Hérodote 2010/4 n° 139

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Article de revue

Géopolitique des relations sino-pakistanaises à l'ère du terrorisme

Pages 156 à 174

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’une étude Asia Centre, conduite avec Jean-Luc Racine pour la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, sur les perceptions chinoises du Pakistan, et fondée sur une trentaine d’entretiens à Pékin et Chengdu en décembre 2009 et mars 2010 avec les spécialistes chinois de l’Asie du Sud. Nombre des idées et des informations de cet article résultent d’un travail collectif, et l’auteur de ce texte tient à remercier Jean-Luc Racine de lui avoir proposé de le reprendre sous l’angle de la question terroriste dans les relations sino-pakistanaise.
  • [2]
    Mathieu Duchâtel est chercheur à Asia Centre.

1 « L’amitié à toute épreuve » (all weather friendship) entre la Chine et le Pakistan est née d’un intérêt commun à contenir la puissance indienne. Pour Pékin, entretenir la rivalité indo-pakistanaise visait à ?xer une partie importante de l’armée indienne au Cachemire et à empêcher l’émergence d’un hégémon en Asie du Sud. Pour Islamabad, la priorité portait sur l’accès aux technologies et à l’armement chinois, et sur le soutien diplomatique en temps de crise avec l’Inde. Si les deux parties n’ont jamais signé de traité d’alliance, l’axe sino-pakistanais qui émerge au lendemain de la guerre sino-indienne de 1962 repose sur un rapprochement de raison. Or la ?n des années 1980 voit l’ébranlement de l’environnement géopolitique qui avait conditionné son émergence. Les mutations du système international et des rapports de puissance dans l’après-guerre froide invitent la Chine à réévaluer son environnement stratégique et à reconsidérer ses intérêts en jeu au Pakistan. Deng Xiaoping amorce dès 1988 un réchauffement des relations avec l’Inde. Ce processus, qui ne cesse de se con?rmer au ?l des années, témoigne d’une reconnaissance de la puissance indienne, et d’une volonté de limiter la compétition avec l’Inde à un stade de rivalité, en maintenant le contentieux territorial et d’éventuelles frictions frontalières à un niveau d’intensité acceptable. Il conduit à un découplage des relations de la Chine avec l’Inde et le Pakistan, qui suscite de vives inquiétudes à Islamabad. D’autant que le redéploiement de la politique extérieure chinoise dépasse les deux rivaux d’Asie du Sud. La projection des intérêts chinois en Asie du Sud-Est, en Afrique ou en Amérique du Sud incite la Chine à relativiser l’importance du Pakistan dans son dispositif global et à privilégier les grands partenaires économiques (le Pakistan représente moins de 1 % du commerce extérieur et des investissements directs de la Chine en 2009) ou les questions de sécurité vitale.

2 Le partenariat sino-pakistanais survit pourtant aux bouleversements géostratégiques de l’après-guerre froide. Au cours des années 2000, la montée du terrorisme au Pakistan, l’essor exponentiel des échanges économiques entre la Chine et l’Inde, les incertitudes sur l’avenir de l’Afghanistan et les demandes américaines d’une coopération chinoise en faveur de la stabilisation de l’AfPak le placent face à de nouveaux dé?s, qui renforcent la valeur stratégique du Pakistan aux yeux de Pékin. Cette réévaluation tient en particulier à des considérations de sécurité négative. À Pékin, le niveau d’alerte face au risque terroriste sur la Chine et ses ressortissants au Pakistan augmente à mesure que la sécurité pakistanaise se dégrade et que le Xinjiang voisin sombre de nouveau dans la violence et la répression pendant l’été 2009.

3 Cet article analyse les effets de la montée du terrorisme sur la géopolitique des relations sino-pakistanaises. Si le risque sur le territoire de la Chine et ses ressortissants au Xinjiang ne doit pas être surestimé, il n’en demeure pas moins que la coopération contre les « trois fléaux » – terrorisme, extrémisme, séparatisme selon la terminologie chinoise – s’inscrit au ?l des années 2000 au sommet de l’agenda des relations bilatérales. Or si le Traité d’amitié, de coopération et de relations de bon voisinage signé le 5 avril 2005 met en avant la coopération contre le terrorisme dans un « cadre bilatéral et multilatéral », les deux pays ne procèdent qu’au niveau bilatéral, de manière mutuellement exclusive. Pékin partage certes avec les pays occidentaux et les puissances de la région un intérêt déclaré à la « stabilité » en Asie du Sud. Mais des considérations plus immédiates – éviter de devenir une cible pour la nébuleuse extrémiste afghano-pakistanaise – et une vision géopolitique de long terme – compter sur le Pakistan pour porter les intérêts chinois dans la reconstruction de l’architecture de sécurité régionale après le retrait des Occidentaux d’Afghanistan, et intégrer le développement du Grand Ouest chinois dans une ouverture vers l’océan Indien via le Pakistan – conduisent Pékin à percevoir la coopération avec d’autres puissances, en particulier les États-Unis, comme néfaste et contre-productive pour ses intérêts dans la région. Dans ce contexte, Pékin multiplie les garanties à l’égard d’Islamabad pour entretenir une relation dont le caractère clientéliste se renforce à mesure que l’asymétrie de puissance s’accroît. En cherchant à éviter que le Pakistan ne s’affaiblisse dans des proportions encore plus alarmantes pour protéger ses intérêts de sécurité et conserver ses cartes géostratégiques, la Chine apporte une contribution limitée et ambiguë au maintien de la sécurité au Pakistan et dans la région.

