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L’amiral Jean Dufourcq (2S) est directeur d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, rédacteur en chef de la revue Défense nationale et membre de l’Académie de marine. Il a commandé, entre autres, le sous-marin Ouessant de la classe Agosta. Entretien conduit avec Jean-Luc Racine.
1Hérodote : Vu de Paris, quels sont les principaux enjeux liés à l’océan Indien ?
2Jean Dufourcq : L’important, en première analyse, c’est de préserver le flux maritime, et donc le flux économique, qui relie Shanghai et Rotterdam. La nouvelle relation du continent européen au développement de l’Asie repose sur cette artère économique vitale qui relie la Chine à l’Europe ; elle instaure une dépendance maritime stratégique mutuelle. Le premier enjeu de l’océan Indien, vu de Paris, c’est donc la liberté de navigation le long de cette grande voie maritime qui est aussi celle de l’approvisionnement en énergie de l’Asie du Nord-Est. Le deuxième enjeu est le maintien de l’équilibre des puissances riveraines de l’océan Indien, surtout celles dont les antagonismes sont latents. Je pense en particulier à la relation indo-pakistanaise, mais aussi à l’Iran, dont les relations sont tendues non seulement avec les pays du golfe Persique mais avec bien d’autres puissances pour des raisons que chacun connaît. Le troisième enjeu se définit par la perspective d’une vraie coopération de développement de l’océan Indien. Cet espace qui relie plusieurs continents, doit favoriser une coopération plus dense, plus organisée, plus structurée, plus sûre que celle que l’on connaît aujourd’hui. Il s’agit bien sûr d’empêcher la criminalité de se développer dans les différentes niches grises, la côte somalienne aujourd’hui, demain peut-être le canal de Mozambique ou les détroits de la Sonde. Mais aussi de tirer un meilleur parti du potentiel de complémentarité des différents pays de la zone. De grands partenariats intercontinentaux semblent nécessaires pour y contribuer et faire de ce vaste océan un espace de prospérité et de paix pour le XXIe siècle.
3 Hérodote : La France est active dans la lutte contre la piraterie tant au large des côtes de la Somalie qu’au large d’Aden. Comment coopère-t-elle avec les forces européennes de l’opération Atalante et avec les autres flottes qui croisent dans ces eaux troublées ?
4 J.D. : Il faut relever que, à partir de son ancienne présence dans les Territoires des Afars et des Issas et de son implantation à Djibouti, la France est depuis longtemps une puissance qui compte dans l’océan Indien et qui contribue à sa stabilité et à sa sécurité. C’est naturellement à partir de celle-ci qu’elle s’est déployée au moment du déclenchement des opérations qui ont cherché à juguler le phénomène de la piraterie il y a trois ans. Elle a mis alors ses forces à la disposition de l’Union européenne mais elle a aussi aidé ses partenaires européens qui souhaitaient croiser dans la zone comme elle l’avait déjà fait dans les années 1990, lorsqu’il s’agissait de mettre le trafic maritime européen à l’abri des conséquences de la guerre entre l’Iran et l’Irak.
5 Avec les forces américaines très importantes dans la zone, les forces françaises exercent donc une supervision générale de toute la sécurité maritime de l’océan Indien avec une présence soutenue et prioritaire au sein de l’opération Atalante. La France offre à ses partenaires du soutien logistique, du renseignement, des transmissions, des unités navales et aéronavales qui coopèrent avec l’ensemble des flottes variées qui croisent dans cette région. L’ensemble de ces forces est organisé en une coopération souple qui engage différents pays peu habitués à coopérer dans un cadre militaire – je pense aux Japonais, aux Chinois, aux Indiens qui sont au contact des forces organisées de l’Union européenne ou de l’OTAN déployées en océan Indien. S’est ainsi créée une véritable dynamique nouvelle de coopération maritime internationale autour de ce phénomène inquiétant qu’est le développement de la piraterie. Le rôle moteur des forces françaises y a largement contribué.
6 Hérodote : Au-delà de cette question de la piraterie et de l’espace qu’elle concerne au premier chef, la France est présente dans l’océan Indien depuis le XVIIe siècle. Elle y compte aujourd’hui deux départements d’outre-mer, la Réunion et Mayotte, et elle a renouvelé en décembre 2011 un traité de coopération en matière de défense avec la République de Djibouti. Comment s’organisent les forces françaises aujourd’hui dans l’ensemble maritime que constitue l’océan Indien ?
