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Article de revue

Les droits des femmes en Tunisie : acquis ou enjeux politiques ?

Pages 365 à 380

Notes

  • [1]
    Professeure en droit public, faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.
  • [2]
    Ce mouvement est apparu au début des années 1980 sous le nom de MTI (Mouvement de la tendance islamique). Il a été légalisé et reconnu en 2011.
  • [3]
    Congrès pour la République dirigé par l’ex-président de la République Moncef Marzouki.
  • [4]
    Mariage coutumier : orfi.
  • [5]
    PNUD, Rapport sur le développement humain 2013, « L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », New York, 2013.
  • [6]
    ESCAW, « Survey of economic and social developments in the Arab region 2012-2013 », E/ESCWA/EDGD/2013/3.
  • [7]
  • [8]
    Décret-loi n° 2011/35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une Assemblée constituante.
  • [9]
    Instance créée en 2011 pour assurer la transition démocratique.
  • [10]
    Tunisie, ministère des Affaires de la femme, de la famille, de l’enfance et des personnes âgées, cinquième et sixième rapports combinés de la Tunisie sur l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 2010, CEDAW/C/TUN/6.
  • [11]
    Il s’agit de l’ancienne présidente de l’Association des magistrats tunisiens, Mme Khalthoum Kennou, mais dont le programme n’a pas inclus de questions propres aux femmes.
  • [12]
    Aux élections législatives de 2014, les femmes n’ont occupé que 12 % des têtes de listes et sont représentées à raison de 33 % des sièges à l’Assemblée des représentants du peuple. www.ISIE.nat.tn.rapport final des élections.
  • [13]
    Ezzedine Mayoufi, « Un coup dur pour la parité », Echaab, 3 décembre 2011 (en arabe).
  • [14]
    Au final, quatre projets de Constitution sont apparus depuis le mois d’août 2012 jusqu’au mois de juin 2013.
  • [15]
    Voir le site Marsad.tn et Thierry Bresillon, « Tunisie : la charia inscrite dans la nouvelle Constitution », Rue 89, 2 mars 2012.
  • [16]
    Hafidha Chekir, « Universalité et spécificité autour des droits des femmes en Tunisie », communication présentée à la table ronde sur « Liberalism, republicanism - Women’s rights, the issue of the Islamic veil », 21 novembre 2001, université de Ferrare, département de droit.
  • [17]
    Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. <www.treaties.un.org>
  • [18]
    Au xixe siècle, le mouvement réformiste est apparu dans le prolongement de la pensée moderniste et a appelé à l’élaboration d’une Constitution écrite fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs, à la promotion des femmes et à leur scolarisation. Parmi les plus connus de ce mouvement nous pouvons citer Tahar Haddad qui rédigea un livre en 1930, intitulé « Notre femme entre la législation et la société » en arabe et qui rencontra une très forte résistance de la part des mouvements religieux.
  • [19]
    La première génération du mouvement réformiste, influencé par le mouvement réformiste égyptien, se créa autour d’Ahmed Ibn Abi Dhiaf et Ahmed Kheireddine [Tlili, 1994, p. 95].
  • [20]
    Texte du ministre de la Justice de l’époque (Ahmed Mestiri) publié le 13 août 1956 à l’occasion de la promulgation du code RJL1975.
  • [21]
    Loi n° 57-3 du 1er août 1957 réglementant l’état civil.
  • [22]
    Loi n° 58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle officieuse et à l’adoption.
  • [23]
    Code pénal, article 214.
  • [24]
    Loi n° 58-118 du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement.

1Depuis le départ du président Ben Ali, le 14 janvier 2011, certaines voix se sont élevées pour remettre en cause les droits des femmes tels que reconnus et garantis dans le code du statut personnel.

2Ce n’est pas la première fois que cela arrive en Tunisie. Après le départ d’Habib Bourguiba, en 1987, certains politiques ont demandé la modification du code du statut personnel dans ses articles relatifs à l’abolition de la polygamie ou dans la loi d’accompagnement du code concernant l’adoption. C’est la mobilisation de la société civile indépendante et des élites progressistes tunisiennes qui a obligé Zine el-Abidine Ben Ali à rappeler les acquis des femmes, à les confirmer et plus tard à les consolider par des ajouts importants apportés au code du statut personnel, au code de la nationalité et au code de travail.

3La première grande manifestation organisée par la coalition des femmes féministes, le 29 janvier 2011, s’est vue encerclée par des personnes appartenant aux courants religieux appelant les femmes à rentrer chez elles, à regagner leurs cuisines et même agressant certaines d’entre elles.

4Petit à petit, la montée de dignitaires religieux sur la scène politique, l’arrivée de leaders qui vivaient à l’étranger, la légalisation de certains partis politiques ont divisé la société tunisienne en deux groupes : les laïcs et modernistes et les conservateurs religieux de différents bords, ceux qui s’attachent au code du statut personnel comme symbole de la modernité et défendent les droits des femmes et ceux qui remettent en cause ce code et appellent à sa révision pour renoncer à certains droits des femmes.

Les atteintes au droit des femmes pendant la période postrévolutionnaire

5Profitant du climat d’ouverture et de liberté postrévolutionnaire, les courants religieux ont commencé à s’organiser en associations, voire en partis politiques, à faire de la mobilisation autour de leur idéologie et à diffuser une culture de remise en cause des acquis de la Tunisie depuis l’indépendance, invitant même des dignitaires religieux de pays du Moyen-Orient, à venir propager leurs idées et convictions. Le meilleur exemple nous est fourni par l’invitation lancée à un dignitaire religieux égyptien du nom de Wajdi Ghanim, qui a tenu des conférences dans la plupart des villes tunisiennes pour appeler à la polygamie, au voile et même à l’excision, pratique ignorée dans la région maghrébine sauf en Mauritanie.

