Notes
-
[1]
Docteur en géopolitique de l’Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
-
[2]
P. Casoar et L. Porc-Épic, « La drepou, ma meuf, les keufs », Actuel, n° 37, novembre 1982.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Journal télévisé sur la 2, 28 juillet 1983.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Entretien avec l’auteur, juin 2013.
-
[8]
Olivier Cachin, « Haine et aime suprême », L’Affiche, n° 25, 1990.
-
[9]
Boucle du morceau « Shaft » d’Isaac Hayes utilisée en instrumental. P. OX., « Not Très Malin », Rock & Folk, novembre 1990.
-
[10]
Rock & Folk, août-septembre 1990.
-
[11]
Reak et AL.X. sortiraient plus tard deux albums sous le nom de Psykopat : L’Invasion... (Delabel, 1998) et Antholopsy (Wargame, 2007).
-
[12]
Yazid sortirait plus tard un album : Je suis l’Arabe (PIAS France, 1996).
-
[13]
1993... J’appuie sur la gâchette (Epic, 1993), Paris sous les bombes (Epic, 1995), Suprême NTM (Epic, 1998).
Tu trouveras pas mon pareil à des kilomètres
C’est ça que t’aimes chez moi
J’me la raconte pour le 9-3
On « représente »
1 Le magazine Actuel racontait en novembre 1982 la mutation du banlieusard en Seine-Saint-Denis [2]. Une époque était bel et bien révolue en ce début de décennie 1980. C’était la fin des loubards en cuir noir clouté, des loulous de la zone portant des santiags, des rockies à banane. Les mots avaient changé. Dorénavant on parlait de la banlieue où les jeunes, souvent fils de prolétaires ou d’immigrés, habitaient des cités, s’habillaient en survêtement et parlaient le verlan. Dans les représentations, le banlieusard moyen devenait un jeune Maghrébin, se fringuant en Adidas, survêtement et tennis, écoutant du funk et du reggae ou un Antillais coiffé à l’afro, en blouson d’aviateur.
2 Ce fut la fin de la zone, « terme qui désignait à l’origine l’étendue de terrains vagues lépreux, les bidonvilles et les campements de manouches louches à la lisière des fortifs de Paris, et que Blaise Cendrars avait dépeints dans L’Homme foudroyé [3] ». La zone ne voulait plus rien dire, plus rien décrire, le terme avait été édulcoré, n’importe quoi devenait la zone. Un peu de désordre chez soi, et c’était la « zone ». En ce début des années 1980, le mot « zonard » ne voulait plus rien dire non plus, il désignait aussi bien l’importun qui tapait une cigarette, que le chômeur qui traînait ou le skinhead de passage. On parlait dorénavant de banlieue grise, de cités abandonnées, de barres de béton, déjà de tournantes, de boîtes aux lettres éventrées, de graffitis, d’odeur d’urine. Les pauvres de Paris avaient dégagé en banlieue, ils étaient « heureux », avaient « une salle de bain ».
3 L’article d’Actuel recueille un témoignage approximatif sur les chiffres mais qui décrit une certaine réalité :
À La Courneuve, aux 4 000, sur les 17 000 habitants de la cité, plus de la moitié sont arabes ou antillais. Les prolos français se barrent, ils trouvent le coin trop pourri [...] les immeubles se délabrent sérieux [...] de l’autre côté de la route, il y en a une autre [cité], les Francs-Moisins. Les mecs des deux cités ne traversent jamais la route, ils ne se rencontrent pas. Pourtant ils parlent le verlan pareil, ils vivent les mêmes galères, tous au chomedu, tous logés chez leurs parents. Mais pourquoi aller ailleurs ? Ici, t’as tous les pain-cos, c’est ton univers, le seul endroit où tu te sentes à l’aise – même si tu y es mal ! [...] La banlieue sécrète ses propres modes, totalement coupées des autres, par exemple, l’hiver dernier, tous les mecs de La Courneuve portaient des anoraks avec un capuchon et un col fourré.
