Notes
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[1]
Agroéconomiste, département économie de l’Institut de l’élevage.
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[2]
Les « grains » englobaient également à l’origine le soja, mais cette production a peu à peu été enlevée de la définition officielle.
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[3]
Mode d’organisation de la production dans lequel les divers stades de production et distribution sont sous une seule autorité. Dans le cas chinois, les entreprises de transformation de produits agroalimentaire contrôlent peu à peu la production agricole.
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[4]
Le contingent tarifaire s’applique aux produits contingentés pour lesquels le taux de droits à l’importation est plus faible que les produits hors contingent. Dans le cas du maïs, du blé et du riz, les droits de douane chinois sont compris entre 2 % et 4 % au sein du contingent pour des volumes variant entre 5 et 9 millions de tonnes, et peuvent monter jusqu’à 65 % hors contingent.
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[5]
La Chine est le premier consommateur d’engrais au monde, avec plus de 55 millions de tonnes en 2010, un chiffre qui aurait plus que doublé depuis 1990, contre moins de 30 millions pour l’Inde qui se classe en deuxième position. Des études montrent que le volume d’engrais (NPK) à l’hectare dépasse souvent les 500 kg [Zhou et al., 2010], soit quatre fois plus qu’aux États-Unis.
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[6]
L’urbanisation et les infrastructures, les catastrophes naturelles, les projets de conservation écologique et la conversion de terres (en plantations, bassins aquacoles, forêts et prairies).
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[7]
D’une part, les formes que peuvent prendre ces actions sont diverses : dons, prêts, investissements directs dans les infrastructures ou la terre, location de terrains... D’autre part, les sources d’information pour apprécier l’ampleur des initiatives chinoises sont multiples et partielles (Land Matrix, Bulletin statistique des investissements chinois à l’étranger, base de données de l’Heritage Foundation...).
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[8]
Ces chiffres prennent en compte l’investissement de 100000 ha au Zimbabwe qui a semble-
t-il été abandonné.
1 La construction de la puissance chinoise repose sur une dépendance croissante vis-à-vis de l’étranger. Plus puissante, la Chine est en effet paradoxalement moins souveraine car plus dépendante de l’extérieur. Cette évolution concerne notamment les matières premières, malgré des productions intérieures importantes. Si l’énergie fait l’objet d’attentions particulières et d’études géopolitiques depuis plusieurs années, l’alimentation n’est pas encore l’objet de nombreuses publications. Or la croissance économique chinoise a pour conséquence une évolution rapide du régime alimentaire des Chinois, ainsi que des contraintes grandissantes handicapant la production agricole (urbanisation, pollution...).
2 La politique agricole chinoise repose sur deux grands objectifs stratégiques : la sécurité alimentaire du pays, qui en Chine passe par l’autosuffisance en produits stratégiques (grains qui, pour Pékin, comprennent les céréales et les tubercules [2]) fixée à 95 %, et l’augmentation des revenus des ruraux, cruciale pour maintenir la stabilité politique et sociale. Cependant, depuis quelques années, l’écart grandissant entre la production et la consommation alimentaire du pays risque de placer la Chine dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’extérieur et de menacer aussi bien sa stabilité intérieure que sa volonté de devenir la première puissance mondiale.
3 La question est alors de savoir quelles actions mène la Chine pour résoudre ce problème et quelles en sont les conséquences géopolitiques. Car les orientations chinoises font entrer le pays de plain-pied dans les rivalités de pouvoir autour des ressources : accès aux ressources naturelles, aux technologies, aux produits agricoles... Si « pour contrôler le monde, il faut maîtriser les objets du monde, les moyens de survie du monde, et donc des ressources lui permettant de survivre » [Gabriel-Oyhamburu, 2010], la dépendance de la Chine en matière alimentaire a alors des résonances au-delà des simples questions agricoles et l’issue de la lutte pour la sécurisation des ressources alimentaires pourrait influer sur la trajectoire de montée en puissance de l’empire du Milieu sur la scène internationale.
Le défi : nourrir la population
4 Si la Chine, jusqu’au milieu des années 2000, a globalement pu subvenir à ses besoins alimentaires, l’évolution rapide du régime alimentaire chinois a placé l’agriculture face à ses limites.
Une politique agricole entre succès et défis nouveaux
5 Il faut rappeler que, d’une part, la politique agricole chinoise depuis 1949 n’a pas toujours eu pour objectif de satisfaire les consommations alimentaires de la population et que, d’autre part, le milieu rural n’a pas toujours été au centre des politiques économiques chinoises.
6 En effet, bien que la révolution qui porte Mao Zedong au pouvoir en 1949 ait reposé très largement sur les masses paysannes, elle ne peut pour autant être qualifiée de « révolution paysanne » [Bianco, 2005]. Comme dans d’autres processus révolutionnaires, à commencer par la Révolution française, les paysans chinois ont participé et permis la réussite d’une entreprise voulue et dirigée par une élite urbaine. Mais ils n’ont pas bénéficié de ce changement de régime car, peu de temps après leur arrivée au pouvoir, les dirigeants communistes ont assigné aux paysans le rôle principal de dégager des ressources pour l’industrialisation du pays, en transférant le surplus agricole vers les villes et l’industrie. Soumise à une collectivisation forcée en 1955-1956, l’agriculture chinoise n’a que peu rempli les rôles qui lui sont traditionnellement dévolus dans un pays en développement [Johnston, Mellor, 1961]. Ainsi, si l’accroissement des productions agricoles a permis d’augmenter la disponibilité en calories par habitant, le régime alimentaire n’a que peu évolué, restant centré sur la consommation de grains. En effet, la structure de l’agriculture chinoise n’a elle-même que très peu évolué, la part des grains dans la surface agricole et dans la valeur ajoutée de l’agriculture restant ultra-majoritaire. En outre, les importations de céréales étaient régulières entre 1973 et 1980. Pendant cette période, l’exode rural est presque inexistant, notamment à cause du système du hukou (carte de résidence qui donne à son possesseur certains droits, selon que ce dernier est urbain ou rural), limitant toute migration rurale. De plus, la hausse des revenus en milieu rural a été rendue impossible par les bas prix fixés par les autorités et le manque d’incitation à augmenter la production.
