Notes
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[1]
Jacques Commaille est professeur des Universités émérite à l’École normale supérieure de Cachan, chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique (ENS Cachan-Université de Paris Ouest Nanterre La Défense-CNRS). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la justice. Parmi ceux-ci : Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, PUF, 2000 ; La Fonction politique de la justice (sous la dir., avec M. Kaluszynski), Paris, La Découverte, 2007, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines » (en coll. avec Laurence Dumoulin), L’Année sociologique, vol. 59, no 1, 2009 p. 63-107 ; La Juridicisation du politique (sous la dir. de L. Dumoulin et C. Robert), LGDJ-Lextenso éditions, coll. « Droit et société », 2000 ; nouv. édition avec préface et postface, LGDJ, coll. « Classics », 2010.
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[2]
Nous pensons ici particulièrement aux ouvrages : Association française pour l’histoire de la justice, La Justice en ses temples, Poitiers, Paris, Éd. Brissaud, Éd. Errance, 1992. ; Jacob (R.), Images de la justice, Paris, Le Léopard d’or, 1994.
-
[3]
Notamment la très belle thèse de Laure-Estelle Moulin, L’Architecture judiciaire en France sous la ve République, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2006.
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[4]
Heurtin (J.-Ph), L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, PUF, coll. « Droit, éthique et société », 1999.
-
[5]
Voir notamment : Jacob (R.), « De la maison au palais de justice. La formation de l’institution judiciaire », Justices, 2, Juil.-déc. 1995.
-
[6]
Jacob (R.), « De la maison au palais de justice… », op. cit., p. 19.
-
[7]
Commaille (J.), Territoires de justice…, op. cit.
-
[8]
Cité par Jacob (R.) et Marchal-Jacob (N.), « Jalons pour une histoire de l’architecture judiciaire », La Justice en ses temples, op. cit., p. 60.
-
[9]
Cité par Rousselet (M.), Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Paris, Plon, 2 vol., 1957.
-
[10]
AN, B 723 – CBB 2002.
-
[11]
Ewick (P.) et Silbey (S.), The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, Chicago, The University of Chicago Press, 1998.
-
[12]
Commaille (J.), « Formes de justice. Enjeux professionnels et rapports entre ordre privé et ordre public », Annales de Vaucresson, no 27, 1987, p. 97-122.
-
[13]
Commaille (J.), Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, op. cit.
-
[14]
Lagroye (J.), « La légitimation », dans Grawitz (M.) et Leca (J.) (dir.), Traité de science politique, t. 1, Paris, PUF, 1988, p. 395-467.
-
[15]
Auerbach (J.S.), Justice without Law ? Resolving Disputes without Lawyers, Oxford, Oxford University Press, 1983.
-
[16]
Lejeune (A.), « Justice institutionnelle ou justice démocratique. Clercs ou profanes. La maison de justice et du droit comme révélateur des tensions entre des modèles de justice », Droit et Société, no 66, p. 361-381.
-
[17]
Commaille (J.), « La justice et les transformations des sociétés contemporaines. Quelles politiques de justice ? », dans Noreau (P.) (dir.), Révolutionner la justice. Constats, mutations et perspectives, Montréal, Les éditions Thémis, 2010, p. 146-158.
-
[18]
Nous reprenons ici la formule d’Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Aubier, Paris, 2001.
-
[19]
Pharo (P.), Politique et savoir-vivre. Enquête sur les fondements du lien civil, L’Harmattan, Paris, 1991.
-
[20]
Beck (U.), La Société du risque, op. cit.
-
[21]
Giddens (A.), La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Éditions Le Rouergue/Chambon, 2004.
-
[22]
Bauman (Z.), Liquid Society, Cambridge Polity Press, Cambridge, 2000.
-
[23]
Dubet (F.), Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, p. 402.
-
[24]
Cité par Guibentif (P.), « Les julgados de paz : une nouvelle justice de proximité au Portugal », Droit et Société, no 66, 2007, p. 358-359.
-
[25]
Commaille (J.), Territoires de justice, op. cit.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Schoonaers (F.), Disponibilité des ressources et innovations managériales. Quelles mutations pour les juridictions du travail belges et françaises face aux évolutions de leurs environnements, thèse de doctorat, IEP Paris, Université de Liège, 2003 ; Vigour (C.), « Justice : l’introduction d’une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », Droit et Société, no 63-64, 2006, p. 425-455.