5 La drogue commençait ses ravages. Quand les loulous rockers buvaient des Valstar et méprisaient les hippies fumeurs de joints, les lascars fumaient en permanence et se défonçaient avec des drogues en tout genre. Les gamins ne connaissaient de Paris que le Forum des Halles pour traîner à la FNAC et dépouiller les disques à un malheureux qui passait. Toujours mieux que de rester à la salle polyvalente s’écouter maudire son sort.
6 Au milieu de ce délabrement, un dynamisme culturel explose chez les plus jeunes, l’arrivée, en provenance des États-Unis, du hip-hop va transformer la vie de certains. Très vite des groupes de rap, de danseurs de break et de graffeurs se montent et l’émulation propre au hip-hop fait de celui-ci un véritable sport de compétition. Pour les rappeurs, c’est à celui qui aura le meilleur flow (débit des paroles), les meilleurs lyrics (rimes), les meilleurs punchlines (formules percutantes). Surtout, on « représente » son quartier et on le clame haut et fort. Le Suprême NTM (Nique Ta Mère) a son ADN codé au 9-3, ce groupe constitué de JoeyStarr et Kool Shen a inventé cette expression pour revendiquer leur lieu de provenance. Clamer que l’on vient du 9-3, c’est clamer son identité, c’est représenter tous les quartiers de Seine-Saint-Denis ; bref, c’est surtout dire que chez soi, dans le 9-3, il y a les meilleurs rappeurs à commencer par soi-même pour le groupe Suprême NTM. Plus tard, d’autres rappeurs reprennent la formule comme la Mafia K’1fry qui se revendique du 9-4 ou le millionnaire Booba qui représentera le 9-2. Si le terme 9-3 est devenu un terme commun, c’était au départ un moyen de reconnaissance. En effet, le Suprême NTM est le groupe de rap issu d’un large collectif de tagueurs, les 93 NTM. En plus de chanter le 9-3, les compagnons de route de JoeyStarr et Kool Shen repeignaient les rames de métro et les murs du sceau 93 NTM pour signifier que, même en dehors des limites géographiques de la Seine-Saint-Denis, ailleurs aussi on est chez soi et on l’écrit pour le prouver aux autres, toujours dans un esprit de compétition.
Saint-Denis
7 Après l’assassinat de Taoufik Ouanes, 9 ans, à La Courneuve au début du mois de juillet 1983 pour avoir fait trop de bruit en jouant avec des pétards, c’est Salah Djennane, un enfant de 9 ans également, qui fut pris pour cible par un « papi tireur », un coup de feu de 22 long rifle en pleine poitrine alors qu’il jouait avec des copains en bas de son immeuble. Le tireur était situé dans l’un de ces appartements de la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis. Mais lequel ? On pouvait voir de l’émotion dans le regard de Patrick Poivre d’Arvor qui présentait le sujet [4]. Peut-être aussi que cette émotion était due au fait qu’il présentait là son dernier journal télévisé sur la deuxième chaîne... On ne le saura jamais. L’état de santé du petit garçon était jugé préoccupant. Les habitants furent consternés, « une cité où jamais il n’y avait eu d’incident grave ». Le directeur des HLM témoigna : « Les gens vivent en bonne intelligence, les relations sociales sont bonnes, il y a une vie associative importante, je ne comprends pas [5]. » Certes, la situation était meilleure que lorsque le quartier du Franc-Moisin était un vaste bidonville dans les années 1970, accueillant de nombreux travailleurs algériens, pourtant il ne fallait pas s’y tromper. La situation sociale était loin d’être paradisiaque et bientôt – les faits divers s’enchaînant – Saint-Denis allait cristalliser tous les fantasmes journalistiques liés à la violence urbaine. Cette célébrité à venir n’existait pas encore au début des années 1980 ; personne ne parlait encore de 9-3 dans les médias. Pourtant personne n’était dupe. La voix off du reportage précisa : « Plusieurs fusils et carabines saisis, l’arme du crime est peut-être parmi celles-là. Beaucoup de gens sont armés dans la cité [6]. »
Quand Kool Shen rencontre JoeyStarr, sur un pas de danse
8 À quelques mètres du quartier du Franc-Moisin, à quelques mois d’écart, en septembre 1983, deux gamins de la cité Salvador-Allende rongeaient leurs freins. Depuis qu’ils avaient vu des danseurs du Rock Steady Crew dans le film Flashdance, et surtout depuis qu’ils avaient vu ces Américains « phaser » (danser en demandant de l’argent) au Trocadéro en breakant, ils s’évertuaient avec beaucoup d’entrain à enchaîner ces pas de danse qu’ils avaient vus. Dans les halls, sous les porches, le radiocassette boombox par terre à côté d’un bout de lino étalé au sol.