Le risque terroriste, un enjeu bilatéral ?

La sécurité des ressortissants chinois au Pakistan

4 À partir de 2004, les ressortissants chinois ont subi au Pakistan des assassinats ciblés, des enlèvements et des attaques à la bombe alors que dans le même temps leur nombre doublait, pour atteindre 10000 au début de 2010. Ces violences, il est vrai, résultent davantage de la détérioration de la sécurité intérieure au Pakistan que d’un sentiment antichinois qui n’y existe guère, à l’inverse d’autres pays de la région comme le Kirghizstan ou l’Indonésie. Mais si le Pakistan demeure en 2010 le pays d’Asie-Paci?que où l’image de la Chine est la plus favorable d’après les enquêtes du Pew Research Group, il n’en est pas moins devenu au cours de la dernière décennie le plus dangereux pour ses ressortissants. Les Chinois sont d’abord victimes de la dégradation de la sécurité au Baloutchistan, où l’année 2004 marque l’aggravation des tensions entre l’État fédéral et les nationalistes baloutches. Entre la nébuleuse islamiste et l’État pakistanais, 2004 est aussi l’année de la rupture, les premières opérations militaires fédérales dans les zones tribales répliquant aux attentats contre le président Musharraf. Les violences s’intensi?ent contre les Chinois au tournant de 2007, l’année de l’assaut des forces pakistanaises contre la mosquée Rouge à Islamabad, dont la presse pakistanaise tient la Chine pour partiellement responsable, et qui provoque une intensi?cation des attaques et des attentats suicides sur tout le territoire pakistanais. Un examen précis des incidents de 2004-2009 fait pourtant apparaître l’exceptionnalité des attentats politiques contre les résidents chinois. En dehors du Baloutchistan, ils ne sont pas victimes d’une violence structurelle. Pourtant, deux incidents, en 2007 et en 2008, placent la question de leur sécurité au cœur des relations sino-pakistanaises.

TABLEAU 1

DÉCÈS OU ENLÈVEMENTS DE CITOYENS CHINOIS AU PAKISTAN ENTRE 2001 ET 2009

Date Lieu Événement Précisions
3 mai 2004 Gwadar Trois ingénieurs chinois
meurent dans l’explosion
d’une bombe, neuf sont
gravement blessés
Revendiqué
par l’Armée
de libération du
Baloutchistan
22 septembre 2004 FATA Un ingénieur hydraulicien
chinois est blessé sur un
barrage
Octobre 2004 Waziristan du Sud Deux ingénieurs chinois
sont kidnappés
L’un parvient
à s’échapper,
l’autre est tué
Février 2006 Hab, Baloutchistan Trois Chinois sont tués
par balles
24 juin 2007 Mosquée Rouge,
Islamabad
Les sept kidnappés chinois
sont libérés par leurs
ravisseurs
L’assaut donné
par l’armée
pakistanaise aura
lieu le 10 juillet,
soit près de trois
semaines plus tard.
Juillet 2007 Khazna, près de
Peshawar
Trois ouvriers chinois sont
assassinés
19 juillet 2007 Hab, Baloutchistan Un convoi chinois est réduit
en cendres par une voiture
piégée
30 morts
29 août 2008 Swat Deux ingénieurs chinois
sont kidnappés
Ils sont libérés
grâce à l’action
de l’ambassade via
des « amis » da ns
les zones tribales
22 décembre 2008 Peshawar Un ingénieur hydraulicien
est gravement blessé
figure im1

DÉCÈS OU ENLÈVEMENTS DE CITOYENS CHINOIS AU PAKISTAN ENTRE 2001 ET 2009

Les attaques subies par les ressortissants chinois relèvent de quatre modus operandi

5 Les violences dénuées de vision politique. Elles ne relèvent pas du terrorisme mais de la généralisation de l’insécurité, comme en mai 2004 ou en décembre 2008 dans les zones tribales.

6 L’utilisation des ressortissants chinois comme levier par les militants pour faire pression sur le gouvernement pakistanais. Il n’y a qu’une seule attaque de ce type. En août 2008, les talibans kidnappent deux ingénieurs dans la vallée de Swat et exigent d’Islamabad la libération de 136 militants, ainsi qu’une rançon, cherchant à tirer pro?t de la propension supposée d’Islamabad à accéder aux demandes de Pékin. Les ingénieurs auraient été libérés sans céder au chantage, grâce à une médiation couronnée de succès.