-
[28]
Vauchez (A.) et Willemez (L.), La Justice face à ses réformateurs (1980-2006), PUF, coll. « Droit et justice », Paris, 2007.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Bézès (Ph.), Réinventer l’État : les réformes de l’administration française (1962-2011), Paris, PUF, 2009.
-
[31]
Chellé (E.), « Une politique de récompense dans la haute magistrature : le cas de la prime de rendement », Droit et Société, no 77, 2011.
-
[32]
Dumoulin (L.) et Licoppe (Ch.), Justice et visioconférence : les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation, rapport pour le GIP « Mission Recherche Droit et Justice », Paris, 2009.
-
[33]
Il est significatif que la justification d’une telle évolution puisse prendre la forme d’un courant doctrinal appliqué à la sphère juridique et judiciaire. Celui-ci se manifeste en valorisant une conception disons technocratique de la justice et du droit. Pour certains auteurs, il s’agirait de renoncer à des règles fixes et préétablies. Dans cette perspective, le droit ne doit plus être considéré comme une référence immuable mais comme un instrument de politique publique, avec des règles inscrites dans l’action publique, ceci dans le cadre d’une conception managériale du mode de gouvernement. Il convient en fait, dans ce cadre, de reconnaître la pertinence de nouvelles doctrines juridiques et de rompre avec une conception impliquant la fidélité à tous les principes légaux préexistants, ceci au nom d’une nouvelle vision de l’État exigeant une approche du droit plus active et participant d’une active policy making. Suivant cette doctrine, la croissance d’un État bureaucratique exige un mode de régulation non plus basé sur un mécanisme maîtrisé d’équilibre entre des forces opposées mais sur les efforts coordonnés d’une autorité centrale qui combinerait production des règles, activité de jugement et suivi des mises en œuvre de politiques. Par conséquent, la structure en trois pouvoirs de Montesquieu est déclarée obsolète, ceci au profit d’une conception de l’exercice du pouvoir « efficace et cohérente » où les tribunaux doivent rompre avec la tradition qui veut qu’ils s’en tiennent à une mobilisation sur le jugement. Dans ce cadre, un judicial policy making doit s’inscrire dans la conception moderne de l’État. Les juges doivent devenir des policy-makers parce que le policy making est devenu le principal mode caractérisant l’action gouvernementale. Voir : Feeley (M. M.) et Rubin (E. L.), Judicial Policy Making and the Modern State. How the Courts Reformed America’s Prisons, Cambridge University Press, Cambridge, New York, 1998.
1La question de l’architecture judiciaire est un bel « objet » pour analyser la justice elle-même et la représentation que le pouvoir politique et la société veulent lui donner. Rien ne le prouve mieux que les travaux d’historiens [2] ou ceux d’histoire de l’art [3] qui ont été consacrés à cette question... ou à d’autres comme celui, exemplaire, consacré à l’espace architectural de l’Assemblée nationale dont il a été montré qu’il contribuait à construire l’ordre parlementaire [4]. Pourtant, même si certains de ces travaux montrent combien les variations de cette architecture judiciaire suggèrent des formes différentes de justice dans l’histoire [5], de façon dominante, c’est la représentation d’un modèle unique de justice qui s’impose dans ces analyses de l’architecture judiciaire. Comme le dit superbement l’historien Robert Jacob : « L’histoire de l’architecture judiciaire est d’abord celle de la construction d’une justice de majesté au détriment d’une justice de proximité [6]. »
2En ayant à l’esprit que la question de la justice est au cœur d’une tension récurrente entre deux grands modèles de justice qui sont en même temps deux modèles opposés de structuration du politique [7], n’est-il pas temps de revisiter cette question de l’architecture judiciaire pour retrouver cette tension dans les façons dont l’espace judiciaire est approprié par les professionnels concernés ainsi que par les citoyens justiciables et en projetant ce que pourraient être des formes alternatives de justice en opposition au modèle dominant dans une architecture judiciaire obéissant moins à la logique de la « monumentalité républicaine » et plus à celle d’une approche que nous appellerons « citoyenne » de l’exercice de la fonction de justice ? Une telle réflexion permettrait peut-être à la justice et aux façons dont elle se donne à voir et dont elle s’établit dans la cité de mieux résister aux déterminations auxquelles elle risque à l’avenir d’être de plus en plus exposée.
