Notes
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[1]
Cité par François Géré dans « Quatre généraux et l’apocalypse : Ailleret-Beaufre-Gallois-Poirier », Institut-strategie.fr, <http://www.institut-strategie.fr/strat_053_GR_tdm.html>.
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[2]
Énoncée en janvier 1974, du nom du Secrétaire américain à la Défense, cette doctrine prévoit la possibilité d’options nucléaires limitées, visant des cibles militaires, afin d’élargir la gamme de réponses à disposition du président américain et donc sa liberté d’action. Ce faisant, elle envisage une dissuasion dans la guerre (intrawar deterrence) – et non plus seulement de la guerre –, ce qui suppose un périlleux contrôle de la guerre nucléaire.
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[3]
Exposé oral de la France devant la Cour internationale de justice le 1er novembre 1995 [Kohen, 1997].
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[4]
Je développe plusieurs de ces arguments dans une contribution consacrée à « La France, la maîtrise des armements et le désarmement » pour l’ouvrage La France et l’arme nucléaire au xxie siècle, à paraître prochainement aux éditions du CNRS.
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[5]
François Hollande, discours d’Istres, 19 février 2015.
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[6]
C’est-à-dire des capacités conventionnelles sophistiquées susceptibles de modifier les équilibres stratégiques (par exemple, les moyens de frappe de précision à longue portée).
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[7]
Le traité New Start couvre les seules armes stratégiques opérationnellement déployées (environ 30 % des arsenaux) et fixe une limite de 1 550 à respecter. N’y sont pas prises en compte les armes nucléaires en réserve, en attente de démantèlement, ou « non stratégiques ».
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[8]
Notamment Welt am Sonntag, 29 juillet 2018 (« Brauchen wir die Bombe ? ») ; Der Spiegel, 23 février 2017 (« Die deutsche Bombe ») ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 février 2017 (« Eine Atom-Supermacht Europa würde ich begrüßen ») ; Tagesspiegel, 23 janvier 2017 (« Deutschland braucht atomwaffen ») ; FAZ, 27 novembre 2016 « Das ganz und gar Undenkbare » ; Spiegel Online, 6 novembre 2016 (« Wie Trump Deutschland zur Aufrüstung zwingen könnte »).
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[9]
« Völkerrechtliche Verpflichtungen Deutschlands beim Umgang mit Kernwaffen », Deutscher Bundestag, WD 2 – 3 000 – 013/17.
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[10]
Des avions à double capacité emportant les bombes à gravité sont stationnés en Italie, Allemagne, Pays Bas, Belgique et Turquie selon les sources ouvertes.
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[11]
CIJ, licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif du 8 juillet 1996, § 97.
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[12]
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Adoption d’un traité d’interdiction des armes nucléaires, 7 juillet 2017.
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[13]
Les arrangements nucléaires de l’OTAN se sont avérés essentiels pour convaincre plusieurs Alliés de rejoindre le TNP. Pendant les négociations, les Américains durent leur garantir que le futur traité ne remettrait pas en cause les arrangements nucléaires de l’OTAN, n’interdirait pas le processus de consultation et de planification nucléaire de l’OTAN, ni le déploiement d’armes nucléaires américaines sur le territoire des membres non nucléaires de l’OTAN. Les réponses américaines, approuvées par les Alliés le 6 avril 1967, furent transmises le 28 avril 1967 par les Américains aux Soviétiques qui ne les remirent pas en question.
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[14]
Aux termes de l’article VI du TNP, « Chacune des parties au traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».
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[15]
OTAN, Déclaration du Conseil de l’Atlantique Nord à propos du traité sur l’interdiction des armes nucléaires, communiqué de presse, 20 septembre 2017.
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[16]
Jean-Yves Le Drian, discours de clôture du colloque sur les 50 ans de la dissuasion française, 20 novembre 2014.
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[17]
C’est l’objet, notamment, d’un séminaire à l’École normale supérieure Ulm.
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[18]
Commission de la défense nationale et des forces armées, 12 février 2014, séance de neuf heures, compte rendu n° 35.
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[19]
Voir, notamment, l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII du 11 avril 1963 et le message du pape Jean-Paul II à la IIe session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur le désarmement le 7 juin 1982 : « L’enseignement de l’Église catholique (...) déplore la course aux armements, il demande tout au moins une progressive réduction mutuelle et vérifiable ainsi que de plus grandes précautions contre les possibles erreurs dans l’usage des armes nucléaires. (...) Aujourd’hui encore, je réaffirme devant vous ma confiance dans la force des négociations loyales pour parvenir à des solutions justes et équitables. Ces négociations exigent patience et constance et doivent notamment viser à une réduction des armements équilibrée, simultanée et internationalement contrôlée. Plus précisément encore, l’évolution en cours semble porter à une interdépendance croissante des types d’armements. Comment dans ces conditions envisager une réduction équilibrée, si les négociations ne couvrent pas l’ensemble des armes ? » Les prises de position de l’Église catholique depuis Benoît XVI s’inscrivent cependant désormais dans une logique de condamnation absolue des armes nucléaires.
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[20]
Cette thématique – la continuité d’un « esprit de résistance » dans la dissuasion nucléaire française – est à l’origine d’un colloque organisé le 5 octobre 2017 à la Bibliothèque nationale de France et fait l’objet de l’ouvrage Résistance et Dissuasion. Des origines du programme nucléaire français à nos jours, sous la direction de Dominique Mongin et de moi-même, qui vient d’être publié aux éditions Odile Jacob.
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[21]
François Hollande, discours d’Istres, 19 février 2015.
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[22]
Ibid.
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[23]
Ibid.
1La dissuasion nucléaire se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale : le fait nucléaire revient en force sur le devant de la scène, au point de susciter des craintes d’un retour à des logiques de guerre froide, tandis que, en parallèle, une logique prohibitionniste de l’arme nucléaire s’ancre durablement dans le paysage, avec l’adoption aux Nations unies d’un traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN).
2Depuis la fin de la guerre froide, la place de la dissuasion nucléaire dans la réflexion stratégique et dans les politiques de défense s’est amoindrie, notamment en Europe. Plusieurs critiques sont régulièrement avancées pour se défaire de l’arme nucléaire : arme de la guerre froide, l’arme nucléaire serait non seulement inefficace, car inadaptée aux nouvelles menaces du xxie siècle, mais aussi dangereuse et illégitime.
