Notes
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[1]
Ingénieur-chercheur en sociologie, EDF R & D, doctorante au LinX-École polytechnique et au LISIS – UMR UPEM, INRA, CNRS, ESIEE.
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[2]
Ordonnance n° 45-2563 du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l’énergie atomique, JO, octobre 1945.
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[3]
« Atoms for Peace » (« Des atomes pour la paix ») intitulé d’un discours du président des États-Unis Eisenhower à l’Assemblée générale des Nations unies le 8 décembre 1953.
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[4]
IVe plan, p. 330.
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[5]
Ve plan, p. 75.
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[6]
« Le gouvernement décide de construire au titre du VIe plan au moins trois centrales à uranium enrichi », Nicolas Vichney, Le Monde, 15 novembre 1969.
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[7]
Journal officiel, « Débats, Assemblée nationale », séance du 13 décembre 1972, p. 6136.
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[8]
« “Notre grande chance, c’est l’énergie nucléaire” déclare M. Pierre Messmer », texte de l’interview de mercredi soir à la télévision française, Le Monde, 8 mars 1974.
1 Le 6 mars 1974, le Premier ministre Pierre Messmer présentait ainsi le plan gouvernemental sur l’énergie : « Notre grande chance c’est l’énergie électrique d’origine nucléaire parce que nous avons une bonne expérience dans tout cela. » Cette allocution télévisée a tellement marqué les mémoires que le lancement du programme électronucléaire français est souvent réduit à cette décision du Conseil des ministres du 6 mars 1974, connue sous le nom de « plan Messmer ». Pourtant, ce plan a constitué une accélération – certes considérable – des prévisions précédentes, qui, avant même le choc pétrolier, décidaient un programme nucléaire significatif. Par un retour sur la période qui a précédé, nous mettons en évidence une succession d’étapes, de choix, de validations, qui ouvrent certaines options et en ferment d’autres. De nombreuses tensions ont fait l’objet de négociations, entre un nucléaire fait de filières exploratoires développées par les « savants » et un nucléaire « industriel » voire « commercial » ; entre un cadre national répondant aux préoccupations d’indépendance nationale et énergétique, et le traitement diplomatique et commercial du nucléaire, au niveau européen ou avec les Américains. Enfin, quel rôle devait être dévolu aux constructeurs : industriels devant fournir des parties d’installations, ou « champions nationaux » à même d’exporter des centrales complètes ? Bien avant 1974, des choix progressifs fixaient des éléments du programme nucléaire français.
2 Par une remise en contexte dans un temps long, il s’agit ici de revenir à des événements qui ont contribué à structurer les décisions des années 1970, même s’ils semblent distants – par exemple, le rôle dévolu aux députés par la Constitution de 1958 sur les questions d’énergie. Il s’agit aussi de revenir à certains des débats et négociations présidant aux décisions sur les prototypes, où les acteurs portaient et exprimaient des visions conflictuelles du développement du nucléaire. Plusieurs ouvrages retracent les décisions des premières décennies du nucléaire en France : Le Rayonnement de la France, de Gabrielle Hecht [2004] analyse le caractère technopolitique de décisions inscrites dans la matière des réacteurs et le calcul économique. Les Nucléocrates du journaliste économique Philippe Simonnot [1978] s’attache aux « discours des puissants », les décideurs du programme nucléaire, bien avant 1974 et bien au-delà du seul corps des Mines. Cet article de synthèse ne refait pas toute l’histoire, mais propose une schématisation de périodes et de tournants, avec une attention conjointe aux développements technologiques et aux lieux de discussion et de décision de ces développements.
3 Nous proposons ici trois périodes schématiques qui constitueront le plan de l’article : d’abord, de l’après-guerre au milieu des années 1960, la « grandeur de la France » était centrale pour les « pionniers du nucléaire » qui développaient plusieurs technologies, en compétition pour obtenir projets et budgets, répondant à des enjeux civils et militaires. Dans un deuxième temps, au milieu des années 1960, des décisions gouvernementales assises sur les travaux d’une commission spécialisée posaient les jalons d’un programme électronucléaire industriel. Cette deuxième période vit s’affronter les promoteurs d’options technologiques aux enjeux différents, un épisode connu sous le nom de « guerre des filières ». Dans un troisième temps, une fois la filière « américaine » choisie, des décisions gouvernementales fixaient la montée en puissance du programme électronucléaire industriel, tout en donnant un cadre au développement du surgénérateur, prototype « à l’échelle industrielle ».