L’architecture judiciaire comme vecteur d’une représentation dominante de la fonction de justice
3De façon générale, l’architecture peut représenter l’inscription sur le sol d’un projet institutionnel, social, culturel et politique. Rien ne l’illustre mieux que l’architecture judiciaire. En effet, celle-ci est révélatrice du statut, du rôle de la justice qu’on souhaite lui voir dévolu dans la société, de la représentation qu’on veut donner de sa fonction en référence à une certaine conception de l’ordre social et de l’ordre politique.
4L’architecture judiciaire porte ainsi une intention. Elle se donne à voir comme un symbole de ce qu’elle prétend être, de ce qu’elle doit suggérer et imposer en relation avec une vision du fonctionnement du monde social. De ce point de vue, la littérature sur l’architecture judiciaire est riche d’une rhétorique sur ce que devrait être la physique du monde, nous pourrions même dire sa métaphysique. Quand, au xixe siècle, se construit le « palais de justice » de Bruxelles sur une partie surélevée au milieu d’un quartier populaire, l’intention est bien d’imposer à la vue des catégories sociales exposées au risque de déstructuration à la suite de la révolution industrielle un symbole fort d’un modèle d’ordre social porté par une institution qui est en charge de le maintenir ou de le restaurer. Quand l’architecte Boullée justifie dans des termes lyriques son projet d’un « palais de justice » installé sur un socle devant faire office de prison, c’est bien une représentation de l’ordre du monde fondée sur l’opposition entre le Bien et le Mal qu’il tente de consacrer dans un espace architectural (il s’agit de « présenter de manière métaphorique le tableau imposant des vices accablés sous le poids de la justice » [8]).
5Dans cette construction de la représentation de la justice et l’intention qu’elle porte, il conviendrait de faire la part entre les conceptions des architectes et celle des professionnels de la justice. Outre ses propres contraintes, dont celles du respect nécessaire des règles de l’art et des ambitions esthétiques que celles-ci autorisent, l’architecte aspire à imposer ses propres visions du monde et notamment sa propre représentation de la justice. Pour le professionnel de la justice, le compromis est alors à construire entre des contraintes bureaucratiques et financières et son aspiration à célébrer lui aussi la grandeur de son institution en faisant le choix de se tourner vers une des expressions possibles de la « monumentalité républicaine ».
6C’est à travers la célébration ou même l’exaltation par l’architecture du caractère exceptionnel de la mission de justice que le bâtiment judiciaire devient non seulement le symbole du pouvoir régalien qu’il représente mais un attribut du statut pour son lieu d’implantation, la ville où il est établi. Dans les débats provoqués par l’éventualité d’une réforme de la carte judiciaire, ceux suscités par le projet de suppression d’un tribunal apparaissent comme particulièrement révélateurs de la perception de perte symbolique pour la ville concernée que signifierait cette suppression. Ainsi, comme une illustration parmi beaucoup d’autres, Anthony Thouret déclare en 1849 : « Les Parisiens peuvent perdre quelques-uns des magistrats de leurs cours souveraines, c’est à peine s’ils s’en apercevront en traversant leurs écoles, leurs musées, leurs bibliothèques ; mais dans une pauvre ville de province, mutilez la magistrature, éteignez tous ces modestes foyers d’où rayonnent quelques heures de science et de poésie et dites-moi ce qui restera : des rues silencieuses, des places désertes, une population dont l’âme s’étiole et s’éteint [9]. » C’est ainsi encore que, dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire de 1958, dans un mémoire adressé à la chancellerie, la demande de rétablissement du tribunal d’Orange est formulée de la façon suivante : « Aux moments les plus brillants de son histoire, la principauté d’Orange possédait son évêché, son université et son parlement. Le tribunal d’Orange en est une dernière survivance [10]. »
La fonction de justice en tension entre des modèles politiques. Une architecture judiciaire comme projet
7Comme nous venons de le voir, l’objet « architecture judiciaire » est un piège pour la recherche en sciences sociales. Dans la mesure où une sorte d’évidence s’affirme où l’édifice de justice et ses espaces intérieurs se donnent à voir exclusivement comme associés à une célébration nécessaire de la grandeur de la fonction de justice, d’autres lectures de cette architecture judiciaire risquent d’être ignorées. En reprenant une dichotomie classique en sociologie, nous dirions que l’approche de la représentation de la justice qui s’impose naturellement est ici conforme à une conception consensualiste ou que nous pourrions qualifier ici d’universaliste : il s’agit tout à la fois d’imposer et de faire adhérer tous les membres d’une même société à une représentation unifiée et partagée de la justice, drapée dans l’exercice de sa fonction régalienne et à laquelle les citoyens sont invités à adhérer. Cette approche exclut des approches différentes obéissant plus à une conception agonistique et non plus consensualiste ou que nous pourrions qualifier ici de différentialiste.
