Hérodote 2013/1 n° 148

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Article de revue

Causes, déroulement et conséquences de la rupture israélo-turque

Pages 68 à 82

Notes

  • [1]
    Docteur en géopolitique HDR, professeur à l’ESG Management School, enseignant à Sciences Po Paris et à l’Institut français de géopolitique. Auteur de Atlas géopolitique d’Israël (Autrement, 2012).
  • [2]
    F. Encel, « Israël-Turquie : un nouvel axe géostratégique », Hérodote, n° 90, troisième trimestre 1998, p. 148-162.
  • [3]
    L’AKP, Adalet veKalkinma partisi, Parti de la justice et du développement.
  • [4]
    Au cours de la guerre du Yom Kippour (ou d’octobre) 1973, Washington avait déclenché un pont aérien en réponse au pont aérien soviétique en faveur des coalisés égypto-syriens. Le Portugal avait alors été le seul membre de l’Otan à accepter des escales des appareils de l’US Air Force sur son sol. Puis, en 1991, lorsque Saddam Hussein propulsait des missiles Scud sur Israël, les États-Unis avaient livré des missiles antimissiles Patriot à Tsahal. Cette fois encore, on avait trouvé une autre voie de livraison (navale), la Turquie étant alors – bien qu’évidemment pro-occidentale – très réticente à défendre indirectement l’État juif.
  • [5]
    Baptisées Anatolian Eagles, ces manœuvres incluaient parfois la Jordanie. Elles sont tout à fait interrompues en 2009. En 2012, Ankara va jusqu’à exiger de l’Otan qu’elle cesse toute coopération militaire avec Israël ! L’exigence est rejetée par l’unanimité des États membres de l’Alliance atlantique. Sur les aspects militaires contemporains, lire l’article très complet de Dorothée Schmid : « L’armée turque est-elle hors jeu ? », Politique internationale n° 137, automne 2012, p. 207-217.
  • [6]
    Plus prosaïquement, la Turquie souhaitait aussi renforcer la coopération frontalière contre l’indépendantisme kurde, véritable hantise pour Ankara, tous gouvernements confondus, depuis les années 1980...
  • [7]
    Cette hypersensibilité d’Israël sur cette question contribue à expliquer entre autres causes l’excellence des rapports avec la France depuis plusieurs années ; même quand Nicolas Sarkozy hier, François Hollande aujourd’hui tancent le gouvernement israélien pour sa politique palestinienne, Netanyahou n’en prend pas ombrage, considérant surtout le rôle de fer de lance de Paris dans les sanctions contre l’Iran.
  • [8]
    Cette organisation, forte de cinquante-sept membres, ne possède aucun vrai outil d’intégration et ne constitue en aucun cas un système d’alliance.
  • [9]
    Durant l’hiver 1998-1999, la Turquie avait massé des troupes à la frontière, près d’Urfa, pour contraindre Hafez al-Assad à expulser le leader indépendantiste kurde du PKK, Abdullah Oçalan. Cette pression militaire s’était doublée d’une pression hydraulique, Ankara menaçant de restreindre le débit de l’Euphrate, vital pour l’approvisionnement syrien. Finalement, Damas expulsait vers l’Afrique le chef kurde, qui se retrouvait en quelques jours aux mains des autorités turques. Cadeau du Mossad israélien à l’allié d’alors...
  • [10]
    La Ligue des États arabes, créée en mars 1945, compte en 2013 vingt-trois membres, dont l’État de Palestine non membre de l’ONU. Déchirée par le clivage chiites (ou pro-chiites iraniens)/sunnites, traversée par des hostilités de voisinage (ex : Maroc/Algérie), durement secouée par le Printemps arabe, jamais la Ligue n’aura connu une telle faiblesse que depuis le début de la décennie 2010.
  • [11]
    À ce jour, on ignore si le gouvernement turc – déjà nettement engagé dans la distanciation avec Israël – avait autorisé les appareils israéliens à emprunter sa frontière, ou si Tsahal avait bénéficié de la complicité active d’un état-major turc non encore purgé de ses chefs pro-israéliens.
  • [12]
    Interview au quotidien Al Raï, le 2 décembre 2009.
  • [13]
    Quelques mois plus tard, le même Erdogan affirme préférer rencontrer, plutôt que Benyamin Netanyahou, Omar el-Bachir, le chef de l’État soudanais pourtant accusé par la Cour pénale internationale de crime de guerre et de crimes contre l’humanité...
  • [14]
    Du reste, le père de Benyamin Netanyahou, l’historien Ben Tsion, avait été le secrétaire particulier de Jabotinsky à New York, avant le décès soudain de celui-ci en 1940. Ben Tsion est décédé très récemment à l’âge de 102 ans.
  • [15]
    Begin, né en Pologne en 1913, avait connu l’antisémitisme virulent de l’Europe orientale. Engagé volontaire en 1939 contre l’envahisseur allemand, il avait réussi à passer du côté soviétique, avant d’être interné au Goulag ! Netanyahou, né en 1949 d’une famille déjà installée aux États-Unis, n’aura donc bien entendu pas connu un tel destin.
  • [16]
    Propos tenus publiquement à Washington par Ahmet Davutoglu, le 12 décembre 2009.
  • [17]
    En réalité, c’est un organisme privé, le Insani YardimVakfi, ou IHH, qui a intégralement organisé et financé la « flottille pour Gaza ». Cela dit, il est avéré que ce groupe est lui-même subventionné par l’AKP, et par conséquent par le gouvernement.
  • [18]
    Avec Cuba, la Grèce avait alors été l’unique État occidental à rejeter la création d’un État juif. Le renversement de politique d’Athènes, fort récent, tient très manifestement au divorce israélo-turc tant il lui est concomitant.
  • [19]
    Pour Israël, l’intérêt stratégique du partenariat avec Bakou réside dans sa rivalité avec la République islamique d’Iran.
  • [20]
    La perspective d’une rupture des relations diplomatiques et même d’une confrontation armée n’est plus illusoire, du moins si l’on accorde foi aux propos de Recep Tayyip Erdogan qui, juste après l’épisode tragique de la « flottille pour Gaza » en 2009, avait affirmé que la Turquie défendrait par la force toute future flottille qui se composerait de ressortissants turcs. À ce niveau, on dépasse en hostilité la simple remise du prix des Journalistes turcs à la contestataire israélienne Amira Haas ou la complaisance à l’égard d’émissions radio ou télédiffusées à caractère ouvertement anti-israélien et parfois antisémite... Cela dit, tant que la Turquie demeure membre de l’Otan, cette perspective conflictuelle demeure peu vraisemblable.
  • [21]
    Surtout groupés dans le doigt de la Galilée, avec notamment le kibboutz travailliste Hagoshrim.
  • [22]
    Sachant par ailleurs que l’institution nationale Yad Vashem a toujours entretenu de fortes réticences à reconnaître les massacres de 1915 comme un génocide à la mesure de la Shoah.
  • [23]
    AIPAC : American Israel Public Affairs Committee, AJC : American Jewish Committee.
  • [24]
    En 2012, l’État hébreu s’est hissé à la cinquième place des pays exportateurs d’armements, son débouché turc, avec moins de 200 millions de dollars, se situant loin derrière l’Inde, la Chine, la Russie, l’UE et même l’Afrique subsaharienne.
  • [25]
    L’économie turque ne ressemble cependant guère à celle d’un dragon : non seulement elle redémarre à partir d’une banqueroute, en 1999, mais encore elle s’appuie sur des productions à faible valeur ajoutée et très dépendantes des marchés (agriculture, petite industrie, tourisme, etc.).
  • [26]
    Je renvoie à mon article publié dans Le Monde daté du 9 juin 2010 : « La marche à la puissance turque trouvera ses limites ».