3Il est pourtant trop tôt pour enterrer la dissuasion nucléaire. Comme l’a écrit Pierre Hassner : « La dissuasion nucléaire a si bien fonctionné que l’on finit par ne plus la croire utile » [Hassner, 1983] [1]. Dans un environnement stratégique dégradé, les pays sous parapluie nucléaire, en Europe et en Asie, redécouvrent les vertus de la dissuasion nucléaire pour leur sécurité. Les théoriciens, praticiens et politiques, quant à eux, redécouvrent les dilemmes stratégiques de la dissuasion nucléaire : ceux du « tout ou rien », de la maîtrise de l’escalade, de la dissuasion dans la guerre, de la guerre nucléaire limitée ou encore de la « souplesse stratégique » au cœur de la doctrine Schlesinger [2] des années 1970. Bref, tout laisse à penser que le nucléaire militaire n’est pas près de disparaître.
4Aujourd’hui, comme hier, l’objectif de la dissuasion nucléaire est de prévenir la guerre, et non de la gagner, pour reprendre une expression de Bernard Brodie. « L’arme nucléaire est pour la France une arme destinée à prévenir la guerre en la privant de toute rationalité [3]. » La dissuasion se distingue ainsi à la fois de la persuasion et de la coercition, qui a pour objectif d’amener un État, par la contrainte, à une conduite ou à des actes différents de ceux qu’il pourrait librement choisir.
5Mais les conditions d’exercice de la dissuasion nucléaire évoluent. Dans cette nouvelle « ère de piraterie stratégique » [Delpech, 2013], alors qu’une exigence absolue de crédibilité – politique, militaire et technologique – continue de conditionner l’efficacité de la dissuasion nucléaire, trois grands types de débats et d’enjeux se posent à la dissuasion aujourd’hui et pour les prochaines années : un débat stratégique, un débat sur la légitimité de l’arme nucléaire [4] et un débat technologique et scientifique. On soulignera les principaux traits des deux premiers, avant d’évoquer la place de la dissuasion nucléaire pour la France ; l’article de François Geleznikoff revient sur les enjeux technologiques et scientifiques pour la dissuasion nucléaire.
Le débat stratégique
6La dissuasion nucléaire reste destinée à éviter une guerre majeure. S’il est impossible, par définition, de « prouver » l’efficacité de la dissuasion nucléaire, l’arme nucléaire s’est avérée efficace comme instrument de prévention de la guerre [Tertrais, 2011] et contribue à maintenir la violence à un niveau relativement bas par rapport à d’autres périodes de l’histoire. Ainsi, depuis plus de soixante-dix ans, il n’y a pas eu de conflit entre grandes puissances – un fait unique dans l’histoire des États modernes pour une si longue durée.
7À la fin de la guerre froide, avec la disparition de la menace soviétique, des interrogations sont apparues, notamment dans les pays occidentaux, sur le rôle de l’arme nucléaire dans les politiques de défense et son intérêt stratégique. Le regard sur la dissuasion nucléaire est cependant en train de changer en Europe ; l’invasion de la Crimée et le conflit en Ukraine ont montré aux Européens qu’un retour de la guerre est redevenu concevable sur le continent.
Un environnement de sécurité international durablement dégradé
8Les termes de l’équation stratégique ont aujourd’hui profondément changé. Nous assistons à une dégradation de l’environnement de sécurité international, dont tout indique qu’elle est durable. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, publiée en octobre 2017, en a dressé les principales caractéristiques : le retour de la compétition stratégique et de la confrontation militaire entre grandes puissances, avec des politiques de fait accompli, une autonomie croissante des puissances régionales qui alimente la perspective d’un plus haut niveau de conflictualité régionale et d’un plus haut « niveau d’enchère » dans les conflits, un « durcissement » de l’environnement stratégique, avec un spectre de menaces plus large (conventionnel, cyber, espace, etc.), une diffusion rapide des nouvelles technologies à de nouveaux acteurs, y compris non étatiques, et une prolifération de systèmes conventionnels sophistiqués. Aujourd’hui et plus encore demain, la supériorité militaire occidentale ne va plus de soi, et tous les milieux opérationnels sont contestés.
9En particulier, des moyens de frappe de précision à longue portée, comme les missiles balistiques et de croisière, se sont disséminés et sophistiqués au cours des vingt-cinq dernières années. Les systèmes de défense antimissile balistique atteignent progressivement un stade de maturité, même si leur efficacité opérationnelle n’est pas encore totalement démontrée, et se développent sans limite juridique depuis la fin du traité ABM (Anti-Ballistic Missile Treaty) en 2002, suite au retrait des États-Unis. Certaines puissances se dotent de moyens de déni d’accès et d’interdiction de zone, destinés à contraindre la liberté d’action extérieure de leurs adversaires. Le contrôle des espaces aériens est ainsi contesté à un niveau inédit depuis la fin de la guerre froide. Quant aux capacités antisatellites et cybernétiques, elles jouent un rôle de plus en plus central dans les stratégies de défense modernes – notamment pour Pékin, Moscou et Washington, qui recherchent la domination dans l’espace et le cyberespace. Les attaques cyber se sont multipliées et amplifiées.
10Or ces systèmes non nucléaires susceptibles de remettre en cause les équilibres stratégiques se développent, en particulier en Russie, aux États-Unis et en Chine, sans être régulés par les instruments existants de maîtrise des armements. La Chine, notamment, n’est contrainte par aucune mesure, alors qu’elle accroît son arsenal militaire, avec une hausse continue de son budget de défense depuis plus de deux décennies, et dispose de missiles balistiques et de croisière terrestres dans des gammes interdites aux États-Unis et à la Russie en vertu du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) de 1987.
11Face à l’érosion de l’avantage technologique conventionnel européen, et plus largement occidental, le nucléaire reste un moyen efficace de rééquilibrage stratégique, notamment pour une puissance moyenne comme la France, qui n’a pas les moyens de se lancer dans une compétition technologique avec Washington, Pékin et Moscou. Le président de l’Assemblée nationale s’interrogeait ainsi en 2014, lors d’un colloque sur l’arme nucléaire : « Faut-il envisager et privilégier un monde où il n’y aurait que des forces conventionnelles, des défenses antimissiles, des armes cyber ? Les écarts de puissance, de technologies et de budget ne nous obligeraient-ils pas à nous aligner rapidement, puis finalement à confier notre sécurité à une Amérique qui sans doute n’en demande pas tant ? »
La multipolarité nucléaire
12Comme l’a souligné la Revue stratégique de 2017, le fait nucléaire réapparaît en force. Le paysage nucléaire s’est diversifié, de nouveaux acteurs ont émergé depuis la fin de la guerre froide (Inde, Pakistan, Corée du Nord). Un basculement s’est opéré : aujourd’hui, la plupart des armes nucléaires sont en Asie (Russie comprise), c’est dans cette région que la dynamique nucléaire est la plus active et que le risque d’emploi de l’arme nucléaire est le plus élevé.