7 On sait que deux ans après la mort de Mao Zedong, en 1978, la politique économique chinoise a marqué un tournant avec la prise du pouvoir par Deng Xiaoping. La ligne réformatrice du « Petit timonier » a convaincu, bien que difficilement, de la nécessité d’évoluer et de permettre à la Chine de sortir de l’inefficacité de la planification, de la stagnation du niveau de vie et de la trop lente croissance de l’agriculture. La conjonction d’une classe politique éprouvée par trois décennies de « révolution » et d’une population pauvre et en rupture avec ses gouvernants semble avoir été l’élément déclencheur de cette nouvelle orientation [Rocca, 2010]. Dans le cadre de cette politique, dite « de réforme et d’ouverture », les réformes ont pris deux directions : de l’agriculture collective à l’agriculture privée ; de la planification de la production à l’allocation des ressources (travail et capital, à l’exception de la terre) en fonction du marché. La première phase des réformes s’est concentrée sur les institutions et les prix, afin de fournir des incitations aux agriculteurs, ce dont ils avaient manqué au cours de la période précédente. Les communes populaires furent progressivement démantelées et le système de responsabilisation des ménages s’est répandu à travers le pays, laissant théoriquement le choix des productions aux producteurs. La terre, propriété collective, a été assignée aux ménages pour une durée de quinze ans, portée ensuite à trente ans. Dans le même temps, les prix payés aux producteurs ont été relevés par les autorités dans le but de les inciter à développer les productions et d’augmenter leurs revenus. Une politique de développement des industries rurales (entreprises des bourgs et des cantons) a été lancée en parallèle pour créer des emplois non agricoles et mettre sur pied un nouveau relais de développement économique. À partir de 1984, la deuxième phase des réformes s’est attachée à libéraliser le commerce des produits agricoles. Les produits de deuxième catégorie (fruits, légumes, produits animaux...) ont pu se vendre librement sur les marchés et les quotas afférents ont été supprimés. Seuls les grains, qui constituaient la première catégorie de produits avec le coton, sont restés sous contrôle de l’État jusqu’en 2004. L’ensemble de ces réformes a permis d’obtenir des succès en termes de production et d’alimentation mais également en termes de hausse du niveau de vie dans les campagnes.
8 Ces premières réformes, dont l’agriculture et le milieu rural ont pleinement bénéficié, ont été suivies au début des années 1990 par des orientations économiques centrées sur l’industrie et les villes [Colin, 2006], avec comme objectif premier l’augmentation du PIB sur la frange côtière de l’est du pays. Le délaissement des campagnes qui en a découlé a pu s’observer à travers plusieurs critères : l’écart de revenus entre les ruraux et les urbains qui n’a cessé de s’accroître pour atteindre le ratio de 1 à 3, le manque de financement pour les écoles rurales et les systèmes de pension ruraux, le développement des villes au détriment des ressources en eau et en terres des campagnes... Ces frustrations se sont mues en colère et parfois en émeutes à partir des années 1990, notamment dans les zones périurbaines, faisant craindre la constitution de forces de contestation menaçantes [Colin, 2006]. En outre, l’entrée de la Chine dans l’OMC en décembre 2001 a ouvert les frontières chinoises et mis en concurrence les produits locaux avec les produits importés, notamment agricoles.
9 Pour ces raisons, la nouvelle direction du Parti communiste chinois arrivée en 2002 a décidé de rompre avec la politique uniquement tournée vers l’augmentation du PIB mise en œuvre par l’équipe précédente. L’agriculture et le milieu rural ont été replacés au premier rang des politiques chinoises et le développement du centre et de l’ouest du pays encouragé. Depuis 2004, tous les « documents n° 1 », publiés chaque année conjointement par le Parti communiste et le gouvernement chinois fin janvier, qui sont la déclaration d’orientation politique annuelle, ont été consacrés à l’agriculture et au milieu rural, pointant l’intérêt que les autorités chinoises portent à ce secteur. En outre, la principale priorité du XIe plan quinquennal (2006- 2010) était de construire une « nouvelle campagne socialiste », point de départ de la nouvelle politique dédiée au monde rural. Les taxes qui pesaient sur les agriculteurs ont été supprimées et les subventions à la production agricole se sont multipliées. Des travaux d’infrastructure, des projets de gratuité des écoles et de création de régimes publics d’assurance santé ont été lancés. L’ensemble de ces réformes a permis d’obtenir des succès en termes de production et de réduire un peu l’écart de niveaux de vie et de services entre les villes et les campagnes.
Enrichissement du régime alimentaire chinois
10 L’évolution économique et agricole de la Chine a eu des répercussions fulgurantes sur les consommations alimentaires des Chinois.
11 Le régime traditionnel chinois était composé d’une part importante de féculents, associés en moindres quantités à des légumes et des produits animaux, et d’un apport de lipides limité. Ce régime s’est considérablement modifié au cours des cinquante dernières années en suivant globalement, avec du retard, les évolutions connues en Europe et en France. Au lendemain du « Grand Bond en avant », à l’orée des années 1960, les disponibilités annuelles par habitant étaient de moins de 1500 kcal, selon les données de la FAO, et les végétaux (céréales, racines amylacées, légumineuses sèches) en constituaient l’essentiel. Jusqu’à la fin de la période maoïste, les disponibilités annuelles ont progressé (+ 40 %), sans que le régime alimentaire en soit réellement modifié.
12 Avec l’ouverture économique de la Chine au tout début des années 1980, qui a contribué à l’augmentation des revenus, une seconde étape, la transition nutritionnelle, se caractérisant par une modification importante de la structure du régime alimentaire, a pu avoir lieu. Les consommateurs chinois sont passés d’une alimentation uniquement centrée sur le végétal à une alimentation variée où la part de l’animal a pris une place importante. La progression des disponibilités, au cours des années 1980 et surtout 1990, est entièrement due à la hausse des disponibilités en denrées d’origine animale (y compris d’origine aquatique), qui auraient été multipliées par 5 entre 1978 et 2011. Ainsi la Chine consommerait aujourd’hui deux fois plus de viande que les États-Unis, d’après le Earth Policy Institute, ce qui décuple les besoins en calories végétales qu’il faut produire ou importer.