1 En 1998, l’auteur de ces lignes publiait dans Hérodote un article consacré aux relations israélo-turques. Il s’agissait alors d’observer les causes d’un rapprochement stratégique majeur entre Ankara et Jérusalem, et d’analyser les prévisibles conséquences de ce nouvel axe sur l’ensemble du Moyen-Orient [2].

2 Quinze ans plus tard, que pourrait-on reprendre de cette analyse ? La méthode géopolitique, sans doute. Mais sur le fond, sauf les réalités démographiques et géographiques propres aux deux États concernés, peu de choses en vérité tant la région a profondément changé : le 11 Septembre et l’éviction (provisoire ?) des talibans afghans sous les coups de l’Otan ; une seconde guerre en Irak et la chute de Saddam Hussein ; une pression internationale sévère et croissante sur le programme nucléaire iranien ; une nouvelle Intifada et trois conflits entre Israël et les groupes islamistes Hamas et Hezbollah ; l’admission par l’ONU de la Palestine comme État non membre ; enfin le Printemps arabe, marqué par l’effondrement de plusieurs régimes au profit des Frères musulmans ainsi que par une guerre civile meurtrière en Syrie... On ajoutera l’aggravation du clivage chiites/sunnites, devenu au Machrek (Yémen, Syrie, Irak, Bahreïn) et en Asie centrale et méridionale (Afghanistan, Pakistan) un antagonisme extrêmement violent. Sur cette scène grand-régionale bouleversée, l’acteur turc a considérablement évolué lui aussi, les gouvernements AKP [3] successifs réorientant objectifs et stratégies turcs traditionnels.

La nouvelle diplomatie de l’AKP

3 Le général Kemal Atatürk, après sa prise de pouvoir, puis le traité de Lausanne et la création de la République turque en 1923, avait décidé de renoncer définitivement au caractère impérial du nouvel État, et de replier celui-ci sur l’Anatolie. Dans les années 1930, il avait cherché à maintenir une politique de bon voisinage avec les puissances contiguës – France (mandat) au Levant, Royaume-Uni (mandat sur la Mésopotamie) en Irak, Union soviétique au Sud-Caucase, Perse, et même Grèce dans la mesure du possible. L’ambition du fondateur de la Turquie moderne se bornait à faire exister celle-ci comme puissance régionale, sa neutralité vis-à-vis des grands étant censée lui permettre d’éviter l’expérience d’alliances malheureuses comme celle du pouvoir Jeune-Turc durant la Première Guerre mondiale. De fait, même après la mort d’Atatürk en 1938, Ankara conserve cette ligne de conduite, notamment durant la guerre de 1939-1945. Cela dit, sous la pression de Staline, la Turquie renonce durablement à sa neutralité pour s’intégrer pleinement dans le giron américain. À telle enseigne que, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), elle n’apparaît plus, des décennies durant, que comme la pièce maîtresse du dispositif géostratégique américain au flanc sud-ouest du bloc soviétique. Pièce d’autant plus précieuse pour Washington qu’elle permettait de contrôler ou de circonscrire le cas échéant la République islamique d’Iran, et le Moyen-Orient arabe pétrolifère (Irak et péninsule Arabique). Et, à deux reprises au moins, la grande base otanienne d’Incirlik (située dans l’ancien sandjak d’Alexandrette – Iskanderun – revendiqué par la Syrie) avait failli servir d’escale à de gros porteurs américains desservant Israël en armes et en matériels [4].

4 Avec l’AKP islamo-conservatrice parvenue au pouvoir en 2002 et systématiquement reconduite depuis, l’objectif géostratégique de la Turquie change de façon substantielle. Il ne s’agit ni de revenir au confinement anatolien des années d’avant guerre, ni de demeurer cet État inconditionnellement rivé aux Occidentaux voire inféodé à la politique américaine. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan et son ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, entendent redonner à la Turquie une indépendance maximale et la propulser au rang de grande puissance moyen-orientale – une puissance régionale en soi et pour soi, mais bâtie sur un réseau d’influences voire d’alliances dépassant largement l’Anatolie et même l’environnement immédiat. Aussi le gouvernement turc inaugure-t-il une politique proactive tournée à la fois vers le monde arabe et l’Asie centrale turcophone. Parfois qualifié, sans doute abusivement, de néo-ottoman, cet objectif de montée en puissance nécessite des stratégies allant toutes – fait intéressant – dans le sens d’un refroidissement des relations avec le partenaire israélien.