13Certains États ont adopté des doctrines nucléaires volontairement opaques et ambiguës (tant en termes de dualité capacitaire conventionnel-nucléaire que de seuil d’emploi de l’arme nucléaire), ou qui semblent envisager le rôle des armes nucléaires au-delà de la seule dissuasion, à des fins d’intimidation et potentiellement de coercition. Des politiques de fait accompli, de révision des frontières et des postures agressives incluant une dimension de chantage sont menées sous un parapluie nucléaire, en particulier par la Russie et la Chine. Leur stratégie repose aussi sur l’intégration des moyens non militaires (informationnel) et militaires (conventionnel, cyber, nucléaire, etc.), l’ambiguïté et l’asymétrie. Dans un discours le 1er mars 2018, le président russe Vladimir Poutine a annoncé le développement de nouvelles capacités stratégiques, avec l’objectif de se positionner solidement sur des domaines d’avenir (hypersonique, armes à énergie dirigée, systèmes sous-marins autonomes, etc.) et d’empêcher que les développements antimissiles américains n’amoindrissent le potentiel russe de dissuasion nucléaire [Facon, 2018]. La Chine, quant à elle, développe aussi une posture plus agressive, sur fond de compétition stratégique avec les États-Unis. La stratégie chinoise à long terme semble être de saper la dissuasion américaine et de favoriser un retrait américain de la région.
14Cette « multipolarité nucléaire » se traduit par une équation de dissuasion plus complexe et plus instable. Des relations à géométrie variable s’instaurent, de manière bilatérale, trilatérale (Pakistan/Inde/Chine, États-Unis/Chine/Russie) ou plurilatérale. Ce « troisième âge » de la dissuasion nucléaire se caractérise ainsi notamment par des dynamiques complexes d’alliances et un « couplage entre le jeu stratégique des grandes puissances et les conflits régionaux qui s’y superposent » [Vandier, 2018].
15Les puissances nucléaires semblent globalement chercher à s’adapter à cette nouvelle donne stratégique en recherchant une plus grande souplesse, afin de tenir compte de la diversité des adversaires potentiels et des crises concevables, maximiser la marge de manœuvre des autorités politiques, et « disposer de suffisamment de “doigts” pour jouer sur tous les claviers stratégiques en même temps » [Vandier, dans Barluet, 2018]. Ainsi, la revue de posture nucléaire américaine (Nuclear Posture Review) publiée par l’administration Trump en février 2018 met l’accent sur la diversification et la flexibilité des cadres d’emploi de l’arme nucléaire, l’ajustement (tailored) de la posture américaine aux différentes menaces, avec la volonté d’élargir les options à la disposition du président. L’annonce de nouvelles capacités nucléaires non stratégiques s’inscrit dans cette perspective : elle vise à renforcer les capacités américaines de pénétration des systèmes russes de défense aérienne et navale et à crédibiliser les engagements pris auprès des Alliés au titre de la dissuasion élargie.
16Dans ce contexte, les différences de culture stratégique et la méconnaissance des acteurs accroissent les risques d’incompréhension, de mauvais calculs et d’escalade incontrôlée. L’Asie est à cet égard une région particulièrement instable. Les conditions en sont réunies : plusieurs puissances nucléaires développent leurs arsenaux, dans un espace limité, sans mécanisme de contrôle des armements, sans véritable architecture régionale de sécurité, et avec des tensions et frontières non réglées (voir, par exemple, l’incident de Doklam entre la Chine, l’Inde et le Bhoutan à l’été 2017).
Une menace persistante de prolifération
17Les crises de prolifération contribuent largement à la dégradation de l’environnement international : progrès considérables de la Corée du Nord en matière nucléaire et balistique et incertitudes sur l’étendue de ses programmes chimiques et biologiques, question nucléaire iranienne, utilisation répétée d’armes chimiques en Syrie, assassinats chimiques en Malaisie (emploi de VX le 13 février 2017 à Kuala Lumpur) et au Royaume-Uni (utilisation d’un agent neurotoxique, le Novitchok, contre Sergueï Skripal le 4 mars 2018), prolifération balistique au Moyen-Orient, pour n’en citer que quelques-unes.
18En particulier, l’évolution dans les prochains mois de deux crises sera déterminante pour prévenir une future dynamique de prolifération nucléaire. La résolution du « Rubik’s cube » nord-coréen, pour reprendre l’expression du professeur Chung Min Lee, constitue un défi majeur. Pyongyang n’est plus seulement un enjeu de prolifération (même s’il le reste), mais aussi de dissuasion. La Corée du Nord de Kim Jong-un cherche à s’affirmer comme un État doté d’arme nucléaire [Dûchatel et Godement, 2017], alimentant une grande volatilité en Asie du Nord-Est. L’achèvement des objectifs nord-coréens créerait un précédent extrêmement dangereux. Ce qui est en jeu, c’est notre capacité collective à enrayer le bouleversement des équilibres stratégiques en Asie et au-delà. C’est tout l’enjeu des négociations entre les États-Unis et la Corée du Nord, après le sommet du 12juin 2018 entre Kim Jong-un et Donald Trump. Alors que Pyongyang semble chercher à entrer dans un processus bilatéral de maîtrise des armements nucléaires avec Washington et rejette explicitement un désarmement nucléaire unilatéral, l’objectif de la communauté internationale doit demeurer, à terme, la dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible de la péninsule coréenne.
19Une incertitude majeure pèse aussi sur le nucléaire iranien. Incertitude à court terme sur l’avenir de l’accord Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) de juillet 2015, après la décision américaine de retrait en mai 2018 et la réimposition récente de sanctions par Washington. Incertitude aussi sur les ambitions nucléaires de l’Iran dans l’avenir. Car l’accord JCPOA ne signifie pas la fin de la menace nucléaire iranienne sur le moyen-long terme, ni la disparition de tout problème de prolifération. D’autres activités iraniennes, notamment balistiques, menées en non-conformité avec les décisions du Conseil de sécurité, sont une source profonde d’inquiétude, car elles contribuent à la déstabilisation de la région.
20Au vu de ce qui précède, on ne peut donc exclure la résurgence d’une menace majeure pour les intérêts vitaux français. Comme le soulignait François Hollande en 2015 : « La possibilité de conflit étatique nous concernant directement ou indirectement, ne peut pas être écartée (...). Des surprises, voire des ruptures sont possibles. [5] » Dans les scénarios qui intéressent le plus directement les pays occidentaux, hors menace militaire immédiate, le principal défi pour la dissuasion sera de préserver la liberté d’action face aux tentations d’intimidation, de chantage et de « sanctuarisation agressive ». Cet enjeu est d’autant plus pertinent que les situations dans lesquelles la France – comme ses partenaires européens – pourrait se trouver « au contact » de puissances nucléaires (y compris la Chine) sont amenées à s’accroître.