8Pourtant, la pertinence de cette approche agonistique s’impose déjà à l’intérieur du modèle dominant de représentation de la fonction de justice par l’intermédiaire de son architecture si l’on se penche sur les formes différenciées d’appropriation des espaces de justice par les professionnels concernés et par les justiciables.
9Sur ces derniers, l’étude reste probablement à faire des façons dont ils vont s’établir, circuler, se comporter dans ces espaces dans lesquels ils vont se soumettre, manifester du respect ou, au contraire, protester, manifester de l’hostilité, se révolter comme autant de signes des rapports pluralistes qu’ils vont entretenir avec l’institution judiciaire et ses agents, comme autant d’expressions opposées de ce qu’on pourrait qualifier d’une « conscience de justice » par analogie avec la « conscience du droit » chez les citoyens dont parlent les tenants du courant américain du legal consciousness en faisant le constat de types différents de rapports au droit allant du « faire avec » à « aller contre » [11].
10En ce qui concerne les professionnels de justice, dans une recherche sur la justice des mineurs, il nous avait été donné d’observer que la hiérarchie des valeurs propres au corps professionnel des magistrats pouvait se « lire » dans les façons dont l’espace architectural était distribué suivant les fonctions occupées (plus les fonctions sont « sociales », plus elles sont exercées dans des lieux éloignés du cœur « noble » de la juridiction) et comme conséquence d’un « effet d’homologie » entre la considération accordée à la fonction se mesurant à la place attribuée au juge dans l’espace judiciaire et la qualité sociale des justiciables relevant de sa compétence (la distribution des places dans l’espace judiciaire dépend des positions sociales de la « clientèle » des magistrats) [12].
11Mais si, dans cette perspective agonistique, l’architecture comporte ainsi une dimension sociale marquée par ce qu’en font, de façon différenciée et parfois antagoniste, les hommes en fonction de leur statut, de leur rôle, de leur position sociale, de leur système de valeurs, elle comporte aussi une dimension politique. Dans des travaux précédents, nous avons souligné combien la conception de ce que devait être la justice était marquée par une tension récurrente entre deux modèles fondamentaux de justice. En fait, les politiques de justice sont prises dans une tension permanente, inscrite dans l’histoire, présente dans les sociétés à un même moment de leur histoire, entre deux grands modèles de justice : un modèle d’exercice de la fonction de justice comme meta-garant du social, comme meta-raison de la société, un modèle de justice conçue comme opératrice du social [13]. Dans le premier modèle, outre une fonction réelle d’adjudication, de jugement, en référence à la loi, se manifeste une fonction symbolique de rappel des principes généraux du « vivre ensemble », des « représentations légitimes de l’ordre social » [14]. Dans le second modèle, en tension permanente avec le premier, ce qui est recherché, c’est l’immersion de la justice dans le social. Si le premier modèle est dans la distance, supposant une justice fortement institutionnalisée et professionnalisée, le second modèle est dans la proximité jusqu’à concevoir éventuellement une justice assumée par les citoyens eux-mêmes. Si le premier modèle de justice suggère plutôt un ordre politique marqué par la verticalité, construit autour de grandes institutions, jusqu’à être inspiré par l’idée de transcendance (d’où les références religieuses dans la conception du bâtiment judiciaire, dans sa décoration, dans ses rituels), le second modèle s’accorde plus avec une conception de l’ordre politique marqué par l’idée d’horizontalité, inspiré par l’idée d’immanence, jusqu’à être l’expression de cette utopie du retour à un paradis perdu, celui encore ancré, par exemple, dans la culture nord-américaine avec l’idée de communauté où, comme l’a magistralement souligné Jerold Auerbach dans son ouvrage Justice without Law, une justice non institutionnalisée et non professionnalisée constitue pour les citoyens la plus belle expression d’une communauté harmonieuse [15].