Des développements « exploratoires » ?
L’après-guerre, une exploration de possibilités pour fixer de premières options
4 Du fait de l’héritage des premiers développements des Alliés pendant la guerre, le nucléaire se situait dans un cadre international d’émulation, entre compétition et collaboration ; les pays engagés dans le nucléaire comparaient leurs réalisations techniques, souhaitant être leaders du domaine. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) fut créé par ordonnance en octobre 1945 [2] avec la mission de « poursuivre les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale » ; il rapportait directement au Premier ministre. Dès les débuts, des discussions eurent lieu sur les « filières » à développer : de nombreuses possibilités firent l’objet de développements exploratoires. Le vocable de « filière nucléaire », employé par les acteurs pour désigner une technologie nucléaire, caractérise une combinaison entre un combustible : uranium naturel, uranium enrichi, thorium, plutonium... ; un modérateur, qui permet de ralentir les neutrons afin qu’ils réagissent dans un régime de « neutrons lents » où la réaction s’auto-entretient. Les modérateurs classiques sont le graphite, l’eau lourde... Le fonctionnement de réacteurs nucléaires sans modérateur se situe dans le régime des « neutrons rapides », un choix de conception différent, appelé à l’époque « réacteur rapide » ou « surgénérateur » permettant une régénération du combustible ; un caloporteur, qui permet d’extraire la chaleur du réacteur (gaz, eau « pressurisée » ou « bouillante », sodium...).
5 Les avantages et inconvénients de chaque choix dans diverses finalités (civiles et militaires) firent l’objet de débats entre les experts, scientifiques souvent passionnés par leurs recherches, ingénieurs ayant le souci d’industrialisation, économistes et acteurs politiques. Au lendemain de la guerre, fallait-il utiliser comme combustible l’uranium naturel, comme les Britanniques, ou l’uranium enrichi, qui supposait d’acheter le combustible aux États-Unis ? Le combustible uranium naturel, disponible dans les colonies françaises, étant choisi, fallait-il recourir à l’eau lourde ou au graphite en tant que modérateur ? Le graphite étant d’ores et déjà disponible en France, le développement de réacteurs fonctionnant à l’uranium naturel et modérés par le graphite fut inscrit dans le Plan quinquennal de développement de l’énergie atomique de 1952 à 1957. Le Plan incluait également une usine destinée à extraire le plutonium de l’uranium irradié qui sortirait des réacteurs. La « grandeur nationale » était en trame de fond de l’exposé des motifs de ce Plan par la présidence du Conseil [Simonnot, 1978, p. 204] ainsi que du décret de 1955 qui validait une extension du budget pour sa réalisation. L’année 1956, le réacteur uranium naturel-graphite-gaz (UNGG) du CEA « G1 » produisait de l’électricité sur le site de Marcoule (Gard), tandis que des prototypes successifs étaient prévus par le CEA et EDF. Cette même année, un premier réacteur anglais commençait son exploitation commerciale.
Des compromis entre la production d’électricité et de plutonium
6 Fin 1953, la politique « Atoms for Peace [3] » du Président Eisenhower constitua un tournant pour les recherches, en ouvrant les données nucléaires dans le domaine civil aux chercheurs des autres pays. La conférence de Genève en 1955 permit une rencontre mondiale de 1 500 scientifiques travaillant au développement de l’énergie atomique, présentant les cent filières envisagées alors. À la suite de cet événement, le CEA lança des recherches exploratoires sur cinq filières nucléaires innovantes, réduites à deux en 1958 : seuls le réacteur rapide au sodium et le réacteur eau lourde-gaz firent l’objet de développements, aux côtés de l’UNGG en cours d’industrialisation [Finon, 1988, p. 315-317]. Cette dernière technologie permettait la production conjointe d’électricité et de plutonium de qualité militaire. Les compromis entre le niveau de chacune de ces deux productions étaient déterminés par des choix techniques ou plus exactement technopolitiques [Hecht, 2004], objets de discussions et négociations. Pour les trois premiers réacteurs du CEA à Marcoule, les options retenues favorisaient la production de plutonium au détriment de la récupération d’énergie, vue comme accessoire. Au contraire, les caractéristiques de conception des réacteurs développés par EDF, à Chinon, favorisaient le rendement de production électrique, dans un contexte où la production d’électricité reposait sur d’autres technologies et combustibles (hydraulique, charbon, fioul). EDF, créée en 1946 par nationalisation des nombreuses compagnies électriques d’avant guerre, était chargée de développer les moyens de production d’électricité, quelle qu’en soit la technologie. À partir de 1964, des protocoles bilatéraux fixeraient le cadre de la collaboration entre les deux établissements.