Les États-Unis

5 D’abord, il convient de montrer à Washington que le temps de l’inféodation est révolu ; en 2003, le Parlement majoritairement islamo-conservateur rejette ainsi le transit des troupes américaines vers l’Irak dans la perspective de la guerre qui s’annonce. Cette prise de distance est suivie par d’autres crises, bornées toutefois dans leur gravité par l’infranchissable ligne rouge constituée par l’appartenance à l’Otan. Ainsi Barack Obama rappelle vertement le pouvoir turc à ses engagements lorsque ce dernier soutient officiellement, en 2009, la poursuite du programme nucléaire iranien... Idem lors de la guerre en Libye du printemps 2011, même si Washington n’en était pas le fer de lance ; Ankara fait tout pour empêcher l’intervention et refusera bien entendu de dépêcher un quelconque matériel. On ajoutera que l’augmentation considérable du volume d’échanges entre la Turquie et la Russie s’inscrit, entre autres éléments, dans cette réalité, le gouvernement AKP cherchant à démontrer aux États-Unis que d’excellentes relations peuvent prévaloir avec l’ambitieux Poutine, y compris pendant et après la guerre de Géorgie... Mais qui dit distanciation avec Washington dit automatiquement refroidissement avec Israël ; cela se vérifie à plusieurs reprises quand Ankara décide de ne plus accepter de manœuvres aéronavales tripartites [5].

L’Iran

6 Ensuite, il convient de nouer avec l’Iran des relations moins tendues. Soutiens d’États rivaux dans le Sud-Caucase – Téhéran en faveur de l’Arménie, pour contrer l’Azerbaïdjan accusé d’irrédentisme auprès des Iraniens azéris du Nord-Ouest (région de Tabriz) ; Ankara alliée de l’Azerbaïdjan, turcophone et en conflit avec l’Arménie –, Iran et Turquie se retrouvent dans l’opposition au Conseil de sécurité quant aux sanctions infligées à la première. En juin 2009, la Turquie et le Brésil proposent ainsi une conciliation sur le rythme et le lieu d’enrichissement d’uranium par l’Iran, proposition tout à fait contraire à la politique de fermeté des membres permanents du Conseil, Russie et Chine comprises. C’est un cuisant échec, le Conseil votant à l’unanimité des autres membres un nouveau train de sanctions contre la République islamique [6]. Cette position se voulant conciliante, adoptée dès 2003 après la découverte par l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA) de l’avancée du programme nucléaire iranien, exaspère non seulement les Occidentaux mais aussi et surtout les Israéliens. À Jérusalem, on jauge de plus en plus le degré d’amitié de chaque État à son positionnement vis-à-vis de ce qui est perçu comme une menace non pas tactique mais mortelle. Or, intervenant après une série de coups de boutoir porté à l’accord de coopération de février 1996, ce combat onusien de la Turquie sera vécu comme une véritable trahison, surtout après que Erdogan a publiquement affirmé que « ceux qui possèdent l’arme nucléaire n’ont pas le droit d’empêcher les autres d’en posséder », après avoir immédiatement et chaleureusement félicité Mahmoud Ahmadinedjad (détesté par les Israéliens du fait de son négationnisme effréné !) pour sa réélection pourtant fort controversée [7]...

Les Arabes

7 L’un des grands axes de la réorientation voulue par le tandem Erdogan-Davutoglu passe par le monde arabe. La vieille mais tenace représentation du Turc dominateur doit disparaître des sociétés arabes. Plus encore que sur des contrats économiques – les économies arabes étant peu complémentaires à celle de la Turquie dans les années 2000 – le gouvernement turc escompte un soutien politique et diplomatique arabe tant à l’ONU qu’au sein de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) [8]. Pour ce faire, deux recettes sont tentées : les traités d’amitié et de coopération économique d’une part, le soutien affiché à la cause palestinienne d’autre part. Avec l’Irak, pays entretenant une forte minorité kurde frontalière et un besoin impérieux d’exporter son brut de Mossoul vers le nord, la Turquie signe une série d’accords concernant tout aussi bien le pétrole, le renseignement que la sécurité globale ou l’immigration. La direction irakienne est-elle majoritairement chiite ? Qu’à cela ne tienne, le pragmatisme doit l’emporter sur le profond attachement au sunnisme de l’AKP. Avec l’Égypte d’Hosni Moubarak et l’Arabie saoudite, Ankara tente de créer une sorte de triumvirat censé éviter l’intrusion des grands – Américains, Russes ou même Chinois – à chaque crise du jeu moyen-oriental. Le partenariat ne se borne pas à des effets d’annonce mais inclut un volet militaire via des entraînements conjoints. Mais l’aspect le plus spectaculaire du rapprochement turco-arabe s’incarne, de 2005 à 2010, dans le revirement avec la Syrie. Tandis que, quelques années seulement auparavant, Ankara et Damas avaient failli entrer en guerre à cause de la question kurde, les deux rivaux nouaient à présent un véritable partenariat politique, hydraulique, sécuritaire et militaire [9]. Outre une tonalité fraternaliste et de nombreux accords de coopération, Ankara joue à fond la commode corde palestinienne, l’une des seules sinon la toute dernière à fédérer encore une Ligue arabe en état de déliquescence avancée [10]... À chaque déplacement en terre arabe mais pas seulement – on y reviendra – le président Abdullah Gül comme son Premier ministre et ceux de la Défense et des Affaires étrangères donnent de la voix contre Israël. Nouveauté : il ne s’agit plus seulement de stigmatiser durement Israël dans son rapport à l’Autorité palestinienne mais aussi dans son approche (certes rugueuse !) du Hamas et même du Hezbollah. Cette politique tous azimuts de proximité avec le monde arabe s’illustre par un impressionnant ballet diplomatique mais aussi – encore une nouveauté – par des bains de foule, meetings populaires et interventions dans les médias locaux. Il faut plaire aux populations, conquérir les cœurs arabes musulmans, s’en faire les champions...