9 Kool Shen se souvient de sa rencontre avec JoeyStarr :
Au début, on ne traîne pas ensemble. On est voisins. On fréquente la même école primaire, mais il a un an de moins que moi, donc on se connaît juste, mais on ne se calcule pas. Ensuite, comme on est les deux seuls à avoir capté le break, on se met à traîner ensemble et, à partir de septembre 1983, on est à fond dans la danse, on va alors aux après-midi animés par DJ Chabin au Bataclan à Oberkampf, on va aussi suivre des cours donnés par Kitoko des 42nd Street à Maisons-Alfort. J’ai le souvenir d’un battle (défi) à la Grange-aux-Belles, Joey et moi sommes avec Ludo et Maurice, on se retrouve face aux célèbres Paris City Breakers (PCB). On sort gagnants et c’est de la folie parce que les PCB venaient de la télé, alors les battre c’était un peu un exploit [7].
11 En même temps que la danse, JoeyStarr et Kool Shen découvrent aussi le phénomène graffitis, à cause de la photo d’un train « carbonisé » aux tags, censée illustrer New York dans un manuel de géographie. Kool Shen reprend : « Il y a une émulation qui commence à Saint-Denis où de plus en plus de mecs se mettent à la danse. Très vite on se met au tag aussi. Je taggue Swick, puis Case One jusqu’à ce que je me fasse péter par les keufs à Saint-Denis sous ces noms, donc je les change. » JoeyStarr prendrait le blaze (la signature) de Kate 67, avant Joey puis le fameux JoeyStarr.
12 Ce dernier était très attiré par le smurf, cette danse debout où l’on ondule le corps, pour laquelle il possédait un talent certain. Kool Shen, plus physique – le genre de gamin à faire des flip-flop de gymnaste ou des saltos à la plage –, était plus attiré par le break (danse au sol athlétique). Comme JoeyStarr le raconte dans sa biographie [Starr et Manœuvre, 2006], plutôt que de croupir à l’école et rejoindre un foyer où la discipline militaire était de mise, avec raclée en guise d’instruction, il partit en 1984 à Milan faire des spectacles dans des écoles de danse. Il finit par donner des cours à des Italiens et resta dans la Péninsule un an et demi. En plus des cours, il faisait le show en dansant sur Herbie Hancock ou Afrika Bambaataa sur la place du Duomo à Milan pour épater les touristes et récupérer quelques pièces.