21Par ailleurs, les évolutions actuelles portent un risque de dilution de la dissuasion nucléaire : une dilution par une « stratégisation » des capacités conventionnelles [6] et, à l’inverse, le développement de capacités nucléaires de faible puissance. Mais aussi une dilution par l’adoption de stratégies de dissuasion dites « intégrales », avec une intégration de capacités militaires (conventionnelles, nucléaires, cyber, etc.) et non militaires, qui brouille la notion de seuil nucléaire et génère une confusion croissante entre les temps de paix, de crise et de guerre. Or, « sauf à redevenir une arme d’emploi destinée à mettre en œuvre des stratégies d’intimidation, de chantage, de sanctuarisation agressive, de bataille, [l’arme nucléaire] doit rester, dans les esprits et dans les faits, une arme d’une nature particulière, exorbitante du droit commun » [Roche, 2017].
Le délitement des mécanismes internationaux et les incertitudes sur les alliances
22Cette dégradation générale est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accopagne d’un bouleversement des mécanismes censés répondre à ces menaces et d’un moindre intérêt des grandes puissances pour la stabilité stratégique. Des instruments de maîtrise des armements et de désarmement, pourtant essentiels à la sécurité collective, sont fragilisés, les enceintes multilatérales affaiblies, bloquées ou contournées. Après avoir connu des succès remarquables, la maîtrise des armements – l’arms control – est entrée dans une phase de régression et de déconstruction.
23L’enjeu est particulièrement fort dans l’espace européen. L’architecture de sécurité en Europe, conventionnelle comme nucléaire, est de plus en plus ébranlée, notamment depuis 2014 (dénonciation américaine du traité ABM, entorses russes au traité ciel ouvert, suspension de la participation russe au traité sur les forces conventionnelles en Europe, blocages russes à l’OSCE).
24L’avenir des deux derniers accords d’arms control nucléaires entre les États-Unis et la Russie est aujourd’hui en question. Le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) de 1987, qui prévoit la destruction de tous les missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol, ayant une portée comprise entre 500 et 5 500 km, quelle que soit leur charge, voit sa pérennité menacée. Depuis 2014, les Américains accusent publiquement les Russes d’être en violation du traité, tandis que Moscou met en avant ses propres accusations de violations par Washington. Dans une déclaration de décembre 2017, les Alliés ont constaté qu’un système de missile russe soulevait de vives préoccupations et ont demandé à la Russie de répondre à ces préoccupations de manière substantielle et transparente. Ils ont reitéré ces préoccupations lors du sommet de Bruxelles de l’OTAN de juillet 2018, indiquant qu’« en l’absence de toute réponse crédible de la part de la Russie au sujet de ce nouveau missile, l’analyse la plus plausible serait que la Russie enfreint le traité [FNI] ». Au-delà de la dimension russo-américaine du traité FNI, ce sont bien les intérêts de sécurité européens qui sont en jeu, car ce traité est un élément essentiel de l’architecture de la sécurité et de la stabilité stratégique en Europe. Il est dans l’intérêt des Européens qu’il soit respecté de façon stricte et vérifiée.
25Si le traité FNI se disloque, c’est plus largement le cadre de la relation stratégique bilatérale russo-américaine qui risque de tomber [Rogov, 2018]. Le traité New Start de 2010 [7] expire en 2021 (il peut être prolongé au maximum jusqu’en 2026, sans approbation du Congrès américain). Or la majorité républicaine au Congrès s’oppose à la négociation de nouveaux accords d’arms control avec la Russie tant que cette dernière ne se conformera pas à ses engagements actuels, notamment dans le cadre du traité FNI. À moins d’une embellie de la relation bilatérale dans le prolongement du sommet d’Helsinki entre Donald Trump et Vladimir Poutine, le 16 juillet 2018, il ne faut guère compter sur l’administration Trump pour pousser aujourd’hui les feux sur un agenda positif de maîtrise des armements et de désarmement. Nous pourrions donc être confrontés, d’ici quelques années, à l’absence de tout cadre de maîtrise des armements nucléaires russo-américains [Roche, 2017].
26Cet affaiblissement des mécanismes internationaux se double d’une incertitude sur les alliances. Les États-Unis sont devenus source d’incertitude stratégique. La relation transatlantique atteint un niveau inédit d’imprévisibilité. La politique de l’administration Trump, marquée par la volonté de renouer avec la doctrine reaganienne de la « paix par la force » (« Peace through strength »), se traduit par un recentrage sur la défense des seuls intérêts américains (« America first »), une vision transactionnelle des alliances et des relations internationales, et la multiplication d’annonces problématiques pour la sécurité européenne : retrait américain du JCPOA et de l’accord de Paris sur le climat, taxes sur l’acier et l’aluminium, etc. Or, pour plusieurs experts, cette évolution s’inscrit dans une tendance de long terme au désengagement américain de l’espace européen, qui pose la question de la viabilité, à terme, de la dissuasion élargie et des garanties de sécurité américaines. Pour autant, le débat sur le « burden sharing », le « partage du fardeau » pour l’effort de défense, brutalement ressuscité par Trump, est loin d’être illégitime, compte tenu du désinvestissement prolongé des Européens dans leurs appareils de défense depuis la fin de la guerre froide.
La question européenne
27Les dynamiques actuelles de sécurité (résurgence militaire russe, doutes sur la solidité du lien transatlantique, Brexit, crises de prolifération, etc.) conduisent à rehausser la place des questions de dissuasion dans les débats européens et, plus largement, à justifier l’ambition d’une autonomie stratégique européenne, sous l’impulsion de la France. Depuis l’élection de Donald Trump, les craintes d’un affaiblissement du lien transatlantique ont suscité dans la presse, notamment allemande [8], un débat sur l’idée d’une « dissuasion nucléaire européenne » ; un rapport commandé par le Bundestag [9] a même conclu à la possibilité juridique pour l’Allemagne de financer la dissuasion nucléaire française (et britannique). Si ce débat, limité à quelques experts, ne doit pas être surestimé, il est révélateur d’interrogations nouvelles. Comme l’a dit de façon inédite la chancelière allemande, l’Europe ne peut plus compter uniquement sur les États-Unis pour sa propre défense. Parallèlement, et de manière apparemment paradoxale, les divisions sur les questions nucléaires se sont accrues au sein de l’Union européenne, sous l’effet du traité d’interdiction des armes nucléaires, que l’Autriche a ratifié et que l’Irlande a signé.
28Cette recomposition de la donne stratégique en Europe a des conséquences directes sur la France, qui deviendra, après le Brexit, la seule puissance nucléaire au sein de l’UE. À terme, la France pourrait être plus sollicitée (mais aussi plus exposée) sur ce sujet au niveau européen. Ainsi, un rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2018 sur l’Europe de la Défense et son articulation avec l’OTAN s’interroge sur les conditions nécessaires pour que l’UE devienne pleinement autonome du point de vue stratégique : « Une question se posera nécessairement à terme, surtout maintenant que le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union européenne : la dissuasion nucléaire française doit-elle être étendue à l’ensemble des États membres de l’UE, et si oui, dans quelles conditions ? » La question du successeur des avions de chasse allemands de type Tornado (remplacement par des F-35 américains ou par le système de combat aérien du futur qui va être développé conjointement par la France et l’Allemagne), qui emportent des armes nucléaires américaines non stratégiques dans le cadre du partage nucléaire de l’OTAN, fait partie de cette équation européenne.