Refroidissement turc, réactions israéliennes

8 Le revirement diplomatique turc vis-à-vis d’Israël, relativement brusque au regard de la brève mais intense coopération entamée en 1996, a trouvé un pouvoir israélien logiquement déçu. Pour le principal promoteur du partenariat, l’ancien Premier ministre et président Shimon Pérès, la déception pend l’aspect d’un désastre. Car la Turquie – comme l’Éthiopie du négus Haïlé Sélassié jusqu’à sa chute en 1975, puis l’Iran du shah jusqu’à la révolution khomeyniste de 1979 – avait constitué l’un des éléments de la « deuxième ceinture », celle des États non arabes situés à l’arrière de la première ceinture arabe hostile. Le fondateur de l’État juif contemporain et premier dirigeant, David Ben Gourion, avait cherché dès le commencement l’appui d’Ankara, en vain. Tout juste avait-il obtenu, et après lui ses successeurs, sa neutralité du fait de l’appartenance turque à l’Otan. Mais, depuis l’accord de coopération civile et militaire de février 1996, l’un des espoirs stratégiques du « Vieux » se réalisait : manœuvres aéronavales conjointes, coopération des services de renseignement (au détriment des rebelles kurdes du PKK notamment), partenariat militaire dans l’avionique et les blindés, possibilité d’emploi du vaste espace aérien anatolien, etc. Ultime illustration de cette entente plus que cordiale : le bombardement par Israël du réacteur nord-coréen en construction en Syrie, à Al Kybar, le 6 septembre 2007, que le survol de l’espace aérien turc par les appareils de Tsahal a grandement facilité [11].

9 Pendant les premières années de refroidissement turc, les gouvernements Sharon (2001-2006) accusent le coup de la dégradation entreprise par Ankara avec philosophie, et se convainquent que la brouille est passagère. Les touristes continuent d’affluer à Antalya, les ministres font assaut d’amabilité, et la presse loue le fait qu’une équipe islamiste conserve des relations diplomatiques avec Israël. Au fond, l’AKP islamo-conservatrice ne cherche-t-il pas à coller à son électorat naturel ? Conformément à la tradition de petit État isolé demandeur d’alliances, en particulier dans la région, Israël fait le dos rond et encaisse les coups. Pas ou peu de réactions face au soutien turc affiché au Hamas lors de son putsch à Gaza contre l’Autorité palestinienne (juin 2007). Du low profile encore lorsque le président Abdullah Gül reproche à Israël sa « politique fautive au Liban et à Gaza face à laquelle on ne peut se taire [12] ». En janvier 2009 encore, Recep Tayyip Erdogan tance publiquement le président israélien Shimon Pérès, pourtant notoirement proturc et accessoirement prix Nobel de la paix, en pleine séance plénière du sommet économique de Davos, l’accusant de « savoir très bien tuer les gens [13] ». La scène est d’autant plus choquante qu’immédiatement après son attaque ad hominem, Erdogan quitte crânement les lieux, laissant en plan un Pérès, 85 ans, interloqué. À chaque fois, les Israéliens se raccrochent aux faits : en haut lieu, la poursuite de la coopération militaire – bien que déclinante –, et chez l’homme de la rue un bon accueil dans les hôtels turcs ! Et, dans les deux cas, on convoque à titre consolatoire cette vieille représentation d’un monde turc ottoman ayant accueilli puis protégé les Juifs des siècles durant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale... Mais, au printemps 2009, deux facteurs nouveaux se conjuguent pour modifier substantiellement l’approche israélienne.

Une diplomatie décomplexée

10 Aux élections législatives de février 2009, une nouvelle équipe arrive au pouvoir dans le sillage du chef du Likoud Benyamin Netanyahou. Le scrutin a confirmé non seulement l’effondrement de la gauche travailliste, mais encore le renforcement du courant nationaliste. Netanyahou constitue aisément une coalition du bloc des droites, avec notamment le parti du ténor russophone ultra-nationaliste Avigdor Lieberman, Israel Beitenou (« Israël est notre maison »). Or, contrairement à ce que croient alors nombre d’observateurs, il ne s’agit pas de la continuité d’un Ariel Sharon mais bien d’autre chose. Car contrairement à celui-ci – un ben-gourionien n’ayant rejoint le Likoud que tardivement (1974) et ayant choisi d’abandonner Gaza (2005) –, « Bibi » a toujours été jabotinskyen, fidèle à l’enseignement du fondateur du nationalisme sioniste : rester digne ; porter haut le hadar, l’attitude de fierté du ish khadash, cet homme juif nouveau ; user d’une force plus grande face à la force engagée par l’ennemi ; ne jamais céder sous l’adversité [14]. Au fond, plutôt que Sharon, Netanyahou rappelle un peu le Begin au pouvoir des années 1977-1983, la maîtrise courante de l’américain en plus et les outrances langagières liées à la Shoah en moins [15].

11 Ce corpus de représentations, conjugué à la brutalité d’un Lieberman ayant pour ami et modèle Vladimir Poutine, explique pour partie le changement d’attitude d’Israël. Dorénavant, il s’ensuit de chaque propos peu amène d’un leader turc une virulente riposte sur un ton et dans un registre similaires. Que l’ambassadeur d’Israël soit convoqué suite à l’abordage du Mavi Marmara, son homologue turc est convoqué à son tour au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem, où il doit attendre plusieurs heures en antichambre l’entrevue cuisante, inconfortablement assis sur une humiliante chaise basse... Que le ministre turc des Affaires étrangères évoque « des massacres à Gaza », Lieberman rappelle immédiatement à mots à peine couverts le génocide arménien de 1915. Jamais jusqu’alors depuis 1948, tous personnels politiques confondus, l’Israël officiel n’avait osé [16]...

12 Une nouvelle puissance économique, la récente entrée sans coup férir dans l’OCDE (décembre 2008, en pleine guerre contre le Hamas !), le soutien réaffirmé de tout l’Occident (France comprise), ainsi que d’excellentes relations avec des États musulmans d’Afrique subsaharienne, d’Asie centrale et du Caucase (Azerbaïdjan) ont sans doute encouragé la nouvelle diplomatie de choc du tandem Netanyahou-Lieberman envers la Turquie, déjà décidée pour les raisons idéologiques vues plus haut. Mais un épisode douloureux – celui, très localisé dans l’espace et dans le temps, dit de la « flottille pour Gaza » – va jouer un rôle de révélateur et de catalyseur de cette nouvelle approche.