12Si l’on admet cette tension au cœur de la définition de ce que doit être la fonction de justice dans nos sociétés, il convient de concevoir la possibilité d’architectures judiciaires différentes conformes à la différence des formes d’exercice de la fonction de justice. Si l’on considère par exemple que les maisons de justice et du droit sont susceptibles d’être investies en fonction d’une conception citoyenne de la fonction de justice (engagement des élus locaux, des travailleurs sociaux, de mouvements associatifs dans le fonctionnement de cette forme de justice) [16], quelle architecture est susceptible d’inscrire dans l’espace de la cité une telle conception de la fonction de justice distincte du modèle dominant ?
13En fait, si l’on admet la possibilité d’une vision plurielle de l’exercice de la fonction de justice, il semble que la question de l’architecture judiciaire mérite d’être projetée dans l’avenir suivant deux possibilités : une option volontariste où cette question est examinée en relation étroite avec une réflexion sur les fonctions de la justice dans les sociétés contemporaines ; un scénario que nous appellerons déterministe où la conception de l’architecture et de l’espace judiciaire ne ferait que transcrire les tendances lourdes de la société et de la place que celle-ci assigne à la justice.
14Dans le premier cas, nous nous autoriserons à reprendre des réflexions que nous avions soumises lors de la récente réforme de la carte judiciaire française [17]. Nous considérions en effet que toute politique de justice doit se concevoir en ayant une vive conscience des finalités de la justice dans les sociétés contemporaines. Parmi celles-ci on peut d’abord considérer une fonction d’ordre, de rappel des grands principes du « vivre ensemble ». La fonction symbolique de la justice est ici prépondérante. Par conséquent, cette fonction renvoie très directement au premier grand modèle de justice évoqué supra ainsi qu’au type d’architecture censé célébrer la grandeur de la fonction de justice. On peut ensuite prendre en compte une fonction de régulation, propre aux sociétés dites « post-industrielles », sur des questions de haute technicité (en matière économique, financière, d’environnement, de biotechnologie, de santé, etc. ). C’est ici moins la valeur symbolique de la fonction de justice que sa fonctionnalité en rapport avec les nouvelles modernités qui devrait inspirer l’architecture concernée. Bien entendu, la fonction de gestion des rapports sociaux (gestion des différends entre individus et entre groupes, des transgressions, etc. ) apparaît tout à fait évidente. Liée sans doute à cette dernière fonction mais prenant une importance particulière dans le contexte historique actuel, il convient de mentionner enfin une fonction de préservation, de renforcement du lien social, du tissu social, notamment en relation avec le contexte d’affaiblissement des structures intermédiaires de socialité et de socialisation ou encore d’accroissement de la diversité des populations et des risques d’inégalités. Ces deux fonctions ont certainement plus à voir avec le second grand modèle de justice évoqué supra (la justice opératrice du social) et doivent être plus considérées en relation avec l’expression de nouveaux besoins sociaux de justice. C’est alors une autre architecture judiciaire qui est susceptible de venir à l’esprit, plus en proximité avec la société, plus ouverte sur la vie sociale, plus en mesure d’irriguer celle-ci.
15Ainsi, de telles considérations nous paraissaient bien militer pour une diversité des formes de justice dont il resterait alors à se demander effectivement comment elles pourraient « s’incarner » dans des formes architecturales elles-mêmes différenciées.
La fonction de justice inscrite dans des transformations structurelles. Une architecture judiciaire comme résultante
16Comme nous l’avons vu supra, l’architecture judiciaire est d’abord conçue comme un vecteur pour célébrer la grandeur de la fonction de justice. Il restera à observer à l’avenir comment cette intention, dont on a admis qu’elle était fondée sur une ignorance feinte ou voulue de la pluralité des formes possibles de justice en relation avec une pluralité des finalités de l’exercice de la fonction de justice, qui se donne à voir comme une évidence, risque d’être remise en cause par une tendance lourde correspondant à ce qu’on a pu appeler un mouvement de « détraditionnalisation » [18]. Or, une des expressions de cette « détraditionnalisation », c’est la remise en cause des grandes institutions, ce que le sociologue François Dubet a appelé le « déclin de l’institution ». Le statut de la justice dans les sociétés dites « avancées » paraît découler de ce qu’on a pu appeler la crise du conventionnalisme [19], l’avènement d’une « seconde modernité » [20], d’une « modernité avancée » [21] ou encore d’une « société liquide » [22]. La justice est de ce point de vue aux avant-postes dans la mesure où elle est une institution en charge de l’exercice de fonctions régaliennes. Elle est particulièrement confrontée à l’exigence de construction d’ordres plus limités, plus autonomes, plus ajustés à la nature des problèmes posés. C’est à ce niveau intermédiaire que doivent se reconstruire les institutions, quand elles ne peuvent plus être de grands orchestres, aucun dieu n’écrivant la partition, aucun chef n’en étant l’interprète » [23]]. Une telle évolution justifierait la considération de Niklas Luhmann sur « le caractère historiquement daté et peut-être bientôt dépassé de la culture juridique occidentale fondée sur une logique binaire dure » et la recherche d’articulation entre la logique « douce » de la proximité et la logique « dure » des institutions de portée macro-sociale [24].
