant à d’autres, présente quelque chose d’inédit.

I – Pensée et impensé scolaires des philosophes

2La formule scolaire encore actuelle aujourd’hui a été mise au point il y a plus d’un siècle dans un contexte très singulier. La doctrine pédagogique de l’enseignement de la philosophie a été fondée sur le compromis républicain entre options religieuses et options laïques et sur la neutralisation des extrêmes, cléricalisme métaphysique et positivisme (et ses équivalents, empirisme, scientisme, matérialisme). L’enseignement secondaire a joué un rôle déterminant dans l’élaboration de cette doctrine qui enten-dait se situer au delà des oppositions entre spiritualisme et rationalisme, foi et agnosti-cisme. Dans la tradition qu’on peut appeler cartésienne au sens large, le corps ensei-gnant français a trouvé un capital doctrinal essentiel, d’ordre à la fois cognitif et éthique : les termes principaux en sont la raison, la conscience, la liberté, la réflexion, qui sont les fins et les moyens de l’accomplissement d’une démarche philosophique visant à triompher des erreurs et des préjugés des sens et du sens commun et à favo-riser l’accès à soi de la personne libre et pensante. Descartes et Kant illustrent cette orientation qui place le « Je pense », fondement ultime de l’être et de la pensée, au dessus des données de la nature. Le kantisme, ligne philosophique éminente, revêtait une fonction civique et morale autant que théorique : on croyait y trouver le refus des dogmatismes opposés (la métaphysique) et une forme de libération par la « réflexion » (la philosophie permet d’accéder à la liberté authentique qui est intérieure, spirituelle). Étant la « discipline du couronnement », la philosophie est présumée être au-dessus des savoirs, des autres disciplines, elle se veut discours sur les fondements. Cette préséance de la discipline a trouvé son accomplissement dans le schème du dépassement qui, en particulier dans la dissertation, consiste à aller vers le supérieur ou le profond, l’ultime. Le philosophe à la française est celui qui rejette d’abord les solutions indignes (préjugés, opinions, matérialisme, positivisme…) puis les solutions antérieures de dépassement. Tout en ayant des allures inédites, le bon dépassement est celui qui s’inscrit dans la morale intellectuelle du corps professoral et de ses valeurs de liberté et de « penser par soi-même ».

3Pour les philosophes, le « fait social » de Durkheim enfermait un double défi : la sociologisation des catégories de l’expérience (force, causalité, espace, temps…) a été jugée suspecte d’une « réduction » naturaliste à l’histoire tandis que la connaissance positive des hommes dans la société a été considérée comme une objectivation illé-gitime, incapable de reconnaître les limites imposées par ce qui excède toute connais-sance. C’est pourquoi on peut caractériser les ripostes philosophiques à la sociologie (essentiellement durkheimienne) par l’anti-naturalisme (trouver un fondement hors du social) et par l’anti-objectivisme (penser au delà du savoir). On a pu aussi voir se dessiner chez certains philosophes la tentation d’une science de remplacement plus conforme aux réquisits de la discipline philosophique.

4Or, s’il existe des grandes constantes de l’enseignement de la discipline, l’équi-pement mental des philosophes a toujours été mis en œuvre dans une conjoncture dé-terminée qui reflète les luttes académiques internes et les luttes entre philosophes orthodoxes et philosophes hétérodoxes. Ainsi, ce qui caractérise les années 1930 est le déclin du modèle philosophique associé à la « nouvelle Sorbonne ». Non seulement, les philosophes de cette époque ont vieilli, mais ils ont dû compter avec de jeunes prétendants situés dans les marges du champ universitaire et s’efforçant de faire reconnaître, à travers le label de la philosophie allemande et de la phénoménologie, de nouveaux auteurs (Hegel, Husserl, Heidegger, Jaspers, Scheler…), de nouvelles pro-blématiques, de nouvelles valeurs. Entre les détenteurs des positions académiques et les prétendants, les oppositions revêtent un caractère systématique : d’un côté, le ra-tionalisme, l’intelligence, l’esprit, la science, la connaissance, l’analyse, l’abstraction, le progrès, et de l’autre, la vie, l’existence, la compréhension, le sens, le concret, la perception, les émotions, la tragédie, etc. [2]. L’hétérodoxie manifestée par certains prétendants a pu masquer leur adhésion profonde aux valeurs de la discipline philosophique.

II – Les origines du projet originel

5Le cas de Sartre est d’un intérêt majeur en ce qu’il offre une illustration des tensions entre l’héritage scolaire et la quête d’originalité qui peut comporter, entre autres défis, celui d’avoir à se situer sur le terrain des sciences sociales. Sartre avait tous les atouts de l’excellence intellectuelle pour devenir le porte-parole des philo-sophes dans un état du champ philosophique qui ne pouvait plus ignorer combien l’« homme » était devenu un enjeu théorique.

6Parisien, issu du monde enseignant, enfant unique choyé par des adultes admi-ratifs, il a entretenu dès la prime enfance, une relation de familiarité avec l’univers de la culture. C’est cette familiarité qu’il évoque plus tard en 1964 dans Les mots :

7

« J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en rayons de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait » [3].

8Il fallait avoir tout obtenu, comme lui, pour ressentir la coupure entre la prétention à se faire et l’expérience intime d’avoir été fait ou joué par d’autres, et pour montrer les liens tacites qui avaient uni très tôt le désir de plaire aux membres de la lignée maternelle, la séduction exercée sur eux, la fascination pour les livres appréciés par eux, ou simplement présents dans leur bibliothèque, et finalement, l’anticipation d’un rôle éminent dans les lettres.

9

« Donc, je suis un caniche d’avenir ; je prophétise. J’ai des mots d’enfant, on les retient, on me les répète : j’apprends à en faire d’autres. J’ai des mots d’homme : je sais tenir, sans y toucher, des ‘propos au-dessus de mon âge’. Ces propos sont des poèmes ; la recette est simple : il faut se fier au Diable, au hasard, au vide, emprunter des phrases entières aux adultes, les mettre bout à bout et les répéter sans les comprendre. Bref, je rends de vrais oracles et chacun les entend comme il veut » [4].

10Le cursus scolaire va confirmer les aspirations précoces, et le brillant élève pourra exceller dans ce haut lieu de la transmission des valeurs littéraires scolaires qu’est la khâgne où s’acquiert la maîtrise des règles poussée jusqu’au jeu avec les règles. C’est là qu’on cultive le goût des connaissances gratuites, des hiérarchies intellectuelles, l’admiration envers des maîtres définis par leur opposition aux simples érudits de l’Université, l’aptitude à traiter avec rapidité et sûreté de toutes choses au delà de la spécialisation. Comme bien d’autres, le jeune Sartre va se lancer dans des exercices d’apprenti, poèmes, nouvelles, et même textes parodiques qui trahissent à leur façon l’amour des choses lettrées.

11Une fois doté des emblèmes de la légitimité scolaire (ENS, agrégation…), Sartre devient professeur de philosophie en terminales puis en classes préparatoires, dans un cadre institutionnel qui assure la pérennité des valeurs scolaires. L’espace des possi-bles intellectuels a été d’abord défini pour lui d’une part, par la philosophie universi-taire alors dominée par les gloires nationales des années 1900 (Léon Brunschvicg, Henri Bergson) et leurs héritiers, et d’autre part, par la littérature (Proust, Gide, Claudel, la NRF, les Surréalistes). Quant à la sociologie incarnée alors par le durk-heimisme sur le déclin, elle ne pouvait qu’être associée à l’orthodoxie universitaire.