La « flottille pour Gaza »

13 Le 31 mai 2009, un commando d’élite héliporté de Tsahal arraisonne un bateau affrété par une association islamiste propalestinienne turque, le principal d’une flottille civile destinée à forcer le blocus israélien de Gaza, avant de passer à l’abordage. Au cours de l’assaut du Mavi Marmara, neuf militants turcs sont tués et plusieurs soldats blessés. Or rarement la perception israélienne de l’affaire n’aura été aussi éloignée de celle retenue en Occident et, bien entendu, en terre arabo-musulmane. Là où le monde entier ou presque retient un assaut extrêmement violent – dû, au mieux, à l’amateurisme des soldats israéliens, au pire à une politique délibérée de dissuasion par la force brute à l’encontre de pacifistes –, les Israéliens voient un piège machiavélique confectionné de longue date destiné à les meurtrir. Ce qui choque alors profondément l’homme de la rue, ce sont ces images de soldats – c’est-à-dire les fils de tout un chacun dans un pays où le service militaire est long, sérieux et obligatoire – accueillis à coups de barres de fer et de couteaux, chutant lourdement d’un pont à l’autre, frappés par des groupes d’hommes ne ressemblant guère à de doux pacifistes. Quant au gouvernement, il s’exaspère des revendications turques. De fait, quelques années auparavant, un gouvernement nationaliste à Ankara aurait sans doute et en toute logique condamné fermement Israël en demandant des excuses ; le gouvernement israélien – centriste ou travailliste – les auraient probablement présentées et on en serait resté là. Mais, en 2009, le gouvernement Erdogan ajoute l’exigence de lourdes réparations et surtout de condamnations pénales, et cela sur un mode rhétorique virulent et inquisitorial, encourageant de grands rassemblements populaires au cours desquels Israël est conspué et son drapeau brûlé.

14 En face, le rejet israélien est d’autant plus irrévocable que les autorités turques sont accusées d’avoir financé voire affrété l’expédition en toute connaissance de cause [17].

15 Quoi qu’il en soit, l’affaire de la flottille marque un tournant ; Ankara va pouvoir légitimer sa glaciation avec Israël tout en recueillant l’aura de la victime indignée auprès d’un monde arabe dont il convoite le soutien, tandis que le gouvernement israélien entame à marche forcée une offensive diplomatique régionale afin d’anticiper le gel prévisible de toute coopération militaire.

La riposte israélienne

16 Une fois acquise la certitude, après l’épisode de la flottille, que le nouveau positionnement turc est durablement et non passagèrement hostile, le tandem Netanyahou-Lieberman mène une vigoureuse contre-offensive diplomatique et stratégique. Si l’espace aérien anatolien est désormais interdit, le carnet de commandes de maintenance ou d’achats d’armements menacé, et d’autres « flottilles pour Gaza » en partance, de nouveaux partenariats sont à rechercher rapidement. De façon tout à fait rapide et coordonnée, la diplomatie israélienne se déploie dans trois directions : Chypre, la Grèce et la Bulgarie.

17 Avec Chypre, un accord de partage des eaux territoriales, avalisé par les Nations unies, intervient dès décembre 2009. Le fait n’a rien d’anodin ; il s’agit d’éviter tout litige quant à la possession et l’exploitation à venir des très importants gisements de gaz naturel (et peut-être de pétrole) découverts aux confins des eaux territoriales des deux États. Certes, des pourparlers avaient déjà été engagés, mais les Israéliens, bien plus avancés dans la prospection et l’exploration de ces richesses maritimes, n’étaient pas pressés de borner leur zone d’exploitation. Là, en quelques mois à peine après la querelle turque, l’accord est dûment signé. Ankara réagit très durement, prétextant un droit de regard lié au non-règlement de la question du partage de l’île entre République turque au nord – reconnue seulement par Ankara – et République de Chypre au sud, État membre des Nations unies et de l’Union européenne. Juridiquement, le dispositif argumentaire turc est très faible. Mais, pour le gouvernement Erdogan, le problème est ailleurs ; si Israël s’entend avec cette pièce de l’« encerclement » orthodoxe, le risque d’une désaffection des lobbies pro-israéliens à Washington augmente dramatiquement.

18 Inquiétude similaire lorsque le gouvernement de Jérusalem conclut en septembre 2011 avec son vis-à-vis grec un accord sécuritaire. Celui-ci concerne moins directement les intérêts turcs, mais permettra tout de même d’empêcher une deuxième « flottille pour Gaza », affrétée au Pirée, de prendre la mer vers le territoire palestinien. Ce succès diplomatique israélien pourrait sembler minime ; ce serait oublier que, depuis son rejet du plan de partage onusien du 29 novembre 1947, Athènes a toujours maintenu une ligne irréductiblement anti-israélienne [18].

19 Enfin avec la Bulgarie, État lui aussi traditionnellement rival d’une Turquie ancienne puissance coloniale, Israël trouve un accord de coopération militaire lui permettant d’utiliser – là encore à des fins d’entraînement – son... espace aérien. Il conviendrait d’ajouter à ces accords successifs ceux, économiques, pétroliers et militaires, conclus entre Jérusalem et Bakou. Certes, l’Azerbaïdjan ne peut être considéré par le régime turc comme un adversaire séculaire orthodoxe sur lequel va chercher à jouer Israël ! Turcophone et turcophile, cet État au moins aussi sécularisé (après soixante-dix ans de soviétisme) et antiarménien que la Turquie contemporaine, arbore pour devise « une nation, deux États ». Mais, au fond, la gêne qu’occasionne la proximité stratégique israélo-azerbaïdjanaise grandissante n’en est que plus forte ; quand le pouvoir turc admoneste le gouvernement israélien, il attend que Bakou suive fidèlement. Or le président Aliev n’en fait rien, et renforce année après année son partenariat. À telle enseigne que l’État hébreu est devenu, en 2012, le premier fournisseur d’armements à l’Azerbaïdjan, celui-ci devenant le premier fournisseur de pétrole à Israël [19]...

20 Au-delà de ces péripéties, la diplomatie de combat assumée par Benyamin Netanyahou et Avigdor Lieberman, déjà sans précédent à bien des égards, pourrait se doubler dans les toutes prochaines années d’un coup excessivement dur porté à une Turquie devenue non seulement inamicale mais belliqueuse [20].