7 L’affaire de la mosquée Rouge (Lal Masjid) à l’été 2007, qui débute par l’enlèvement de résidents chinois à Islamabad et s’achève par l’assassinat de trois ouvriers en juillet près de Peshawar, est un véritable tournant pour la perception des menaces en Chine. Pour la première fois, la nébuleuse extrémiste prend les Chinois pour cible. Le drame commence le 24 juin 2007, avec l’enlèvement de sept masseuses chinoises exerçant dans des salons de beauté suspectés de servir de couverture à la prostitution. Leur libération, à l’issue de 24 heures de négociations menées par le Premier ministre Shaukat Aziz et l’ambassade de Chine, ne suf?t pas à enrayer la spirale de violence. Selon un ex-diplomate chinois alors en poste à Islamabad, Aziz promet aux militants que le gouvernement ne fera pas usage de la force à leur encontre. Or moins d’une semaine après la libération des otages, en présence du ministre de l’Intérieur pakistanais Aftab Khan Sherpao en visite à Pékin, Zhou Yongkang, ministre de la Sécurité publique, exige que les coupables de ces attaques « terroristes » soient « punis avec sévérité ». Zhou est le premier responsable politique à quali?er les militants de la mosquée Rouge de terroristes. Dans le même temps, des of?ciers chinois préconisent l’usage de la force auprès de leurs homologues pakistanais. Ces pressions de l’appareil de sécurité chinois, menées sans coordination avec l’action du ministère des Affaires étrangères, n’expliquent pas à elles seules la décision du général Musharraf, président du Pakistan, de donner l’assaut contre la mosquée Rouge. Mais le doute est pourtant semé. Peu avant l’assaut dans lequel il périra, l’un des leaders de la mosquée Rouge, le maulana Abdul Rashid Ghazi, souligne devant les médias la responsabilité chinoise. Le président pakistanais entretient lui-même l’ambiguïté en évoquant son embarras vis-à-vis de la Chine après l’enlèvement de ses ressortissantes. Quelles que soient les intentions de Musharraf – utiliser les déclarations de Zhou Yongkang pour faciliter une solution militaire qu’il souhaitait imposer, ou se défausser sur la Chine d’une partie de la responsabilité politique –, il reste qu’une partie de l’appareil de sécurité chinois a pris des positions très dures et que les militants pakistanais en sont conscients. C’est en représailles que trois ouvriers chinois sont assassinés dans les zones tribales en juillet. La séquence d’événements pose une question cruciale pour la politique de sécurité extérieure de la Chine. Jusqu’à quel point doit-elle intervenir dans les affaires intérieures du Pakistan et contourner son propre principe de non-ingérence, pourtant pierre de touche de la politique étrangère de la République populaire depuis sa fondation ? La Chine tire rapidement les leçons de la crise. Il s’agit bien d’influencer le Pakistan, mais à l’abri des médias, pour ne plus attirer l’attention des combattants extrémistes.

8 En?n, au Baloutchistan, la province où les Chinois ont subi le plus d’attaques mortelles et celle où ils sont le plus présents sur le plan économique, la violence est liée à un mouvement nationaliste et non à la montée de l’extrémisme religieux. L’Armée de libération baloutche (ALB), à l’origine des attaques, n’entretient pas de liens avec le jihad global, que le gouvernement pakistanais a plutôt utilisé pour l’affaiblir [Grare, 2006]. Les nationalistes baloutches perçoivent la présence chinoise comme un soutien à une politique fédérale de ponction des ressources locales sans redistribution équitable, à l’instar de l’ensemble des ressortissants étrangers, qu’ils ont appelés à quitter la province. Pour la Chine, qui en plus du port de Gwadar et des projets d’infrastructure dans son hinterland, y exploite la mine d’or, d’argent et de cuivre de Saindak et la mine de zinc de Duda, le Baloutchistan possède un potentiel stratégique encore inexploité, qui dépend du succès de Gwadar. La situation dans cette province, qui appelle à l’évidence à une approche distincte du problème des talibans pakistanais et d’Al-Qaida, place la Chine face à un dilemme. Doit-elle pro?ter de sa présence économique pour pousser le gouvernement pakistanais à une approche plus politique ou plus militaire ? L’inaction est-elle une option ?

Le risque d’extension au Xinjiang de l’insécurité pakistanaise

9 Alors qu’aucun incident n’est recensé depuis la ?n 2008, les heurts ethniques entre Ouïghours et Hans au Xinjiang en juillet 2009, qui font près de 200 morts, ajoutent une dimension supplémentaire à la problématique sécuritaire. En octobre, au Pakistan, un haut responsable d’Al-Qaida, Abu Yahia Al-Libi, appelle les Ouïghours au jihad contre la Chine. L’organisation terroriste n’a jamais ni menacé les intérêts chinois, ni explicitement inclus le Xinjiang dans son projet de califat. Elle a toujours fermé les yeux sur les relations tendues entre les Hans et les Ouïghours dans la région autonome, alors même qu’elle est toujours prompte à dénoncer les discriminations dont font l’objet les musulmans dans le monde entier. Quatre mois après les menaces d’Al-Qaida au Maghreb islamique contre les intérêts chinois, n’est-ce pas le signe d’une rupture stratégique ? Au-delà d’Al-Qaida, dont Al-Libi est un dirigeant controversé puisque certains experts du terrorisme le croient central dans le dispositif de l’organisation au Pakistan alors que d’autres le jugent marginal et peu représentatif, les émeutes au Xinjiang posent la question de l’image de la Chine auprès des communautés musulmanes. La Chine ne doit qu’aux bons of?ces du Pakistan que les événements de juillet et la répression qui s’ensuit ne soient pas inscrits à l’agenda de l’organisation des États islamistes lors de sa réunion de 2009. Mais même en l’absence d’internationalisation du problème, la première urgence pour Pékin est d’éviter d’attirer l’attention de la nébuleuse extrémiste sur la Chine et le Xinjiang. D’autant qu’au même moment la Chine débat d’une possible coopération avec les États-Unis pour stabiliser l’« AfPak », suite aux demandes de coopération de l’administration Obama. Si elle apparaît comme l’alliée des Occidentaux en plus de ses problèmes internes au Xinjiang, ne risque-t-elle pas des représailles immédiates, une radicalisation progressive du Xinjiang, voire la construction sur le territoire pakistanais d’une base arrière pour des opérations sur le territoire chinois ? C’est dans ces termes que se pose le débat en Chine.