12Sartre ayant échappé à la filière académique obtient la notoriété avant-guerre : à côté de textes appréciés par des universitaires comme Wahl et Brunschvicg, il publie des articles inspirés de la nouvelle philosophie allemande, celle de Husserl, Heidegger, Scheler et Jaspers, et se risque sur le terrain de la littérature notamment avec son roman, La nausée, autre manière de faire de la philosophie. Il subvertit l’ordre scolaire en imposant des catégories nouvelles de perception et d’évaluation : au pur sujet de connaissance et de la morale des professeurs de Sorbonne, il propose de substituer un sujet actif, inquiet, pris dans les « situations ».

13Or, ce professeur de lycée ne fait, en un sens, que pousser à son terme, avec des moyens propres, cette logique de l’« idéalisme » professoral qu’il entend dépasser : il fait sienne la hiérarchie des domaines qui assure à la métaphysique générale la supériorité sur les questions spécialisées (dont celles de philosophie des sciences), et il fait sien le Cogito pour en donner une version radicale, qui l’affranchit des détermi-nations externes de l’« en-soi ». La liberté extrême du sujet sartrien s’inscrit dans cette tradition philosophique française marquée par le cartésianisme, le kantisme, le spiritualisme, y compris dans sa variante bergsonienne, bien connue de lui [5].

14Sartre a même consacré un livre à Descartes considéré essentiellement comme un philosophe de la liberté. Descartes a attribué à Dieu « l’exigence d’une autonomie absolue » [6] (création des vérités éternelles) qu’« il faudra deux siècles de crise » [7] pour la restituer à l’homme : il a « dans une époque autoritaire, jeté les bases de la démo-cratie », « suivi jusqu’au bout les exigences de l’idée d’autonomie » et « compris, bien avant le Heidegger de "Vom Wesen des Grundes", que l’unique fondement de l’être était la liberté » [8]. Lecteur et importateur de Husserl, Sartre n’a pas oublié Descartes : « Husserl m’avait pris, je voyais tout à travers les perspectives de sa philosophie qui m’était d’ailleurs plus accessible, par son apparence de cartésianisme. J’étais "husserlien" et devais le rester longtemps » [9].

15La tradition scolaire de la liberté de penser trouve une expression radicale jusque dans l’anticonformisme apparent d’une morale fondée sur le refus de l’esprit de sé-rieux et sur l’effort pour se situer au-dessus des clivages réels qui divisent la société, comme celui du bourgeois et de l’ouvrier révolutionnaire. Mobilisé, il écrit en 1940, dans une période peu propice à la distanciation :

16

« Il y a sérieux, en somme, quand on part du monde et quand on attribue plus de réalité au monde qu’à soi – ou, à tout le moins, quand on se confère une réalité dans la mesure où on appartient au monde. (…) Ce n’est point par hasard que le matérialisme est sérieux ; ce n’est pas par hasard non plus qu’il se retrouve toujours et partout comme la doctrine d’élection du révolutionnaire. Car les révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent d’abord parce qu’ils sont écrasés par le monde, ils se connaissent à partir de ce monde qui les écrase et ils veulent changer le monde. En cela ils se retrouvent d’accord avec leurs vieux adversaires, les possédants, qui se connaissent aussi et s’estiment à partir de leur situation dans le monde. Je hais le sérieux. À travers un souci sérieux d’ingénieur, le monde entier passe, avec son inertie, ses lois, son opacité têtue ; et toute pensée sérieuse est épaissie par le monde et coagule ; elle est une démission de l’homme en faveur du monde » [10].

17Quoique en désaccord avec ses prédécesseurs sur plusieurs points, il contribue à entretenir la doxa commune en refusant des indignes concessions aussi bien au natu-ralisme qu’à l’objectivisme. Fidèle à la tradition des philosophies du sujet, le dua-lisme du « pour-soi » et de l’«en-soi » est le garant « ontologique » de l’hétérogénéité foncière des ordres de la nature et de l’esprit. Cette hétérogénéité s’exprime à travers un ensemble de principes revêtant souvent la forme indiscutable de l’évidence : l’homme par qui le « sens » advient n’est pas une chose analysable d’après une « essence » et explicable par des « causes » ; à la différence de la chose, l’homme se fait et, se dépassant dans le projet, il n’est jamais ce qu’il est et il est ce qu’il n’est pas. Sartre était plus près de Bergson que de Durkheim.

III – Les moyens du bord

18Que connaissait-il de Durkheim ? Les références à l’œuvre et même les mentions du nom du sociologue sont rares, vagues et généralement dépréciatives. Pourtant, l’Université dans laquelle Sartre s’est formé était marquée par sa présence. D’une part, les durkheimiens étaient reconnus dans l’univers scientifique, ils étaient encore très actifs dans les années 1930, en particulier Maurice Halbwachs, Marcel Mauss et François Simiand, et quelques-uns d’entre eux comme Célestin Bouglé détenaient des positions institutionnelles à La Sorbonne, à l’ENS ou dans les jurys de concours ; d’autre part, leurs conceptions faisaient l’objet de discussions et même les critiques exprimées par des universitaires, philosophes comme psychologues, tendaient à les constituer en porte-parole quasi-exclusifs de la discipline [11]. La résistance au durkhei-misme parmi les philosophes, d’ancienne ou de nouvelle manière a revêtu la forme d’un ensemble de formulations et d’arguments qui, renforçant les automatismes de l’entendement professoral, semblaient aller de soi comme le thème de l’impuissance de la science à épouser les valeurs, le vécu subjectif, l’existence concrète, le négatif. Aux yeux de Sartre et des prétendants à la domination philosophique, Durkheim avait tout pour cumuler l’idéalisme intellectualiste attribué aux professeurs de La Sorbonne et une vision réifiante de l’humain. À quoi il faut ajouter l’infamie du « chien de garde » depuis la publication en 1932 du pamphlet de Paul Nizan, un ami très cher de Sartre.

19Parmi les représentations philosophiques du durkheimisme, Sartre pouvait comp-ter avec la contribution de plusieurs auteurs, dont celle du Bergson des Deux sources de la morale et de la religion qui s’efforçait de renvoyer la sociologie de Durkheim au domaine exclusif des « sociétés closes » [12]. C’est une figure bien connue du monde des professeurs de philosophie, Marcel Bernès, que Sartre n’avait peut-être ni lu ni connu, qui a proposé une doctrine professorale sur la sociologie dans un argumentaire que l’on peut qualifier de proto-existentialiste. Professeur de lycée, puis de classes préparatoires, devenu inspecteur général, auteur de livres scolaires, il est peut-être celui qui a poussé le plus loin la mise en question de ce qu’il appelle déjà, avant bien d’autres, la « sociologie objectiviste » [13]. Contre celle-ci, la sociologie durkheimienne, Bernès soutient que la conscience ne saurait être traitée comme un objet parmi d’autres puisqu’elle ne peut être enfermée dans le moment où on l’observe et qu’elle est livrée à un devenir ouvert : « La conscience n’est pas à vrai dire quelque chose de déjà posé tout entier, mais plutôt elle est une réalité qui se fait ; elle dépasse à chaque instant ce qui existe ; et son rôle est l’appréciation pratique ou morale des choses et des actions » [14]. C’est dire qu’on ne peut la saisir que de l’intérieur, en adoptant le point de vue de « l’appréciation pratique et morale » qui valorise l’avenir, la tempo-ralité éthique au détriment de la temporalité naturelle des choses. La conscience se pose face à un donné qu’elle tend à dépasser : « Il n’y a de conscience que par rapport aux choses ; il n’y a d’idéal que par rapport à une réalité déjà existante » [15]. La « ma-tière première » de la sociologie est « le groupe social, la société elle-même, consi-dérée comme une réalité qui dure, qui à chaque instant a déjà un passé (…) mais qui aussi aura probablement un avenir » [16]. Le thème central de la sociologie non objecti-viste proposée par Bernès, est celui des « aspirations » en tant que source du « changement », du « dynamisme », du dépassement de l’état « statique » envisagé se-lon les « pures constatations statistiques des mœurs moyennes » [17]. À propos de la di-vision du travail, Durkheim se voit reproché d’avoir négligé « le sentiment de la solidarité qui servirait de correctif à la division du travail, et lui donnerait avec son vrai sens sa valeur réelle » [18]. Il faut mettre fin aux « deux causes d’erreurs fondamen-tales de la sociologie contemporaine » : « l’imitation des sciences positives de la na-ture, l’opposition absolue à la sociologie subjective sous toutes ses formes ». Il existe une tension entre « l’esprit analytique » et « l’esprit synthétique » : le premier étant situé du côté de la mesure, de l’exactitude, de « l’objectif », de « l’abstraction », de la « matière » et le second du côté du « subjectif », de « l’idéal », de l’inachevé. Le refus de « l’objectivisme » implique de mettre en cause la séparation du sujet et de l’objet : « Devant cette sorte de faits, dans lesquels l’homme tout entier est toujours en jeu, il nous est impossible de garder l’attitude d’un spectateur impassible (et quand cela serait possible, nous appauvririons notre science en le faisant ) ». La parenté entre le sujet et l’objet de la connaissance, en interdisant tout détachement radical, prend une signification éthique : « Aussi un intérêt pratique est-il indissociablement lié à l’intérêt théorique que nous prenons à la réalité sociale ; et c’est ce qui la distingue le mieux de la réalité physique » [19].