6Durant cette période, les militants et dirigeants du mouvement islamiste appelé Ennahda [2] développaient un double discours, voire un discours ambigu, changeant selon les moments et les espaces et même corrigeant leurs propos pour l’adapter aux circonstances. Ainsi, quand la société civile réagissait à leurs discours rétrogrades, en organisant des campagnes de dénonciation et des manifestations de rue, ils affichaient aussitôt une façade de modernité, de parti évolué qui croît dans les droits de l’homme et défend les droits des femmes. Ainsi en est-il durant la campagne électorale des élections du 23 octobre 2011. Dans les documents de la campagne, dans les programmes de ce parti, l’attachement au code du statut personnel est clairement mentionné tandis que, dans les réunions ou dans le discours de certains candidats et même candidates, il n’existe aucune référence aux droits des femmes et au code du statut personnel. De même, auprès des citoyens, notamment dans les quartiers populaires et pauvres, l’agression des femmes devient la norme, surtout pour celles qui ne portent pas le voile et les renonciations aux acquis des femmes, une pratique courante. Ainsi avons-nous constaté, durant l’été 2011, les atteintes portées à la liberté de circuler des femmes. Beaucoup ont été agressées pour leur tenue vestimentaire, de nuit, par des agents de la police, surtout quand elles sont seules ou entre femmes.

7Durant les mois de juillet et d’août 2011, deux événements particulièrement importants peuvent être notés : dans le premier cas, une femme mannequin fut agressée par des agents de la police alors qu’elle rentrait chez elle, de nuit, en taxi. Conduite au poste de police, elle y fut agressée et ne dut son salut que pour avoir publié sur son compte Facebook les souffrances qu’elle a endurées du fait du comportement des policiers. Le deuxième cas concerne une jeune fille qui, raccompagnant son fiancé, fut interpellée par trois agents de la police dont deux l’ont violée tandis que le troisième forçait le fiancé à lui donner de l’argent. Quand le couple a porté plainte, aidé et soutenu par les associations de la société civile, la femme violée fut accusée d’atteinte à la pudeur et a été traduite en justice.

8Ces deux cas montrent la fragilité de la situation de la femme tunisienne et les atteintes portées à son intégrité physique, sexuelle et morale et à sa dignité pour avoir essayé de jouir de la plus simple des libertés, la liberté d’aller et de venir, de circuler dans la rue. D’autres atteintes sont portées indirectement aux droits des femmes par des projets de lois, des pratiques juridiques comme le montre la tentative d’institution d’un notaire religieux. En effet un projet de loi a été présenté en février 2012 par un député du CPR [3], de la troïka, proposant de créer une nouvelle fonction, celle de maadhoun, à l’image des notaires religieux qui existent dans certains pays du Moyen-Orient, dont l’Égypte et les pays du Golfe.

9Le maadhoun vise à concurrencer, voire à remplacer l’officier d’état civil pour la célébration des mariages, loin du regard des autorités, dans l’espace privé, et, au final, pour permettre le mariage polygamique et consacrer le mariage coutumier. L’argument présenté à cet effet est la création d’emplois pour les diplômés de la faculté de théologie qui sont au chômage !

10Cette fois encore, les réactions de la société civile, en particulier les notaires, ne se firent pas attendre, y voyant l’amorce d’une renonciation au mariage monogamique et d’une atteinte au caractère civil du mariage tel que consacré par le code du statut personnel, et, de fait, l’introduction légale du mariage coutumier [4]. Le maadhoun se contente, dans les pays où il est appliqué, de conclure l’acte de mariage en s’assurant que la dot a été donnée à la femme, que les témoins sont présents et que les deux époux ont consenti à leur union. Ce qui lui permet de conclure toutes sortes de mariage comme le mariage de voyage (missiar) ou le mariage polygamique ou coutumier.

11La mobilisation des militants des droits humains et du corps des huissiers notaires a contraint le député en question à retirer son projet de loi.

Les acquis des femmes après la révolution : l’expérience de la parité

Les partisans de la parité

12La parité est une expression de la démocratie et de la participation politique des femmes, dans un contexte marqué par l’absence des femmes dans les espaces publics. Dans le rapport sur le développement humain publié par le PNUD en 2013 [5], la participation politique des femmes, tout comme l’égalité entre les sexes, est une préoccupation majeure et un élément essentiel du développement humain. Cette préoccupation a été déjà soulignée dans le premier rapport sur le développement humain dans le monde arabe (PNUD, 2002) qui a considéré que le développement de la région est entravé par trois déficits essentiels : le déficit en matière de libertés, le déficit en matière d’autonomisation des femmes et le déficit en matière de capacités humaines et de savoir par rapport au revenu. Dans ce même rapport, il est indiqué que les valeurs faibles de l’indicateur de la participation des femmes (IPF) s’expliquent par la participation limitée des femmes dans le domaine politique. Certes, une évolution est constatée dans les espaces de prise de décision. Mais cette évolution reste limitée puisque la participation des femmes dans les parlements arabes n’a pas encore dépassé 13,8 % [6] et reste faible par rapport au reste du monde (statistique de l’IPU, 2013) [7]. C’est cette absence des instances politiques qui explique le combat des femmes arabes pour la conquête des espaces publics et particulièrement après les bouleversements opérés depuis 2011, qu’on a appelés « printemps arabe ».