7 J.D. : L’océan Indien a deux grands points focaux d’intérêt militaire pour la France. Le premier est, on l’a vu, l’axe qui va de Djibouti au golfe Persique. Le second est la région dite des Mascareignes, la région de l’océan Indien du Sud avec les deux départements français que vous avez cités. Dans la première zone, la France a établi une nouvelle base militaire à Abou Dhabi, elle a signé un traité de défense avec Djibouti ; elle répartit ses forces entre ces deux plateformes dans un processus de transition qui arrivera bientôt à son terme, avec des moyens importants de l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine. Ces moyens sont stationnés là en soutien de nos propres intérêts, en application de nos engagements mais également pour coopérer avec les forces des pays du Golfe.
8 Dans l’océan Indien du Sud, la situation est sensiblement différente. Nous avons là des forces basées sur nos territoires et départements d’outre-mer ainsi qu’une capacité de manœuvre militaire utilisée notamment dans toute notre coopération militaire avec le continent africain. Cette coopération globale que nous entretenons avec les différents pays de l’Afrique orientale ou de l’Afrique australe est également ancienne et les différentes unités – notamment celles de l’armée de terre – ont toujours été des points d’appui ou des réservoirs de force pour les opérations nécessaires à la stabilité de cette région.
9 Hérodote : Bien plus au sud des Mascareignes, la France dispose des Terres australes et antarctiques. Les îles Éparses, Kerguelen, Crozet, Amsterdam et Saint-Paul définissent-elles un espace maritime distinct de l’océan Indien, ou constituent-elles une zone de jonction entre océan Indien et Terre Adélie, porteuse d’enjeux stratégiques spécifiques ?
10 J.D. : Cette question est judicieuse et la réponse pourrait être disputée. Pour ma part, j’opère une distinction assez nette entre les régions stratégiques de l’océan Indien, où l’activité maritime côtière et de cabotage et les échanges commerciaux intercontinentaux sont intenses, et celles australes, qui sont des réservoirs halieutiques et des champs d’expérimentation inhospitaliers à la faible activité humaine. Les enjeux sont d’une autre nature et les perspectives différentes, notamment dans le continent antarctique dont l’exploration se poursuit. L’océan Indien est différent, c’est un espace de vie.
11 Hérodote : Vous l’avez dit, la France est présente à Abou Dhabi depuis 2009 dans une position particulièrement stratégique face au détroit d’Ormuz et à l’Iran. Elle l’est à la demande des Émirats arabes unis. Comment interpréter cette présence française dans un espace maritime couvert intensément par la Ve flotte américaine ?
12 J.D. : Évidemment, cette question est sensible car cette installation nouvelle de la France aux Émirats intervient à un moment où la tension est forte entre les forces occidentales et la République islamique d’Iran, notamment pour les questions liées à son programme nucléaire militaire supposé et d’ailleurs probable. Nous avons donc établi là face à ses côtes une installation en soi stratégique et à un moment lui-même significatif. On pourrait facilement en induire une interprétation focalisée sur la sensibilité stratégique du moment. On pourrait y voir à la fois un durcissement de la position de la France à l’égard de l’Iran et l’affirmation de sa volonté de contribuer de façon plus directe et plus exposée à la sécurité du golfe Persique et à la sécurité des approvisionnements maritimes qui transitent par le détroit d’Ormuz entre ce golfe et l’Europe. Cette interprétation a certes un certain fond de réalité et d’actualité car, au cours de la dernière législature, la France a été l’un des membres du Conseil de sécurité les plus engagés dans la lutte contre la prolifération nucléaire. Elle s’est distinguée au niveau européen avec son partenaire allemand et son partenaire britannique pour essayer de conduire à une position plus lisible et plus légale de la République islamique d’Iran à l’égard de son potentiel nucléaire. Je crois toutefois que cette interprétation ne doit pas être surévaluée. Il faut avoir la sagesse de prendre du recul pour définir à sa juste mesure cette installation à Abou Dhabi, qui est aussi la dernière étape d’un programme d’équipements engagé il y a une dizaine d’années et la conséquence logique des contrats d’armement qui ont été passés alors avec les Émirats.
13 Hérodote : La France et l’Inde ont conduit des manœuvres conjointes depuis 1993. Comment évaluez-vous les relations entre les deux pays sur le plan des stratégies maritimes ?