Souveraineté et projets européens : le choix des développements à mener dans un cadre international
7 En parallèle de cette histoire nationale, la question de la souveraineté sur les matières fissiles faisait l’objet de projets et négociations diplomatiques internationales, qui articulaient l’aspiration américaine à un contrôle global, la volonté européenne de créer un espace commun après l’échec de la communauté européenne de défense et les politiques des États [Mallard, 2009]. En juillet 1956, en France, le projet de traité créant l’Euratom – Communauté européenne de l’énergie atomique – faisait débat, et deux personnalités compétentes du CEA témoignaient devant le Parlement. Le haut-commissaire privilégiait l’indépendance nationale : les développements devaient avoir lieu en France. Au contraire, le directeur chargé de l’équipement industriel soulignait la nécessité de mobiliser les efforts de plusieurs pays européens, vu la taille des développements à mener, et l’enjeu économique pour l’équipement industriel [Simonnot, 1978, p. 216]. Au début de 1958, le traité créant l’Euratom entrait en vigueur ; mais « la France ne souhaitait pas se lier avec Euratom sur des thèmes susceptibles d’avoir des applications industrielles proches » [Vendryès, 1997, p. 31]. Parallèlement au développement de la filière nationale UNGG par des institutions françaises, le CEA choisit de mener dans le cadre d’Euratom des développements de technologies vues comme exploratoires, comme les « maquettes » et le premier prototype de réacteur à neutrons rapides nommé Rapsodie, d’une puissance de 20 MW, situé sur le site du CEA de Cadarache près de Manosque. Certes, la promesse d’énergie inépuisable contenue dans cette filière « surgénératrice » la rendait stratégique pour les préoccupations d’indépendance énergétique future, et elle était alors développée par différents pays industrialisés. Mais, à ses débuts, ce projet était en concurrence avec d’autres options d’allocation des budgets de développement du CEA, et son inscription dans Euratom fut un moyen de le stabiliser et de le mettre en visibilité.
8 En parallèle, un projet au montage institutionnel différent permettait une autre « diversification » : un accord entre les États-Unis et Euratom ouvrait la voie au développement des réacteurs à eau légère en Europe. Dans ce cadre, un projet pour la construction d’une centrale à uranium enrichi-eau légère de 266 MW à Chooz (Ardennes) était engagé par une société franco-belge dans laquelle EDF participait à 51 %.
Commissions spécialisées, planification et décisions du gouvernement
9 Le programme de développement nucléaire était décidé par l’exécutif, à travers le budget du CEA et le Plan quinquennal de développement de l’énergie atomique, déjà évoqué. Il s’appuyait sur les travaux de la « Commission consultative pour la production d’électricité d’origine nucléaire », dite commission PEON, créée par arrêté le 21 avril 1955 ; elle réunissait des hauts cadres d’EDF, du CEA, du ministère de l’Industrie, des hauts fonctionnaires et quelques dirigeants des industries concernées par le nucléaire. Ses réunions étaient préparées par des rencontres EDF-CEA préalables [Hecht, 2004].
10 En 1958, la forme de l’exécutif changeait. L’adoption de la Constitution de la Ve République française, le 4 octobre 1958, fixa le cadre du traitement politique des développements nucléaires ultérieurs. Dans une visée de rupture avec la « République des députés », les pouvoirs des parlementaires furent fortement limités : seuls relevaient du domaine de la loi des « matières » spécifiques listées à l’article 34 de la Constitution, et l’énergie n’y figurait pas. L’article 37 disposait que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » : les parlementaires ne faisaient pas partie des acteurs décisionnels dans le domaine de l’énergie [Turpin, 1983]. En outre, la Constitution de 1958 supprima leurs pouvoirs de contrôle comme celui de convoquer des commissions d’enquête parlementaires [Vallet, 2003]. Ils intervenaient néanmoins lors des votes des lois approuvant le Plan, où le nucléaire était traité au milieu d’autres sujets de développement industriel. Les débats portaient sur certaines modalités des développements nucléaires, à une époque où les partis politiques représentés s’accordaient sur l’intérêt de développer le nucléaire civil.