Où le génocide arménien s’invite dans le divorce israélo-turc...

21 Jamais Israël n’a reconnu le génocide perpétré en 1915 par le gouvernement Jeune-Turc sur les Arméniens d’Anatolie. Dans un premier temps, au cours des années 1950-1980, le jeune État juif avait d’autres chats à fouetter et des guerres à mener. Les Premiers ministres hébreux successifs y étaient d’autant plus indifférents que le long processus de reconnaissance étatique commence dans les années 1960 seulement (le 20 avril 1965 précisément) avec l’Uruguay – et qu’ils ne désespéraient pas de faire de la Turquie un partenaire, sinon un allié, de la « deuxième ceinture » derrière celle, hostile, des États arabes. En outre, si le nombre d’Israéliens d’origine turque était réduit – quelques milliers seulement [21] –, la représentation du monde turc, ottoman surtout, était en Israël et dans l’essentiel de la diaspora juive très positive ; les Turcs restaient dans le naratif collectif cet empire accueillant et bienveillant qui aura protégé ses Juifs de la grande expulsion de péninsule Ibérique de 1492 à la Seconde Guerre mondiale. La cause arménienne, mal connue (aucun Juif arménien ne vit en Israël avant l’ouverture des frontières soviétiques en 1989 ; ils seront quelques milliers après), n’avait nulle place dans ce schéma aussi simpliste que très partagé [22]. Avec le traité de coopération de 1996, signé sous le mandat provisoire du très turcophile Pérès, il devenait plus évident encore que la question d’une reconnaissance du génocide ne serait pas abordée. À plusieurs reprises, au début des années 2000, quelques députés de la gauche sioniste – réunis au sein du parti Meretz (« Énergie ») – avaient souhaité susciter le débat, en vain. Juste avant l’affaire de la « flottille pour Gaza », ils n’étaient toujours que trois parlementaires sur les cent vingt que compte la Knesset à reconnaître le génocide arménien. Or, immédiatement après, trente députés, provenant de presque tous les partis mais en majorité relative du Likoud, se réunissaient pour adopter une résolution demandant à l’exécutif de reconnaître solennellement ce génocide ! Autrement dit, en quelques jours, vingt-sept députés avaient découvert l’horreur du premier génocide du XXe siècle au point d’en faire une question d’actualité parlementaire prioritaire... (Peu de temps auparavant, le grand rabbin ashkénaze d’Israël, Yona Metsger, s’était rendu solennellement au Tsitsernagabert – l’équivalent arménien du Yad Vashem, à Erevan – pour s’y recueillir, avec la bénédiction du gouvernement et notamment d’un Lieberman russophile et proarménien.) Certes, Benyamin Netanyahou n’exauça pas un vœu qui, de toute façon, aurait trouvé un farouche opposant en la personne présidentielle de Shimon Pérès. Et puis, pourquoi ne pas conserver un atout en cas d’aggravation de l’hostilité turque ?

22 Plus intéressant peut-être et sûrement plus important du point de vue géopolitique, le changement de ton israélien sur le cas de la reconnaissance du génocide arménien accompagne et encourage depuis 2010 une même évolution aux États-Unis. Jusqu’alors, les Turcs pouvaient compter sur les soutiens d’Israël à Washington, qu’il s’agisse du litige de Chypre, des questions liées aux droits de l’homme ou, donc, de la question mémorielle arménienne. Mais, en quelques courtes années, des pans entiers du lobbying pro-israélien ont commencé à faire défaut à l’ancien partenaire privilégié de Jérusalem. À tel point que le 4 mars 2010 fut adoptée par la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants une résolution demandant là encore la qualification officielle de génocide, par le président de l’État, des crimes de masse turcs de 1915. Or, en y regardant de plus près, si cette résolution put passer (par 23 voix contre 22 !), ce fut grâce au retrait du combat des membres influents des deux puissants lobbies AIPAC et AJC [23]... Traduction populaire et sans précédent de ce vote : à Boston et dans d’autres grandes villes américaines, les communautés juive et arménienne manifestèrent ensemble en faveur de la reconnaissance. À Ankara, on sentit d’autant mieux passer le vent du boulet que, deux ans plus tard, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton allait se recueillir au mémorial national officiel d’Erevan... Il s’avère difficile d’évaluer la part du jeu politique israélien dans cette rapide évolution aux États-Unis ; il demeure que le gouvernement turc a crié à la trahison de son (ex-) partenaire, et parfois, dans les franges les plus islamistes de l’AKP, au complot juif et sioniste !

Bilan provisoire

23 Dix ans après l’avènement de l’AKP au pouvoir à Ankara, les relations israélo-turques ont connu une chute qualitative (diplomatie et coopération) et quantitative (volume d’échanges de services et produits militaires, tourisme, etc.) spectaculaire. Fera-t-on remarquer que, du côté israélien, on a donné le bâton pour se faire battre en menant une politique palestinienne peu portée au compromis et à la remise sur les rails d’un processus de pourparlers ? Fondamentalement, la désignation des torts israéliens éventuels apporte peu à l’observation ; le gouvernement turc avait décidé d’inverser sa politique israélienne, et cela dans tous les cas de figure.

24 Pour Israël, la perte de la Turquie comme partenaire privilégié présente deux inconvénients majeurs. Le premier, militaire, concerne le vaste et ô combien stratégique espace aérien anatolien jouxtant les frontières syrienne, irakienne et surtout iranienne. Le droit de l’emprunter (à des fins d’entraînement) offrait aux pilotes de Tsahal une expérience et un confort de vol incontestablement précieux, et au gouvernement israélien un instrument de dissuasion redoutable. La Syrie l’expérimenta à ses dépens en septembre 2007. En pleine crise nucléaire iranienne, Israël ne disposera plus de cet atout le cas échéant, et ce ne sont pas les espaces aériens grec ou bulgare qui pourront le remplacer. Le second inconvénient du divorce turc réside, plus abstrait, dans la perte d’un partenaire musulman d’une part, situé sur la « deuxième ceinture » ben-gourionienne d’autre part. Au final, la coopération stratégique avec la Turquie, bien éphémère, n’aura pas dépassé dans le temps celle scellée avec le shah d’Iran dans les années 1970. Pour l’Israélien de la rue, la conséquence est un accroissement du sentiment d’isolement et de solitude géopolitique, le retour en force du paranoïde syndrome de Massada.