20Parce que l’auteur de ces lignes n’était pas une figure majeure de l’univers philo-sophique, son propos reflète d’autant mieux une sorte d’opinion commune des pro-fesseurs et même de certains sociologues (Bouglé, Lapie). On y trouve à la fois l’es-sentiel de ce qui va constituer, grâce au tournant phénoménologique des années 1930, la critique philosophique de la connaissance sociologique et l’amorce d’une sociologie d’orientation philosophique souhaitée par certains auteurs. Un aspect central est la recherche d’un mode de connaissance spécifique capable de convertir les données livrées de l’extérieur par le sociologue, « spectateur impassible », en significations posées et appréhendées de l’intérieur par une conscience souveraine. Ainsi, comme Sartre n’a cessé d’y insister, ce qui importe n’est pas la condition de bourgeois, d’où-vrier ou de garçon de café, mesurable par des indicateurs plus ou moins rigoureux, c’est l’organisation subjective de leur expérience en tant qu’elle procure une cohé-rence, résout des contradictions, bref, permet de se poser face au monde et à autrui.

21Sartre pouvait trouver chez son condisciple et ami Raymond Aron, importateur et commentateur des philosophies de l’histoire et des sociologies allemandes, des res-sources contre le « positivisme » de la sociologie française et une réflexion sur la logique et la valeur du travail savant d’abstraction. Auteur d’une thèse remarquée, Introduction à la philosophie critique de l’histoire, soutenue et publiée en 1938, Aron proposait une doctrine philosophique de l’histoire qui visait plusieurs cibles : les philosophies de l’histoire dans leurs versions hegeliennes et marxistes, le positivisme des historiens et la sociologie durkheimienne (Durkheim mais aussi Halbwachs et Simiand). Leur orientation commune est l’illusion d’une connaissance absolue, objec-tive et extérieure dénoncée par Nietzsche dans son Inactuelle sur la connaissance his-torique, « la croyance que l’activité de recherche objective et de contemplation pure épuise la vocation de l’homme » [20]. Usant d’une terminologie kantienne, Aron enten-dait contribuer à une « critique de la raison historique » et traiter de ses « limites » manifestées et surmontées par la « méthode phénoménologique ». Comme Bernès, il soulignait que « le sujet de la connaissance historique n’est pas un sujet pur, un moi transcendantal, mais un homme vivant, un moi historique, qui cherche à comprendre son passé et son milieu » [21]. Face aux disciplines à prétention scientifique ayant l’am-bition de mettre en avant un type exclusif de cause (historique, psychologique, socio-logique…), Aron s’efforçait d’opposer la « pluralité des systèmes d’interprétation » :

22

« La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable. Équivoques la pluralité des univers spirituels à travers lesquels se déploie l’existence humaine, la diversité des ensembles dans lesquels prennent place les idées et les actes élémentaires. Inépuisable la signification de l’homme pour l’homme, de l’œuvre pour les interprètes, du passé pour les présents successifs » [22].

23Refusant l’écriture positiviste de l’histoire, Aron affirmait qu’« une pluralité de perspectives est toujours possible » et qu’« on fait toujours l’histoire en fonction d’une philosophie, sinon on resterait en face d’une pluralité incohérente » [23]. Pour échapper au double écueil d’un objectivisme illusoire et d’un relativisme ordinaire, il faut renoncer à la quête des « causes » de dernière instance et s’en remettre aux vertus de la « compréhension » qui réalise une « synthèse » toujours à refaire. L’historien participe de la condition humaine, vouée à l’équivocité et au choix :

24

« Le choix est historique encore, parce que les valeurs au nom desquelles je juge le présent, viennent de l’histoire. (…) Et d’autre part, le choix n’est pas une activité extérieure à mon être authentique, c’est l’acte décisif par lequel je m’engage et fixe le milieu social que je reconnaîtrais pour mien. Le choix dans l’histoire se confond en réalité avec une décision sur moi, puisqu’elle a pour origine et pour objet ma propre existence » [24].

25Pour Sartre, la thèse d’Aron constituait un acquis sur un terrain où il ne s’enga-geait pas lui-même ouvertement. La question du passage entre la généralité appré-hendée de l’extérieur par la connaissance et la singularité vécue de l’intérieur a pour-tant été assez tôt envisagée par lui. Dans un texte à usage « personnel », les Carnets de la drôle de guerre, en 1940, il se livrait en toute liberté à diverses réflexions et surtout à des sortes d’études de cas, démarche qui, ayant été comme gommée dans L’être et le néant, livre de philosophie pure, sera à nouveau reprise dans les travaux ultérieurs sur Flaubert qui lui donneront une forme accomplie.

26Sartre part du constat du pluralisme méthodologique : chaque discipline positive découpe dans le réel des « couches signifiantes ». Évoquant le projet de classification des sciences de Comte qui impliquait à la fois une indépendance des différentes sciences principales et une primauté de la dernière des sciences, la sociologie, il se demande : « n’est-il pas possible d’opérer une conversion analogue à celle que faisait A. Comte ? » [25]. Analogie qui consiste à substituer la description phénoménologique à la recherche des causes et donc, en fait, à substituer la philosophie à la sociologie.

27

« Je lis avec beaucoup d’intérêt le Guillaume ii de Ludwig. J’essaie à travers lui de reprendre et de retourner un problème qui me tracasse depuis quelque temps – exac-tement depuis septembre 1938. Nous en avons souvent discuté, le Castor et moi : je reconnais avec Aron que dans l’explication comme dans la compréhension de l’évé-nement historique on peut trouver diverses couches de signification. Et ces couches de signification permettent de décrire de façon satisfaisante l’évocation du processus histo-rique, chacune à son niveau propre. Mais ces significations sont parallèles, et il n’est pas possible de passer de l’une à l’autre » [26].