11 Ainsi, le IVe plan de développement économique et social adopté par la loi du 4 août 1962 prévoyait le « maintien d’un effort soutenu en matière d’énergie nucléaire en vue d’expérimenter les différentes solutions, de parvenir à la compétitivité du coût du kWh, d’affronter la concurrence internationale et de permettre à l’industrie d’adapter ses techniques et ses hommes. Le niveau moyen des engagements annuels sera de 200 MW, mais la puissance unitaire des réacteurs envisagés étant, en général, très supérieure à ce chiffre, ces engagements ne se feront pas régulièrement tous les ans [4] ». Dans les termes du Plan, « engagement » s’entend comme décision de construire un réacteur. Le temps était encore à l’expérimentation de prototypes diversifiés : en 1962, la construction d’un réacteur prototype à eau lourde (EL4) débutait à Brennilis dans les monts d’Arrée (Finistère). Il serait mis en service en 1967, avec une exploitation conjointe par EDF et le CEA. À la fin de cette première période, la modalité de l’expérimentation était mise en place comme préalable aux choix.
Un tournant au milieu des années 1960
1964-1965 : jalons d’un programme industriel
12 La modernisation de l’économie française était une préoccupation centrale de la préparation du Ve plan de développement économique et social : selon Finon [1988, p. 162], « l’esprit des méthodes de rationalisation des choix budgétaires pénètre les administrations ministérielles ». La préoccupation de compétitivité marquait la fin du « temps de l’enthousiasme technique pour le nucléaire » [Simonnot 1978, p. 244]. Dans ce Ve plan adopté par la loi du 30 novembre 1965, il ne s’agissait plus d’expérimenter différentes solutions comme en 1962, mais de « prolonger les développements des techniques françaises ».
La politique énergétique doit ainsi retenir pour objectif l’approvisionnement de l’économie le moins coûteux pour la nation, compatible avec une sécurité raisonnable et une indépendance suffisante à l’égard des puissances politiques ou économiques qui contrôlent certaines ressources. [...] Au cours des derniers mois, une série de décisions gouvernementales sont intervenues : le programme à engager pour la génération d’électricité nucléaire a été fixé à 2 500 MW, en prolongeant les développements actuels des techniques françaises ; il comporte en outre une tranche optionnelle de 1 500 MW [...] [5].
14 D’autres décisions gouvernementales portaient sur la politique des hydrocarbures et du charbon. Concernant le nucléaire, plus précisément, un Conseil des ministres du 18 décembre 1964 avait repris les conclusions du « Rapport sur les perspectives de développement des centrales nucléaires en France », établi par la commission PEON sur la base de considérations de planification énergétique. Les industriels du secteur obtenaient ainsi une visibilité sur un programme électronucléaire d’environ 500 MW par an [Simonnot, 1978, p. 239-248], centré sur les développements des techniques « françaises », principalement l’UNGG, par opposition à la filière de l’eau légère dite « américaine ».
Comment départager les filières « française » et « américaine » ? La « guerre des filières »
15 Le débat sur la filière à déployer pour le passage à l’industrie marqua les années 1960. Au-delà de technologies, ce débat entraînait des considérations plus larges : le développement du nucléaire était traversé par deux régimes technopolitiques, chacun porteur d’un projet d’avenir [Hecht, 2004]. Le premier visait à la réalisation d’une prouesse constituée par une filière nucléaire développée nationalement et portée à l’export par un « champion industriel » ; dans ce régime technopolitique nationaliste, l’excellence technologique nationale contribuerait à la « grandeur de la France ». L’autre régime technopolitique, nationalisé, visait au progrès social national, à travers la fourniture d’électricité, au plus grand nombre et au meilleur coût : la préoccupation pour l’efficience économique rejoint ici les « cost-benefiters » que Jasper (1990) oppose aux « technological enthusiasts ». L’épisode le plus aigu, de 1966 à 1969, nommé « guerre des filières », opposait les partisans de la technologie américaine à uranium enrichi-eau légère, plus éprouvée industriellement, aux défenseurs de la filière UNGG, développée nationalement et soutenue par le général de Gaulle. En effet, aux États-Unis, plus d’une dizaine de centrales avaient déjà été commandées, sur la base d’offres commerciales offensives de la part des constructeurs américains [Cowan, 1990]. Les offres destinées aux pays européens comprenaient l’achat d’uranium enrichi, car la technologie de l’enrichissement nécessaire à cette filière n’y était alors pas disponible industriellement.