13 Cette évolution de la consommation s’explique également par l’urbanisation ainsi que par les efforts des autorités chinoises pour promouvoir certains produits comme le lait. Cette tendance devrait se poursuivre car le gouvernement, soucieux de développer la consommation intérieure, souhaite accroître le pouvoir d’achat. Il incite ainsi à des hausses de salaires, accorde des subventions pour les repas des écoliers en milieu rural, tente de mettre en place des systèmes d’assurance sociale afin de libérer l’épargne des ménages ruraux, encore très nombreux, et a d’ores et déjà allégé le fardeau de taxes imposées par les autorités locales aux agriculteurs.
Une production qui ne suit plus la demande alimentaire
14 Cependant, cette évolution de la ration alimentaire chinoise commence à se faire sentir sur le plan de la sécurité alimentaire du pays. L’objectif d’autosuffisance fixé en 1996 (95 % des grains, soja mis à part) par les autorités chinoises est chaque année plus difficile à atteindre, le volume de productions agricoles à fournir pour satisfaire la demande ne cessant d’augmenter. L’explosion du déficit commercial agricole et agroalimentaire chinois – 50 milliards de dollars en 2013 – en est la preuve. La production locale de céréales (riz, blé, maïs) fournissait moins de 98 % des besoins nationaux en 2012 contre plus de 100 % au début des années 2000, et seulement 88 % en ajoutant le soja. La Chine importe également près de 20 % de ses besoins en produits laitiers.
15 La politique agricole chinoise induit également des contreparties gênantes. Le volet agricole du XIIe plan quinquennal (2011-2015) confirme l’orientation vers une agriculture « moderne », c’est-à-dire une agriculture basée sur des exploitations de grande taille, spécialisées, commerciales et dans laquelle l’intégration verticale [3] est encouragée. Cette concentration a surtout lieu dans les secteurs porcin et laitier (outre celui des céréales) où les méthodes d’élevage évoluent, éliminant ainsi les élevages d’arrière-cour et contribuant fortement à la hausse des importations chinoises de fèves de soja et aux achats récents de maïs et de blé. Pour y répondre, la production industrielle d’alimentation animale, très liée aux importations, a été ainsi multipliée par six depuis 1990. En 2010, un rapport de la China Livestock and Veterinary Association estimait que 40 % des grains étaient utilisés pour l’alimentation animale, soit un total de 200 millions de tonnes [GEB-Institut de l’Élevage, 2013].
16 Du fait de l’écart qui se creuse entre production et consommation, la stratégie agricole chinoise consiste d’abord à augmenter les volumes de production en produits stratégiques (céréales) afin de ne pas descendre sous les 95 % d’autosuffisance et à concentrer les efforts sur ces cultures au détriment d’autres produits. Mais cette stratégie se heurte à un certain nombre de contraintes.
17 Ainsi, la volonté de rester autosuffisant en soja, produit moins déterminant pour la sécurité alimentaire, a été abandonnée à la fin des années 1990. L’accord d’entrée dans l’OMC en 2001 entérine un droit de douane de 3 % appliqué au soja, alors que des contingents tarifaires [4] ont été obtenus pour les céréales (maïs, blé, riz) permettant de protéger le marché intérieur. La production de soja, en volume ou en surface cultivée, n’a ainsi cessé de diminuer, tandis que les importations ont augmenté, accaparant en 2013 plus de 60 % des volumes échangés sur le marché international.
18 En 2013, le ministre chinois de l’Agriculture a déclaré que le maïs ne devait pas devenir un « deuxième soja », signifiant que la Chine ne devait pas devenir dépendante des importations pour satisfaire sa demande en maïs comme elle l’est actuellement pour le soja. Les importations chinoises de maïs ont en effet fortement progressé ces dernières années, pour atteindre 5,2 millions de tonnes en 2012, avant de retomber en 2013. Les efforts des autorités portent donc notamment sur la production de maïs, plus soutenue et plus profitable que celle de soja. Les deux plantes, majoritairement cultivées dans le nord-est de la Chine, sont en concurrence pour les terres mais également pour l’eau, dont les besoins pour le maïs sont importants.
L’eau et la terre au cœur des rivalités
19 Le développement de l’agriculture chinoise est en effet confronté à des contraintes hydriques de plus en plus prégnantes. Bien que la Chine possède le cinquième des réserves d’eau au niveau mondial, le volume annuel par habitant est probablement proche de 2000 m3 [Khan et al., 2009] (pour une moyenne mondiale de 6200 m3/an/hab). Mais là n’est pas le plus gênant car on se trouve encore au-delà du stress hydrique défini par l’hydrologue Falkenmark. En revanche, les ressources en eau sont surtout géographiquement mal réparties et sans rapport avec les ressources foncières : le nord de la Chine, qui possède deux tiers des terres arables, ne dispose en effet que d’un cinquième des ressources en eau du pays [Khan et al., 2009]. Et certaines régions, comme le bassin du fleuve Jaune ou le bassin Hai-Luan, affichent des volumes bien en dessous de ce qui est considéré par Falkenmark comme le niveau de pénurie (1000 m3/hab). Les nappes phréatiques s’épuisent et les effets du changement climatique risquent d’aggraver encore la situation en réduisant les précipitations dans le nord du pays. Qui plus est, la qualité de l’eau pose également problème : 25 % des tests effectués le long de la rivière Yangzi et du fleuve Jaune ont révélé des eaux impropres à l’irrigation [Roberts, 2009]. Et l’agriculture chinoise, qui utilise 60 % des ressources en eau pour irriguer plus de 50 % des terres cultivées (63 millions d’hectares en 2012), représenterait également une part de plus en plus importante de la pollution des eaux de surface [Mateo-Sagasta et al., 2013].