28Seule la philosophie est en mesure de réaliser une unification des différentes « couches signifiantes » et d’en finir avec les approches traditionnelles, en particulier celles des historiens qui relèvent, selon Sartre, de l’abstraction. Ainsi pour expliquer la Grande Guerre, on fera appel simultanément ou successivement à plusieurs candi-dats au statut de cause, le conflit des impérialismes, le pangermanisme, le militarisme des Junkers, les retournements dans la diplomatie…, et ce faisant, on délimite des notions ou des événements en les détachant de la dimension du « pour soi » qui les caractérise comme proprement « humains ». L’historien s’avère incapable de saisir d’un même regard ce que nous savons des agents historiques, en l’occurrence de l’Empereur Guillaume ii. Considérées « à partir du projet de la réalité humaine », à partir de « Guillaume ii comme réalité humaine se projetant à travers une série de situations », l’atrophie du bras gauche et l’anglophobie cessent d’apparaître comme « deux types de motivations psychologiques bien distinctes » [27]. Infirme, Guillaume ne se contente pas de chercher une compensation par des rêves de puissance (comme le croit le sens commun historique incarné par E. Ludwig), il choisit la force physique comme instance ultime d’évaluation, instance qui, rendant visible sa déficience, dis-qualifie dans le même temps les autres instances, comme celle des valeurs intellec-tuelles et culturelles : se vouloir « fort » en une multitude de situations (politiques, relationnelles, somatiques, sexuelles…), c’était se choisir contre l’Angleterre, le libéralisme, l’intellectualisme, et à travers eux, contre la mère anglophile et contre le père, figure effacée et dépourvue d’aura impériale.

29Une telle écriture philosophique de l’histoire comporte plusieurs apories conden-sées dans « cette sorte de monstre conceptuel qu’est », selon Bourdieu, « la notion au-todestructrice de "projet originel"» [28]. D’abord, en se privant du langage scientifique de la généralité (lois, hypothèses…), cette écriture se condamne à une approche au cas par cas, à une quête de médiations dépourvue de terme et de principe. Une fois élimi-née la recherche sur les causes et les facteurs, il n’y a rien d’autre à faire qu’à décou-vrir les relations d’entre-expression entre les diverses « couches de signification » :

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« Guillaume n’est rien d’autre que la façon dont il s’historialise. Et l’on voit que dans l’unité de cette historialisation sont liées les couches de signification les plus diverses : le règne dévoile l’infirmité qui dénonce à son tour la famille, l’Angleterre, l’antilibéralisme et le militarisme prussien. Il ne s’agit pas d’une seule et même chose, mais de situations, qui se hiérarchisent et se subordonnent selon l’unité d’un même projet originel » [29].

31Ensuite, on voit mal comment il est possible de rendre compte de l’objectivité de l’événement à partir des seules visées des consciences, de l’identité d’une même histoire à partir de la pluralité des individus. Si le monde commun est second, pourra-t-on jamais le retrouver ? C’est pourtant le même Sartre qui écrira plus tard : « on rencontre autrui, on ne le constitue pas » [30]. Enfin, tout simplement, le philosophe n’est-il pas exposé, malgré toutes les prouesses dans la construction de « projets », à retranscrire dans le langage phénoménologique les données empiriques procurées par la presse, les documents, les témoins ?

32La notion de projet, difficilement conciliable avec l’objectivité du savoir, était l’un des obstacles épistémologiques à une approche sociologique que Sartre s’efforçait de mener à bien. En mettant en avant les mystères d’une décision fondatrice, elle assurait la prééminence d’un sujet infondé, posé au delà des déterminations objectives qu’elle entendait pourtant prendre en compte mais qui demeuraient hétérogènes à l’intériorité créatrice. À la fin de sa vie, Sartre ne pourra donner d’autre statut à son travail sur Flaubert que celui d’une fiction romanesque, dernier écho d’une philosophie de l’histoire défiante envers toutes les formes d’objectivisme.

IV – La socialité originaire

33En 1943, l’auteur de L’être et le néant a 38 ans. Manifeste pour une nouvelle définition de la liberté spirituelle dans une époque sombre, le livre assure au jeune et brillant philosophe une consécration dans l’ordre spécifique de la théorie pure : pour renouveler un arsenal philosophique largement collectif, il a su utiliser les moyens de l’érudition (Descartes, Kant), mais aussi les figures majeures de la pensée allemande contemporaine. En outre, tout en demeurant dans le registre philosophique noble [31], il offre face aux sciences de l’homme, une doctrine pouvant servir à la fois à les fonder, à les limiter et enfin, à les dépasser de l’extérieur et même, de l’intérieur, sur leur propre terrain. À la différence des penseurs « idéalistes » du début du siècle pour qui l’histoire était pensée par référence à un intellect universel et désincarné (« esprit », « conscience occidentale », « humanité »…), Sartre entend se confronter au monde social pour montrer que la philosophie est en mesure de répondre aux questions non ou mal résolues par ces disciplines. Mais cette confrontation demeure dans un registre élevé et l’on trouve dans le livre des analyses moins concrètes que celles auxquelles il s’était essayé deux années plus tôt dans ses Carnets.

34Le thème d’autrui, « une des grandes conquêtes de la philosophie existentielle » selon Emmanuel Mounier, tient son importance de la double fonction qu’il permettait de remplir : fonder le social et décrire, mieux que les sociologues, la socialité originaire.

35Pour fonder le social sur autrui, Sartre avance d’abord que le « pour-autrui » n’est pas simplement un événement extérieur du « pour-soi », de la conscience, mais qu’elle en est une structure majeure. À partir de concepts fortement dichotomiques, ceux du sujet et de l’objet, du pour-soi et de l’en-soi, du « regard » et de l’« être-regardé », deux possibilités fondamentales s’offrent, qui sont symétriques : le sadisme (le sujet traite l’autre comme pur objet), le masochisme (le sujet se constitue en objet pour l’autre). Il s’agissait donc bien d’une contribution à la compréhension de la réalité sociale : « finalement, toutes les conduites complexes des hommes les uns envers les autres ne sont que des enrichissements de ces deux attitudes originelles (…) elles enferment toutes en elles comme leur squelette les relations sexuelles » [32].

36Puis, contre les sociologues, il s’agit de prouver que le « nous », la « commu-nauté », n’est guère le mode originaire de l’être-pour-autrui (« l’être-pour-l’autre pré-cède et fonde l’être-avec-l’autre » [33] : « il est clair que le nous n’est pas une conscience intersubjective, ni un être neuf qui dépasse et englobe ses parties comme un tout synthétique, à la manière de la conscience collective des sociologues » [34]. Par consé-quent, Durkheim doit être rejeté. Mais il faut bien rendre raison de l’apparence du « nous », quitte à la dissoudre. Il suffit pour cela de mettre en œuvre le système des oppositions fondamentales : il y a « deux formes radicalement différentes de l’expé-rience du Nous et les deux formes correspondent exactement à l’être-regardant et à l’être-regardé qui constituent les relations fondamentales du Pour-soi avec l’Autre » [35].

37La première forme est le « nous-sujet ». Si la conscience ne détient pas le pouvoir (qui serait contradictoire) de s’annuler en fusionnant dans un « nous », elle peut du moins se poser en deçà de sa propre individualité, notamment lorsque la situation ne fait appel à rien d’autre qu’à un être « quelconque », « indifférencié », « interchan-geable », « pré-numérique », identifiable comme « on ». L’utilisateur du métro vit dans l’anonymat : « pour aller de la station de métro "Trocadéro" à "Sèvres-Babylone" "on" change à "La Motte-Picquet". Ce changement est prévu, indiqué sur les plans, etc. ; si je change de ligne à La Motte-Picquet, je suis le "on" qui change » [36]. Les autres ne se trouvent ici pas « posés du tout » [37].