13La parité est une revendication des mouvements féministes à travers le monde qui s’inscrit dans un mouvement international de revendication de l’égalité dans les instances de prise de décision. Elle a été consolidée par l’adoption de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979, dont l’article 7 appelle les États parties à prendre toutes les mesures appropriées pour garantir l’égalité entre les sexes dans le domaine des droits politiques.

14En Tunisie la parité a été mise en pratique durant les premières élections de l’Assemblée nationale constituante d’octobre 2011. Le décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée constituante a consacré la parité avec l’alternance entre les sexes [8] sous l’impulsion des femmes membres de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la transition démocratique et de la réforme politique [9], soutenues par les défenseurs et militants des droits humains, les représentantes des Organisations des femmes et les représentants du syndicat ouvrier (UGTT) et de la Ligue tunisienne des droits de l’homme et certains représentants de partis politiques. Ces militantes et militants ont défendu la parité en tant qu’application de l’égalité et non comme une discrimination positive comme certains politiques le laissent croire : ce n’est pas une mesure temporaire qui disparaîtra par la réalisation de l’égalité entre les sexes, mais un droit nécessaire à l’instauration de la démocratie et, qui plus est, à la démocratie égalitaire. Pour les mouvements de femmes, notamment l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD, Femmes et république, 2008), la parité est une revendication ancienne de la société civile féminine et féministe [Viennot, 1994, p. 65-89]. Les militantes féministes l’ont revendiquée depuis la création, en 1989, de l’Association tunisienne des femmes démocrates pour inciter les femmes à investir les espaces publics et renforcer leur participation dans les instances de prise de décision en raison de leur représentation limitée dans ces instances puisque, jusqu’en décembre 2010, les femmes ne représentaient que 27 % des conseillers municipaux, 32 % des membres des conseils régionaux, 27,5 % des membres de la Chambre des députés et 15,18 % des membres de la Chambre des conseillers, 11,6 % des membres du gouvernement, 20 % des représentants diplomatiques de la Tunisie. Bien sûr, aucune femme n’a présenté sa candidature ni occupé le poste de président de la République depuis l’indépendance [10] jusqu’à l’élection présidentielle de 2014 où une première candidature féminine a été retenue [11].

15Au niveau des partis politiques, jusqu’au 14 janvier 2011, une seule femme dirigeait un parti politique, Mme Maya Jeribi du PDP (Parti démocratique progressiste). Depuis le 14 janvier, sur plus de 150 partis politiques créés, seulement deux femmes sont à leur tête : Mme Emna Mansour Karoui qui dirige le Mouvement démocratique pour la réforme et la construction et Mme Meriem Mnaour à la tête du Parti tunisien.

16La situation n’est pas différente dans la société civile puisque la participation des femmes ne dépasse pas 20 % des membres des associations mixtes et, depuis bien longtemps, aucune femme n’a occupé de responsabilités au sein de la direction du syndicat ouvrier le plus important dans le pays, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT).

17Ainsi la parité a bien été défendue mais elle s’est, en même temps, heurtée à une opposition farouche.

Les adversaires de la parité

18Pour les adversaires de la parité, celle-ci ne constitue qu’une réponse aux demandes des Occidentaux qui essayent d’influencer le gouvernement et les autorités de transition. Accepter la parité reviendrait donc à satisfaire les intérêts des Occidentaux. C’est à leurs yeux l’argument majeur pour la rejeter, mais ils en donnèrent d’autres : les nouveaux partis n’ont pas encore recruté de militantes, imposer la parité équivaut donc à les exclure de la participation aux élections ; l’application de la parité va priver les représentants des régions de l’intérieur de participer aux élections parce que, dans ces régions de la Tunisie profonde, les femmes subissent encore les traditions patriarcales et la division traditionnelle des tâches entre le privé et le public, l’espace familial et l’espace politique. Pour d’autres adversaires, appliquer la parité conduit à reconnaître les discriminations à l’égard des femmes et la domination masculine dans la société tunisienne. Cela voudrait dire que les femmes ont besoin d’une discrimination positive pour arriver aux instances de prise de décision et même si c’est une discrimination positive, elle a une teneur discriminatoire qui porte atteinte à l’égalité entre les sexes, ou encore il serait plus logique de retenir le critère de la compétence que le choix selon le sexe (sous-entendu les femmes ne sont pas compétentes).

19Ce débat a eu lieu tant au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique que dans la presse et lors des séminaires organisés autour des élections. Les hésitations du Premier ministre et du gouvernement étaient manifestes au prétexte que les femmes ont déjà beaucoup de droits acquis en Tunisie, et qu’il n’est pas nécessaire d’adopter la parité. Cette attitude provoqua le mécontentement des femmes et des associations militantes de femmes et des droits humains qui exercèrent un lobbying en adoptant des positions, des déclarations de protestation appelant le Premier ministre et les autres membres du gouvernement à ne pas remettre en cause la parité et à l’accepter. Les décideurs ont finalement abouti malgré tout à un consensus sur l’adoption de la parité. L’article 16 du décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée constituante dispose ainsi que « les candidatures sont présentées sur la base du principe de la parité entre femmes et hommes en classant les candidats dans les listes de façon alternée entre femmes et hommes. La liste qui ne respecte pas ce principe est rejetée, sauf dans le cas d’un nombre impair de sièges réservés à certaines circonscriptions ».