20 Les besoins en eau ont surtout été traités par la politique de l’offre, consistant à en trouver toujours plus pour satisfaire les besoins, même si la gestion de la demande commence à être prise en compte par les autorités chinoises à travers des investissements importants dans les systèmes d’irrigation et le développement de nouvelles techniques, notamment avec l’appui d’Israël. La politique de l’offre en eau n’est pas pour autant abandonnée, loin s’en faut, et cette recherche d’eau revêt parfois des enjeux de géopolitique intérieure ou extérieure.
21 Les deux zones dans lesquelles les risques géopolitiques, internes et externes, liés à l’eau se révèlent les plus importants sont les provinces du Tibet et du Qinghai et celle du Xinjiang. La première région (Tibet et Qinghai), considérée comme le château d’eau de l’Asie, est le berceau des principaux fleuves asiatiques (Brahmapoutre, Mékong, Indus, fleuve Bleu [Yangtze], fleuve Jaune) qui traversent tous la Chine. La deuxième regorge de ressources naturelles (gaz, pétrole, charbon, mais également terres agricoles), indispensables à la croissance économique du pays et dont l’exploitation nécessite de grandes quantités d’eau qui doivent être trouvées en dehors de ses frontières provinciales. Or ces deux zones sont régulièrement le lieu de manifestations hostiles à la présence chinoise. La politique de fermeté de Pékin vis-à-vis de ces deux provinces doit donc se lire en prenant aussi en compte la problématique hydrique.
22 Un des plus gros projets hydrauliques implique les deux plus grands fleuves chinois (fleuve Bleu et fleuve Jaune) prenant leur source au Tibet-Qinghai. Il prévoit d’amener de l’eau du sud du pays au nord, à travers trois canaux, pour y favoriser notamment l’irrigation de la plus grande réserve de terres arables. Pour l’heure, seules les conduites les plus occidentales, reliant le fleuve Bleu au fleuve Jaune, sont en passe d’être achevées, la réalisation de la conduite orientale n’étant pas prévue avant 2050.
23 Si ce projet titanesque n’aura pas de conséquences directes en dehors de ses frontières, la gestion de la problématique hydrique par la Chine sur d’autres fleuves prenant leur source au Tibet-Qinghai peut avoir des répercussions sur les relations qu’elle entretient avec ses voisins au sud. Les litiges concernent en particulier les pays situés en aval des bassins du Brahmapoutre (Inde et Bangladesh) et du Mékong (Laos, Cambodge et Vietnam). Pour l’instant, ils sont surtout liés aux velléités chinoises de construire des barrages hydroélectriques sans tenir compte des besoins des pays traversés par ces fleuves. Mais la crainte des pays en aval concerne désormais les ouvrages de détournement des eaux en vue d’assouvir les besoins en eau potable et en irrigation des provinces septentrionales. Il faut dire que les autorités chinoises évoquent l’idée de détourner une partie des eaux du Mékong pour compenser les dérivations du Yangzi à travers les trois canaux, et d’une partie du Brahmapoutre vers le Xinjiang, la Chine voulant conquérir son ouest. La mise en valeur des ressources du Xinjiang est, on l’a vu, une des priorités des autorités chinoises. Or cette province, en grande partie aride, produit 50 % du coton chinois, près de 50 % de la betterave et 20 % du raisin. L’augmentation des volumes d’eau disponibles passe par l’utilisation des fleuves Ili et Irtych, qui alimentent également le Kazakhstan. Ce voisin de la Chine s’inquiète de ces prélèvements alors qu’il a lui-même besoin de davantage d’eau pour le développement de ses régions Est et Nord. Mais la politique chinoise est également dictée par sa dépendance au gaz et au pétrole du Kazakhstan.
24 Le bassin transfontalier de l’Amour pose également un problème. L’extension de l’agriculture et des surfaces irriguées dans le Heilongjiang (province située au nord-est de la Chine, à la frontière avec la Russie, forte productrice de maïs et de soja, cultures consommatrices d’eau), avec le développement de l’urbanisation, a entraîné une baisse du niveau de la rivière Songhua, affluent du fleuve Amour, partagé entre la Chine et la Russie. Or le fleuve Amour est déjà le lieu d’une pollution inquiétante issue de l’industrie et de l’agriculture chinoises et source de tension entre les deux pays. La pollution devrait s’aggraver si le débit du fleuve tend à se réduire. D’autant que la Chine a l’idée de détourner une partie des eaux d’un affluent de la Songhua vers le bassin de la Liao (province du Liaoning, située au sud du Heilongjiang), dont la demande progresse rapidement.
LES ENJEUX GÉOPOLITIQUES DE L’EAU
LES ENJEUX GÉOPOLITIQUES DE L’EAU
25 Pour l’heure, la Chine a refusé de signer la convention des Nations unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, qui fournit une base aux arbitrages hydropolitiques. Plutôt que par le droit international, le gouvernement chinois préfère gérer les relations avec ses voisins sur la base de discussions et d’accord bilatéraux où il se trouve souvent en position de force, ce qui situe la Chine parmi les puissances hydro-hégémoniques nommées ainsi par Mark Zeitoun.
Des ressources en terres limitées et à l’origine de conflits sociaux
26 La ressource en terre est également problématique. La Chine possède environ 8 % des terres cultivables de la planète pour nourrir 19 % de la population mondiale. Or non seulement les deux tiers du territoire chinois sont situés à une altitude supérieure à 1000 mètres, mais l’urbanisation et la désertification grignotent les terres année après année. Les autorités chinoises ont fixé un seuil minimum des surfaces cultivées à 120 millions d’hectares pour maintenir les 95 % d’autosuffisance en grains. Mais la Chine aurait perdu plus de 8 millions d’hectares de terres depuis 1997 [Chaumet et Pouch, 2014]. Certes, l’augmentation des productions végétales a pu avoir lieu grâce à l’application de doses d’engrais très élevées [5]. Mais une partie importante des terres agricoles sont dégradées par l’usage excessif d’engrais ou polluées (métaux lourds...). En décembre 2013, les autorités chinoises ont elles-mêmes annoncé que 3,33 millions de ha, soit un peu moins de 3 % des surfaces cultivées, sont trop pollués pour être cultivés. Ajoutons à cela que, selon des rapports officiels chinois, 90 % des pâturages seraient dégradés, de manière plus ou moins importante.