13 Pendant ce temps-là, Kool Shen ne perdait pas son temps, il s’entraînait avec le crew Aktuel Force. Au festival « Fêtes et Fort » à Aubervilliers en 1984, il y gagna le concours de break mais aussi celui de graffitis. Dès le retour de JoeyStarr, Kool Shen passa en mode vandale et massacra tout le mobilier urbain ou ferroviaire à portée de main. Il se souvient : « On monte le crew DRC (Da Red Chiffon) parce qu’on délirait comme des chiffonniers, toujours sales. Au départ, il y a Chi NO, Joey et moi, puis Squat, Sign, Dehy, Colt et Mode 2. On fait la jonction avec la bande des TCG pour créer NTM, puis les 93 MC nous rejoignent ensuite et ça devient les 93 NTM. »
14 La ligne de métro 13 qui dessert la Seine-Saint-Denis devint alors leur territoire. Impossible de ne pas voir un NTM taggué ici ou là. JoeyStarr raconte : « À ce moment-là je commence à foutre du détergent dans l’encre, pour qu’elle reste indélébile. Même quand ils essaient d’effacer mes tags sur les parois des wagons, la trace NTM reste, indélébile ! Le plastique est rongé, bouffé... » [Starr et Manœuvre, 2006]. Kool Shen reprend : « Quand il s’agissait de faire des beaux graffs, c’était Mode 2 et Colt qui les faisaient. Moi et Joey, on était des bras cassés, on était là pour faire des flops (graffitis réalisés grossièrement) et tout massacrer. Notre grande fierté a été d’avoir cartonné la ligne 13 pendant des années. Nous nous sommes retrouvés plusieurs fois à l’entrepôt de Châtillon-Montrouge pour tout défoncer. On s’est jamais fait choper dans les transports, contrairement à dans la rue. »
Le rap, une musique d’Américains ?
15 Après la danse et le tag, ce fut la culture hip-hop dans sa globalité qui atteignit Kool Shen en suivant les principes de l’organisation mondiale représentant le hip-hop, la Zulu Nation : « Peace, Love and Having Fun ». Directement à la source, à la Mecque du hip-hop, New York City. Kool Shen suit les disciplines du hip-hop : rap, break, graffiti et connaissance. Il explique :
Je pars très tôt aux États-Unis, fin 1985, chez Bando à New York, puis deux à trois fois par an ensuite. J’ai la chance de breaker en 1986 avec le Rock Steady Crew où je rencontre Crazy Legs. Je danse dans la rue pour me faire de la thune, vers la 42e rue. Je rencontre aussi T-Kid pour taguer. J’achetais des skeuds [disques] pour DJ’S, un pote d’enfance, car celui-ci se mettait au DJing – soit l’art de mixer des disques vinyles. Je me fais aussi un petit business de sape pour amortir le prix du billet d’avion. En 1987, je me prends la gifle Public Enemy, premier groupe à développer un message politique. J’étais aussi très fan de Run-D.M.C., des Beastie Boys ou d’Eric B. et Rakim.
17 Le rap n’est pas venu automatiquement pour Kool Shen et JoeyStarr. Ils soutenaient bien sûr leurs potes d’Assassin qui se mettaient au rap mais ils ne voyaient pas trop le but. JoeyStarr : « Si des mecs font ça super bien en anglais, pourquoi essayer de le faire en français ? C’était ça mon opinion à l’époque. [...] On va tout de même voir Assassin en concert au Globo, mais franchement on préfère se battre dans la fosse qu’écouter » [Starr et Manœuvre, 2006]. Tout de même, le rap commençait à les titiller, après la danse et le graff, pourquoi pas le rap ? Kool Shen reprend : « J’ai vu au Grand Rex le concert de Run-D.M.C. et des Beastie Boys, je suis aussi allé à la Mutualité voir LL Cool J – qui arrive sur scène en sortant d’un poste à musique géant – et Public Enemy. J’ai vu une nouvelle fois Public Enemy au Globo où c’était plus improvisé, une ambiance de folie. »
18 Une rencontre allait les motiver, une rencontre qui « allait réveiller un monstre » [Starr et Manœuvre, 2006] en eux. Kool Shen se souvient :
Un soir que l’on était en train de défoncer l’intérieur d’une rame de métro de la ligne 13, Jhony Go – un rappeur que l’on avait déjà croisé au terrain vague de la Chapelle, terrain où les premiers rappeurs français se sont rencontrés et lieu d’émulation jusqu’en 1989 – nous toise et nous prend pour des pouilleux parce qu’on est de simples tagueurs, il nous raconte que soi-disant seul le rap est l’art noble dans le hip-hop, qu’il y a une hiérarchie, que le rap est tout en haut contrairement au tag. On arrive à la station Carrefour Pleyel pour descendre et on lui sort : « Rappelle-toi bien de nous... », et on est partis. Il ne faut pas monter cette histoire en légende non plus, on rappait déjà un peu à ce moment-là, on faisait quelques textes. C’était sans prétention, on écrivait pour nous. Je me souviens du premier texte « Dur comme roc » qui parlait du graff avec 3-4 lyrics. On faisait ça en réaction à Squat, membre du groupe Assassin, qui lui déjà était à fond, il passait au Globo. Nous, on se foutait de sa gueule gentiment parce que le rap ne pouvait pas être en français à l’époque. Mais petit à petit, on tombe dedans. On se prend au jeu...