La parité lors des dépôts des candidatures

20Le mode de scrutin choisi est la représentation proportionnelle avec système au plus fort reste, sur listes et en un seul tour. Les sièges sont répartis au niveau des circonscriptions. Ce mode de scrutin, compte tenu du très grand nombre de partis, va conduire à ne faire élire que les têtes de liste, au mieux deux candidats par liste selon le nombre de voix obtenues et tenant compte du plus fort reste. Mais étant donné que le texte du décret-loi n’a prévu la parité et l’alternance des listes qu’au niveau des dépôts des candidatures, il était impératif que les femmes occupent au moins 50 % des têtes de listes pour garantir leur représentation effective. En 2011, le dernier jour du dépôt des candidatures, la présentation des listes a révélé que 93 % des têtes de listes sont des hommes contre 7 % de femmes. Même les partis dits progressistes ou de tendance gauchisante (Parti des ouvriers communistes tunisiens, POCT, ou Parti démocratique progressiste, PDP, Patriotes démocrates, Parti du travail patriotique démocrate, Parti du travail tunisien) n’ont pas mis plus de 4 femmes à la tête de l’ensemble de leurs listes. Seule la coalition réunie autour du pôle démocratique moderniste, une coalition de partis politiques (Ettajdid – ex-Parti communiste ; Parti socialiste de gauche ; Parti républicain et La voie du centre) et d’initiatives citoyennes, qui a présenté des listes paritaires sur l’ensemble du territoire, a presque respecté la règle de la parité en ayant 48 % des femmes à la tête de leurs listes. Ce faible nombre réduit énormément leurs chances de participer à l’élaboration de la nouvelle Constitution et donc à la consolidation de leurs acquis. Selon un rapport présenté par l’Association tunisienne des femmes démocrates sur le monitoring des médias en 2011, les femmes politiques n’occupent que 0,51 % de l’espace dévolu à la campagne par les principaux journaux tunisiens. Sur les radios, la place dévolue aux femmes politiques plafonne à 1,64 %, tandis que les chaînes de télévision ne leur réservent que 0,56 % de leurs plages de programmation à forte audience [12].

21Sur les 217 membres de l’Assemblée constituante, 57 femmes ont été élues. L’écrasante majorité des femmes élues viennent du parti islamiste Ennahdha (39) qui a obtenu plus de deux sièges et parfois quatre dans un grand nombre de circonscriptions. Les autres sont du parti du Congrès pour la République (3), du Forum démocratique pour le travail et les libertés (4), la Pétition populaire (4), le Pôle démocratique moderniste (2), le Parti démocratique progressiste (1).

Peut-on dire que nous avons perdu la bataille de la parité comme le prétendent certains politiques [13] ?

22Quand les membres de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ont voté l’article 16 du décret-loi n° 35-2011 sur la parité, ce moment a été très important dans la vie des femmes militantes et dans la satisfaction de leurs revendications à travers le monde et particulièrement dans le monde arabe et la région méditerranéenne. On sentait qu’un bond en avant avait été accompli en Tunisie pour la promotion des droits des femmes et des droits humains. La parité a été comparée à l’adoption du code du statut personnel, en 1956, juste après l’indépendance. C’est un acquis de la révolution, elle constitue une réhabilitation de la citoyenneté, voire une reconquête et c’est grâce à la parité que les femmes sont représentées à l’Assemblée constituante à plus de 26,26 %. Et que nombre de citoyens sont désormais convaincus de la nécessité d’impliquer les femmes dans les instances de prise de décision. Mais le politique reste un espace masculin par excellence et les traditions patriarcales ancestrales ont joué un rôle primordial dans la limitation de l’accès des femmes à l’Assemblée constituante. En outre la majorité des femmes élues viennent du parti islamiste Ennahdha, qui depuis sa légalisation est bien implanté dans toutes les régions du pays, s’approchant ainsi des citoyens et leur offrant des services importants. La présence majoritaire des élues du parti islamiste au sein de l’Assemblée constituante semble constituer un frein à la promotion des droits des femmes puisque celles-ci privilégient leur appartenance partisane et l’idéologie de leur parti sur leur statut de femme. Ainsi, lors de la parution de la première version de la Constitution le 6 août 2011, l’adoption du principe de la complémentarité des rôles entre les hommes et les femmes, en lieu et place de l’égalité entre les sexes, l’ignorance de la parité et la consécration des droits des femmes essentiellement dans la famille n’ont suscité aucune réaction de ces femmes députées mais plutôt leur approbation. Et ce sont les manifestations organisées par les associations, séminaires, manifestations de rue, campagnes de pétitions et le lobbying auprès des membres de l’Assemblée constituante qui ont fait pencher la balance vers la constitutionnalisation des droits des femmes, de l’égalité entre les sexes, des droits humains des femmes et de la parité.

Le combat des femmes pour la constitutionnalisation de leurs droits

23Les résultats des élections et l’obtention de la majorité au sein de l’Assemblée nationale constituante du parti islamiste Ennahdha ont fait craindre aux femmes la perte de leurs droits et les ont incitées à une vigilance permanente au moment de la rédaction de la Constitution. C’est ce qui explique le suivi permanent de l’écriture de la Constitution et la participation à tous les débats, dialogues, manifestations qui ont été organisés chaque fois que les projets de Constitution paraissaient depuis 2012 [14] jusqu’à son adoption finale le 27 janvier 2014.