14 J.D. : Il existe une certaine connivence entre la marine française et la marine indienne, car leurs visions respectives de l’espace océanique renvoient l’une à l’autre assez facilement. Cette connivence traduit une réelle symétrie. Notre coopération avec l’Inde n’est pas seulement technique ou liée à l’emploi des forces : elle existe également au plan stratégique. La cohérence de nos visions et de nos schémas océaniques permet une véritable convergence opérationnelle entre la marine nationale et la marine indienne. Cela se traduit par ces opérations de manœuvres conjointes, et par la présentation opérationnelle à nos partenaires indiens de nos dernières acquisitions navales, nos derniers programmes d’équipements, nos dernières tactiques d’emploi. Nous sommes attentifs à garder avec eux cette familiarité de la coopération navale à laquelle nous sommes rompus depuis des années. On peut du reste se demander si cette posture est compatible avec le fait d’avoir vendu des équipements militaires, notamment navals, au Pakistan, le compétiteur, qui a été doté de sous-marins français – on sait d’ailleurs ce que sont les épisodes tragiques de ce contrat (attentat de Karachi). Mais je ne crois pas qu’on puisse mettre sur le même plan cette coopération technique avec le Pakistan par le biais de ces sous-marins, et la coopération beaucoup plus stratégique établie avec l’Inde. Car dans le cas indien sont en jeu d’abord l’adéquation des visions océaniques de la France et de l’Inde, visions partagées qui correspondent à un engagement de maintenir ouverts les océans et les capacités de manœuvre maritimes des puissances, comme le pratiquent la France dans l’océan Atlantique et l’Inde dans l’océan Indien.
15 Hérodote : Cela va donc bien au-delà de la distinction que l’on peut faire entre la vente de sous-marins Agosta vendus au Pakistan et des sous-marins Scorpène, plus sophistiqués, vendus aux Indiens ?
16 J.D. : Je crois que le programme des sous-marins pakistanais correspond à une étape technologique et politique. On se souvient que la France a eu des relations techniques importantes avec le Pakistan. Nos délégations générales à l’armement se connaissaient de longue date, les relations industrielles entre les deux pays étaient étroites dans le domaine de l’aviation militaire et par deux fois, en 1976 et en 1990, la France a envisagé de contribuer au programme nucléaire civil pakistanais. Mais dans notre relation à l’Inde, les coopérations militaires et les coopérations industrielles plus récentes ne sont pas de même nature et connaissent une plus grande ampleur stratégique qu’illustre la perspective nouvelle de production locale massive de Rafale, après celle de Scorpène. Il y a désormais une véritable coopération militaire fondée sur une estime mutuelle entre les états-majors de la marine française et de la marine indienne. L’estime existait aussi à l’égard des officiers pakistanais, nombreux en France, notamment dans les forces sous-marines où j’en ai croisé de fort compétents, mais les relations relevaient alors davantage du domaine technique.
17 Hérodote : Quand on considère l’océan Indien dans toute son ampleur, la France comme la Chine, le Royaume-Uni, l’Égypte ou la Jordanie – pour prendre des pays de taille et de poids très différents – sont des « partenaires de dialogue » de l’Organisation pour la coopération régionale des États riverains de l’océan Indien, l’IOR-ARC. C’est une association qui a maintenant une bonne décennie d’existence mais on ne voit pas toujours très clairement ce qu’elle a contribué à construire. Son objectif affiché était prioritairement un commerce libéralisé, la promotion des investissements, la coopération économique, on pensait un moment la voir structurée par le triangle Inde-Australie-Afrique du Sud, ce qui aurait pris évidemment une dimension stratégique plus forte que l’affichage économique initial. Comment évaluez-vous sur un plan géopolitique cette association établie en 1997 par sept États membres et qui en compte aujourd’hui dix-huit ?
18 J.D. : Deux remarques préalables avant de répondre à la question. La France attache un très grand prix à être membre de toutes les commissions et structures régionales auxquelles ses possessions ou ses départements d’outre-mer lui permettent, a priori, de participer. Cette position constante de la France qui se veut, à l’échelle de la planète, un partenaire de tous les continents et de tous les océans est une position centrale dans la vision qu’a la France de sa propre posture mondiale au XXIe siècle. Deuxième remarque : la France a toujours cherché à développer une sorte de solidarité des différentes puissances maritimes de l’océan Indien. C’est qu’elle y a une longue histoire. On connaît bien sûr la Compagnie des Indes, dont les vaisseaux faisaient escale à l’île de France, devenue Maurice, avant de rejoindre les côtes indiennes, mais se rappelle-t-on que ce sont des navigateurs français qui ont, au XVIIIe siècle, exploré les côtes sud de l’Australie, que c’est sur les côtes de cette même île Maurice que Napoléon a remporté sa seule victoire navale, la bataille de Vieux Grand Port en 1810, et que, pendant la Seconde Guerre mondiale, les frégates ou les corvettes de la France libre étaient basées à Capetown et Simonstown en Afrique du Sud.