CARTE

LE PROJET DE « CORRIDOR ÉNERGÉTIQUE ET COMMERCIAL ENTRE LA CHINE ET LE PAKISTAN »

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LE PROJET DE « CORRIDOR ÉNERGÉTIQUE ET COMMERCIAL ENTRE LA CHINE ET LE PAKISTAN »

10 Pourtant, un an après les émeutes, l’extension au Xinjiang de l’insécurité pakistanaise n’a pas eu lieu. En réalité, le mouvement indépendantiste du Xinjiang et la nébuleuse extrémiste pakistanaise entretiennent aujourd’hui des rapports plutôt distants. Selon les estimations chinoises, il n’y aurait plus qu’une centaine de combattants ouïghours dans les zones tribales pakistanaises. Leur nombre n’a cessé de diminuer depuis le début de la guerre d’Afghanistan, lorsqu’il avait atteint le millier. L’émigration ouïghoure vers le Pakistan a connu deux pics. En 1996, des Ouïghours fuient le Xinjiang où la campagne « Frapper fort » contre la criminalité bat son plein et se focalise sur les activités religieuses et le séparatisme [Castets, 2003]. À la ?n de 2001, la résistance contre l’offensive en Afghanistan attire de jeunes combattants ouïghours. Mais les opérations militaires américaines en Afghanistan et dans les zones tribales et les coups de ?let pakistanais ont décimé leurs rangs. En témoigne l’assassinat de deux de leurs chefs les plus en vue au cours des années 2000. En octobre 2003, Hasan Mahsum, qui selon les analystes chinois a fondé l’East Turkestan Islamist Movement (ETIM) en 1997 au Pakistan, avec le soutien ?nancier d’Al-Qaida, est tué au Waziristan du Sud par l’armée pakistanaise. En février 2010, Abdul Haq al-Turkestani, chef du Turkistani Islamic Party, un groupe qui a menacé la Chine à plusieurs reprises d’attaques terroristes non conventionnelles sur son territoire, succombe à une frappe de drone américain au Waziristan du Nord.

11 En plus de cet affaiblissement manifeste, les Ouïghours radicalisés du Pakistan n’ont réussi ni à tisser des liens forts avec le mouvement indépendantiste au Xinjiang, ni à orienter les opérations des militants pakistanais vers des cibles chinoises. Ainsi, au contraire du Kirghizstan, le sol pakistanais n’a jamais été le théâtre d’attentats menés par des Ouïghours contre des Chinois. Il existe certes des signes qu’ils en aient eu l’ambition, si l’on en croit les informations distillées dans la presse chinoise. En février 1998, elle accuse l’ETIM de chercher à in?ltrer dix terroristes au Xinjiang à partir du Pakistan, puis, en juin 2006, de plani?er des enlèvements de diplomates chinois à Islamabad et Karachi. De l’autre côté de la frontière, au Xinjiang, la police chinoise a saisi des armes légères produites dans les usines clandestines des zones tribales, et certains Ouïghours arrêtés lors de la dernière décennie pour prosélytisme ont été formés dans des madrasas pakistanaises. Pourtant, les émeutes de l’été 2009 ne sont liées ni à la dégradation de la sécurité au Pakistan, ni à la présence de combattants ouïghours de part et d’autre de la frontière afghano-pakistanaise, ni à une radicalisation religieuse progressive de la population ouïghoure liée à une quelconque influence des madrasas pakistanaises. Aucun des Ouïghours arrêtés n’aurait été ainsi été formé au Pakistan, et les spécialistes chinois s’accordent désormais pour mettre en avant les facteurs socioéconomiques et leur impact sur les relations ethniques comme le principal facteur des violences de 2009 – tout en jugeant que Rebiya Kadeer, la présidente du Congrès mondial des Ouïghours, représente un danger plus grand que les réseaux extrémistes afghano-pakistanais pour l’avenir du Xinjiang en raison de sa visibilité internationale. Il reste que la simultanéité des émeutes et de l’intensi?cation des attentats au Pakistan a renforcé pour Pékin la valeur stratégique de ce pays, qui devient crucial pour assurer la sécurité de la Chine et de ses ressortissants.

L’essor d’une coopération mutuellement exclusive contre les « trois fléaux »

12 Pour empêcher la dégradation de la situation au Xinjiang et protéger ses ressortissants au Pakistan, Pékin a développé avec Islamabad une coopération contre les « trois fléaux » qui se distingue profondément de l’approche américaine faite de pressions, d’assistance ?nancière et d’opérations militaires, et qui dans une certaine mesure en pro?te. Elle procède de manière chirurgicale et vise les symptômes sans en traiter les causes profondes. Il s’agit de ne pas devenir une cible et non de régler de manière durable la question de l’insécurité pakistanaise, sans intention de promouvoir la stabilité régionale.

13 Cet objectif passe par le dialogue et la discrétion. Au Pakistan, la Chine multiplie les interlocuteurs dans la pure tradition communiste du « front uni » : isoler la menace en s’alliant avec tous ceux qui peuvent y contribuer, sans distinction idéologique. Il s’agit d’entretenir un vaste consensus en faveur d’un partenariat fort avec la Chine au sein de la classe politique et de la société civile du Pakistan, a?n de prémunir la relation bilatérale des aléas de la vie politique pakistanaise et de la complexité des rivalités et des antagonismes qui fractionnent le pays. En d’autres termes, Pékin veut s’assurer que n’importe quel gouvernement pakistanais voit la Chine comme un allié majeur et que les intérêts chinois soient pris en considération à tous les niveaux de l’appareil d’État et de la société. Une telle ambition se heurte bien sûr à des zones de doute. Comment s’assurer que les services pakistanais ne laissent pas en liberté certains militants ouïghours pour conserver un levier à l’égard de Pékin ? La Chine dispose-t-elle vraiment de relais ?ables dans l’armée et les services pour obtenir le renseignement dont elle a besoin et protéger ses intérêts ? Si ces questions sont posées en Chine, la montée de la violence au Pakistan n’a fait que renforcer la stratégie du « front uni » chinois.