38Deuxième forme de « nous », le « nous-objet » qui n’est pas posé de l’intérieur par les membres du groupe, mais de l’extérieur par le regard étranger. La thèse de Sartre est illustrée par plusieurs exemples. Dans le « travail en commun », « plusieurs personnes s’éprouvent comme appréhendées par le tiers pendant qu’elles œuvrent solidairement un même objet ». Or, par elle-même, l’identité de condition ne permet pas de fonder l’identité collective. Il faut la chercher plutôt dans la coordination des actions singulières envisagées sous le rapport d’une fin commune. Autre exemple : l’un des « nous spéciaux » qu’on « nomme "conscience de classe" » : les propriétés objectives de condition sont considérées comme dotées d’un pouvoir explicatif limité, qu’il s’agisse de la « dureté du travail » qui suppose une perception distanciée de soi-même, de la « bassesse du niveau de vie » qui est « chose toute relative », ou des « souffrances endurées » qui « ont plutôt pour effet d’isoler les personnes qui souffrent que de les réunir » ; même la conscience des inégalités ne saurait déboucher sur autre chose que sur des « jalousies individuelles ou des désespoirs particuliers ». Réminiscence de travaux sociologiques ? Ce refus du déterminisme économique (aussi bien que psychologique) était bien l’un des traits de l’école durkheimienne et l’on ne peut s’empêcher de penser que Sartre avait pu avoir facilement accès aux écrits de Maurice Halbwachs concernant l’étude des budgets et la formation d’une « représentation » de classe.

39Le « nous » n’est ni dans les choses, ni dans l’Esprit objectif, ni dans une commu-nauté, il est l’une des possibilités du pour-autrui : « Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres, et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous » [38]. L’unification de la « classe opprimée » ne peut lui advenir que grâce à l’image (le « regard ») renvoyée à ses membres par ceux de la « classe opprimante » : ceux-ci « apparaissent, non seulement comme des puissants qui commandent mais, encore et avant tout, comme les tiers, c’est-à-dire ceux qui sont en dehors de la com-munauté opprimée et pour qui cette communauté existe ». Or le membre initialement regardé de la « classe opprimée » peut tenter, à son tour, de transformer le nous-objet pesant sur lui en nous-sujet, ce qu’il ne peut faire qu’en transformant le « regardant en regardé », en transformant la « classe opprimante » en nous-objet, en « eux-objets ». La mobilisation des membres du groupe à travers une action collective est l’une des possibilités du nous-objet.

40Certains exemples de Sartre renvoient au présent historique. Le masochisme trouve une illustration collective dans la « psychologie des foules » : « c’est ce qu’on voit dans le cas où la collectivité se rue dans la servitude et exige d’être traitée comme objet » [39]. Le penseur désengagé et solitaire s’efforce de comprendre comment les autres se laissent prendre au leurre d’un « nous » qui leur advient de l’extérieur. Il évoque le couple de la foule et du chef : la « matérialité monstrueuse de la foule » tient à ce que « chacun exige d’être noyé dans la foule-instrument par le regard du chef » [40].

La magie de la dialectique

41C’est ce penseur désengagé que Sartre a prétendu vouloir surmonter en lui une douzaine d’années après son premier grand livre de philosophie lorsqu’il découvre le marxisme et la lutte des classes. Mais l’expression publique de sa lucidité nouvelle à travers des retours critiques et autocritiques sur lui-même dans des écrits ou des interviews s’est accomplie d’après la figure intellectuellement légitime et en tous cas, socialement constituée, de l’intellectuel bourgeois (ou petit-bourgeois) découvrant la classe ouvrière, et, à travers elle l’Histoire et les groupes sociaux. Dans la cons-truction de sa biographie, il est porté à attribuer au Front populaire et surtout à la guerre un rôle majeur dans sa conversion à l’Histoire, même si c’est dans cette pé-riode que L’être et le néant a été écrit et même si plusieurs textes de la fin des années 1940 ne portent pas une trace évidente d’une rupture avec l’individualisme initial.

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« Avant la guerre, je me considérais simplement comme un individu, je ne voyais pas du tout le lien qu’il y avait entre mon existence individuelle et la société dans laquelle je vivais. (…) Durant toute l’avant-guerre, je n’avais pas d’opinions politiques et, bien entendu, je ne votais pas. (…) Je jugeais que les bourgeois étaient des salauds. (…) La nausée est l’aboutissement littéraire de la théorie de l’"homme seul" et je n’arrivais pas à sortir de là, même si j’entrevoyais déjà les limites de cette position qui consistait à condamner les bourgeois comme des salauds et à tenter de rendre compte de mon existence en essayant en même temps de définir pour l’individu solitaire les conditions d’une existence non mystifiée (…) La guerre a vraiment divisé ma vie en deux (…) C’est là, si vous voulez, que je suis passé de l’individualisme et de l’individu pur d’avant la guerre au social, au socialisme. C’est ça le vrai tournant de ma vie : avant, après » [41].

43Exercice de lucidité, la critique du soi de jadis s’efforce de montrer les naïvetés de l’intellectuel bourgeois et d’expliquer la conversion à de nouvelles valeurs par la force de révélation d’une conjoncture sans échappatoire. Pourtant, la cruauté quelque peu complaisante de celui qui dévoile les liens visibles et invisibles à la classe d’origine est une façon de s’acquitter des privilèges hérités en mettant en avant des propriétés génériques qui sont celles des privilégiés. Sous apparence de célébrer le nouvel homme, la politisation du discours dissimule les affinités d’habitus des théoriciens : la philosophie radicalisée dans la praxis prolétarienne et la politique sublimée dans la pensée marxiste mobilisent, à quelques degrés près de légitimité culturelle, des savoirs de même type où le penseur conserve sa prééminence au prix d’aveux rituels d’humilité. Sartre ne cesse d’abjurer son ignorance première de l’Histoire, son dilettantisme de jeunesse, mais en se ralliant à la cause de la classe ouvrière, il y arrive avec tout son capital intellectuel et avec toutes les assurances, non perçues par lui, qui s’y trouvent associées. La distance acquise envers les croyances de l’enfance dont veut témoigner Les mots, livre contemporain de la période de marxisme pratique et théorique, n’est pas délivrée de toute ambivalence. Dévoiler l’enfant sage et usurpateur dans le philosophe illustre était un acte sans doute courageux mais qui, en désignant les privilèges de la naissance, maintenait l’essentiel des croyances cultivées, à commencer par la conviction naïve de trouver la voie du salut personnel et authentique, une fois délesté des aliénations familiales et sociales. Soucieux d’élucider le « projet » qui aura été le sien, il s’en tient à une signalétique existentielle globale qui le dispense de percevoir les relations entre la condition d’héritier, fils chéri et brillant élève, la position de philosophe et d’intellectuel et le contenu des prises de position théoriques, éthiques et politiques. Il fallait sans doute, un autre rapport au monde intellectuel pour déceler un tel obstacle :

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« L’obstacle, écrit Pierre Bourdieu, qui lui interdit de voir et de savoir ce qui est réellement en jeu dans son analyse – à savoir la position paradoxale de l’écrivain dans le monde social (…) c’est précisément tout ce qui l’attache à cette position d’écrivain et ce qu’il a de commun avec Flaubert, et avec tous les écrivains, majeurs ou mineurs, du passé et du présent, et aussi avec la plupart de ses lecteurs qui sont par avance disposés à lui accorder ce qu’il s’accorde, et qu’il leur accorde du même coup, au moins en apparence » [42].

45Reconstituant sa trajectoire intellectuelle en 1957 dans Questions de méthode, Sartre cherchait à faire la part de ses illusions idéalistes de jeunesse et à préserver ce qui pouvait l’être dans l’existentialisme, bref à défendre un existentialisme réformé, revisité à la lumière du marxisme. Dévoyée par un héritage idéaliste, la marche « vers le concret » (selon le titre du livre cité de Jean Wahl) demandait à être entreprise seulement de façon plus conséquente et plus informée. « Nous refusâmes l’idéalisme officiel au nom du "tragique de la vie" » écrit-il à propos des jeunes intellectuels des années 1930, tout en précisant dans une note : « Bien entendu, ce tragique n’avait rien de commun avec les véritables conflits de notre époque » [43]. Il poursuit : « Ce qui nous intéressait, pourtant, c’étaient les hommes réels avec leurs travaux et leurs peines ; nous réclamions une philosophie qui rendait compte de tout, sans nous rendre compte qu’elle existait déjà et que c’était elle, justement, qui provoquait en nous cette exigence » [44].