27 Parmi toutes les causes [6] pouvant expliquer le recul des terres cultivées ces dernières années, le projet de conservation écologique « Grain for Green », achevé en 2010, a été la plus importante. Ce projet a pour but principal de prévenir l’érosion des sols en restaurant les forêts et les prairies dans les zones vulnérables. Commencé en 1999, le projet a pris toute son ampleur en 2002, dans vingt-cinq provinces et régions autonomes, touchant 30 millions de ménages ruraux. Près de 15 millions d’hectares devaient être convertis mais, en 2012, seuls un peu moins de 10 millions l’ont été, dont 9 millions en forêts et 0,6 million en prairies [Song et al., 2014]. Ainsi, la restauration écologique aurait représenté près de 60 % des terres cultivées disparues entre 1997 et 2008 [Lu et Huang, 2010]. Pourtant, ce projet n’a pas véritablement affecté la production agricole chinoise car les terres converties étaient principalement des terres pentues dans des régions éloignées et montagneuses aux rendements faibles comparés à ceux des terres toujours en culture.
28 L’urbanisation et l’industrialisation ont été le deuxième facteur de disparition des terres cultivées avec 20 % des terres disparues entre 1997 et 2008 [Lu et Huang, 2010], soit près de 2,5 millions d’hectares. En 2012, plus de 52 % de la population du pays vivait en zone urbaine, soit près de 712 millions d’habitants, et les autorités prévoient 70 % d’urbains en 2025 tandis que la croissance chinoise, bien que ralentie, devra trouver de nouveaux espaces pour ses industries.
29 Deux facteurs ont notamment contribué à cet accaparement de terres destiné à satisfaire la croissance économique D’abord, la difficulté des agriculteurs à faire respecter leurs droits sur les terres qu’ils cultivent. Depuis le début des années 1980, le système collectiviste de production (communes populaires) a été progressivement abandonné mais la terre, en qualité de facteur de production, est restée propriété collective à travers les collectivités rurales, qui disposent du droit de transférer la propriété des terres (nue-propriété). Les agriculteurs chinois disposent donc de droits d’usage dont la durée officielle est de trente ans, qui peuvent être assimilés à des baux emphytéotiques. Ils possèdent ainsi le droit de cultiver leurs terres et d’utiliser les fruits de leur travail ainsi que de transférer leurs droits d’usage tant que la terre reste à vocation agricole. Mais ces droits sont peu respectés par les gouvernements locaux qui jouent du flou de la réglementation. En effet, si la Constitution chinoise mentionne que la terre rurale est propriété collective, elle ne précise pas quel niveau d’organisation collective est réellement propriétaire (le village ou le niveau supérieur, le canton). En outre, l’accès à la terre n’est pas formalisé, beaucoup de terres n’étant pas enregistrées et le cadastre n’existant pas [Ho et Dideron, 2010]. Enfin, les tentatives de faire appel aux autorités centrales de Pékin pour échapper au rapport de force déséquilibré entre les gouvernements locaux et les agriculteurs sont rarement couronnées de succès.
30 Le deuxième facteur est lié à la réforme fiscale intervenue dans les années 1990 qui a privé les gouvernements locaux d’une partie de leurs ressources au profit de l’État central. Afin de récupérer de l’argent, les autorités locales ont utilisé la modification du statut foncier des terres agricoles en terres constructibles et les transferts de droits d’usage foncier à leur avantage. Ainsi, en restreignant les surfaces à transférer à des fins résidentielles, les gouvernements locaux ont participé à l’augmentation des prix et ont récupéré de l’argent en dédommageant faiblement les collectivités. À l’inverse, afin d’attirer les industriels et étendre l’assiette fiscale locale, les gouvernements ont proposé les terres à usage industriel à des prix très bas. Ces transferts sont d’autant plus difficiles à accepter pour les agriculteurs qu’environ 10 % des conversions de terres seraient illégales [World Bank et CDRC, 2014], les industriels et les gouvernements utilisant parfois la force pour arriver à leurs fins.
31 Ces accaparements de terres ou les faibles dédommagements liés aux rachats de droits d’utilisation des agriculteurs sont à l’origine d’une grande partie des « incidents de masse » qui enflamment périodiquement les campagnes chinoises. Ceux-ci, qui réunissent des centaines voire des milliers de protestataires, auraient été multipliés par 10 entre 1993 et 2005 pour afficher 87000 incidents, et auraient atteint 187000 en 2010 dont 65 % auraient eu pour origine des différends fonciers [Colin, 2013]. Ces confrontations régulières, qui font peser localement un risque de déstabilisation et alimentent le ressentiment envers le mode de gouvernance du pays, ont poussé les autorités centrales à agir. Leur force de persuasion auprès des gouvernements locaux étant limitée, les autorités centrales ont, tout en gardant le cadre d’une propriété collective, renforcé les droits réels des ruraux sur les terres et assoupli les conditions de transfert de droit d’usage des terres. Début 2014, plusieurs moyens ont été recensés pour faciliter ces transferts : la mise en place d’un cadastre foncier afin de clarifier les titres d’usufruit du foncier, le durcissement des conditions d’accès des entreprises commerciales et industrielles aux terres agricoles (y compris les forêts et les pâturages), ainsi qu’un système de surveillance de ces acquisitions.
32 Mais le débat reste vif en Chine au sein des autorités chinoises et des milieux universitaires entre les partisans de la privatisation des terres et ceux du statu quo. Certains soutiennent que l’agrandissement des exploitations est une condition nécessaire à la modernisation de l’agriculture chinoise, à l’élévation des revenus des agriculteurs pouvant cultiver des surfaces plus grandes. Et pour ceux qui vendent leurs terres, la transaction fournit un pécule pour s’installer en ville. D’autres, au contraire, argumentent sur le filet de sécurité que représentent les terres pour les familles rurales en l’absence de sécurité sociale et de bonnes indemnisations chômage, tout en mettant en garde contre un exode rural massif et incontrôlé.
Le salut alimentaire se trouve-t-il à l’extérieur ?