17Cette remise en cause de l’institution risque de se conjuguer avec l’obligation faite à la justice, de façon de plus en plus pressante, d’aligner ses modes d’organisation sur ceux des administrations ordinaires. Une des grandes spécificités de la justice tenait à son extraordinaire capacité à cultiver son exceptionnalité, ce qui se mesurait par exemple par son obstination à défendre une vision a-économique ou a-financière ou a-organisationnelle de son fonctionnement relayée par une représentation propre aux magistrats comme accomplissement d’une mission de justice dans un espace a-marchand hors des intérêts les plus ordinaires [25]. Comme nous l’avons montré supra avec le modèle dominant d’architecture judiciaire, la représentation de la justice comme institution était jusqu’ici inspirée par la nature hors du commun des fonctions accomplies avec une référence implicitement entretenue à l’idée de transcendance. Les tentatives de réformes de la justice en France révèlent une opposition, que nous pourrions presque qualifier de fondamentalement culturelle, entre un ministère des Finances soucieux de rationalisation dans l’usage des moyens et un ministère de la Justice attaché à préserver sa position hors du monde commun et de la bureaucratie [26]. Or, depuis quelques années, on observe dans plusieurs pays et notamment en France une volonté d’aligner la justice sur les autres institutions publiques en y introduisant le « nouveau management public » [27]. Cette préoccupation semble devoir prendre le pas sur toute autre, en particulier, celle des finalités de la mission de justice au point que les débats politiques sur la justice s’effacent derrière des débats techniques autour de l’optimisation organisationnelle de la pratique judiciaire [28].
18La justice échappe ainsi de moins en moins à cette inscription dans ces processus historiques de rationalisation des structures publiques et elle est de plus en plus exposée à un processus de banalisation de sa fonction comme en témoigne la considération de plus en plus affirmée publiquement suivant laquelle : « la justice est un service public ». On observe ainsi la consécration d’un « sens commun réformateur » [29] où s’imposent les notions de coût, d’efficacité, de qualité de la production (par la mesure des performances avec le recours à des indicateurs), d’évaluation de l’action. Le passage s’effectue ainsi à une « logique de résultats » et se justifient les critères du « bon travail » défini de plus en plus en référence à un modèle exogène, valable pour toute administration et importé à la justice, de rationalisation du fonctionnement, de réduction des coûts, d’économies d’échelle telles que le stipule le new public management [30]. C’est ce qu’illustrent par exemple les expériences de rémunération à la performance avec l’instauration de primes de rendement des magistrats français des cours d’appel et de la Cour de cassation [31].
19C’est certainement ce nouvel esprit général de la justice qui favorise des initiatives locales de magistrats introduisant des innovations technologiques, telles que la visioconférence. Dans un rapport récent sur l’introduction des nouvelles technologies dans le fonctionnement de la justice, il est notamment souligné que le processus d’extension de la visioconférence est inéluctable, que la politique de développement de cette technique dans le déroulement des procès est conçue d’abord en référence au processus de « managérialisation » avec des arguments qui se rapportent prioritairement à la question de l’économie de moyens, cela dans le cadre d’une politique de justice qui s’apparente bien à une politique entrepreneuriale [32]. Cet alignement de la justice, si soucieuse jusqu’ici de cultiver son exceptionnalité, sur la tendance générale à toutes les administrations d’introduire ce « nouveau management public » dans leur organisation et leur fonctionnement, participe d’une technicisation du traitement de la question de la justice et d’une euphémisation corrélative du politique [33].