16 En 1966, le corps des Mines perdait la présidence de la commission PEON – notons au passage que de nombreux membres de cette commission n’appartenaient pas à ce corps – et, en 1967, le ministère des Finances y faisait son entrée. L’argument économique, un mode de gouvernement du secteur électrique depuis l’après-guerre [Yon, 2014], devait prendre de plus en plus de poids au sein même de la technocratie, où des visions concurrentes s’affrontaient.
17 En 1966-1967, les états-majors d’EDF et du CEA confièrent un rapport de comparaison de calculs économiques à une commission copilotée par des ingénieurs de ces deux établissements. En janvier 1967, le comité CEA-EDF, dit Horowitz-Cabanius, rendait des conclusions séparées, interprétant différemment les caractéristiques comparées du graphite-gaz et de l’eau légère, ainsi que les critères légitimes pour évaluer ces filières. Comme ces technologies en étaient au stade de développement, les incertitudes importantes rendaient discutable tout avantage apparent d’une filière. Faute d’accord sur la filière à développer, le dossier fut soumis à la commission PEON.
Le surgénérateur comme terrain d’entente dans la guerre des filières
18 En 1967, le réacteur expérimental de la filière surgénératrice Rapsodie démarrait à Cadarache. Dans la continuité, le chantier du prototype surgénérateur Phénix était alors lancé : sa taille, de 250 MW électriques, était la taille d’une centrale industrielle au charbon à cette époque. Les ingénieurs, souhaitant s’affranchir des lourdeurs d’Euratom pour un projet qu’ils jugeaient spécialement difficile, élaborèrent une organisation de « projet intégré » entre EDF, le CEA et le groupement d’entreprises constructrices : les coûts de transaction étaient minimisés, dans un cadre redevenu national.
19 En décembre 1967, un conseil interministériel décidait « l’engagement de deux unités de 650 MW UNGG à Fessenheim » et la participation à 50 % dans la centrale franco-belge à uranium enrichi-eau légère de Tihange.
20 Le rapport de la commission PEON de 1968 confirmait le développement du nucléaire (2 500 MW en cinq ans), malgré une baisse des prix du pétrole. Son évaluation des deux filières en lice pour une industrialisation rapprochée se voulait provisoire : elle fixait un rendez-vous pour une réévaluation en 1970, et préconisait en attendant de ne pas commander de centrale UNGG, mais au contraire une centrale à eau légère. Les lignes de tension entre partisans de l’une et l’autre filière croisaient les frontières des établissements EDF et CEA avec des divisions professionnelles : les responsables légitimaient les considérations économiques ; les ingénieurs, techniciens et ouvriers des deux institutions défendaient l’UNGG. Le surgénérateur émergeait comme source de consensus entre partisans de l’eau légère et du graphite-gaz. Tous s’accordaient à y voir la filière d’avenir, les divergences portant sur les moyens d’y parvenir.
La fin de la « guerre des filières » : l’abandon de la filière graphite-gaz
pour l’industrialisation
21 De nouveaux débats furent tranchés par la décision gouvernementale du 13 novembre 1969 (pour mémoire, après le retrait du général de Gaulle). Évoquant « études » et « diversification », le ton du communiqué ménage les parties opposées de la « guerre des filières » :
Le communiqué officiel définissant la politique électronucléaire de la France pour les années à venir [...] note : Les études relatives au procédé fondé sur l’uranium naturel continueront à être développées par le Commissariat à l’énergie atomique et à l’industrie ;
– Les efforts des réalisations en cours dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides seront activement poursuivis ;
– Dès 1970 et pendant le cours du VIe plan, un programme de diversification portant sur plusieurs centrales de grande puissance utilisant comme combustible l’uranium enrichi sera lancé par l’Électricité de France ;
– Pour l’exécution de ce programme destiné à favoriser la compétitivité de notre économie, un effort accru de restructuration et de regroupement de l’industrie française devra être entrepris à l’incitation de l’État.