19 Aujourd’hui, si l’on tient compte de ces deux phénomènes, une ancienne tradition de présence française dans l’océan Indien et une volonté de partenariat élargi, nous devons être attentifs au développement plus général d’une coopération régionale qui met en scène tous les acteurs et qui permet d’avoir un instrument de défense des intérêts communs que sont la libre circulation, une économie fluide et des transferts de richesses qui se fassent dans de bonnes conditions d’équité commerciale et de sécurité avec la promotion d’investissements croisés qui profitent à tous.
20 Sur le plan géopolitique, cette nouvelle réalité d’un pôle ordonné autour de pays riverains est une évolution favorable qui va permettre de mettre en ordre la vieille relation qui existe entre l’Inde et l’Afrique orientale, une Afrique anglophone comme elle. Il est logique de voir se créer des solidarités économiques autour de ces vieilles relations dont le maillage, sur le plan géopolitique, va permettre d’éviter les tensions et les frictions notamment avec les nouveaux arrivants régionaux que sont les Chinois qui, pour des raisons liées à leur approvisionnement énergétique, en particulier au Soudan, sont devenus de plus en plus présents. Une bonne structure régionale permettrait aujourd’hui de réguler les tensions, les frictions, les investissements et de créer suffisamment d’intérêts communs pour réguler les compétitions qui pourraient déraper du fait de la rareté des ressources et de la personnalité encore insuffisante du continent africain au plan stratégique. L’IOR-ARC peut y contribuer à la condition de se concevoir en sous-ensembles régionaux.
21 Hérodote : Vous avez évoqué la Chine. On sait que celle-ci est en train de construire un certain nombre de « facilités » (pour reprendre un anglicisme) dans l’océan Indien, aussi bien en Birmanie, dans le golfe du Bengale qu’au sud du Sri Lanka et que dans la mer d’Arabie à Gwadar au Pakistan. La Chine commence à être présente maintenant aux Seychelles, et cette expansion donne lieu à débat. Certains voient dans ces investissements portuaires la mise en place d’un réseau de bases maritimes. D’autres plus mesurés y voient avant tout des implantations économiques et une politique d’influence, mais qui pourraient éventuellement avoir à l’avenir une dimension plus stratégique. Quelle analyse faites-vous de cette présence chinoise accrue dans les eaux de l’océan Indien ?
22 J.D. : La question stratégique centrale pour la Chine est celle de son approvisionnement énergétique. Il ne faut pas se leurrer, c’est le point de départ de toute sa réflexion et c’est la source du sentiment chinois très profond de vulnérabilité à l’égard du cordon ombilical énergétique qui la ravitaille en traversant l’océan Indien. La Chine, comme d’ailleurs le Japon, a un besoin vital de ce cordon maritime pour entretenir sa croissance. Sans reprendre à mon compte la théorie du « collier de perles », plaisante par son côté imagé, il y a cette réalité centrale : la Chine cherche par tous les moyens à régulariser, normaliser, sécuriser, mais également à dédoubler ou shunter cette artère vitale qui la relie au golfe Persique et qui lui apporte ce pétrole dont elle a absolument besoin. Cela se traduit non seulement par la pénétration navale chinoise sur les côtes africaines mais par tout un faisceau d’activités chinoises tournées vers un approvisionnement mieux sécurisé. Pensons aux énormes investissements chinois qui se font aujourd’hui dans l’Est sibérien pour en exploiter les richesses gazières et moderniser les équipements ; aux énormes investissements chinois qui cherchent à capter, par la route terrestre, les ressources en hydrocarbures de l’Asie centrale ; aux énormes investissements chinois qui cherchent à raccourcir la route maritime qui va des grands ports de la Chine du Sud vers les sources de production du golfe Persique. C’est dans ce contexte que Pékin pense percements d’isthmes, création de ports, de bases logistiques, de stations de transfert et création de corridors énergétiques reliant l’océan Indien à la Chine intérieure, création de zones d’éclatement du trafic portuaire d’hydrocarbures pour raccourcir, découper ou stabiliser les flux énergétiques. C’est à une véritable architecture vitale d’approvisionnement énergétique maillé et sécurisé que la Chine semble œuvrer aujourd’hui. La pénétration navale de la Chine dans l’océan Indien n’est donc que l’un de ces aspects qui traduit une forte préoccupation à l’égard de son approvisionnement énergétique, d’autant que d’ici une trentaine d’années elle se verra obligée de doubler ses importations d’hydrocarbures pour assurer sa croissance économique.