14 La Chine entretient, via son ambassade, un vaste réseau dans toutes les strates du pouvoir politique et militaire du Pakistan. Elle béné?cie pour cela d’une gestion optimale de ses ressources diplomatiques. Les jeunes diplomates postés au Pakistan y développent leurs réseaux dans le temps long. Ainsi Zhang Chunxiang, ambassadeur à Islamabad de 2002 à 2007, au moment des attaques contre les ressortissants chinois, a-t-il effectué l’ensemble de sa carrière à l’ambassade de la République populaire (de 1974 à 1984, puis de 1995 à 1999), et auprès de son consulat à Karachi (de 1987 à 1992), gravissant dans ce même pays, à l’exception de deux passages au bureau des affaires asiatiques de l’administration centrale, tous les échelons de la carrière diplomatique. De la sorte, les diplomates chinois développent très tôt des liens avec de jeunes of?ciels pakistanais appelés plus tard à des responsabilités plus importantes.

15 Les événements de la mosquée Rouge convainquent Pékin de la pertinence de l’influence douce et diffuse et de la nécessité de maintenir une opacité totale sur d’éventuelles pressions exercées sur Islamabad. Il s’agit bien là d’un interventionnisme discret et fondé sur le consentement et la persuasion, comme dans d’autres pays [Li, Zheng, 2009]. À la ?n de l’année 2007, l’ambassade de Chine met en place une task force avec plusieurs institutions du gouvernement pakistanais (les ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Économie, le secrétariat du gouvernement), l’armée et les services de renseignement. Cet effort d’institutionnalisation vise à mieux coordonner l’ensemble des dossiers bilatéraux, mais surtout à permettre un suivi encore plus ?n de la question des ressortissants chinois et de la sécurité du Xinjiang.

16 Or, à partir de la ?n 2008, le départ du général Musharraf et la faiblesse perceptible du tandem constitué par le président Zardari et son Premier ministre Gilani posent la question de sa capacité à protéger les intérêts chinois, malgré les garanties qu’il multiplie à l’égard de Pékin. La Chine gère ce risque en développant des canaux de communication secondaires qui contournent l’État fédéral. Elle s’appuie sur sa relation de con?ance avec l’armée et tisse de nouveaux liens non gouvernementaux avec des acteurs jugés susceptibles de jouer un rôle d’information ou de relais. Cette diplomatie complémentaire en direction de certains partis politiques pakistanais est mise en œuvre par l’ambassade de la RPC à Islamabad et le département de Liaison du Parti communiste. La Chine s’appuie par exemple sur la Pakistan Muslim League (Q) et son secrétaire général et ex-sénateur, Mushahid Hussain Syed. Ce dernier dirige depuis sa fondation, en septembre 2009, le Pakistan China Institute, un think-tank « non partisan » dédié à l’amélioration des contacts entre les deux pays et qui compte comme président d’honneur Li Zhaoxing, ex-ministre des Affaires étrangères, aujourd’hui président du comité des affaires étrangères de l’Assemblée nationale populaire. Après les violences au Xinjiang, Mushahid Hussain Syed est l’un des premiers dignitaires pakistanais à se rendre sur place et à y exprimer publiquement des jugements favorables sur le développement socioéconomique et la liberté religieuse dans la région autonome. Le département de Liaison du PCC déploie aussi une diplomatie envers le Jamaat-e-Islami (JI), l’un des partis à avoir servi d’interface entre les moudjahidines afghans et l’armée pakistanaise. Il invite en février 2009 son président, Qazi Hussain Ahmad, à passer une semaine en Chine, qui se termine par la signature d’un communiqué conjoint mentionnant l’opposition du JI à tout mouvement séparatiste en Chine. L’effet de ce texte, il est vrai, ne doit pas être surestimé. Le JI a lui-même été victime d’attentats en juillet 2010. Mais le dispositif chinois est de nouveau renforcé. En?n, en avril 2010, le département de Liaison initie une relation avec le maulana Fazl-ur-Rahman, leader du Jamiat Ulema-e-Islam (JUI), un parti issu de la mouvance déobandie dont les liens avec les talibans sont avérés, en le recevant en Chine.

17 Les relations de con?ance durables développées par la Chine et son influence supposée, con?rmée – de manière certes très ambiguë – par l’affaire de la mosquée Rouge, sont l’un des facteurs qui expliquent les tentatives des États-Unis pour convaincre le gouvernement chinois de contribuer à stabiliser l’AfPak. La Chine ne peut-elle pas mobiliser son « amitié plus haute que le Karakorum et plus profonde que l’océan » avec le Pakistan pour peser sur sa politique à l’égard des combattants islamistes, alors que ses services de sécurité ont largement contribué à leur essor, avant d’en perdre en partie le contrôle ? Amorcée par George W. Bush à la ?n de son second mandat et approfondie par l’administration Obama, l’inflexion stratégique américaine en Afghanistan veut s’appuyer sur une contribution de la Chine, dont elle espère une participation au ?nancement de la reconstruction en Afghanistan et la mutualisation de son influence à l’égard du Pakistan. Mais l’initiative américaine se conclut par une ?n de non-recevoir [Small, 2010 ; Swaine, 2010]. La raison principale de cet échec tient précisément à la nature de l’approche chinoise du contre-terrorisme. Il ne s’agit pas de combattre le terrorisme mais d’éviter d’en devenir la cible. Dès lors, la Chine pro?te des opérations militaires américaines en Afghanistan et dans les zones tribales pakistanaises parce qu’elles affaiblissent les Ouïghours mais aussi parce qu’elles ?xent la nébuleuse extrémiste sur des cibles américaines et occidentales.