33 Ces contraintes foncières et hydriques limitant les augmentations de production, la Chine concentre donc sa production sur les produits stratégiques et commence à rechercher en dehors du pays les autres denrées dont elle a besoin. Il y a bien sûr la voie des marchés internationaux, mais cette stratégie place le pays dans une situation de dépendance progressive. La Chine cherche donc aussi à sécuriser ses approvisionnements à la source.
Une dépendance croissante aux marchés internationaux
34 En tenant compte des rendements actuels, la Chine doit trouver 30 millions d’hectares pour compenser les importations de céréales et de soja (2,5 millions d’hectares si seules les céréales sont prises en compte). Or, si les autorités chinoises ont engagé un combat pour maintenir les surfaces cultivées au-dessus des 120 millions d’hectares, il semble illusoire d’espérer augmenter sensiblement les terres mises en culture. Le pays doit donc se tourner vers les marchés extérieurs.
35 Ainsi, le déficit commercial agricole et alimentaire chinois ne cesse de se creuser depuis 2004 et atteint 50 milliards de dollars en 2013. Si les exportations progressent depuis l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, le rythme des importations lui est très largement supérieur (multiplication par 9 depuis 2001 pour atteindre 110 milliards d’euros en 2013).
36 En 2013, le soja représentait près du tiers des importations chinoises agricoles et agroalimentaires, loin devant le coton. La Chine importe 80 % de sa consommation de soja, une dépendance difficile à réduire puisque 4/5 de sa capacité de trituration sont aux mains de capitaux étrangers qui favorisent l’utilisation de soja importé. La dépendance chinoise en soja est forte vis-à-vis de deux pays : les États-Unis et le Brésil qui fournissent 85 % des importations chinoises. Mais la dépendance est réciproque car la Chine achète à ces deux pays plus de la moitié de leurs ventes de soja sur le marché international. Cette situation inquiète d’ailleurs le gouvernement brésilien qui souhaiterait diversifier ses destinations.
37 Si les importations de maïs ne représentent que moins de 3 % de la consommation chinoise, 95 % du volume importé proviennent des États-Unis. De leur côté, les importations de foin (plus de 450000 tonnes en 2012, en immense majorité achetées aux États-Unis) confirment la dépendance chinoise grandissante dans le domaine de l’alimentation animale. Bien que la volonté de rester autosuffisant en produits animaux ait été affichée, la concrétisation de cet objectif paraît ainsi de moins en moins réalisable. Si les importations de viande de porc représentent seulement 1 % de la consommation chinoise, en 2013, celles de viande bovine dépassent les 5 % et celles de produits laitiers atteignent près de 20 %.
38 Au final, les achats chinois reposent sur un nombre limité de fournisseurs, accentuant encore la dépendance du pays. Trois pays – les États-Unis (23 %), le Brésil (19 %) et l’Australie (7 %) – fournissent la moitié des produits agricoles et agroalimentaires importés par la Chine. Les achats chinois s’effectuent à plus de 50 % auprès de pays de l’OCDE et seulement à un peu plus de 20 % auprès des BRICS. Une des stratégies de la Chine est donc de chercher à diversifier ses approvisionnements en ouvrant plus grand ses frontières, afin de ne pas dépendre de quelques pays, concurrents en matière économique et politique sur la scène internationale.
39 Les achats sur les marchés internationaux ont également le désavantage d’exposer le pays à l’instabilité des prix, extrêmement forte ces dernières années, et qui pourraient se répercuter sur le marché intérieur.
Un développement croissant du contrôle des ressources à l’étranger
40 Dans le but d’éviter la trop grande dépendance aux marchés internationaux, l’autre stratégie mise en œuvre par la Chine consiste à sécuriser ses approvisionnements, en contrôlant la production dans d’autres pays et en limitant le nombre d’intermédiaires. On sait cette stratégie en développement rapide depuis une dizaine d’années, néanmoins il est très difficile de connaître de manière exhaustive l’ensemble des projets agricoles chinois à l’étranger [7].
Un intérêt ancien et limité pour les agricultures étrangères
41 L’intérêt des Chinois pour les agricultures étrangères n’est cependant pas récent. Dans les années 1960-1980, des programmes d’assistance ont été lancés dans des pays comme le Cambodge mais également le Vietnam ou le Mali, l’Afrique prenant peu à peu une place prépondérante. Ils prenaient la forme de grandes fermes d’État, au sein desquelles des équipes chinoises formaient les locaux. Ces actions avaient également un but diplomatique, notamment lorsque la République populaire de Chine (RPC) avait repris la gestion des fermes initiées par Taiwan en manque de reconnaissance, puis abandonnées lors de la rupture des relations diplomatiques entre les pays africains et l’île, consécutives à la reconnaissance officielle de la RPC. Les années 1990 virent le développement d’activités à but lucratif, avec l’achat de terres, notamment en Australie, au Mexique, en Afrique, etc., par de grandes entreprises comme par de petits entrepreneurs. Les récoltes issues de ces projets étaient la plupart du temps destinées à être commercialisées sur place, auprès des populations locales et non à être envoyées en Chine.
42 Au début des années 2000, la stratégie dite de « sortie » (zou chuqu en chinois) a donné un nouvel élan à ces initiatives. Cette stratégie a été une étape supplémentaire dans le développement économique chinois, après les ventes directes à l’étranger et la signature de contrats (surtout infrastructures). Elle a été initiée pour encourager notamment les investissements chinois, d’entreprises privées ou publiques, à l’étranger et concerne tous les secteurs économiques. Ainsi, de moins de 5 milliards par an en 2003, les investissements directs étrangers (IDE) chinois ont atteint 90 milliards en 2012.
43 La déclinaison de cette politique dans le secteur agricole date du milieu des années 2000. Les projets chinois à l’étranger ont donc connu une accélération, notamment du fait de grosses entreprises privées ou étatiques, comme le Chongqing Grain Group ou le Beidahuang Nongken Group, à travers des achats et l’établissement de co-entreprises... Récemment, le fonds souverain chinois a annoncé une réorientation des cibles vers l’agriculture (irrigation et alimentation animale notamment) après avoir effectué des placements dans des fonds d’investissement et dans l’énergie et les mines. Elle confirme la place essentielle des investissements agricoles chinois à l’étranger et donc l’intérêt croissant des autorités chinoises pour cette stratégie.