Ce document apporte une réponse à une question très ancienne. Depuis longtemps, on s’interrogeait en France sur l’orientation à donner à la politique électronucléaire. Après bien des péripéties, on en était arrivé à une situation où les partisans des divers points de vue en présence – emploi de la filière française, recours à la voie américaine, utilisation de la technique canadienne – se trouvaient tous ramenés au point de départ [6].
23 L’avenir de la filière UNGG développée nationalement était cantonné à des « études » : de fait, l’option était fermée. En conséquence, le projet de Fessenheim fut converti à l’eau légère. Un discours de Marcel Boiteux inaugurant le 16 octobre 1969 la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, « meilleur réacteur d’EDF », précéda de peu l’annonce officielle : il y affirmait que « la filière graphite-gaz n’est pas viable sur le plan commercial ». Fin 1969, un tournant était pris vers un « programme de diversification », avec la filière à uranium enrichi et eau légère, choisie pour une industrialisation, sous licence américaine. La « technique canadienne » de l’eau lourde resterait, en France, expérimentale. Une restructuration profonde du secteur industriel de la construction de réacteurs autour des groupes CGE et Creusot-Loire devait prendre place.
24 Les surgénérateurs furent investis du rôle de solution de compromis permettant aux ingénieurs et développeurs une sortie honorable de la « guerre des filières » après l’abandon de la technologie UNGG. Malgré le choix à court terme de la filière à eau légère, l’horizon de long terme était constitué par le développement de la filière surgénératrice, qui répondait au souci d’indépendance énergétique, de développement technologique national et à un argumentaire de nécessité de sécuriser le combustible dans le cas d’un développement important du nucléaire, tout ceci étant conforté par les développements dans les autres pays. Le surgénérateur devint logiquement l’objet d’attentes accrues : la promesse technologique contenue dans la vision d’un avenir de réacteurs à neutrons rapides concordait avec le discours de l’efficience économique, et justifiait d’accorder les moyens au développement de cette prouesse technologique nationale. Les attentes placées dans cette filière étaient confirmées par l’évaluation des premiers prototypes : le réacteur expérimental Rapsodie était considéré comme un succès, et le projet Phénix était mené sans retards et dans les budgets. Dans ce climat d’unanimité, la promesse technologique semblait à portée de main, et des compagnies électriques de plusieurs pays européens envisageaient dès 1969 une installation préindustrielle commune, d’une puissance de l’ordre de 1 000 MW et susceptible d’être déployée commercialement [Giesen, 1989].
Le début des années 1970 : vers un nucléaire industriel
L’enjeu du « rang de la France » dans la compétition internationale : électricité électronucléaire abondante et développement du surgénérateur
25 Dès le début des années 1970, le secteur électronucléaire confirmait son virage industriel. En février 1971, le gouvernement précisait que le programme d’équipement en réacteurs à eau légère pendant la durée du VIe plan (1970-1975) porterait sur 8 000 MW. Il reprenait là une option élaborée dans le rapport PEON de novembre 1970 : il s’agissait alors pour la France de « tenir son rang » dans une compétition internationale grâce à une énergie abondante qui permettrait le développement industriel et la croissance. En parallèle, les acteurs structuraient une filière industrielle française, en tranchant entre plusieurs options concurrentes ; un ouvrage récent revient sur ces montages, dans le cadre d’un panorama historique du programme nucléaire [Dänzer-Kantof et Torres, 2013].