25 En revanche, on aurait tort de surestimer la perte économique ou hydrique. Les contrats de maintenance militaire iront à leur terme et, globalement, ne représentent de toute façon que quelques dizaines de millions de dollars. Pour mémoire, la valeur des exportations de services et de matériels militaires par Israël – en constante augmentation – a atteint en 2012 les 9 milliards de dollars sur tous les continents [24]. Quant à l’eau turque, elle aura relevé du fantasme ; différents projets « péresistes » d’approvisionnement par pipes sous-marins ou par supertankers, bien trop onéreux, sont restés dans les cartons et jamais une goutte anatolienne n’est parvenue en Israël. L’État hébreu, dès la nouvelle tonalité turque des années 2000, s’est au contraire lancé dans la production locale d’eau douce par le truchement de plusieurs unités de dessalement d’eau de mer.

26 Mais le gouvernement turc a-t-il au moins commencé à récolter les fruits de son hostilité à Israël ? Rien n’est moins sûr, et plusieurs réalités – anciennes ou nouvelles – sont venues lui rappeler sèchement qu’il y avait loin de la coupe aux lèvres, soit de la volonté d’être une grande puissance régionale à la concrétisation du rêve. En premier lieu, le printemps arabe a ébranlé la politique de Davutoglu. Comment continuer à prétendre défendre les populations arabes tout en soutenant des dictateurs en proie à la vindicte populaire ? Après quelques moments de soutiens flottants à Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Assad, il a donc fallu rétropédaler ! Dans l’affaire libyenne du printemps 2011, Ankara a d’abord soutenu Kadhafi en s’opposant énergiquement à l’intervention occidentale, tout en dénonçant les exactions du « guide ». Sur le dossier syrien, autrement délicat, Erdogan voue aux gémonies ce voisin despote qu’il chérissait quelques mois auparavant. De façon générale, rien n’indique que les nouveaux dirigeants à tendance Ikhwan (Frères musulmans), de la Tunisie à l’Égypte, accepteront le modèle turc comme digne d’être suivi aveuglément : non seulement celui-ci commence à s’essouffler dans sa dimension démocratique – pressions politiques, jugements iniques, emprisonnements d’opposants, musellement de la presse, répression kurde, etc. –, mais encore les Frères entretiennent leur propre modèle, déjà nonagénaire, dans un contexte fort différent de celui prévalant en Turquie. Surtout, le plus puissant leader contemporain des Ikhwan, le président égyptien Mohamed Morsi, s’est allégrement passé des services turcs dans le règlement de la trêve entre Israël et le Hamas, en novembre 2012. En second lieu, le rapprochement avec Téhéran a fait long feu, Ankara acceptant le principe de l’installation du bouclier antimissile américain (en plus de missiles Patriot) sur son sol, face au grand voisin perse. En troisième lieu, c’est le Qatar et non la Turquie – en dépit d’une économie relativement florissante [25] – qui dota le Hamas de 400 millions de dollars à l’automne 2012 ; être le champion de la cause palestinienne nécessite sans doute moins de mots et plus de fonds... Et face aux menées diplomatiques d’Israël à ses flancs occidentaux, la Turquie ne sut jusqu’à présent qu’opposer des protestations verbales sans réelle efficacité. Enfin et surtout, illustration flagrante de ses difficultés à peser, le gouvernement Erdogan a dû inverser radicalement sa politique syrienne, ne pouvant éviter l’humiliation de se faire abattre par les forces de Damas un chasseur bombardier Phantom F4, durant l’été 2012, sans possibilité de réagir du fait de la stricte interdiction américaine. Il est bien loin le temps où, avant mars 2011, le Premier ministre turc prétendait encore jouer les conciliateurs entre la Syrie et Israël, promettant de restituer à la première le plateau du Golan conquis puis annexé par l’État juif ! Même assez loin de celui-ci, dans le Caucase, la Turquie d’Erdogan et Davutoglu piétine ; en 2011, un traité de défense mutuelle russo-arménien était conclu pour quarante ans, interdisant tout soutien militaire turc à Bakou dans un éventuel conflit arméno-azerbaidjanais [26]...

27 En tant que nation souveraine, et dotée de surcroît d’une vraie ligne stratégique et de représentations identitaires prégnantes, la Turquie avait et conserve un droit absolu à choisir ses alliés ainsi qu’à en déchoir certains de leur statut. En revanche, elle ne peut pas refuser d’en assumer les conséquences. Début 2013, rien n’indique que le bilan provisoire de sa rupture avec Israël aura correspondu à une stratégie


Date de mise en ligne : 27/05/2013.