44 Il est intéressant de remarquer que les produits concernés par ces projets ne concernent que rarement le cœur de la politique agricole chinoise : le blé, le maïs et le riz. Ces trois céréales stratégiques ne font pas l’objet de cultures destinées à être consommées en Chine, qui n’est en effet pas encore grande importatrice de céréales, bien que les flux de ces dernières années soient en hausse. En outre, le pays poursuit un double objectif à travers ses projets dans les productions locales. D’abord, les entreprises qui investissent recherchent un profit et il semble que l’exportation de ces céréales produites sur d’autres continents ne serait pas toujours rentable, malgré leurs prix élevés en Chine. Ensuite, augmenter les productions locales permet de contribuer à la sécurité alimentaire mondiale, mais surtout de limiter la pression sur les marchés internationaux et donc de laisser plus de marge aux importations chinoises le cas échéant [Morton, 2012]. Cette stratégie de produire à l’étranger et d’exporter vers la Chine est à l’inverse très utilisée pour le soja et le colza, dont la Chine est très dépendante, mais également pour les produits laitiers, le caoutchouc, le bois...
45 Pour autant, les données officielles montrent que la part de l’agriculture dans les IDE chinois ne dépasse pas 1,6 % en 2012 et que le stock d’investissement dans le secteur agricole entre 2004 et 2010 est inférieur à 1 %, avec 5 milliards de dollars.
46 Selon ces mêmes sources, les investissements agricoles entre 2004 et 2010 ont d’abord été orientés vers la Russie (28 % des investissements directs, pour mettre en valeur des terres abandonnées lors de la chute du communisme), puis vers l’ASEAN (20 % des IDE, dans des pays proches de la Chine) et l’Europe (8 %). Mais ces données doivent être prises avec précaution car, tous secteurs confondus, elles affichent des stocks à Hong Kong dépassant les 57 % des stocks totaux entre 2004 et 2012. Or cet argent peut être ensuite redirigé vers d’autres destinations. La base de données de l’Heritage Foundation évalue à 31 milliards de dollars les investissements et contrats chinois dans le domaine agricole, entre janvier 2005 et juin 2014, soit 3,6 % des sommes tous secteurs confondus. Elle montre que le plus gros investissement a été le rachat de Smithfield par Shuanghui. Et, par conséquent, les États-Unis sont, d’après ces données, les premiers receveurs des fonds chinois, devant l’Europe et l’Amérique du Sud. En Afrique, les investissements ne doivent pas être surestimés [Gabbas, 2014 ; Kersting, 2013]. D’après Land Matrix, elle ne représente que 20 % [8] des investissements fonciers chinois dans le monde qui se montent à 1,2 million d’hectares, soit 18 fois moins que les États-Unis sur le même continent. En outre, la majorité des produits provenant des surfaces contrôlées par des investisseurs chinois est destinée aux marchés locaux ou aux marchés régionaux. La Chine n’importe en effet que très peu de produits alimentaires d’Afrique. Seuls 1,8 % des 110 milliards de dollars de produits agroalimentaires importés par la Chine en 2013 proviennent d’Afrique, avec en priorité des graines de sésame et du tabac.
Des acteurs et des investissements diversifiés
47 Ces projets sont initiés par une grande variété d’acteurs. Des entreprises d’État, des entreprises contrôlées par les gouvernements locaux, des entreprises privées, des entrepreneurs individuels, des institutions financières, autant d’acteurs à avoir été tentés par les investissements dans l’agriculture étrangère [Hofman et Ho, 2012]. Dans tous les cas de figure, le rôle de l’État chinois reste très important, soulignant une volonté politique forte. Ce soutien s’apprécie notamment à travers de nombreuses mesures incitatives comme la suppression de barrières administratives et juridiques, des crédits, des prêts...
48 Les investissements chinois à l’étranger ne concernent pas que les terres. C’est notamment le cas en Amérique du Sud où les premières tentatives d’achats de terre ont été arrêtées suite à un renforcement de la protection juridique au Brésil et en Argentine, qui limitait les ventes et locations de terrains à des étrangers. Les investisseurs chinois se sont alors tournés vers des accords prévoyant des investissements dans la mise en valeur des terres agricoles et les infrastructures en échange de l’achat d’une grande partie des récoltes, permettant ainsi d’éviter la domination des grands traders internationaux. L’arrivée de Sanhe Hopeful dans l’État brésilien de Goia pour 7,5 milliards de dollars, celle de Chongqing Grain dans l’État de Bahia pour 4 milliards de dollars sont deux exemples d’investissements chinois dans les pays du Mercosur, surtout liés aux grandes cultures comme le soja mais également la canne à sucre. Des relations contractuelles nouées entre les investisseurs chinois et les agriculteurs locaux permettent d’assurer un approvisionnement direct des consommateurs chinois.
49 Si les productions végétales constituent l’objectif de la majorité des investissements chinois, les produits animaux ont été ces dernières années la cible de projets de plus en plus nombreux dans les pays de l’OCDE. Car la pénurie chinoise en produits agricoles se manifeste en termes de volumes mais également de qualité. Les produits laitiers en sont un exemple typique. De nombreux scandales sanitaires ont frappé le secteur laitier chinois dans les années 2000, avec en point d’orgue l’affaire du lait à la mélamine en 2008, qui a ébranlé toute la filière laitière. La production chinoise de lait a reculé et les consommateurs se sont détournés des produits infantiles chinois, en leur préférant des produits importés. La production étrangère permet ainsi de combler le manque de lait chinois tout en étant un gage de sécurité sanitaire. Ainsi, le groupe Pengxin a racheté, en 2012, 16 fermes laitières en Nouvelle-Zélande. Pour 200 millions de dollars néo-zélandais (118 millions d’euros), le groupe chinois a acquis une propriété de 8000 hectares pouvant accueillir un cheptel de 25000 animaux ainsi que les équipements industriels. En France, la société chinoise Biostime a investi avec Isigny Sainte-Mère dans la construction d’une usine et est entrée au capital de la coopérative française. Synutra a conclu un accord avec Sodiaal et a investi 90 millions d’euros dans la construction de deux tours de séchage de lait. D’autres investissements chinois ont eu lieu dans le secteur laitier, en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, en Israël...