26 Cependant, le projet de réacteur surgénérateur « prototype à l’échelle industrielle » Superphénix prenait forme entre EDF, l’allemand RWE et la compagnie nationale italienne ENEL. La démarche de développement d’une technologie « française » était comme prolongée par la démarche européenne – les électriciens de plusieurs pays mettant en commun leurs ressources pour cette étape de taille industrielle, avec un financement des États. Lors du débat parlementaire du 13 décembre 1972 au sujet de la loi qui devait permettre la création de la société européenne de projet, un député socialiste affirmait : « Au-delà des hésitations et des controverses qui, souvent très malheureusement, se sont développées à propos des hautes [autres] filières, la sur-régénération a toujours fait l’unanimité. Il importe que notre effort dans le domaine des surrégénérateurs ne se ralentisse pas et reçoive les moyens nécessaires [7]. » De fait, les députés de tous partis validaient l’opportunité du surgénérateur, technologie nationale et prometteuse ; les débats se concentraient sur les questions de politique industrielle soulevées par la nature européenne de la société de projet, une exception à la nationalisation rendue possible par son caractère expérimental. Ensuite, les acteurs du surgénérateur posèrent les jalons du montage du projet Superphénix : convention entre les trois compagnies EDF, ENEL et RWE, en décembre 1973 ; décret autorisant la création de la société de projet en mai 1974. Le cadrage industriel du projet, lourd de conséquences pour son exploitation ultérieure [voir Jobert et Le Renard, 2014], permettait à ses promoteurs de le placer sur un plan comparable au parc industriel en développement. Néanmoins, les options pour l’avenir faisaient débat dans des réunions régulières à haut niveau entre EDF et CEA, mises en place en 1967 pour suivre l’avancement des projets communs. Ces « comités », qui associaient les plus hauts cadres des deux organisations et un représentant du ministère de l’Industrie, portaient une attention particulière à l’évaluation du coût de Superphénix, et aux prévisions de suite industrielle qui en découlaient. Au sein même des institutions nucléaires, des débats concernaient les options des programmes : de même, à la commission PEON, le ministère des Finances examinait le programme à eau légère sous l’angle de la charge budgétaire qu’il jugeait élevée.
Économies massives de pétrole et ultime accélération du programme électronucléaire : le « plan Messmer »
27 Au début de l’année 1973, le ministère de l’Industrie mettait en place un contrôle formalisé du parc nucléaire devenu industriel en créant le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN, décret du 13 mars 1973). Peu après, la commission PEON proposait, en avril 1973, d’accélérer le programme nucléaire à eau légère de façon à ce qu’une part plus importante de la consommation d’énergie soit couverte par l’électricité : 13 000 MW à mettre en service sur la période 1978-1982. En octobre, à la suite du quadruplement du prix du pétrole, le ministère de l’Industrie interrogeait la commission PEON sur l’opportunité d’une nouvelle accélération : en février 1974, cette dernière proposait d’avancer à 1980 les 13 000 MW, tandis qu’EDF et le groupement Framatome-Creusot-Loire travaillaient à la faisabilité industrielle d’un tel programme. Le 4 mars 1974, un « comité interministériel » achevait un vaste « plan gouvernemental sur l’énergie » soumis à la validation d’un « conseil ministériel restreint » le 5 mars, puis du Conseil des ministres présidé par le Premier ministre Pierre Messmer le 6 mars. Afin de réduire la consommation de pétrole, ce plan dit « plan Messmer » comprenait de nombreuses mesures sur l’énergie et les transports, telles que la création du TGV Sud-Est. Il validait l’engagement de treize tranches nucléaires à eau légère en 1974-1975 pour une mise en service au plus tard en 1980, conformément aux propositions de la commission PEON. Présentant à la télévision le plan gouvernemental de mesures ambitieuses et urgentes sur l’énergie, au soir du 6 mars, P. Messmer insistait sur l’expérience française du nucléaire, validant et prolongeant la continuité de son développement : une « grande chance [8] ».
Conclusion, un programme électronucléaire unique ou des décisions successives ?
28 Plusieurs traits ressortent de cette mise en perspective. Dans la première période, centrée sur l’indépendance nationale, plusieurs technologies sont développées sous la houlette du CEA mais aussi d’EDF, en vue de la mise au point d’une filière industrielle. Dans la deuxième période, à partir de 1965, la perspective d’une industrialisation met en concurrence les technologies favorisées par chacun des régimes technopolitiques, nationaliste (centré sur les développements technologiques nationaux) ou nationalisé (centré sur l’efficience économique et le partage du progrès social). L’argument des coûts, central dans ce régime, devient prépondérant auprès de décideurs ingénieurs/économistes et hauts fonctionnaires. Le mode de décision de cette époque est technocratique, dans une « double délégation », des citoyens au gouvernement puis du gouvernement aux experts. Le mouvement associatif naissant a peu de relais. Les grands partis politiques partagent alors un consensus sur le principe de l’électronucléaire. Certains débats au Parlement traitent des modalités du nucléaire, mais le secteur de l’énergie ne relève pas du domaine de la loi. À partir de 1970, la troisième période est celle d’une accélération progressive puis rapide du programme électronucléaire. Elle est rendue possible par la structure des institutions établie depuis 1958 ; par la « double délégation » envers le gouvernement et envers les experts rassemblés dans la commission PEON, établie en 1955 ; par l’expérience technique accumulée depuis l’après-guerre ; et enfin par un consensus des principaux partis politiques. C’est seulement après 1975 que le Parti socialiste critique les modalités de développement de l’électronucléaire tout en restant en faveur de la technologie ; en 1976, certains élus socialistes départementaux mettent en place des expériences de débats [Jobert et Le Renard, 2016].