Les grands débats en question autour des droits des femmes

24Parmi les questions les plus importantes qui ont été posées en relation avec les droits des femmes, nous pouvons citer la question cruciale de la charia, celle de l’universalité des droits humains et celle des droits des femmes.

25Dès le début du travail constitutionnel de l’Assemblée nationale constituante, certains membres issus du parti Ennahdha ont tenu à inscrire la charia dans la Constitution [15]. Sadok Chourou, député considéré comme l’un des plus durs du parti islamiste, a déclaré : « Le préambule doit mentionner la charia comme la principale source du droit », et précisé lors d’une interview :

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Les législateurs devront se référer à trois piliers essentiels : le Coran, la Sunna et un conseil d’oulémas [savants religieux], dont le rôle sera de trancher sur les points de la charia qui sont sujets à différentes interprétations ou qui ne trouvent pas une réponse claire dans le Coran ou la Sunna.

27La religion d’État est, selon lui, l’islam et, considérant que le peuple tunisien est musulman, il ne verra aucun inconvénient à ce que la charia soit appliquée.

28Cette attitude provoqua la colère des modernistes. Rached Ghannouchi, dirigeant du Parti, essayant de calmer les citoyens et de les rassurer, n’a pas considéré nécessaire de consacrer la charia dans la Constitution mais a suggéré d’ajouter un article à la Constitution pour interdire la promulgation de lois qui constitueraient une offense à l’islam. Ce qui, au fond, revient au même et implique que l’islam soit davantage qu’une référence identitaire et devienne une source normative. Nejib Hosni, président d’un autre groupe, Liberté et Dignité (islamistes indépendants), a incité Ennahdha à être plus explicite quant au rôle de la charia tandis que les élus du groupe de la Pétition populaire se sont référés à leur « guide spirituel », Hachemi el-Hamdi, et ont mentionné à plusieurs reprises la charia comme source de droit.

29Au sein de la commission chargée de la rédaction du préambule et des principes fondamentaux, Mabrouka Mbarek, élue CPR, membre de la coalition majoritaire avec Ennahdha, défend la position adoptée par son parti à ce moment-là : « La seule référence à la religion doit rester celle de l’article 1er de l’ancienne Constitution, compris comme un constat de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. Elle n’a pas de portée légale, et n’est pas une norme opposable aux citoyens. » Mabrouka Mbarek estime que la proposition de mentionner les principes islamiques dans la Constitution reste tout aussi périlleuse :

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Mentionner les valeurs islamiques dans les principes fondamentaux, c’est ouvrir une boîte de Pandore. C’est un contenu trop vague qui dépend complètement d’une interprétation que personne ne peut garantir aujourd’hui. Mais quand j’ai proposé en commission de remplacer la référence aux valeurs islamiques par la Déclaration universelle des droits de l’homme, il y a eu un silence de plomb !

31Le débat sur la place de la charia dans la Constitution se termina par une position plus explicite formulée par Sahbi Atig, chef du groupe parlementaire Ennahdha, qui a évoqué le sujet en restant très évasif : « La nouvelle Constitution doit être basée sur les principes de l’islam. Tous ceux qui veulent séparer la politique de l’islam portent atteinte à la structure de la pensée islamique. L’islam est l’élément essentiel de la personnalité du Tunisien. La Constitution doit renforcer cette identité islamique. » Il a ensuite longuement insisté sur la nécessité pour la Constitution de consacrer les droits et libertés et de consolider une démocratie fondée sur la légitimité du peuple.

32Finalement un consensus fut trouvé pour reprendre les dispositions de l’article premier de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la république son régime. »

33Les spécificités culturelles ont également été au cœur des débats sur l’universalité des droits de l’homme auxquels ils sont confrontés. L’affrontement de l’universalité des droits de l’homme avec les particularismes trouve dans le culturel un terrain de prédilection puisque c’est au nom des traditions, des sensibilités religieuses qu’on a exacerbé voire renforcé la diversité culturelle et qu’on conteste l’universalité des droits de l’homme [16] même si les conférences internationales relatives aux droits humains, dont la conférence de Vienne de juin 1993, ont tenté de rapprocher l’universalité de la spécificité des droits humains d’une façon générale et des droits humains des femmes en particulier et ont insisté sur leur interdépendance. Ce consensus se confirma encore lors de la tenue de la Conférence mondiale des femmes de septembre 1995 qui mentionne dans son programme que « s’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales ».

34Cependant, et pour ce qui est de la Tunisie comme dans certains pays arabo-musulmans, les spécificités culturelles renvoient à la religion qui devient un rempart contre la reconnaissance des droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, indivisible et interdépendante [Vedel, 1991, p. 349]. C’est pour cela que les spécificités culturelles risquent de mettre en cause non seulement les droits de l’homme mais surtout les principes universels sur lesquels se fondent ces droits. C’est seulement à la quatrième version de la rédaction de la Constitution que dans le préambule fut obtenue la suppression du respect des spécificités culturelles pour ce qui est des principes des droits universels de l’homme.

Les limites constitutionnelles aux droits des femmes

35Les droits des femmes ont été au cœur des débats et des enjeux politiques entre les diverses composantes de l’Assemblée nationale constituante et de la société civile. L’action menée par les associations féministes et féminines et les nombreuses manifestations ont permis une évolution incontestable de ces droits à travers les trois premières versions, mais qui risque d’être entravée par référence à l’islam, considéré par certains comme religion d’État à partir d’une lecture de l’article premier, cité précédemment. Cette référence constitutionnelle vise surtout à amener le législateur à puiser dans le corpus normatif de la charia lors de l’édiction des lois et le juge à y avoir recours lors de l’interprétation des lois pour le règlement de certains litiges notamment familiaux [Bernard-Maugiron, 2012, p. 52].