20 Lorsque Rockin’ Squat délaissa quelque peu le tag et commença à rapper sérieusement, Kool Shen et JoeyStarr voulurent aussi montrer qu’ils avaient le talent nécessaire pour s’imposer. La compétition, danse, tag, rap, la compétition toujours.
NTM live
21 Et vint la première scène des Suprême NTM. Contrairement à ce qui est cité dans la biographie de JoeyStarr, le Suprême n’a pas commencé au Globo, il n’y a d’ailleurs jamais rappé. Le livre fait mention d’une rencontre entre JoeyStarr et Jacques Massadian du magazine Actuel et de Radio Nova fondés et dirigés par Jean-François Bizot, par l’intermédiaire de Solo du groupe Assassin – celui-ci avait repéré JoeyStarr écrivant des lyrics sur des petits carnets –, Massadian offrant aux Nique Ta Mère la chance de montrer leur talent. Ce fut bien le cas mais la scène proposée par Massadian fut le fameux concert Rap à Paris organisé par Radio Nova à l’Élysée-Montmartre le 26 mars 1989, et non la piste du Globo. Kool Shen confirme : « Notre première scène est à l’Élysée-Montmartre, à l’événement Rap à Paris, où il y a aussi un championnat de Paris des DJ. On retrouve de nombreux groupes comme les Little, New Generation MC, Nec + Ultra et bien sûr Assassin. On passe en premier, on ouvre le festival, on met le feu ! »
22 La notoriété du groupe monta alors en flèche. Deux passages à l’émission de radio de Dee Nasty assirent la réputation du groupe. Passer dans son émission Deenastyle était alors une consécration pour tout rappeur. Quand ils passaient, les studios s’en souvenaient, ils opéraient comme des commandos : entrer, rapper, mettre le désordre, sortir. Pas de détails. Le Suprême NTM créa le buzz et fit la première partie du groupe La Souris Déglinguée à l’Olympia et de celui de Deee-Lite à la Cigale – groupe culte pour leur unique tube « Groove Is In The Heart » avec un rap de Q-Tip, membre du groupe A Tribe Called Quest.
NTM et les maisons de disques
23 La suite fut une histoire de rencontres, parfois de mauvaises, comme lorsque le groupe fut invité à rencontrer Philippe Ascoli de Polydor, celui-ci leur proposant des paroliers ! Au revoir... Les mauvaises rencontres pouvaient parfois se révéler utiles, comme lorsque le groupe se rendit cette fois-ci chez Carrère où discrètement un stagiaire du label, Sébastian Farran, leur déconseilla de signer ici ! Celui-ci deviendra plus tard leur manager et les accompagnera pour signer chez Epic – futur Sony.
24 Kool Shen se souvient d’un foisonnement de rencontres :
Par l’intermédiaire de Madj, animateur radio, on rencontre Benny Malapa, producteur influent dans le hip-hop français, et on pose un titre sur la compilation Rapattitude. JoeyStarr rencontre le mec de Nina Hagen, Franck Chevalier – un grand blond de deux mètres, avec les cheveux longs –, qui devient notre comanageur avec Sébastien Farran. Ce mec nous fait rentrer dans les soirées Zoopsie organisée au Bobino, on côtoie alors Nina Hagen elle-même. Lorsque celle-ci est amenée à faire l’émission Mon Zénith à moi de Michel Denisot sur la chaîne Canal Plus, elle a carte blanche et elle décide de nous inviter à rapper ! On chante notre morceau « Je rap ». Ce passage télé a été décisif pour notre carrière. À cette époque, je sors avec Lady V – notre danseuse – et la mère de celle-ci travaille chez Epic et prévient ses collègues de regarder l’émission sur Canal Plus car le petit copain de sa fille allait passer chanter. Cette histoire remonte aux oreilles du patron d’Epic qui regarde l’émission et il nous convoque ensuite pour signer !