18 Le dialogue fondé sur le respect mutuel et la réciprocité est complété par des méthodes plus traditionnelles, comme la coopération en matière de renseignement et des exercices conjoints contre le terrorisme – dont le nom de code est Peace Mission – qui ont lieu tous les deux ans. Si la coopération porte en priorité sur la sécurité du Xinjiang et des ressortissants chinois, le Pakistan y trouve aussi son compte. Sa valeur stratégique réévaluée de manière positive, la Chine le soutient de manière active ou passive, prenant en compte les priorités du pays : la poursuite de la construction de son outil de dissuasion conventionnelle vis-à-vis de l’Inde, la résolution de sa crise énergétique, sa recherche d’un statut de puissance nucléaire reconnue à l’instar de l’Inde, et son développement économique au moment où les investisseurs internationaux le délaissent. Elle lui fournit aussi un soutien politique en creux sur ses grandes options stratégiques vis-à-vis du terrorisme, de l’Afghanistan et du Cachemire.

Enjeux de puissance et stabilité en Asie du Sud

Construire un Pakistan fort : la « réassurance stratégique » et ses limites

19 À la ?n des années 1980, l’érosion de la position propakistanaise de la Chine sur le Cachemire et l’essor graduel des échanges sino-indiens donnent lieu à d’incessantes demandes de garanties stratégiques de la part d’Islamabad. Ce n’est pourtant que dans la seconde moitié des années 2000 que Pékin adopte une politique destinée à renforcer le Pakistan. Le risque pour la sécurité chinoise n’est pas étranger à ce changement d’approche. Sans que le terme ne soit jamais prononcé par ceux qui la mettent en œuvre, la Chine mène sa propre politique de prévention d’un « État failli » au Pakistan. Il est vrai que les demandes insistantes du président Musharraf pour une intensi?cation des échanges entre les deux pays, puis les visites semestrielles en Chine de son successeur invitent à attribuer à Islamabad l’initiative du sursaut que connaissent ces dernières années les relations bilatérales. En réalité, le réengagement auprès d’un pays « frère » (xiongdi, un terme utilisé avec parcimonie par la diplomatie chinoise) sert toute une série d’intérêts de puissance qui préexistaient à la montée du risque terroriste mais que celui-ci a eu pour effet de révéler.

20 En l’espace de quelques mois au tournant de 2009 et de 2010, la Chine et le Pakistan scellent le rehaussement de leur partenariat stratégique. Après plusieurs années de négociations entamées sous Musharraf, un accord est conclu en novembre 2009 sur l’achat par Islamabad de trente-six chasseurs multirôles J-10, le fleuron de l’industrie aéronautique chinoise. Le Pakistan con?rme sa position clé dans la stratégie du complexe militaro-industriel chinois. Véritable vitrine pour l’exposition de ses technologies militaires, en particulier à l’égard de pays tentés par l’aéronautique chinoise au Moyen-Orient, le Pakistan n’est pas seulement un marché d’exportation, tout important qu’il soit sur ce plan. Il y a en outre une dimension politico-stratégique à cette vente. En répondant positivement aux requêtes de l’armée pakistanaise, la Chine apporte un soutien indirect à ses choix stratégiques, en particulier son arbitrage controversé sur la priorité accordée au Cachemire dans l’allocation de ses ressources de défense. Quelques mois plus tard, en avril 2010, la Chine annonce la vente de deux centrales nucléaires (Chasma 3 et 4), longtemps retardée malgré l’impatience d’Islamabad. Elle est conclue en dépit des directives du groupe des fournisseurs nucléaires (GFN), dont la Chine est membre depuis 2004, et qui interdisent le transfert de matériel civil aux États non signataires du traité de non-prolifération. Il s’agit à l’évidence de la réponse de Pékin à l’accord nucléaire américano-indien et à l’obtention patiente par Washington d’une exemption de l’application à l’Inde des directives du GFN, obtenue de haute lutte en septembre 2008 à la surprise impuissante de la délégation chinoise.

21 Ces deux « grands contrats » rappellent combien les échanges sino-pakistanais dépendent d’un fort interventionnisme politique, qui explique leur concentration dans certains secteurs spéci?ques de l’économie pakistanaise : l’industrie de défense, l’énergie, les télécommunications, l’extraction minière, les infrastructures de transport et le programme spatial. Au total, la faiblesse des échanges économiques et commerciaux est pourtant devenue un problème politique pour Islamabad et Pékin. Avec 7 milliards de dollars, le commerce bilatéral fait pâle ?gure au regard des échanges sino-indiens, qui ont atteint 60 milliards de dollars en 2010. Les dossiers économiques se sont imposés sur l’agenda des relations bilatérales de manière négative, en raison justement de leur faiblesse [Ye, 2009]. Comment consolider un partenariat sans fondements économiques et sociaux ? La question reste à ce jour sans réponse claire. Les efforts de la Chine et du Pakistan pour étoffer leurs échanges ont plutôt renforcé leur dépendance au politique.