Le débat sur la légitimité de l’arme nucléaire
29Depuis la fin de la guerre froide, et plus encore depuis 2010, la contestation contre les armes nucléaires a pris une tournure morale et juridique renouvelée. Pour les opposants à la dissuasion nucléaire, celle-ci serait devenue, avec l’évolution du droit international et du contexte stratégique, illégitime parce qu’injustifiable moralement et juridiquement. Ce débat, qui est en grande partie aussi ancien que l’arme nucléaire elle-même, n’est pas amené à disparaître. Cette évolution s’inscrit en effet dans un contexte général de montée en puissance des enjeux normatifs et éthiques dans les sociétés occidentales.
30Cette contestation peut aussi se traduire sur le plan politique. Les interrogations sur le but de l’armement nucléaire se sont multipliées en Europe à la fin de la guerre froide ; des critiques sur la légitimité politique de la décision d’emploi de l’arme nucléaire se sont développées aux États-Unis depuis l’élection de Donald Trump. Sur le long terme, on ne saurait exclure une fragilisation du soutien de certaines opinions publiques, notamment européennes, aux politiques de dissuasion. Cet enjeu n’est pas négligeable, alors que le renouvellement des capacités nucléaires de l’OTAN [10] et des arsenaux européens intervient dans un contexte budgétaire contraint.
Enjeux juridiques
31Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), « pierre angulaire » du régime international de non-prolifération qui fête cette année ses cinquante ans, légitime la possession de ces armes par cinq « États dotés d’armes nucléaires » (ceux ayant réalisé un essai nucléaire avant le 1er janvier 1967). Il en définit les limites, en fixant des objectifs d’arrêt de la course aux armements, de désarmement nucléaire et de désarmement général et complet.
32La contestation de l’arme nucléaire a gagné le terrain juridique depuis la fin de la guerre froide. La Cour internationale de justice a été saisie par l’Assemblée générale des Nations unies mais a refusé, dans un avis du 8 juillet 1996, de conclure de façon définitive à la licéité ou à l’illicéité de l’emploi d’armes nucléaires, dans une « circonstance extrême de légitime défense dans laquelle [la] survie même [d’un État] serait en cause [11] ».
33Une nouvelle étape a été franchie avec l’adoption à New York le 7 juillet 2017 d’un traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), après une négociation éclair menée sur de seules considérations morales. À ce jour, soixante États ont signé le traité et quatorze l’ont ratifié. Cinquante pays doivent avoir ratifié le traité pour qu’il entre en vigueur.
34La France, comme les autres puissances nucléaires et de nombreux pays, n’a pas participé à ces négociations. Elle a souligné publiquement, à plusieurs reprises, qu’elle n’entendait pas adhérer à ce traité, qui ne la lie pas et ne crée donc aucune nouvelle obligation [12]. Plusieurs raisons motivent cette approche.
35La dissuasion nucléaire a joué un rôle fondamental dans la préservation de la paix et de la stabilité internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En particulier, la dissuasion élargie américaine a contribué à la non-prolifération des Alliés de Washington, en Europe et en Asie [13]. Pour un grand nombre d’États, la dissuasion nucléaire continue de jouer un rôle essentiel, limité à des circonstances extrêmes, pour la défense de leurs intérêts vitaux. Face aux menaces réelles qui pèsent sur la paix et la sécurité internationales, le TIAN n’apporte aucune réponse concrète, il ne propose pas de « plan B » pour remplacer la dissuasion nucléaire. Le cas du Japon, seul pays à avoir connu une attaque nucléaire, et qui n’a pourtant pas rejoint le TIAN, est à cet égard révélateur ; il témoigne de la complexité des enjeux stratégiques, politiques, mais aussi éthiques, soulevés par ce traité.
36Comme le soulignent ses détracteurs, dont la France, le TIAN est une mesure « inefficace » – au sens de l’article VI du TNP [14] – sur la voie du désarmement nucléaire. Il ne répondra pas aux attentes légitimes sur le désarmement nucléaire, puisque un tel traité, négocié et adopté sans les États concernés, ne se traduira pas par une élimination de leurs arsenaux nucléaires. La directrice de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) reconnaissait d’ailleurs, lors de la conférence nucléaire de la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace) en mars 2017, que le TIAN n’était pas un traité de désarmement, mais un traité « humanitaire ». L’ambition première des promoteurs du TIAN n’est pas de parvenir à des progrès concrets dans le « monde réel » ; fondamentalement, leur objectif est de remporter la bataille morale et de délégitimer la dissuasion nucléaire.
37Plusieurs États, dont la France, considèrent également que le TIAN est porteur de risques. Le principal est celui d’une érosion progressive et durable du TNP, traité quasi universel, qui est depuis cinquante ans un instrument irremplaçable de la sécurité collective. Le TIAN établit en effet une norme tout à la fois concurrente et « moins-disante » du TNP. Il refuse de consacrer le caractère central du TNP (au contraire, il reconnaît sa prééminence sur le TNP) et n’oblige pas ses États parties à être membre du TNP. En outre, il promeut un système de vérification inférieur à celui de l’Agence internationale de l’énergie atomique et ne renvoie pas au régime robuste de vérification du TICE (traité d’interdiction complète des essais nucléaires). Or, comme le montre l’exemple tragique de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, alors même que le régime de Damas est partie à la convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC), interdiction ne signifie pas disparition de la menace... La vérification n’est donc pas un aspect accessoire, mais bien fondamental, d’un régime d’interdiction, et le TIAN est lacunaire à cet égard.
38Au final, le TIAN est déconnecté des réalités stratégiques et ignore les préoccupations de sécurité de nombreux États. Il participe de la déconstruction progressive de l’architecture de sécurité à l’œuvre plus largement (rupture du tabou chimique, doutes sur l’avenir des traités de maîtrise des armements) et risque de fragiliser le régime de non-prolifération nucléaire. Il va « créer des divisions et des divergences, à un moment où une approche unifiée de la prolifération et des menaces pour la sécurité est plus nécessaire que jamais [15] ». Il constitue un aboutissement radical, au nom d’un impératif moral absolu, du processus de régulation des armements nucléaires.