50 Après les terres, les fermes et les projets communs, une nouvelle étape a été franchie avec le rachat de Smithfield par le fonds d’investissement chinois Shuanghui International Holdings. Cette fois, une entreprise internationale agricole avec les usines et les contrats la liant aux éleveurs devient propriété d’une société chinoise. Cette acquisition permet non seulement à Shuanghui de posséder une marque connue mondialement, mais également de contrôler un quart de la production porcine étatsunienne, renversant les rôles entre les deux pays.
51 Enfin, les investissements se sont très récemment portés vers les sociétés de trading. COFCO (China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation), le plus gros groupe agroalimentaire chinois, propriété de l’État, a racheté début 2014 deux traders internationaux, le néerlandais Nidera et le groupe Noble, basé à Hong Kong. On peut y voir une étape supplémentaire dans la stratégie chinoise de sécurisation de ses approvisionnements et de réduction des intermédiaires, dans ce cas les grands traders internationaux.
52 Mais ces investissements ne sont pas toujours bien accueillis et provoquent parfois des tensions. Ainsi, aux Philippines en 2007, le gouvernement avait dans un premier temps signé deux accords préliminaires permettant à des sociétés chinoises de louer plus de 1 million d’hectares. Mais les autorités philippines ont dû faire marche arrière suite aux manifestations d’une partie de la population, dont des agriculteurs, et de politiques, dénonçant ces décisions pour des raisons juridiques mais également pour des raisons liées à la sécurité alimentaire du pays, craignant que les productions agricoles soient exportées en Chine. En Nouvelle-Zélande, l’opération de rachat des fermes par le groupe Pengxin n’a pas été sans mal. L’opération a d’abord été longuement débattue, notamment au Parlement, face à la crainte de voir des terres aux mains d’étrangers. Ensuite, un premier investisseur chinois, la Natural Dairy (NZ) Holdings, enregistré à Hong Kong s’est vu refuser l’achat des fermes en décembre 2010. Enfin, une cour de justice de Wellington a suspendu l’accord entre le gouvernement néo-zélandais et Shanghai Pengxin, en février 2013, demandant au gouvernement de réévaluer l’offre asiatique, au regard d’une offre émanant d’un groupe néo-zélandais. En Australie, le groupe Wahaha rencontre également d’importantes difficultés dans sa recherche de fermes laitières.
Conclusion
53 La consommation chinoise de produits alimentaires devrait poursuivre sa progression dans les années à venir, tirée par la croissance économique, l’urbanisation, l’ouverture croissante des provinces intérieures de la Chine au mode de vie occidental... Cependant, les contraintes qui pèsent sur la production agricole chinoise ne permettront vraisemblablement pas de couvrir ces besoins nouveaux, les besoins actuels n’étant déjà plus satisfaits.
54 Les délocalisations agricoles chinoises ainsi que l’approvisionnement sur le marché international semblent donc devoir prendre une place prédominante dans la stratégie chinoise, mais cette orientation reste risquée. D’une part, des investissements trop massifs ou trop agressifs à l’étranger pourraient être mal perçus et l’éventualité d’une fermeture des frontières ne peut être exclue. D’autre part, une trop grande dépendance vis-à-vis de rivaux économiques comme les États-Unis, ou de pays en développement comme le Brésil, pourrait se révéler dangereuse à l’avenir et contrecarrer les plans des autorités chinoises de peser sur le développement économique mondial.
55 La dépendance en alimentation animale est déjà acquise et celle concernant les produits animaux secondaires (lait, viande bovine, viande ovine) prend de l’ampleur. Si la dépendance vient à toucher les produits stratégiques (blé, riz, maïs), la puissance de la Chine sur la scène internationale pourrait en être affectée et celle des autorités chinoises le serait sûrement à l’intérieur des frontières.
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Notes
-
[1]
Agroéconomiste, département économie de l’Institut de l’élevage.
-
[2]
Les « grains » englobaient également à l’origine le soja, mais cette production a peu à peu été enlevée de la définition officielle.
-
[3]
Mode d’organisation de la production dans lequel les divers stades de production et distribution sont sous une seule autorité. Dans le cas chinois, les entreprises de transformation de produits agroalimentaire contrôlent peu à peu la production agricole.
-
[4]
Le contingent tarifaire s’applique aux produits contingentés pour lesquels le taux de droits à l’importation est plus faible que les produits hors contingent. Dans le cas du maïs, du blé et du riz, les droits de douane chinois sont compris entre 2 % et 4 % au sein du contingent pour des volumes variant entre 5 et 9 millions de tonnes, et peuvent monter jusqu’à 65 % hors contingent.
-
[5]
La Chine est le premier consommateur d’engrais au monde, avec plus de 55 millions de tonnes en 2010, un chiffre qui aurait plus que doublé depuis 1990, contre moins de 30 millions pour l’Inde qui se classe en deuxième position. Des études montrent que le volume d’engrais (NPK) à l’hectare dépasse souvent les 500 kg [Zhou et al., 2010], soit quatre fois plus qu’aux États-Unis.
-
[6]
L’urbanisation et les infrastructures, les catastrophes naturelles, les projets de conservation écologique et la conversion de terres (en plantations, bassins aquacoles, forêts et prairies).
-
[7]
D’une part, les formes que peuvent prendre ces actions sont diverses : dons, prêts, investissements directs dans les infrastructures ou la terre, location de terrains... D’autre part, les sources d’information pour apprécier l’ampleur des initiatives chinoises sont multiples et partielles (Land Matrix, Bulletin statistique des investissements chinois à l’étranger, base de données de l’Heritage Foundation...).
-
[8]
Ces chiffres prennent en compte l’investissement de 100000 ha au Zimbabwe qui a semble-
t-il été abandonné.