22 L’accord de libre-échange signé en novembre 2006 et entré en vigueur le 10 octobre 2009 n’apporte pas de solution à la construction de bases économiques solides aux relations sino-pakistanaises. Son objectif – porter le commerce bilatéral à 15 milliards de dollars en 2011 – est modeste et semble hors de portée. D’une part, il creusera le dé?cit commercial pakistanais qui est déjà un problème sensible à Islamabad alors qu’il n’est que de 5 milliards de dollars en 2008. D’autre part, il accentuera le déséquilibre des échanges, le Pakistan exportant des produits agricoles et miniers et achetant à la Chine des produits manufacturés. Les options pour soutenir le développement économique du Pakistan ne sont donc pas nombreuses. Il reste l’investissement et les groupes d’achat que la Chine y envoie régulièrement, dans un signe d’amitié politique que sa diplomatie a systématisé ces dernières années. Dans l’ensemble, et malgré la volonté af?chée par les deux parties pour combler le vide économique de leur partenariat stratégique, la « réassurance » porte surtout sur les besoins les plus pressants exprimés par les interlocuteurs pakistanais de la Chine : les infrastructures de transport, le secteur énergétique et la défense. Les dossiers économiques le montrent, il y a des limites au soutien que Pékin peut fournir à Islamabad. Il ne s’agit pas pour la Chine de multiplier les initiatives pour renforcer le Pakistan, mais plutôt de réagir positivement à ses requêtes. Ce mode de fonctionnement de la relation sino-pakistanaise se reproduit sur le Cachemire, un dossier qui a révélé dans les années 1990 l’éloignement « post-guerre froide » entre la Chine et le Pakistan.

Les ambiguïtés de la Chine vis-à-vis du Cachemire

23 L’approche stratégique traditionnelle de la Chine à l’égard de l’Asie du Sud est de construire un Pakistan « fort » pour y maintenir l’équilibre avec l’Inde. En invitant le Pakistan dès 1990 à effectuer dans le désert du Lop Nor ses premiers essais nucléaires secrets, qui permettront à Islamabad de devenir une puissance nucléaire ouverte quelques semaines seulement après les essais indiens de 1998 [Read, Stillman, 2008, p. 131], la Chine a gelé de manière intentionnelle le conflit du Cachemire. L’équilibre et les considérations de puissance demeurent aujourd’hui un déterminant important de la politique de la Chine dans la région. Or force est de constater que sa capacité à jouer un rôle politique au Cachemire augmente avec sa puissance économique et militaire, et qu’elle semble vouloir conserver la carte du Cachemire comme un irritant de basse intensité à l’encontre de New Delhi, tant pour rassurer Islamabad que pour l’utiliser en représailles contre des initiatives indiennes jugées hostiles.

24 La Chine est partie prenante du conflit de souveraineté au Cachemire dans la mesure où elle occupe l’Aksai Chin depuis la guerre de 1962. En outre, le Pakistan lui a cédé des territoires revendiqués par l’Inde par un accord frontalier signé en 1963. Jusque dans les années 1980, l’entretien d’une situation conflictuelle au Cachemire pro?tait à la sécurité nationale chinoise. Le soutien à la modernisation militaire du Pakistan, l’utilisation de son premier veto au sein du Conseil de sécurité de l’ONU un an après avoir rejoint l’organisation internationale – contre l’adhésion du Bangladesh à l’ONU, en 1972 – et le soutien envers la résolution 47 du Conseil de sécurité, qui appelle à un référendum d’autodétermination au Cachemire, visaient précisément à affaiblir l’Inde, alliée de l’Union soviétique.

25 À partir de la visite du Premier ministre indien Rajiv Gandhi en Chine en 1988, la position chinoise devient neutre. Avec la guerre froide disparaît l’axe Moscou-Delhi ; l’Inde et la Chine décident de ne plus conditionner leurs échanges à la résolution préalable de leurs différends territoriaux. En conséquence, la Chine ne soutient plus publiquement les positions pakistanaises à partir des années 1990 [Singh Sidhu, Yuan, 2003]. Plus encore, lors de sa visite en Asie du Sud en décembre 1996, Jiang Zemin déclare devant un Parlement pakistanais interloqué par ce désaveu feutré que « si certaines questions ne peuvent être résolues dans l’immédiat, elles peuvent être temporairement mises de côté, de telle sorte qu’elles n’affectent pas les relations normales d’État à État ».

26 Le spécialiste chinois de l’Asie du Sud Zhang Li interprète cette évolution comme l’adoption par la Chine d’une diplomatie active pour limiter les tensions entre ses deux voisins [Zhang, 2009]. Elle mène pourtant une politique ambiguë à l’égard du Cachemire. Un signe récent de cette ambiguïté est l’insistance chinoise, lors de la visite du président Obama à Pékin en novembre 2009, pour insérer dans le communiqué conjoint une mention du soutien des deux pays à « l’amélioration des relations entre l’Inde et le Pakistan ». Il s’agit d’une prise de position en faveur du Pakistan tant il est clair que toute mention par la Chine (ou une autre puissance) du sujet indo-pakistanais est vue à New Delhi comme une ingérence. Habile, la diplomatie chinoise a conditionné sa contribution potentielle à la stabilisation de l’AfPak à l’acceptation par les États-Unis d’une formulation qui mentionne l’ensemble de l’Asie du Sud, a?n de ne pas froisser le Pakistan... et de ne pas pour autant donner suite aux demandes américaines sur le Pakistan !