Enjeux éthiques et moraux
39L’histoire du questionnement moral sur la dissuasion nucléaire est liée aux évolutions stratégiques et technologiques [Roche, 2017]. Elle a été ponctuée de plusieurs cycles de débats et de contestation – au moment de l’apparition du thermonucléaire dans les années 1950, de la crise des euromissiles dans les années 1980 [Glucksmann, 1983], et à la fin de la guerre froide. Les enjeux éthiques se posent aujourd’hui de manière croissante dans les démocraties occidentales – c’est là un élément d’asymétrie par rapport aux régimes autoritaires. Nos sociétés démocratiques doivent développer des réponses à ces questionnements légitimes.
40Le TIAN apporte de ce point de vue une réponse contestable. Une approche qui aboutit à affaiblir un instrument essentiel de la sécurité collective le TNP), qui refuse de penser les conditions d’un désarmement concerté, organisé, contrôlé et respectueux des intérêts de sécurité de tous, qui cherche en priorité à désarmer les démocraties plutôt que les interlocuteurs « difficiles » (Russie, Chine, Pakistan, Corée du Nord...), en ciblant ses campagnes de plaidoyer sur les pays occidentaux [Roberts, 2018], est-elle moralement juste et éthiquement responsable ? Contrairement à ce que font valoir les promoteurs du TIAN, on peut douter que le fait pour la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis de montrer l’exemple en rejoignant le traité aurait un quelconque effet d’entraînement sur les autres puissances nucléaires – « Je ne crois pas à l’exemplarité du suicide », s’exclamait Hubert Védrine lors d’une conférence sur les armes nucléaires à l’Assemblée nationale en juin 2014. Un décrochage français ou européen n’entraînerait aucunement le progrès de la vertu. Ainsi que l’avait souligné le ministre de la Défense : « Nous devons éviter que l’appel généreux à un “monde sans armes nucléaires” ne prépare un monde où seuls les dictateurs en disposeraient. [16] » À certains égards, le constat de François Mitterrand à Bruxelles le 13 octobre 1983, en pleine crise des euromissiles, reste d’actualité : les désarmeurs sont à l’ouest, mais les missiles sont à l’est...
41Pour autant, une réflexion morale et éthique sur la dissuasion nucléaire mérite d’être approfondie, pour prolonger les travaux qui avaient été menés pendant la guerre froide et revisiter plusieurs questions [17]. Les conditions qui avaient alors conduit de nombreux responsables religieux, des philosophes et des théologiens à admettre la dissuasion comme « mal transitoire » moralement acceptable ont-elles changé dans le contexte actuel ?
42Existe-t-il des doctrines de dissuasion plus ou moins légitimes, d’un point de vue juridique, moral et éthique ? La détention de l’arme nucléaire « donne, plus qu’une puissance, une responsabilité immense envers le monde », pour reprendre les mots du grand rabbin Haïm Korsia lors des auditions menées par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale en 2014 [18]. Les armes nucléaires doivent rester des instruments de dissuasion mutuelle, à des fins de prévention de la guerre, et non être conçues comme des outils d’intimidation, de coercition ou de déstabilisation.
43Quelles sont, dans un débat de nature morale et éthique, les conditions d’un désarmement nucléaire ? Plusieurs prises de position papales, pendant la guerre froide, avaient souligné la nécessité d’organiser de manière progressive et régulée le désarmement, avec une vérification efficace et une approche globale couvrant tous les armements [19], à l’instar de celle retenue par l’article VI du TNP. Le pape Jean-Paul II avait ainsi appelé en 1982 à « affronter les problèmes avec réalisme et honnêteté » et replacé la dissuasion nucléaire comme une « étape vers un désarmement progressif » et global. Plus récemment, MgrLuc Ravel soulignait lors d’une audition à l’Assemblée nationale en février2014 : « Pour qu’il y ait un désarmement nucléaire, il faut que nous commencions à changer le monde, c’est-à-dire que nous travaillions par exemple à une réforme profonde et concrète de l’ONU (...). Il faut une gouvernance mondiale capable d’établir un droit et de le faire respecter, c’est-à-dire de lui associer une force concrète, réelle. »
44Le fait nucléaire est une réalité. Faute d’une « désinvention » de l’arme nucléaire et de l’avènement d’une société internationale radicalement modifiée, nous n’avons pas d’autre choix que de nous confronter à l’imperfection du monde et d’apporter des réponses aussi conformes que possible à l’éthique de responsabilité qu’évoquait Max Weber.
Quelles conséquences pour la France ?
45Au regard de ce qui précède, plusieurs éléments justifient aujourd’hui le maintien par la France, sur le long terme, d’une dissuasion nucléaire adaptée et réduite, articulée étroitement à ses forces conventionnelles : la permanence de menaces étatiques majeures, les risques de chantage étatique, les menaces liées à la prolifération régionale, les vulnérabilités nouvelles de nos sociétés et le risque de ruptures stratégiques [Roche, 2017].
46Pour la France, la dissuasion nucléaire est une illustration éclatante de la leçon tirée par le général de Gaulle du traumatisme de juin 1940 et de la Seconde Guerre mondiale, un héritage fondateur qui n’a pas été remis en question par ses successeurs [20] : l’existence de la France en tant que pays libre ne va pas de soi. Contrairement aux États-Unis qui bénéficient d’une grande profondeur stratégique, la défense du territoire national s’est imposée comme une nécessité pour la France, du fait de l’histoire (« plus jamais ça ») et de la géographie.
47Aujourd’hui encore, la dissuasion nucléaire demeure la « clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux », comme l’a rappelé le président de la République, Emmanuel Macron, le 13 juillet 2017. Le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de défense de la France est strictement limité à des conditions extrêmes de légitime défense, un droit reconnu par la Charte des Nations unies. La dissuasion nucléaire n’a pas pour objectif de répondre à toutes les menaces ; elle « vise à protéger notre pays contre toute agression étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle provienne et quelle qu’en soit la forme [21] ». La dissuasion nucléaire permet aussi à la France « d’écarter toute menace de chantage d’origine étatique qui viserait à nous paralyser [22] » et de préserver sa liberté d’action en toutes circonstances, vis-à-vis de ses adversaires potentiels mais aussi de ses Alliés. Cette dimension apparaît particulièrement pertinente, alors que la relation transatlantique traverse actuellement une période de tensions. Face au développement par certains États de postures d’intimidation stratégique, la France doit pouvoir, aujourd’hui comme demain, disposer d’une capacité à résister à un chantage. Pour reprendre les mots de François Hollande en 2015 : « La force de dissuasion, c’est ce qui nous permet d’avoir la capacité de vivre libres. »
48Les deux composantes de la dissuasion française, complémentaires sur les plans stratégique et opérationnel (« une qui ne se voit pas, une autre qui se voit [23] »), offrent une palette complète d’options permettant de faire face à la diversité et l’imprévisibilité de l’environnement stratégique. La capacité de « démonstrativité » des forces nucléaires (permise par la composante aérienne) est essentielle alors que se développent des stratégies d’ambiguïté. L’existence de deux composantes garantit aussi la résilience de la force de dissuasion en cas de rupture sur l’une d’elles.