46Le marxisme était donc cette voie qui devait permettre d’affranchir de ses illusions idéalistes la quête du concret, aspiration ancienne que l’existentialisme aussi entendait satisfaire à sa manière. En tous cas, ce qui était attendu était une « philosophie », Sartre philosophe ne soupçonnant guère que les sciences de l’homme aient pu être animées par l’ambition de s’occuper des « hommes réels avec leurs travaux et leurs peines ». À ses yeux, ces « savoirs » semblaient irrémédiablement écartés de la scène théorique fondamentale, étant par ailleurs compromis avec les intérêts du « capitalisme ».

47La nécessité de rompre avec la perspective individualiste de L’être et le néant découlait au cours des années 1940 et 1950 de la présence nouvelle aux frontières du champ philosophique tant du marxisme que des sciences de l’homme. Dans le premier, Sartre découvrait à la Libération une force de censure politico-intellectuelle considérable capable de le renvoyer vers le pôle des intellectuels bourgeois. Détenteur d’une position philosophique dominante, ne pouvant la ruiner par un simple alignement, il a employé plusieurs formules d’alliance et de compromis afin de préserver son autonomie tout en restant tenu pour un penseur progressiste par les représentants patentés du marxisme. C’est entre 1952 et 1956, lors des événements de Budapest, qu’il était au plus près du « compagnonnage » avec le Parti. Critique de la raison dialectique aura été une façon de tirer les conséquences théoriques de l’expérience antérieure en proposant l’existentialisme comme candidat pour la place inoccupée du marxisme intelligent, ce qui lui donnait toute l’autorité pour s’arroger une double prérogative philosophique : celle de traiter des questions de fondements ultimes et celle de constituer comme « marxiste » la solution proposée à ces questions fondamentales posées par lui. À la fois politiquement contrôlée et philosophiquement disponible pour les inventeurs de « marxismes imaginaires », toute une région du champ intellectuel s’offrait à lui.

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« Avant 1968, le mouvement communiste représentait, semblait-il, toute la gauche, de sorte que rompre avec le Parti créait une sorte d’exil. Quand on était coupé de cette gauche-là, ou bien on filait à droite, comme l’ont fait ceux qui sont allés chez les socialistes, ou bien on restait dans une sorte d’attente, et la seule chose qui restait à faire c’était d’essayer de penser jusqu’au bout ce que les communistes refusaient qu’on pense.
Écrire la Critique de la raison dialectique a représenté pur moi une manière de régler mes comptes avec ma propre pensée en dehors de l’action sur la pensée qu’exerçait le parti communiste. La Critique est un ouvrage écrit contre les communistes, tout en étant marxiste. Je considérais que le vrai marxisme était complètement tordu, faussé par les communistes » [45].

49Du côté des sciences de l’homme, Sartre ne pouvait ignorer l’ascension de la linguistique, de la psychanalyse, de l’ethnologie lévi-straussienne, d’autant plus qu’un philosophe de l’importance de Merleau-Ponty, à la fois proche et rival, s’y référait, utilisant Max Weber pour récuser certaines lectures dogmatiques du marxisme [46]. Néanmoins, ces disciplines lui apparaissaient comme des « disciplines auxiliaires » que, conformément à la hiérarchie philosophique des savoirs, le philosophe devait bien mettre au service de la discipline supérieure et les soustraire à leur positivisme foncier, comme le montrait avec irritation Jean-Daniel Reynaud, philosophe de formation devenu sociologue professionnel [47]. Entre science et philosophie, l’existentialisme se voyait attribuer un rôle de médiation : il était l’un des candidats à la réhabilitation philosophique du marxisme et cette réhabilitation impliquait de mettre à profit les sciences de l’homme, une fois celles-ci repensées dans un cadre philosophique. De la sorte, Sartre pouvait, à l’intersection de tous les univers de référence, apparaître comme un marxiste « intelligent », comme un défenseur de la philosophie contre les sciences de l’homme, comme un défenseur philosophique des sciences de l’homme à la fois contre l’obscurantisme marxiste et contre l’intégrisme philosophique, bref comme un existentialiste réflexif et capable de se mettre en cause.

50Sartre reconnaît aux sciences de l’homme une fonction positive consistant à réveiller de son sommeil dogmatique le marxisme, doctrine appelée, en principe, à occuper la position souveraine et totalisante de « Savoir » : « dans ses enquêtes sur des groupes définis, (la sociologie) livre, à cause de son empirisme, des connais-sances susceptibles de développer la méthode dialectique en l’obligeant à pousser la totalisation jusqu’à leur intégration » [48]. Mais en voulant s’autonomiser, cette disci-pline succombe à une forme épistémologique du pêché d’orgueil. Semblable « à ces flics que le cinéma nous propose souvent pour modèles et qui gagnent la confiance d’un gang pour mieux pouvoir le donner » [49], le sociologue vit sur l’illusion de l’extériorité et de l’objectivité : il se pense distant de son « objet » et attribue à celui-ci une forme d’auto-suffisance. Les « considérations qui suffisent à l’ordinaire aux sociologues » les porte à déclarer dans un langage chosiste encombré de métaphores spatiales, par exemple, « qu’un individu est né dans la classe ouvrière ou qu’il est issu du prolétariat (s’il en est sorti) ou qu’il y appartient », mais ces considérations « ne peuvent évidemment fonder l’intelligibilité des socialités fondamentales » [50]. Il n’y a que la dialectique pour surmonter le naturalisme et l’objectivisme des sociologues.

51On imagine aisément le genre de sociologie que Sartre pouvait connaître et approuver. Durkheim, Mauss, Weber, Pareto ne sont guère mentionnés et utilisés. Les références dans la Critique semblent concentrées autour de la sociométrie, du cultu-ralisme, et du structuralisme lévi-straussien des Structures élémentaires de la parenté, ces courants étant précisément, d’après Jean-Daniel Reynaud, ceux qui ont pu faire l’objet de traductions ou de comptes rendus dans Les Temps Modernes. Il existe toutefois un indice de la représentation sartrienne du métier de sociologue. Dans une note de Questions de Méthode, il propose de suivre le modèle offert par Henri Lefèbvre « qui a donné une méthode à (son) avis simple et irréprochable pour intégrer la sociologie et l’Histoire dans la perspective de la dialectique maté-rialiste » [51]. Même si l’hommage à Lefèbvre a pu avoir une dimension stratégique, il reste que le mode d’argumentation proposé n’était pas simplement inventé pour les besoins de la cause marxiste. Le premier moment de la recherche est « descriptif » : c’est l’« observation mais avec un regard informé par l’expérience et par une théorie générale » ; elle concerne les « aspects démographiques, structures familiales, habitat, religion, etc. ». Le second moment, dit « analytico-régressif », porte sur l’« analyse de la réalité » et enferme un « effort pour la dater exactement » : par exemple, « dans le monde rural (…) on relève la coexistence de formations d’âge et de date différents ». Le troisième moment, « historico-génétique », qui combine les deux précédents, exprime l’« effort pour retrouver le présent mais élucidé, compris, expliqué ». Son apport spécifique consiste à éclairer le « fait très frappant que l’Histoire seule (et non la sociologie, empirique et statistique) peut expliquer le fait rural américain ». Autrement dit, pour comprendre le présent, il apparaît indispensable de dépasser la simple observation des données et d’insérer celles-ci dans une perspective temporelle. Quels sont les résultats auxquels une telle démarche nous fait parvenir ? Le peuplement rural s’étant réalisé aux États-Unis sur « terre libre » et « à partir des villes », on « expliquera ainsi que la culture paysanne soit proprement inexistante (…) ou soit une dégradation de la culture urbaine ». Enthousiasmé par un « texte si clair et si riche », Sartre croit y déceler ce qu’il apprécie particulièrement : un « double mouvement de régression puis de progrès ». Entre la grande théorie philosophique et cette méthodologie assez rudimentaire, il ne semble guère soupçonner l’existence d’un travail scientifique de construction d’hypothèses systématiques et précises.