36Cependant, la Constitution offre de solides garanties pour les droits des femmes. L’article 21 consacre l’égalité entre les citoyens et les citoyennes en droits et en devoirs et devant la loi sans discrimination. L’article 46 dispose notamment que « l’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer. L’État garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les domaines ». En matière de droits politiques, l’article 34 alinéa 2 appelle l’État à veiller à garantir la représentativité des femmes dans les assemblées élues et, selon les dispositions de l’alinéa 3 de l’article 46, l’État est tenu d’œuvrer à réaliser la parité entre les femmes et les hommes dans les conseils élus. L’article 40 considère que le travail est un droit pour chaque citoyen et citoyenne dans les conditions décentes et à salaire équitable.

37De même, la lutte contre les violences subies par les femmes acquiert une valeur constitutionnelle puisqu’en vertu du dernier alinéa de l’article 46 l’État prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence à l’égard des femmes.

38Certains articles de la Constitution restent toutefois ambigus et pourraient être invoqués pour restreindre les droits humains, particulièrement les droits humains des femmes.

39Ainsi, le préambule de la Constitution maintient l’universalité des principes des droits humains et non l’universalité des droits humains et continue à affirmer l’attachement aux enseignements de l’islam.

40La liberté de croyance et de conscience, reconnue dans l’article 6, est limitée par l’interdiction de « porter atteinte au sacré », l’interdiction et la lutte contre les appels d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine ou à la violence. Il est à craindre que les législateurs ou les magistrats n’aient recours à cette interdiction supplémentaire formulée en termes vagues pour sanctionner les critiques de la religion et d’autres convictions et idées, alors qu’il s’agit d’une composante fondamentale du droit à la liberté d’expression.

41L’article 7 est très laconique et contient une disposition qui n’a aucune teneur juridique qui considère la famille comme la cellule de base de la société que l’État est tenu de protéger.

42La Constitution n’abolit pas la peine de mort, même si les autorités observent de fait un moratoire sur l’application de ce châtiment depuis le début des années 1990, et consacre le caractère sacré de la vie, ce qui peut avoir des répercussions sur le droit à l’avortement, reconnu aux femmes depuis 1965 et consacré en 1973 dans le code pénal.

43La suprématie du droit international reste problématique au regard de la nouvelle Constitution. L’article 20 dispose que « les Traités internationaux approuvés par l’Assemblée représentative et ensuite ratifiés ont un rang supralégislatif et infraconstitutionnel ». L’interprétation de cette disposition ne doit pas être incompatible avec la convention de Vienne sur le droit des traités, ratifiée par la Tunisie, qui affirme en son article 27 qu’« une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ». Cet article 20 ne doit pas amener les magistrats et les législateurs à ignorer les obligations internationales de la Tunisie, au motif qu’elles sont contraires à la nouvelle Constitution.

44En principe, la consécration des droits dans la Constitution doit être accompagnée par des mesures et des politiques pour garantir leur effectivité. Déjà, un premier pas a été franchi dans ce sens en avril 2014 quand les autorités tunisiennes ont notifié au secrétaire général des Nations unies la levée de certaines réserves à la convention CEDAW [17].

45La garantie de l’effectivité des droits consacrés par la Constitution pour les femmes n’est donc pas facile à réaliser et le combat pour les droits des femmes ne peut pas s’arrêter avec l’adoption de la Constitution.

La Constitution de 2014, le résultat d’un combat séculaire

46Malgré tout, comparée aux autres États arabo-musulmans la Constitution tunisienne est de loin la plus favorable aux femmes. C’est le résultat d’un très long combat qui a commencé avant même l’indépendance. En effet, les femmes tunisiennes y ont joué un rôle essentiel et leurs droits constituent un enjeu important sur la scène politique. Elles ont fait l’objet et continuent de faire l’objet de grands débats et de partager l’opinion publique entre partisans et défenseurs depuis le xixe siècle suite à l’apparition du mouvement réformiste [18], à la promulgation, en 1861, de la première Constitution écrite pour organiser les pouvoirs et créer des institutions modernes et à la publication d’ouvrages préconisant la libération des femmes et considérant la condition des femmes comme un témoin des conditions socioéconomiques et des mentalités sociales [Bakalti, 1996] [19]. Ce débat continua à la conquête de l’indépendance, le 20 mars 1956, puisque le premier acte juridique pris est le code du statut personnel qui a précédé de trois ans la Constitution et fut adopté le 13 août 1956 grâce à la politique des nouveaux dirigeants de la Tunisie indépendante, et surtout du leader de l’indépendance Habib Bourguiba, laissant croire que la mise en place des institutions de l’État passe nécessairement par la réforme de la famille et que le changement des relations dans les espaces privés constitue la première étape de construction de l’État moderne. Ce texte a été l’objet de grandes controverses entre les défenseurs des droits des femmes qui ont considéré l’émancipation des femmes comme le premier acte de souveraineté du nouvel ordre juridique de l’État indépendant et une étape cruciale dans la construction de l’État moderne et de la démocratie égalitaire et les adversaires farouches de la modernité et de la promotion du statut des femmes au nom des spécificités culturelles.