23 Hérodote : Plus largement, peut-on dire que la montée en puissance de l’Asie émergente – la Chine d’abord, mais aussi l’Inde – fait de l’océan Indien une zone dont l’enjeu géopolitique est plus fort que jamais, tout en étant corrélé à des enjeux géoéconomiques qui ne pourront à l’avenir que prendre davantage de poids ?
24 J.D. : Ce point est en effet central : l’espace maritime qu’est l’océan Indien confère à l’Inde une responsabilité de puissance installée au cœur de ce système qu’elle veut contribuer à orienter au mieux de ses intérêts. Il existe une véritable personnalité océanique indienne, qui se développe car elle correspond à la nécessité d’avoir un régulateur dans cette région du monde, comme le Brésil sera demain le régulateur de l’Atlantique Sud. Vous avez ensuite un deuxième aspect auquel vous faites allusion, la dimension géoéconomique qui requiert la sécurisation des routes maritimes et de leurs divers maillons. Le maillon qui va en gros du Soudan au détroit de Malacca, comme le maillon qui va d’Ormuz à Malacca, est de nature profondément géoéconomique. Ajoutons-leur le maillon qui relie Malacca et Suez, qui est celui du flux permanent des conteneurs vers l’Europe, et l’on voit bien alors que le nord de l’océan Indien, par ces trois segments maritimes, est devenu une artère vitale de la mondialisation, une artère clé du développement de deux des grandes puissances émergentes, la Chine et l’Inde, qui seront demain les puissances structurantes de toute l’Asie. Se croisent ainsi une réalité géopolitique, celle de l’Inde pivot de l’océan Indien, et une réalité géoéconomique définie par les maillons maritimes qui raccordent des systèmes essentiels de la mondialisation.
25 Hérodote : C’est ce qui explique aussi que la marine américaine soit très fortement présente dans l’océan Indien, avec ses trois flottes, la Ve, la VIe et la VIIe. Peut-on imaginer que cette présence américaine soit appelée à se renforcer, pour des raisons autant stratégiques que géoéconomiques, ou est-ce que le relatif retrait américain, qu’on a vu hier en Irak et qu’on verra demain en Afghanistan, pourrait laisser une place accrue aux marines asiatiques qui commencent à monter en puissance dans l’océan Indien ?
26 J.D. : Je crois qu’on ne verra pas de retrait de la puissance américaine navale de cette région avant longtemps parce que les États-Unis ont besoin d’une puissance de projection militaire au Moyen-Orient. L’arrière-pays du Golfe est essentiel pour la stratégie des États-Unis en raison de trois facteurs absolument décisifs, structurants, de la stratégie nationale de sécurité américaine. Le premier est le maintien d’une force militaire dominante dans l’espace gorgé de gaz et de pétrole de cette région, première productrice d’hydrocarbures du monde. Les États-Unis ont des contrats, des responsabilités, des accords, des traités et ils les assumeront par la voie maritime et la protection navale garantie. Le deuxième facteur est lié au fait que la sécurité d’Israël est en jeu, or chacun sait qu’Israël a droit de regard sur la stratégie américaine en matière de sécurité. Il existe une sorte de réassurance militaire contractuelle entre Israël et les États-Unis qui passe d’évidence par la voie navale. Troisième facteur : il n’est pas question de laisser une puissance régionale, notamment l’Iran, devenir une puissance de régulation de cette zone beaucoup trop vitale pour les États-Unis. Les flottes de projection de la puissance américaine sur cette région seront demain comme aujourd’hui les garantes de la capacité à assurer ces trois objectifs. Nous ne verrons pas demain la puissance américaine quitter la région sous cette puissante forme navale qui est la sienne. Les marines riveraines, y compris la marine nationale, qui le savent, l’intègrent dans les réalités avec lesquelles composer.
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L’amiral Jean Dufourcq (2S) est directeur d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, rédacteur en chef de la revue Défense nationale et membre de l’Académie de marine. Il a commandé, entre autres, le sous-marin Ouessant de la classe Agosta. Entretien conduit avec Jean-Luc Racine.