52Dans Critique de la raison dialectique, Sartre conservait ses préoccupations ini-tiales exprimées dans L’être et le néant : « l’objet de l’existentialisme (…) c’est l’homme singulier dans le champ social, dans sa classe, au milieu d’objets collectifs et des autres hommes singuliers » [52]. Cet ouvrage peut apparaître comme le résultat d’un ajustement des schèmes de pensée antérieurs à des problèmes et à des objets associés à une conjoncture intellectuelle transformée. Tout l’enjeu est de démontrer la possi-bilité de conserver les enseignements d’une philosophie de l’homme et de la liberté en ménageant une place à des conceptions fondées sur la connaissance des régularités objectives et des déterminismes sociaux. Il s’agit de dire en quoi l’on peut continuer à poser le primat de la subjectivité libre tout en ayant admis la nécessité de tenir compte de l’existence d’alternatives objectivantes à ce registre. Partant du constat qu’il existe des déterminations objectives de classe sociale, de conjoncture historique, le philo-sophe va tenter de les retranscrire dans le langage des significations : la condition matérielle et l’appartenance de classe ne sont pas des propriétés qui s’imposeraient de l’extérieur, elles doivent être intériorisées dans les choix assumés par une conscience constituante qui demeure l’instance ultime. En un sens, cette retranscription suffit. Il ne s’agit pas de dévoiler ou d’explorer des facteurs à la façon de la sociologie objecti-viste, la ligne d’analyse causale étant dévaluée comme « chosiste » ou « mécaniste ». La seule intelligibilité que l’on puisse escompter consiste à organiser des signifi-cations partielles dans un tout dont elles tiennent leur pertinence, leur fonction et leur valeur. Or ce tout lui-même ne peut jamais se clore comme objet sans hypothéquer l’essence toujours ouverte du projet : le propre d’une totalisation est d’être toujours « détotalisée » pour reprendre la formule ancienne, délibérément paradoxale de Sartre. La conception de la liberté a été conservée jusqu’au bout au prix de quelques amen-dements. En 1970, Sartre déclare en effet :

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« C’est la définition que je donnerais aujourd’hui de la liberté : ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement ; qui fait de Genêt un poète, par exemple, alors qu’il avait été rigoureusement conditionné pour être un voleur » [53].

54Les seules tâches véritables du théoricien reviennent à dénouer les mystères du dualisme contenu dans l’opposition du « pour-soi » et de l’« en-soi » : il s’agit de comprendre d’un côté, comment la conscience fait sien ce qui lui advient du dehors, et d’un autre côté, comment la conscience s’aliène dans l’inertie des choses maté-rielles et des relations sociales, deux questions qui ne sont pas sans évoquer la ques-tion traditionnelle des rapports entre l’esprit et la matière. Le premier point n’était pas vraiment nouveau : il s’agit, on l’a vu, de mettre en œuvre une approche phénoméno-logique qui dévoile les significations visées par la conscience, exercice où Sartre était depuis longtemps passé maître et où il s’illustrera encore avec plus de virtuosité dans L’Idiot de la famille. Le second point était plus neuf : il consiste à rendre compte de la retombée du pour-soi en en-soi, problème qui n’est pas sans rappeler celui de Bergson à propos de l’élan vital : de même que la vie ne cesse de se dépasser dans de nouvelles formes où elle se fixe provisoirement, de même, l’action historique ne cesse de susciter de nouvelles « totalités » aussitôt « détotalisées » en d’autres figures. Sartre était ainsi conduit à poser la question de la genèse du groupe qui concernait, en fait, les représentants des sciences de l’homme bien plus que ceux du marxisme.

55Ce n’est pas tout. Les antinomies du « pour-soi » et de l’« en-soi » trouvent une solution dans l’Histoire. Le Cogito, délivré des illusions individualistes de la morale de l’authenticité, peut bien finir par se retrouver dans les choses comme praxis consciente d’un groupe mobilisé. Ainsi se voit garanti le triomphe de l’activité sur la passivité, du faire sur l’être, de la transparence du projet sur l’opacité des choses faites, cet accomplissement du Cogito étant une victoire aussi bien sur les dogmes du marxisme officiel que sur les abstractions des sciences de l’homme.

56La redéfinition sartrienne de la dialectique, méthode philosophique d’origine hegelienne, est l’instrument principal de cet ensemble de dépassements qui visent à concilier les termes opposés (sujet-objet, individuel-collectif…) conçus de façon sé-parée par la pensée « analytique » (scientifique). Le mouvement « dialectique » réa-lise une sorte de transmutation multiple. En premier lieu, il fonde le passage de la partie au tout, à la fois une abolition et une fusion des moments séparés. La réalité objective dont traitent les sociologues, quoique reconnue, se voit assignée à un statut purement subalterne, celui d’un objet fragmentaire, incomplet, « abstrait », « sub-jectif » pour une simple « discipline auxiliaire » : « sans un mouvement, sans un effort réel de totalisation, les données de la sociologie et de la psychanalyse dormiront côte à côte et ne s’intègreront pas au "Savoir" » [54]. Le dialecticien s’arroge le droit de déterminer en dernière instance ce qui, dans ces connaissances partielles et mal fondées, peut être récupéré et inséré dans une totalité porteuse d’intelligibilité. Et s’attribuant la pensée du sujet et de la liberté, en vertu d’un vieux partage des compétences, il concède une fonction objectivante à la « raison analytique » des sciences de l’homme :

57

« L’homme de l’anthropologie est objet, l’homme de la philosophie est sujet-objet. (…) L’homme est objet pour l’homme, il ne peut pas ne pas l’être. N’est-il que cela ? Le problème est de savoir si nous épuisons dans l’objectivité sa réalité. (…) Dans la mesure où l’anthropologie présente des objets, elle doit étudier quelque chose dans l’homme qui n’est pas l’homme total et qui, d’une certaine façon est un reflet purement objectif de l’homme. C’est ce que j’ai appelé dans la Critique de la raison dialectique le pratico-inerte » [55].

58En deuxième lieu, la philosophie dialectique surmonte les limites de l’anthropo-logie qui tiennent à ce que l’objet qu’elle se donne pour tâche de connaître est tenu pour un « quasi-objet » alors qu’il est, avant tout, un sujet. Seule une telle philosophie peut saisir ensemble les déterminations objectives, la praxis qui les « intériorise » et les dépasse, le « pratico-inerte » dans lequel la praxis se trouve cristallisée, le collectif et le groupe qui se constituent sur le fond de l’objectivité, etc.

59

« Le champ anthropologique va de l’objet au quasi-objet et détermine les caractères réels de l’objet.
La question philosophique est d’abord : comment passer du quasi-objet à l’objet-sujet et au sujet-objet. Cette question peut se formuler ainsi : comment un objet doit-il être pour qu’il puisse se saisir comme sujet (le philosophe fait partie de l’interrogation) et comment un sujet doit-il être pour que nous l’appréhendions comme quasi-objet (et à la limite comme objet) » [56].