49En vertu d’un principe de stricte suffisance, l’arsenal nucléaire est maintenu au niveau le plus bas possible compte tenu du contexte stratégique. C’est ainsi que, depuis la fin de la guerre froide, la dissuasion nucléaire a subi de profonds changements en France [Tertrais, 2017]. La doctrine et la posture nucléaires ont évolué, le stock d’armes nucléaires a été diminué de moitié, les niveaux d’alerte réduits, des composantes ont été supprimées et plusieurs installations démantelées. La doctrine française de dissuasion, qui ne repose pas sur la nature de l’agression, mais sur l’appréciation par le président de la République de l’atteinte aux intérêts vitaux, lui permet en revanche de s’adapter à la variété et l’évolution des menaces.
50Avec la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, la France décide de choix majeurs qui l’engageront pour plusieurs générations ; ils sont le prix de son autonomie stratégique. La LPM lance le renouvellement des deux composantes, océanique et aéroportée, de la dissuasion nucléaire. Comme le précise le rapport de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ce mouvement de renouvellement se déroulera sur le long cours : le lancement des programmes au cours de la LPM doit permettre de disposer des premières capacités renouvelées entre 2030 et 2040 ; les dernières seront en service jusqu’en 2070-2080. Le renouvellement de la dissuasion nucléaire permettra d’adapter les capacités à l’évolution des défenses adverses, de plus en plus performantes. L’enjeu est notamment de garantir la capacité de pénétration des missiles aéroportés, avec une performance de vitesse ou de furtivité accrue.
51Parmi les critiques souvent évoquées à l’encontre de la dissuasion nucléaire, figure celle selon laquelle elle exercerait un « effet d’éviction » au détriment d’autres compétences civiles ou capacités militaires, plus adaptées aux défis de notre temps, dans un contexte de contrainte budgétaire. La Revue stratégique de 2017, comme les précédents livres blancs, met cependant l’accent sur leur indispensable complémentarité. Plusieurs des capacités, moyens et compétences développés pour la dissuasion nucléaire contribuent directement aux missions conventionnelles et à l’excellence technologique françaises. La permanence de la dissuasion nucléaire fixe en effet un niveau d’exigence technologique qui ne tolère aucune impasse et impose le maintien des compétences sur le long terme. Les travaux au profit de la dissuasion nucléaire ont ainsi permis de développer une industrie nationale de supercalculateurs et d’être un catalyseur dans le domaine de l’optique et des lasers. Enfin, la ministre des Armées a souligné, lors des travaux sur la LPM, que la part de la dissuasion restera stable, à 12,5 % du budget de la Défense environ, ce qui est relativement faible historiquement.
Conclusion
52Ces incertitudes et défis montrent combien la dissuasion nucléaire reste pertinente et non un simple héritage du passé. Dans le contexte actuel de bouleversements stratégiques, la dissuasion nucléaire demeure pour la France la garantie ultime de sa sécurité et de son indépendance. Aujourd’hui comme hier, l’arme nucléaire permet à la France de rester « un pays libre de son destin » [Ailleret, 1968].
53La dissuasion est un système paradoxal et fragile de maintien de la paix. Sa crédibilité – politique, opérationnelle, technologique – ne va pas de soi ; elle doit être préservée et confortée. Les défis ne manquent pas en ce xxie siècle : comment s’adapter à la multipolarité nucléaire sans reprendre des solutions du passé ? Comment maximiser les options des autorités politiques face à la diversité des crises et des adversaires potentiels, sans tomber dans une banalisation de l’arme nucléaire ou une dilution de la notion de dissuasion ? Alors que le souvenir des bombardements nucléaires de 1945 et de la guerre froide s’estompe, avec l’arrivée au pouvoir de nouvelles générations de dirigeants qui ne les ont pas connus, il faut résister tout à la fois à la tentation de banaliser l’arme nucléaire et d’atténuer son effet d’inhibition dissuasive, au risque de réhabiliter l’idée de la guerre nucléaire comme instrument de la politique, comme à celle de fossiliser la réflexion. « Le nucléaire doit rester hors normes et ne doit pas être une arme comme les autres », mettait en garde le rabbin Haïm Korsia.
54Comment garantir sur le long terme la légitimité politique de la dissuasion nucléaire dans les démocraties occidentales et éviter le risque d’autodissuasion ? Quelle articulation entre la dissuasion nucléaire et les autres capacités, notamment conventionnelles ? Comment concilier autonomie stratégique et contribution à la sécurité de l’Europe ? Comment préserver la stabilité stratégique face à la multiplication de capacités non nucléaires susceptibles de remettre en cause les équilibres stratégiques (conventionnel, cyber, espace) et inventer de nouvelles mesures de transparence et de maîtrise des armements ? Comment gérer la « manœuvre dissuasive » à l’heure de la multipolarité nucléaire, la transparence, la communication et des réseaux sociaux, dont le développement contribue à rendre plus difficile la gestion rationnelle d’une crise ? Ces questions sont aussi difficiles que décisives pour l’avenir de la dissuasion nucléaire.
55Il nous faut enfin revisiter et apprendre à maîtriser de nouveau la « grammaire nucléaire » [Roche, 2017] et au-delà, la culture stratégique. La dissuasion nucléaire suppose un travail d’anticipation de la surprise stratégique ; un effort renforcé de compréhension de l’environnement stratégique doit être consenti, en lien avec le milieu académique.
56Comme le soulignait le général de Gaulle [Malraux, 1971] : « Nous n’en avons pas fini avec la bombe atomique. Le plus puissant moyen de guerre a commencé par apporter la paix. Une paix étrange, la paix tout de même. » Dans le long apprentissage du fait nucléaire, nous ne sommes pas encore au bout du chemin...
Bibliographie
- Ailleret C. (1968), L’Aventure atomique française, Grasset, Paris.
- Barluet A. (2018), « Pierre Vandier : “Les armes nucléaires reviennent au centre du jeu” », Le Figaro, 15 février.
- Delpech T. (2013), La Dissuasion nucléaire au xxie siècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob, Paris.
- Duchâtel M. et Godement F. (2017), Pre-empting Defeat. In Search of North Korea’s Nuclear Doctrine, ECFR, Paris.
- Facon I. (2018), « Le discours du 1er mars de Vladimir Poutine », Recherches et documents, n° 04, Fondation pour la recherche stratégique, Paris.
- Glucksmann A. (1983), La Force du vertige, Grasset, Paris.
- Hassner P. (1983), « Pacifisme et terreur », in Lellouche P. (dir.), Pacifisme et dissuasion, IFRI-Economica, Paris.