47Mais, malgré ces réactions, ce code a été perçu comme un acte fondateur de la modernité et a beaucoup aidé à changer les mentalités discriminatoires dominantes puisqu’il a permis aux femmes d’acquérir des droits dont elles étaient privées au sein de leur famille, et surtout de jouir de leurs droits, notamment dans le consentement libre, personnel et direct au mariage, l’abolition de la polygamie et le divorce judiciaire.

48Le code du statut personnel est encore considéré comme un texte d’avant-garde sur les droits des femmes. Il fut complété par des textes d’accompagnement très importants et par la ratification des conventions internationales relatives aux droits des femmes.

49Le code du statut personnel est toujours en vigueur malgré toutes les évolutions et les crises politiques qu’a connues notre pays. Certains auteurs ont même considéré que ce code constitue l’expression de la révolution sociale par le droit [Ben Achour, 1989, p. 13] puisqu’il a, sans nul doute, constitué un moteur de changement des relations sociales et familiales dans notre pays.

50Malgré toutes les attaques dont il fait l’objet au moment de sa parution en 1956 et suite à l’apparition du mouvement islamiste dans les années 1980, dont certains dirigeants ont appelé à un référendum pour la remise en cause des acquis des femmes qu’il consacre, ce code reste fortement inspiré des règles et préceptes de l’islam et des lectures de l’école malékite prédominante dans les pays du Maghreb. En ce sens, les dirigeants tunisiens ont toujours considéré le code comme une interprétation de l’islam et expressément mentionné le fondement religieux de certaines de ses dispositions [20] qu’ils n’ont jamais pu modifier. À titre d’exemple, nous pouvons citer les dispositions relatives à l’égalité successorale d’inspiration musulmane, à la dot comme condition de validité du mariage et à l’autorité du père à la tête de la famille.

51Ce code fut accompagné par des textes très importants qui ont permis l’évolution des mentalités sociales discriminatoires. Ainsi, dès 1957, une loi est venue réglementer l’état civil pour mettre fin au mariage coutumier et pour donner un caractère civil au contrat de mariage [21]. En 1958, une loi tout aussi importante est adoptée pour reconnaître le droit à l’adoption [22], droit méconnu dans les autres pays arabes, et, en 1964, une nouvelle loi a institué le certificat médical prénuptial. En 1965, une loi a été adoptée pour légaliser le droit à l’avortement, introduit dans le code pénal depuis 1973 [23]. Toutes ces lois ont été complétées par une loi qui a institué l’accès à l’école pour les enfants des deux sexes [24], le statut de la fonction publique et le code du travail qui ont consacré le droit au travail des femmes et le code électoral qui a reconnu aux femmes dès 1957 leurs droits de vote et d’éligibilité.

52Tout cet arsenal juridique a joué un rôle considérable dans la promotion sociale des femmes. Il a permis leur éducation, a facilité leur accès au marché du travail, la conquête de l’espace public mais surtout il a joué un rôle fondamental dans le changement des mentalités sociales et dans l’évolution des relations entre les hommes et les femmes sur des bases égalitaires, en dépit des discours de régression depuis 2011 et sans cesse remis sur le tapis.

Conclusion

53Dans la présentation des droits des femmes à travers les différentes étapes qu’a traversées la Tunisie, on constate la forte imbrication du statut des femmes dans les orientations et dans les choix politiques et sociaux des détenteurs du pouvoir comme des opposants, puisque, dans les représentations politiques des courants de pensée dominants dans notre pays, le statut des femmes constitue une pièce importante du discours et un enjeu à connotations multiples.

54L’enjeu est social. Il conditionne la transformation de la société et l’évolution des relations entre les hommes et les femmes. Ce qui peut prendre deux voies : soit la modernisation qui touche la société tout entière et qui considère les droits des femmes comme une composante essentielle parfois à l’encontre des considérations et des projets politiques à connotation religieuse ; soit la régression de la société qui commence toujours par la remise en cause des droits des femmes, des droits humains en général et des principes d’égalité et de non-discrimination.

55L’enjeu est surtout identitaire. L’identité de toute société passe inévitablement par la détermination du statut des femmes. Toute référence à une spécificité religieuse, culturelle ou autre commence par le statut des femmes. Toute rupture avec l’autre, différent de par son appartenance politique, géopolitique ou ses convictions politiques, passe par le statut des femmes et peut conduire à son aliénation.

56L’enjeu est enfin politique puisque, lors des indépendances ou à l’occasion des révolutions ou des changements importants que connaissent les États, la question des droits des femmes s’est trouvée à l’ordre du jour des discussions sur les projets de société. Ainsi, lors de la construction de l’État en Tunisie, le féminisme qu’on a qualifié de féminisme d’État et qui s’est manifesté par l’adoption d’une politique d’émancipation des femmes par le droit a constitué une composante essentielle de la politique moderniste de l’État. Après la révolution tunisienne de 2011, la remise en cause des droits des femmes a représenté un trait de la politique de la nouvelle formation politique dominante et, sans la vigilance des femmes et de la société civile féminine et féministe, les femmes tunisiennes auraient perdu leurs droits et se seraient trouvées dans une situation de complémentarité du rôle des hommes, comme cela a été mentionné dans la première version de la Constitution en août 2012.

57C’est tout ce débat qui explique la vigilance continue des femmes et de la société civile pour la préservation des acquis des femmes et, par voie de conséquence, la consécration de la démocratie égalitaire.