NTM et le maxi
26 En juillet 1989, le groupe avait un contrat dans la poche. Sur le papier, il stipulait un maxi à sortir – soit trois titres – et cinq albums à réaliser. Assassin ne serait pas loin, comme toujours, et Solo aida DJ S à réaliser un premier morceau avec son propre matériel, le morceau « C’est clair », puis le Suprême réalisa « Le monde de demain » et « Le pouvoir ». Comme sur la compilation Rapattitude, le logo du groupe fut réalisé par Mode 2 – un magnifique lettrage tout en torsion – et la photo par Jean-Baptiste Mondino. Chaque membre reçut une avance de 20 000 francs [Starr et Manœuvre, 2006]. Habitué à la galère, JoeyStarr ne touchait plus terre. Sorti en octobre 1990, en deux semaines, le maxi Le monde de demain / C’est clair s’écoula à 30 000 disques et devint rapidement disque d’or [Starr et Manœuvre, 2006]. Le Suprême NTM ne devait pas s’arrêter en si bon chemin. Il fut pressé de passer à l’étape suivante, faire un album. Le mois suivant, à peine l’effervescence du maxi faisait-elle son effet que le groupe rentrait dans les studios et il fallait réaliser plusieurs morceaux. Kool Shen se souvient :
À l’époque on est en souffrance en se disant qu’il va falloir faire une dizaine d’autres titres pour l’album. On est en découverte : comment fait-on un morceau ? Comment fait-on un refrain ? Comment fait-on pour sampler ? Etc. On a lâché nos trois titres sur le maxi, on a vaguement deux autres titres, il faut en créer maintenant dix autres pour l’album. Malgré le succès du maxi, on est plus en train de se dire « Il faut faire un skeud (disque) », plutôt que « Maintenant on est des chanteurs, j’ai fait un carton, tout le monde m’aime bien. »
28 L’accueil du maxi eut l’effet escompté, celui d’une bombe dans le rap français. Le 9-3 se plaçait sur la carte de France. Le Suprême NTM s’imposait, sans demander la permission. Les commentaires outrés et négatifs fusèrent, hormis le magazine L’Affiche qui leur octroya la couverture et une critique qui leur souhaitait bon courage :
JoeyStarr et Kool Shen ont déclenché la fin de l’armistice : tout le monde il est pas beau, tout le monde il est pas gentil. Suprême NTM fait éclater le rap français en posant sa griffe hardcore qui choque le bourgeois. Assassinés par Rock & Folk, voués à tous les diables par leurs ex-partenaires de label (ce qui donna lieu à quelques hooliganeries-gamineries à base de chaises volantes lors d’une chaude soirée au Zoopsie), considérés avec méfiance par les médias, Nique Ta Mère (un nom qu’ils maintiennent avec fierté et arrogance, malgré certaines rumeurs et écrits affirmant que le sens nouveau était Le Nord Transmet le Message) a le mérite d’exister. Une existence mise en péril si jamais « Le monde de demain » ne suscite pas de mouvement dans les ventes ? Peut-être. Mais la relation conflictuelle faite de haine et d’irrationnel entre eux et le reste du monde est le signe que, malgré toutes leurs imperfections, le Suprême NTM représente une réalité. On ne va pas la jouer social-banlieue, mais contentons-nous de rappeler que dans le 9-3 comme dans pas mal d’autres endroits, être teigneux peut devenir un sacré atout. Pas de Peace, Love, Unity consensuel pour la Seine-Saint-Denis, pas de Zulu Nation pour cette « jeunesse » en action : écoutez sans haine malsaine le premier maxi des NTM [8].