60La dialectique met fin à l’abstraction des connaissances positives en rendant possible l’auto-connaissance du réel, la rencontre, sinon la fusion sujet-objet : « En fait, le sociologue et son ’objet’ forment un couple dont chacun est à interpréter par l’autre et dont le rapport doit lui-même être déchiffré comme un moment de l’Histoire » [57]. À l’ignorer, on commet l’erreur consistant à appliquer aux sciences de l’homme les principes des sciences physiques : « Ainsi les sciences de la Nature sont-elles analytiques par leur contenu tandis que la pensée scientifique est à la fois analytique par ses démarches particulières et synthétique par ses intentions profondes » [58]. Dit autrement : la connaissance est fondamentalement de l’ordre de la « compréhension ».

61En troisième lieu, l’auto-connaissance du réel est ce qui, dans l’Histoire, favorise le passage libérateur du déterminisme aveugle, subi, à l’expérience vécue, lucide. La mythologie sartrienne de l’Histoire, dénoncée par Lévi-Strauss [59], trouve là son prin-cipe. Alors que la pensée analytique puise dans l’espace les outils d’une rationalité indispensable mais bornée, la pensée dialectique se déploie dans un temps riche qui est celui du surgissement de « l’irréductible nouveauté » : « c’est le contraire de l’effort positiviste et analytique qui tente d’éclairer les faits neufs en les ramenant à des faits anciens » [60]. Ce temps est scandé par les moments de prise de conscience où le Cogito collectif s’approprie ce qui lui apparaissait sous la forme inerte du cours des choses. La philosophie sartrienne de la praxis est une variante matérialiste ou « marxiste » des odyssées de la conscience : après le long exil de l’objectivation dans l’Histoire, les hommes se découvrent les uns les autres comme les sujets d’une commune entreprise qui est la leur.

62***

63Pressé par les sollicitations du champ politique et du champ intellectuel (ou plutôt par les sollicitations politiques inscrites dans l’état du champ intellectuel), à se situer dans l’espace du marxisme pour en proposer une version philosophiquement légitime, Sartre aura peut-être davantage contribué à l’aggiornamento de l’existentialisme qu’à celui du marxisme. Car les questions qu’il adresse au marxisme, et que celui-ci ne s’adresse pas, découlent d’une conjoncture théorique demandant au philosophe de manifester la suprématie de la philosophie, sa capacité à poser aux sciences de l’homme des questions de fondements. Mais il est par là même conduit à emprunter une voie hybride qui mêle les abstractions de la théorie et l’effort de faire mieux que les spécialistes sur leur propre terrain. Cette équivocité explique sans doute l’image ambivalente qui s’attache aujourd’hui à Sartre, tantôt dénigré pour ses audaces ou ses compromissions politiques, tantôt crédité d’avoir contribué, en vrai philosophe, à maintenir les hiérarchies intellectuelles.

64Dévoiler l’inconscient académique d’un penseur éminent n’est pas un exercice d’amoindrissement. C’est un préalable pour comprendre l’équipement symbolique dont Sartre a bénéficié et qui lui a procuré des ressources autant que des limites. Mais une fois reconnu ce qu’il doit à une tradition scolaire nationale, on peut tout aussi bien s’étonner qu’il ait pu malgré tout produire des interrogations et peut-être des réponses qui ne sont pas toutes datées et obsolètes. Sur ce point, il ne faut pas s’en remettre à la logique de labels, disciplinaires ou théoriques, c’est plutôt à la recherche de décider si, tout bien considéré, quelque chose « reste de vivant ». Après tout, c’est Sartre qui s’est risqué à une entreprise ambitieuse de sociologie de la littérature avec son Idiot de la famille, alors que l’existentialiste ouvert aux sciences de l’homme qu’était Merleau-Ponty n’a jamais dépassé le seuil d’une célébration de l’interdisciplinarité sous contrôle philosophique.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Merleau-Ponty M., 1955, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard.
  • Mesure S., 1986, Note pour la présente édition, in Aron R., Introduction à la philosophie critique de l’histoire. Essais sur les limites de l’objectivité historique, Paris, Gallimard, i-x.
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  • Sartre J.P., 1986, Questions de méthode, Paris, Gallimard, Collection « Essais » (initialement publié in Les Temps Modernes, 1957, repris en 1ère partie de Critique de la raison dialectique, 1960, Paris, Gallimard).

Mots-clés éditeurs : Sociologie, Autrui, Projet, Dialectique, Phénoménologie, Philosophie

Mise en ligne 15/04/2008

https://doi.org/10.3917/rhsh.018.0115

Notes

  • [1]
    Durkheim, 1906, 141.
  • [2]
    Pinto, 2002.
  • [3]
    Sartre, 1964, 37.
  • [4]
    Ibid., 28-29.
  • [5]
    Sur la trajectoire sociale et intellectuelle de Sartre, cf. Boschetti, 1985.
  • [6]
    Sartre, 1946, 47.
  • [7]
    Ibid., 51.
  • [8]
    Ibid., 52.
  • [9]
    Sartre, 1983, 225.
  • [10]
    Ibid., 394-395.
  • [11]
    Sur ce clivage dans l’école durkheimienne, cf. Heilbron, 1985.
  • [12]
    Pinto, 2004.
  • [13]
    Bernès, 1895, 174.
  • [14]
    Bernès, 1895, 165.
  • [15]
    Ibid., 166.
  • [16]
    Ibid., 158.
  • [17]
    Ibid., 167.
  • [18]
    Ibid., 164.
  • [19]
    Ibid., 156.
  • [20]
    Aron, 1986, 443 (propos d’Aron lors de sa soutenance). Sur le contexte historique de la thèse d’Aron, cf., dans le même ouvrage, Mesure, 1986.
  • [21]
    Aron, 1986, propos rapportés à la fois dans le compte rendu de soutenance ; Fessard, 1986, repro-duits en annexe de Aron, 1986, 443-452.
  • [22]
    Aron, 1948, 120.
  • [23]
    Aron, 1986, 452. Ces propos attribués à Aron ne sont peut-être pas la transcription littérale, comme l’avertit G. Fessard.
  • [24]
    Aron, 1948, 333.
  • [25]
    Sartre, 1983, 365.
  • [26]
    Ibid., 357.
  • [27]
    Ibid., 365.
  • [28]
    Bourdieu, 1980, 265.
  • [29]
    Sartre, 1983, 386.
  • [30]
    Sartre, 1943, 295.
  • [31]
    Sur les références philosophiques de Sartre dans ce livre, cf. Boschetti, 1985, 108.
  • [32]
    Sartre, 1943, 457.
  • [33]
    Ibid., 465.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    Ibid., 466.
  • [36]
    Ibid., 475.
  • [37]
    Ibid., 479.
  • [38]
    Ibid., 474. Sur les affinités théoriques entre la pensée de Sartre et l’interactionnisme, cf. Bourdieu, 1980, 71. L’importance de Sartre pour le sociologue Erving Goffman a été soulignée par D. MacCannel (1983, 2-7).
  • [39]
    Ibid., 473.
  • [40]
    Ibid., 474.
  • [41]
    Sartre, 1976, 176-177, 180.
  • [42]
    Bourdieu, 1992, 267.
  • [43]
    Sartre, 1986, 22.
  • [44]
    Ibid., 23.
  • [45]
    Sartre, 1976, 149-150.
  • [46]
    Merleau-Ponty, 1955.
  • [47]
    Reynaud, 1961.
  • [48]
    Sartre, 1986, 70.
  • [49]
    Ibid., 67.
  • [50]
    Sartre, 1960, 305.
  • [51]
    Sartre, 1986, 51.
  • [52]
    Ibid., 121.
  • [53]
    Sartre, 1972a, 101-102.
  • [54]
    Sartre, 1986, 79.
  • [55]
    Sartre, 1972b, 85.
  • [56]
    Ibid., 88.
  • [57]
    Sartre, 1986, 69.
  • [58]
    Sartre, 1960, 148.
  • [59]
    Cf. le chapitre « Histoire et dialectique », in Lévi-Strauss, 1962.
  • [60]
    Sartre, 1960, 147.
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