29 Les choix successifs du « programme électronucléaire français » ont porté sur le type de nucléaire qui serait développé, les modalités de ce développement, et une manière d’élaborer un programme « national » dans le contexte de réseaux internationaux d’échanges diplomatiques, scientifiques et commerciaux sur le nucléaire.
30 Une modalité du développement technologique a été privilégiée : l’expérimentation d’installations des technologies envisagées a été un préalable obligatoire aux choix industriels. À une époque où l’on ne parlait pas de « démonstrateurs », plusieurs installations ont eu pour objet d’expérimenter la faisabilité de l’industrialisation : elles ont été en tension entre un caractère expérimental et un caractère industriel (voir [Le Renard, 2015] sur le prototype industriel Superphénix). Alors que le cadre national était dédié au développement de la filière principale du projet industriel national, des développements plus exploratoires ont pris place dans des structures européennes comme Euratom, ou des sociétés de projet pour Chooz ou Superphénix. Si les technologies étaient désignées par des nationalités reflétant des grands choix d’options de l’après-guerre (la « filière française », la « voie américaine »), à partir des années 1960, les projets et licences commerciales circulaient : les acteurs détachèrent le programme électronucléaire français du seul développement de l’UNGG pour rendre français le choix de l’eau légère. Définir une technique « nationale » résultait d’un travail des acteurs.
31 La limite temporelle choisie permet de montrer que le « programme électronucléaire français » a été décidé lors de multiples choix successifs antérieurs à 1974, qui articulaient les différentes dimensions du dossier. On laisse ici de côté les choix successifs postérieurs à 1974 qui ont déterminé l’ampleur du programme : le rythme d’augmentation du parc industriel nucléaire a été ajusté plusieurs fois, en 1975, 1976 et après, au-delà du « plan Messmer » au sens strict. Il s’agit d’inscrire la décision de 1974 dans une continuité de politique publique – invoquée par Messmer dans l’interview citée ci-dessus, et largement accessible à travers, par exemple, les archives du journal Le Monde : ces différentes étapes ont été relayées à l’époque par la presse. On s’étonne alors de ce que le programme de 1974 soit si souvent évoqué comme un point singulier, une décision soudaine, occultant les négociations et développements qui ont précédé et les ajustements qui ont suivi. Revenir au temps long des programmes du nucléaire et de ses instances décisionnelles permet de mieux comprendre les raisonnements des acteurs de l’époque et les développements qui en ont résulté.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Ingénieur-chercheur en sociologie, EDF R & D, doctorante au LinX-École polytechnique et au LISIS – UMR UPEM, INRA, CNRS, ESIEE.
-
[2]
Ordonnance n° 45-2563 du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l’énergie atomique, JO, octobre 1945.
-
[3]
« Atoms for Peace » (« Des atomes pour la paix ») intitulé d’un discours du président des États-Unis Eisenhower à l’Assemblée générale des Nations unies le 8 décembre 1953.
-
[4]
IVe plan, p. 330.
-
[5]
Ve plan, p. 75.
-
[6]
« Le gouvernement décide de construire au titre du VIe plan au moins trois centrales à uranium enrichi », Nicolas Vichney, Le Monde, 15 novembre 1969.
-
[7]
Journal officiel, « Débats, Assemblée nationale », séance du 13 décembre 1972, p. 6136.
-
[8]
« “Notre grande chance, c’est l’énergie nucléaire” déclare M. Pierre Messmer », texte de l’interview de mercredi soir à la télévision française, Le Monde, 8 mars 1974.