20Ce processus historique de rationalisation de la justice s’accompagnant d’un usage de nouvelles technologies et prenant la forme de sa « managérialisation », en contribuant à son alignement sur les autres fonctions publiques, à sa banalisation jusqu’à en faire une « administration » ordinaire annonce-t-il une architecture judiciaire et une conception des espaces de justice plus proches de celles de ce que nous pourrions qualifier d’entreprise de services de justice que d’un monument célébrant en même temps que s’y accomplit en son sein l’œuvre exceptionnelle de justice ?
21* * *
22Parler de l’architecture judiciaire incline plutôt à en célébrer les vertus réelles ou potentielles pour une représentation valorisante de la justice. L’idée s’impose d’une esthétique de l’espace architectural qui enchante l’exercice de la fonction de justice. Et rien ne le permet mieux que de restreindre toute mobilisation en la matière à la recherche de formes conçues pour la représentation d’un modèle unique de justice imposant logiquement un usage de la « monumentalité républicaine ». Les quelques réflexions développées dans cette contribution visent à remettre en cause les illusions d’un tel enchantement en rappelant : d’une part, que derrière les conceptions de la fonction de justice il peut y avoir des conceptions, éventuellement antagonistes, de l’ordre social et de l’ordre politique, que l’architecture judiciaire pourrait être amenée à prendre en compte de façon plus volontariste des formes diversifiées de justice, mais aussi qu’elle est susceptible d’être influencée sinon fortement contrainte à l’avenir par des changements structurels susceptibles d’avoir des effets importants sur le statut de la justice.
23L’architecture judiciaire fait système avec les devenirs de la justice et ceux de la société. La question reste alors de savoir si elle n’en est ou n’en sera que la seule transcription ou si elle est ou sera en mesure d’en être aussi actrice. L’architecture judiciaire permet de lire la justice. Est-elle susceptible de contribuer à la penser et à la prévoir dans sa richesse plurielle ?
Notes
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[1]
Jacques Commaille est professeur des Universités émérite à l’École normale supérieure de Cachan, chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique (ENS Cachan-Université de Paris Ouest Nanterre La Défense-CNRS). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la justice. Parmi ceux-ci : Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, PUF, 2000 ; La Fonction politique de la justice (sous la dir., avec M. Kaluszynski), Paris, La Découverte, 2007, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines » (en coll. avec Laurence Dumoulin), L’Année sociologique, vol. 59, no 1, 2009 p. 63-107 ; La Juridicisation du politique (sous la dir. de L. Dumoulin et C. Robert), LGDJ-Lextenso éditions, coll. « Droit et société », 2000 ; nouv. édition avec préface et postface, LGDJ, coll. « Classics », 2010.
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[2]
Nous pensons ici particulièrement aux ouvrages : Association française pour l’histoire de la justice, La Justice en ses temples, Poitiers, Paris, Éd. Brissaud, Éd. Errance, 1992. ; Jacob (R.), Images de la justice, Paris, Le Léopard d’or, 1994.
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[3]
Notamment la très belle thèse de Laure-Estelle Moulin, L’Architecture judiciaire en France sous la ve République, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2006.
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[4]
Heurtin (J.-Ph), L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, PUF, coll. « Droit, éthique et société », 1999.
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[5]
Voir notamment : Jacob (R.), « De la maison au palais de justice. La formation de l’institution judiciaire », Justices, 2, Juil.-déc. 1995.
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[6]
Jacob (R.), « De la maison au palais de justice… », op. cit., p. 19.
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[7]
Commaille (J.), Territoires de justice…, op. cit.
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[8]
Cité par Jacob (R.) et Marchal-Jacob (N.), « Jalons pour une histoire de l’architecture judiciaire », La Justice en ses temples, op. cit., p. 60.
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[9]
Cité par Rousselet (M.), Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Paris, Plon, 2 vol., 1957.
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[10]
AN, B 723 – CBB 2002.
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[11]
Ewick (P.) et Silbey (S.), The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, Chicago, The University of Chicago Press, 1998.
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[12]
Commaille (J.), « Formes de justice. Enjeux professionnels et rapports entre ordre privé et ordre public », Annales de Vaucresson, no 27, 1987, p. 97-122.
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[13]
Commaille (J.), Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, op. cit.
-
[14]
Lagroye (J.), « La légitimation », dans Grawitz (M.) et Leca (J.) (dir.), Traité de science politique, t. 1, Paris, PUF, 1988, p. 395-467.