- Kohen M. (1997), « L’avis consultatif de la CIJ sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires et la fonction judiciaire », European Journal of International Law, vol. 8, p. 336-362.
- Malraux A. (1971), Les Chênes qu’on abat, Gallimard, Paris.
- Poirier L. (1988), Des Stratégies nucléaires, Complexe, Paris.
- Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (2017), octobre.
- Roberts B. (2018), « Ban the bomb ? Or bomb the ban ? Next steps on the Ban treaty », European Leadership Network, Global Security Policy Brief, mars.
- Roche N. (2017), Pourquoi la dissuasion, PUF, Paris.
- Rogov S. (2018), « Can the U.S. and Russia find a path forward on arms control ? How to prevent a dangerous escalation », Foreign Affairs, 22 mai.
- Tertrais B. (2011), Défense et illustration de la dissuasion nucléaire, Recherches et documents, n° 05, Fondation pour la recherche stratégique.
- — (2017), La France et la dissuasion nucléaire : concept, moyens, avenir, La Documentation française, Paris.
- Vandier P. (2018), La Dissuasion au troisième âge nucléaire, Éditions du Rocher, Monaco.
Notes
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[1]
Cité par François Géré dans « Quatre généraux et l’apocalypse : Ailleret-Beaufre-Gallois-Poirier », Institut-strategie.fr, <http://www.institut-strategie.fr/strat_053_GR_tdm.html>.
-
[2]
Énoncée en janvier 1974, du nom du Secrétaire américain à la Défense, cette doctrine prévoit la possibilité d’options nucléaires limitées, visant des cibles militaires, afin d’élargir la gamme de réponses à disposition du président américain et donc sa liberté d’action. Ce faisant, elle envisage une dissuasion dans la guerre (intrawar deterrence) – et non plus seulement de la guerre –, ce qui suppose un périlleux contrôle de la guerre nucléaire.
-
[3]
Exposé oral de la France devant la Cour internationale de justice le 1er novembre 1995 [Kohen, 1997].
-
[4]
Je développe plusieurs de ces arguments dans une contribution consacrée à « La France, la maîtrise des armements et le désarmement » pour l’ouvrage La France et l’arme nucléaire au xxie siècle, à paraître prochainement aux éditions du CNRS.
-
[5]
François Hollande, discours d’Istres, 19 février 2015.
-
[6]
C’est-à-dire des capacités conventionnelles sophistiquées susceptibles de modifier les équilibres stratégiques (par exemple, les moyens de frappe de précision à longue portée).
-
[7]
Le traité New Start couvre les seules armes stratégiques opérationnellement déployées (environ 30 % des arsenaux) et fixe une limite de 1 550 à respecter. N’y sont pas prises en compte les armes nucléaires en réserve, en attente de démantèlement, ou « non stratégiques ».
-
[8]
Notamment Welt am Sonntag, 29 juillet 2018 (« Brauchen wir die Bombe ? ») ; Der Spiegel, 23 février 2017 (« Die deutsche Bombe ») ; Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 février 2017 (« Eine Atom-Supermacht Europa würde ich begrüßen ») ; Tagesspiegel, 23 janvier 2017 (« Deutschland braucht atomwaffen ») ; FAZ, 27 novembre 2016 « Das ganz und gar Undenkbare » ; Spiegel Online, 6 novembre 2016 (« Wie Trump Deutschland zur Aufrüstung zwingen könnte »).
-
[9]
« Völkerrechtliche Verpflichtungen Deutschlands beim Umgang mit Kernwaffen », Deutscher Bundestag, WD 2 – 3 000 – 013/17.
-
[10]
Des avions à double capacité emportant les bombes à gravité sont stationnés en Italie, Allemagne, Pays Bas, Belgique et Turquie selon les sources ouvertes.
-
[11]
CIJ, licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif du 8 juillet 1996, § 97.
-
[12]
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Adoption d’un traité d’interdiction des armes nucléaires, 7 juillet 2017.
-
[13]
Les arrangements nucléaires de l’OTAN se sont avérés essentiels pour convaincre plusieurs Alliés de rejoindre le TNP. Pendant les négociations, les Américains durent leur garantir que le futur traité ne remettrait pas en cause les arrangements nucléaires de l’OTAN, n’interdirait pas le processus de consultation et de planification nucléaire de l’OTAN, ni le déploiement d’armes nucléaires américaines sur le territoire des membres non nucléaires de l’OTAN. Les réponses américaines, approuvées par les Alliés le 6 avril 1967, furent transmises le 28 avril 1967 par les Américains aux Soviétiques qui ne les remirent pas en question.
-
[14]
Aux termes de l’article VI du TNP, « Chacune des parties au traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».
-
[15]
OTAN, Déclaration du Conseil de l’Atlantique Nord à propos du traité sur l’interdiction des armes nucléaires, communiqué de presse, 20 septembre 2017.
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[16]
Jean-Yves Le Drian, discours de clôture du colloque sur les 50 ans de la dissuasion française, 20 novembre 2014.
-
[17]
C’est l’objet, notamment, d’un séminaire à l’École normale supérieure Ulm.
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[18]
Commission de la défense nationale et des forces armées, 12 février 2014, séance de neuf heures, compte rendu n° 35.
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[19]
Voir, notamment, l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII du 11 avril 1963 et le message du pape Jean-Paul II à la IIe session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur le désarmement le 7 juin 1982 : « L’enseignement de l’Église catholique (...) déplore la course aux armements, il demande tout au moins une progressive réduction mutuelle et vérifiable ainsi que de plus grandes précautions contre les possibles erreurs dans l’usage des armes nucléaires. (...) Aujourd’hui encore, je réaffirme devant vous ma confiance dans la force des négociations loyales pour parvenir à des solutions justes et équitables. Ces négociations exigent patience et constance et doivent notamment viser à une réduction des armements équilibrée, simultanée et internationalement contrôlée. Plus précisément encore, l’évolution en cours semble porter à une interdépendance croissante des types d’armements. Comment dans ces conditions envisager une réduction équilibrée, si les négociations ne couvrent pas l’ensemble des armes ? » Les prises de position de l’Église catholique depuis Benoît XVI s’inscrivent cependant désormais dans une logique de condamnation absolue des armes nucléaires.
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[20]
Cette thématique – la continuité d’un « esprit de résistance » dans la dissuasion nucléaire française – est à l’origine d’un colloque organisé le 5 octobre 2017 à la Bibliothèque nationale de France et fait l’objet de l’ouvrage Résistance et Dissuasion. Des origines du programme nucléaire français à nos jours, sous la direction de Dominique Mongin et de moi-même, qui vient d’être publié aux éditions Odile Jacob.
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[21]
François Hollande, discours d’Istres, 19 février 2015.
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[22]
Ibid.
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[23]
Ibid.