https://doi.org/10.3917/her.148.0068

Notes

  • [1]
    Docteur en géopolitique HDR, professeur à l’ESG Management School, enseignant à Sciences Po Paris et à l’Institut français de géopolitique. Auteur de Atlas géopolitique d’Israël (Autrement, 2012).
  • [2]
    F. Encel, « Israël-Turquie : un nouvel axe géostratégique », Hérodote, n° 90, troisième trimestre 1998, p. 148-162.
  • [3]
    L’AKP, Adalet veKalkinma partisi, Parti de la justice et du développement.
  • [4]
    Au cours de la guerre du Yom Kippour (ou d’octobre) 1973, Washington avait déclenché un pont aérien en réponse au pont aérien soviétique en faveur des coalisés égypto-syriens. Le Portugal avait alors été le seul membre de l’Otan à accepter des escales des appareils de l’US Air Force sur son sol. Puis, en 1991, lorsque Saddam Hussein propulsait des missiles Scud sur Israël, les États-Unis avaient livré des missiles antimissiles Patriot à Tsahal. Cette fois encore, on avait trouvé une autre voie de livraison (navale), la Turquie étant alors – bien qu’évidemment pro-occidentale – très réticente à défendre indirectement l’État juif.
  • [5]
    Baptisées Anatolian Eagles, ces manœuvres incluaient parfois la Jordanie. Elles sont tout à fait interrompues en 2009. En 2012, Ankara va jusqu’à exiger de l’Otan qu’elle cesse toute coopération militaire avec Israël ! L’exigence est rejetée par l’unanimité des États membres de l’Alliance atlantique. Sur les aspects militaires contemporains, lire l’article très complet de Dorothée Schmid : « L’armée turque est-elle hors jeu ? », Politique internationale n° 137, automne 2012, p. 207-217.
  • [6]
    Plus prosaïquement, la Turquie souhaitait aussi renforcer la coopération frontalière contre l’indépendantisme kurde, véritable hantise pour Ankara, tous gouvernements confondus, depuis les années 1980...
  • [7]
    Cette hypersensibilité d’Israël sur cette question contribue à expliquer entre autres causes l’excellence des rapports avec la France depuis plusieurs années ; même quand Nicolas Sarkozy hier, François Hollande aujourd’hui tancent le gouvernement israélien pour sa politique palestinienne, Netanyahou n’en prend pas ombrage, considérant surtout le rôle de fer de lance de Paris dans les sanctions contre l’Iran.
  • [8]
    Cette organisation, forte de cinquante-sept membres, ne possède aucun vrai outil d’intégration et ne constitue en aucun cas un système d’alliance.
  • [9]
    Durant l’hiver 1998-1999, la Turquie avait massé des troupes à la frontière, près d’Urfa, pour contraindre Hafez al-Assad à expulser le leader indépendantiste kurde du PKK, Abdullah Oçalan. Cette pression militaire s’était doublée d’une pression hydraulique, Ankara menaçant de restreindre le débit de l’Euphrate, vital pour l’approvisionnement syrien. Finalement, Damas expulsait vers l’Afrique le chef kurde, qui se retrouvait en quelques jours aux mains des autorités turques. Cadeau du Mossad israélien à l’allié d’alors...
  • [10]
    La Ligue des États arabes, créée en mars 1945, compte en 2013 vingt-trois membres, dont l’État de Palestine non membre de l’ONU. Déchirée par le clivage chiites (ou pro-chiites iraniens)/sunnites, traversée par des hostilités de voisinage (ex : Maroc/Algérie), durement secouée par le Printemps arabe, jamais la Ligue n’aura connu une telle faiblesse que depuis le début de la décennie 2010.
  • [11]
    À ce jour, on ignore si le gouvernement turc – déjà nettement engagé dans la distanciation avec Israël – avait autorisé les appareils israéliens à emprunter sa frontière, ou si Tsahal avait bénéficié de la complicité active d’un état-major turc non encore purgé de ses chefs pro-israéliens.
  • [12]
    Interview au quotidien Al Raï, le 2 décembre 2009.
  • [13]
    Quelques mois plus tard, le même Erdogan affirme préférer rencontrer, plutôt que Benyamin Netanyahou, Omar el-Bachir, le chef de l’État soudanais pourtant accusé par la Cour pénale internationale de crime de guerre et de crimes contre l’humanité...
  • [14]
    Du reste, le père de Benyamin Netanyahou, l’historien Ben Tsion, avait été le secrétaire particulier de Jabotinsky à New York, avant le décès soudain de celui-ci en 1940. Ben Tsion est décédé très récemment à l’âge de 102 ans.
  • [15]
    Begin, né en Pologne en 1913, avait connu l’antisémitisme virulent de l’Europe orientale. Engagé volontaire en 1939 contre l’envahisseur allemand, il avait réussi à passer du côté soviétique, avant d’être interné au Goulag ! Netanyahou, né en 1949 d’une famille déjà installée aux États-Unis, n’aura donc bien entendu pas connu un tel destin.
  • [16]
    Propos tenus publiquement à Washington par Ahmet Davutoglu, le 12 décembre 2009.
  • [17]
    En réalité, c’est un organisme privé, le Insani YardimVakfi, ou IHH, qui a intégralement organisé et financé la « flottille pour Gaza ». Cela dit, il est avéré que ce groupe est lui-même subventionné par l’AKP, et par conséquent par le gouvernement.
  • [18]
    Avec Cuba, la Grèce avait alors été l’unique État occidental à rejeter la création d’un État juif. Le renversement de politique d’Athènes, fort récent, tient très manifestement au divorce israélo-turc tant il lui est concomitant.
  • [19]
    Pour Israël, l’intérêt stratégique du partenariat avec Bakou réside dans sa rivalité avec la République islamique d’Iran.
  • [20]
    La perspective d’une rupture des relations diplomatiques et même d’une confrontation armée n’est plus illusoire, du moins si l’on accorde foi aux propos de Recep Tayyip Erdogan qui, juste après l’épisode tragique de la « flottille pour Gaza » en 2009, avait affirmé que la Turquie défendrait par la force toute future flottille qui se composerait de ressortissants turcs. À ce niveau, on dépasse en hostilité la simple remise du prix des Journalistes turcs à la contestataire israélienne Amira Haas ou la complaisance à l’égard d’émissions radio ou télédiffusées à caractère ouvertement anti-israélien et parfois antisémite... Cela dit, tant que la Turquie demeure membre de l’Otan, cette perspective conflictuelle demeure peu vraisemblable.
  • [21]
    Surtout groupés dans le doigt de la Galilée, avec notamment le kibboutz travailliste Hagoshrim.
  • [22]
    Sachant par ailleurs que l’institution nationale Yad Vashem a toujours entretenu de fortes réticences à reconnaître les massacres de 1915 comme un génocide à la mesure de la Shoah.
  • [23]
    AIPAC : American Israel Public Affairs Committee, AJC : American Jewish Committee.
  • [24]
    En 2012, l’État hébreu s’est hissé à la cinquième place des pays exportateurs d’armements, son débouché turc, avec moins de 200 millions de dollars, se situant loin derrière l’Inde, la Chine, la Russie, l’UE et même l’Afrique subsaharienne.
  • [25]
    L’économie turque ne ressemble cependant guère à celle d’un dragon : non seulement elle redémarre à partir d’une banqueroute, en 1999, mais encore elle s’appuie sur des productions à faible valeur ajoutée et très dépendantes des marchés (agriculture, petite industrie, tourisme, etc.).
  • [26]
    Je renvoie à mon article publié dans Le Monde daté du 9 juin 2010 : « La marche à la puissance turque trouvera ses limites ».
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