-
[15]
Auerbach (J.S.), Justice without Law ? Resolving Disputes without Lawyers, Oxford, Oxford University Press, 1983.
-
[16]
Lejeune (A.), « Justice institutionnelle ou justice démocratique. Clercs ou profanes. La maison de justice et du droit comme révélateur des tensions entre des modèles de justice », Droit et Société, no 66, p. 361-381.
-
[17]
Commaille (J.), « La justice et les transformations des sociétés contemporaines. Quelles politiques de justice ? », dans Noreau (P.) (dir.), Révolutionner la justice. Constats, mutations et perspectives, Montréal, Les éditions Thémis, 2010, p. 146-158.
-
[18]
Nous reprenons ici la formule d’Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Aubier, Paris, 2001.
-
[19]
Pharo (P.), Politique et savoir-vivre. Enquête sur les fondements du lien civil, L’Harmattan, Paris, 1991.
-
[20]
Beck (U.), La Société du risque, op. cit.
-
[21]
Giddens (A.), La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Éditions Le Rouergue/Chambon, 2004.
-
[22]
Bauman (Z.), Liquid Society, Cambridge Polity Press, Cambridge, 2000.
-
[23]
Dubet (F.), Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, p. 402.
-
[24]
Cité par Guibentif (P.), « Les julgados de paz : une nouvelle justice de proximité au Portugal », Droit et Société, no 66, 2007, p. 358-359.
-
[25]
Commaille (J.), Territoires de justice, op. cit.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Schoonaers (F.), Disponibilité des ressources et innovations managériales. Quelles mutations pour les juridictions du travail belges et françaises face aux évolutions de leurs environnements, thèse de doctorat, IEP Paris, Université de Liège, 2003 ; Vigour (C.), « Justice : l’introduction d’une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », Droit et Société, no 63-64, 2006, p. 425-455.
-
[28]
Vauchez (A.) et Willemez (L.), La Justice face à ses réformateurs (1980-2006), PUF, coll. « Droit et justice », Paris, 2007.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Bézès (Ph.), Réinventer l’État : les réformes de l’administration française (1962-2011), Paris, PUF, 2009.
-
[31]
Chellé (E.), « Une politique de récompense dans la haute magistrature : le cas de la prime de rendement », Droit et Société, no 77, 2011.
-
[32]
Dumoulin (L.) et Licoppe (Ch.), Justice et visioconférence : les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation, rapport pour le GIP « Mission Recherche Droit et Justice », Paris, 2009.
-
[33]
Il est significatif que la justification d’une telle évolution puisse prendre la forme d’un courant doctrinal appliqué à la sphère juridique et judiciaire. Celui-ci se manifeste en valorisant une conception disons technocratique de la justice et du droit. Pour certains auteurs, il s’agirait de renoncer à des règles fixes et préétablies. Dans cette perspective, le droit ne doit plus être considéré comme une référence immuable mais comme un instrument de politique publique, avec des règles inscrites dans l’action publique, ceci dans le cadre d’une conception managériale du mode de gouvernement. Il convient en fait, dans ce cadre, de reconnaître la pertinence de nouvelles doctrines juridiques et de rompre avec une conception impliquant la fidélité à tous les principes légaux préexistants, ceci au nom d’une nouvelle vision de l’État exigeant une approche du droit plus active et participant d’une active policy making. Suivant cette doctrine, la croissance d’un État bureaucratique exige un mode de régulation non plus basé sur un mécanisme maîtrisé d’équilibre entre des forces opposées mais sur les efforts coordonnés d’une autorité centrale qui combinerait production des règles, activité de jugement et suivi des mises en œuvre de politiques. Par conséquent, la structure en trois pouvoirs de Montesquieu est déclarée obsolète, ceci au profit d’une conception de l’exercice du pouvoir « efficace et cohérente » où les tribunaux doivent rompre avec la tradition qui veut qu’ils s’en tiennent à une mobilisation sur le jugement. Dans ce cadre, un judicial policy making doit s’inscrire dans la conception moderne de l’État. Les juges doivent devenir des policy-makers parce que le policy making est devenu le principal mode caractérisant l’action gouvernementale. Voir : Feeley (M. M.) et Rubin (E. L.), Judicial Policy Making and the Modern State. How the Courts Reformed America’s Prisons, Cambridge University Press, Cambridge, New York, 1998.