Bibliographie

Bibliographie

  • ATFD (2008), Femmes et République, Tunis.
  • Bakalti S. (1996), La Femme tunisienne au temps de la colonisation 1881-1956, Paris, L’Harmattan.
  • Ben Achour Y. (1989), « Mutations culturelles et juridiques, vers un seuil minimum de modernité », Annuaire de l’Afrique du Nord, Centre national de la recherche scientifique/Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman IREMAM, Paris, Éditions du CNRS.
  • Ben Salem M. et Ben Cheikh S. (2013), Politique et jeunes femmes vulnérables en Tunisie, Tunis, CAWTAR/UNESCO.
  • Bernard-Maugiron N. (2012), « La place de la charia dans la hiérarchie des normes », in Dupret B. (dir.), La Charia aujourd’hui. Usages de la référence au droit islamique, Paris, La Découverte.
  • Chekir H. et Sarsar C. (2014), La Participation politique des femmes. L’expérience des partis politiques et des associations, Tunis, Institut arabe des droits de l’homme (en arabe).
  • CREDIF (2013), Égalité de genre et transition démocratique, Tunis, Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme.
  • Gaté J. (2014), « Droits des femmes et révolutions arabes », Revue des droits de l’homme, n° 6, Paris, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux.
  • Redissi H., Nouira A. et Zghal A. (dir.) (2012), La Transition démocratique en Tunisie : état des lieux, Observatoire tunisien de la transition démocratique, Tunis, Diwan éditions, tome 1.
  • Tlili B. (1994), À l’aube du mouvement des réformes à Tunis : un important document de Ahmed Ibn Abi Dhiaf sur le féminisme (1856), Tunis, Publications de l’Université de Tunis, série histoire, vol. XV.
  • Vedel G. (1991), « Les droits de l’homme. Quels droits ? Quel homme ? », Mélanges offerts à René Jean Dupuy, Paris, LGDJ, 1991.
  • Viennot E. (1994), « Parité : les féministes entre défis politiques et révolution culturelle », Nouvelles Questions Féministes, vol. 15, n° 4, p. 65-89.

Notes

  • [1]
    Professeure en droit public, faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.
  • [2]
    Ce mouvement est apparu au début des années 1980 sous le nom de MTI (Mouvement de la tendance islamique). Il a été légalisé et reconnu en 2011.
  • [3]
    Congrès pour la République dirigé par l’ex-président de la République Moncef Marzouki.
  • [4]
    Mariage coutumier : orfi.
  • [5]
    PNUD, Rapport sur le développement humain 2013, « L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », New York, 2013.
  • [6]
    ESCAW, « Survey of economic and social developments in the Arab region 2012-2013 », E/ESCWA/EDGD/2013/3.
  • [7]
  • [8]
    Décret-loi n° 2011/35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une Assemblée constituante.
  • [9]
    Instance créée en 2011 pour assurer la transition démocratique.
  • [10]
    Tunisie, ministère des Affaires de la femme, de la famille, de l’enfance et des personnes âgées, cinquième et sixième rapports combinés de la Tunisie sur l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 2010, CEDAW/C/TUN/6.
  • [11]
    Il s’agit de l’ancienne présidente de l’Association des magistrats tunisiens, Mme Khalthoum Kennou, mais dont le programme n’a pas inclus de questions propres aux femmes.
  • [12]
    Aux élections législatives de 2014, les femmes n’ont occupé que 12 % des têtes de listes et sont représentées à raison de 33 % des sièges à l’Assemblée des représentants du peuple. www.ISIE.nat.tn.rapport final des élections.
  • [13]
    Ezzedine Mayoufi, « Un coup dur pour la parité », Echaab, 3 décembre 2011 (en arabe).
  • [14]
    Au final, quatre projets de Constitution sont apparus depuis le mois d’août 2012 jusqu’au mois de juin 2013.
  • [15]
    Voir le site Marsad.tn et Thierry Bresillon, « Tunisie : la charia inscrite dans la nouvelle Constitution », Rue 89, 2 mars 2012.
  • [16]
    Hafidha Chekir, « Universalité et spécificité autour des droits des femmes en Tunisie », communication présentée à la table ronde sur « Liberalism, republicanism - Women’s rights, the issue of the Islamic veil », 21 novembre 2001, université de Ferrare, département de droit.
  • [17]
    Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. <www.treaties.un.org>
  • [18]
    Au xixe siècle, le mouvement réformiste est apparu dans le prolongement de la pensée moderniste et a appelé à l’élaboration d’une Constitution écrite fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs, à la promotion des femmes et à leur scolarisation. Parmi les plus connus de ce mouvement nous pouvons citer Tahar Haddad qui rédigea un livre en 1930, intitulé « Notre femme entre la législation et la société » en arabe et qui rencontra une très forte résistance de la part des mouvements religieux.
  • [19]
    La première génération du mouvement réformiste, influencé par le mouvement réformiste égyptien, se créa autour d’Ahmed Ibn Abi Dhiaf et Ahmed Kheireddine [Tlili, 1994, p. 95].
  • [20]
    Texte du ministre de la Justice de l’époque (Ahmed Mestiri) publié le 13 août 1956 à l’occasion de la promulgation du code RJL1975.
  • [21]
    Loi n° 57-3 du 1er août 1957 réglementant l’état civil.
  • [22]
    Loi n° 58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle officieuse et à l’adoption.
  • [23]
    Code pénal, article 214.
  • [24]
    Loi n° 58-118 du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement.
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