30 Du côté de Rock & Folk, la critique était acerbe, peu convaincue de l’existence d’un hip-hop français. La revue écrivait en novembre 1990 au sujet du maxi de NTM :
L’électro-encéphalogramme idéologique du groupe est d’une platitude extrême, copie conforme de ceux des cousins américains. Mais doit-on le répéter ? La Seine-Saint-Denis n’est pas le Bronx et JoeyStarr n’est pas Chuck D. Du coup, on se retrouve plutôt dans le contexte d’une rédaction de cinquième en vers de mirliton, accompagnée de fonds piqués à « Shaft [9] ».
32 Rock & Folk avait déjà fait part de son aversion pour l’impétuosité de Nique Ta Mère pendant l’été 1990 : « Les NTM 93 (Seine-Saint-Denis) ont-ils attrapé le syndrome du “cycliste du dimanche”, avoir le costume avant de savoir faire du vélo, avoir l’attitude avant le rap [10] ? »
33 Peu importe, la machine Suprême NTM était en marche. L’avenir leur donnerait raison. Alors que l’album Authentik ne devait sortir qu’en mai 1991, le groupe est poussé sur la route pour une tournée en province. Epic souhaitait alors capitaliser un maximum sur le succès du maxi même si la maison de disques ne se faisait pas trop d’illusion. En même temps que sa signature avec une major, le Suprême NTM avait également signé avec un tourneur – La Générale – qui programma sans détour une cinquantaine de dates à tenir. Epic estimait qu’il allait péniblement réunir à peine cent personnes par date, mais le public était bien au rendez-vous, et relativement nombreux pour un groupe de rap français de la banlieue nord en province, les salles étaient pleines à chaque étape, au moins 300 personnes se déplaçaient. Bien sûr, il fallait prendre en compte dans cette fréquentation élevée le nombre incalculable de potes du quartier en mission pour suivre le Suprême. Sur scène, les membres du Suprême NTM faisaient appel au renfort du posse 93 NTM – la bande élargie, à savoir DJ S pour le DJing, Lady V, Reak, AL.X. [11], Monsieur Kast et Yazid [12] pour la danse, des raps et les backs. On les a tous retrouvés à la file sur la pochette de l’album Authentik. Le Suprême NTM a sorti à la suite de celui-ci trois autres albums [13] qui ont marqué leur suprématie sur le rap game français pendant la décennie 1990 aux côtés d’IAM, de Solaar et de l’écurie Secteur Ä. Entre-temps, le 9-3 était définitivement devenu une marque dépassant largement le cadre du hip-hop.
Bibliographie
- Piolet V. (2015), Regarde ta jeunesse dans les yeux – Naissance du hip-hop français 1980-1990, Le Mot et Le Reste, Marseille, 368 p.
- Starr J. et Manœuvre P. (2006), Mauvaise réputation, Flammarion, Paris.
Notes
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[1]
Docteur en géopolitique de l’Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
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[2]
P. Casoar et L. Porc-Épic, « La drepou, ma meuf, les keufs », Actuel, n° 37, novembre 1982.
-
[3]
Ibid.
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[4]
Journal télévisé sur la 2, 28 juillet 1983.
-
[5]
Ibid.
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[6]
Ibid.
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[7]
Entretien avec l’auteur, juin 2013.
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[8]
Olivier Cachin, « Haine et aime suprême », L’Affiche, n° 25, 1990.
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[9]
Boucle du morceau « Shaft » d’Isaac Hayes utilisée en instrumental. P. OX., « Not Très Malin », Rock & Folk, novembre 1990.
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[10]
Rock & Folk, août-septembre 1990.
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[11]
Reak et AL.X. sortiraient plus tard deux albums sous le nom de Psykopat : L’Invasion... (Delabel, 1998) et Antholopsy (Wargame, 2007).
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[12]
Yazid sortirait plus tard un album : Je suis l’Arabe (PIAS France, 1996).
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[13]
1993... J’appuie sur la gâchette (Epic, 1993), Paris sous les bombes (Epic, 1995), Suprême NTM (Epic, 1998).