27 Pourtant, loin des projecteurs, la Chine a joué un rôle discret en période de crise. Il ne s’agit plus seulement, comme pendant les tensions liées aux exercices militaires indiens Brasstracks en 1986, de s’abstenir de prendre une position propakistanaise. Après la nucléarisation du conflit du Cachemire en 1998, la Chine joue un rôle de médiateur en appelant à la modération via divers canaux diplomatiques. En 1999, pendant le conflit de Kargil, la Chine n’accède pas aux demandes répétées du général Musharraf (alors à la tête de l’armée) et du Premier ministre Nawaz Sharif d’apporter son soutien diplomatique au Pakistan. À l’inverse, elle demande aux responsables pakistanais de s’abstenir de nouvelles provocations et de renouer le dialogue avec l’Inde. De même, après les attaques contre le Parlement indien en 2001, le Premier ministre chinois Zhu Rongji visite Delhi et Islamabad en janvier 2002 et appelle de nouveau à la mesure.

28 Mais même ces invitations à la mesure ne sont pas dénuées d’ambiguïté. Elles cherchent à empêcher l’escalade, mais jamais aux dépens des intérêts pakistanais, sur un mode comparable à la diplomatie chinoise envers la crise nucléaire nord-coréenne. Cette politique repose sur le silence et la passivité. En mettant en avant la stabilité régionale, elle soutient en creux le Pakistan en le protégeant des pressions extérieures. Pékin se refuse ainsi à souligner la responsabilité du Pakistan dans le déclenchement de la crise de Kargil, ou celle des services secrets et de l’armée pakistanaise dans l’essor du Lashkar-e-Taiba ou du Jaish-e-Mohammad, qui commettent les attentats de Delhi à la ?n de 2001. Après les attaques terroristes qui frappent Bombay en 2008, la Chine condamne les attaques, exprime ses condoléances à l’Inde mais se garde de souligner les liens entre certains éléments des services de sécurité pakistanais et le Lashkar-e-Taiba. Il s’agit là d’une position de principe de la part de la Chine, indissociable de son effort de « réassurance stratégique » à l’égard du Pakistan. L’argument souvent avancé pour justi?er cette approche est que le Pakistan est victime du terrorisme, qu’il mène un combat sans merci pour l’éradiquer de son territoire, et qu’il vaut mieux le soutenir dans cette lutte plutôt que de souligner ses échecs.

29 L’ambiguïté chinoise porte en?n sur sa tendance à utiliser sa politique à l’égard du Cachemire comme un irritant contre l’Inde. C’est le cas depuis 2009 de la politique des visas. L’ambassade de Chine accorde des visas aux résidents du Jammu et Cachemire sur des feuilles volantes et non plus sur leur passeport indien, sans donner de raison of?cielle à ce changement de politique. Dans ce qui s’apparente à une gradation de l’emploi de l’arme consulaire, ?n août 2010, la Chine refuse un visa au général Jaswal, commandant en chef des troupes indiennes du Northern Command, qui inclut le Cachemire. Au tournant de 2009-2010, la Chine revient-elle sur sa politique de reconnaissance de facto de la souveraineté indienne sur le Cachemire et consolide-t-elle ses relations avec le Pakistan contre l’Inde ? Cette analyse, avancée dans certains think-tanks indiens comme le South Asia Analysis Group de Chennai, se nourrit aussi de la présence croissante, économique et peut-être militaire, de la Chine au Gilgit-Baltistan (les anciens Territoires du Nord du Cachemire sous contrôle pakistanais), pourvu depuis 2009 d’un nouveau statut plus représentatif.

30 Tout porte pourtant à croire que la Chine limitera ses actions à un niveau de conflictualité peu élevé en privilégiant une stabilité relative. D’autant que sa présence croissante au Gilgit-Baltistan lui offre une nouvelle carte. Avec 7 milliards de dollars investis dans le seul barrage de Buji et les travaux d’élargissement de la route du Karakorum, la Chine prend pied, malgré les protestations de l’Inde, dans une région contestée, instable, et cruciale pour la sécurité du Xinjiang car elle peut faire tampon entre le Pakistan et la Chine. Ce faisant, elle multiplie ses options stratégiques. Pour y protéger ses intérêts, dans l’éventualité de la construction d’un « corridor énergétique et commercial » qui ouvrirait les portes des mers du Sud au Xinjiang, via Gwadar, la Chine ne devra-t-elle pas œuvrer en faveur d’une résolution paci?que de la question du Cachemire ?

Le Baloutchistan et le corridor énergétique et commercial

31 Pour l’heure, la palette diplomatique de la Chine en Asie du Sud n’inclut pas l’option « stabilisatrice » au-delà des appels à la modération en temps de crise. L’exemple du Baloutchistan le con?rme, dans un registre différent. Au Baloutchistan, les intérêts de sécurité de court terme sont le déterminant principal de la diplomatie chinoise, qui agit secondairement pour préserver les intérêts de puissance de la Chine en attendant des temps meilleurs. Pékin avait pourtant une carte à jouer pour contribuer à la stabilité dans cette province tout en avançant ses intérêts économiques. En février 2006, lors d’une visite en Chine, le général Musharraf relance l’idée d’un corridor énergétique et commercial qui permettrait à la Chine d’intégrer le développement de son Grand Ouest au Pakistan, tout en contournant le détroit de Malacca pour ses approvisionnements énergétiques en provenance du Moyen-Orient. La pièce maîtresse du corridor est le port de Gwadar, dont la construction est souvent analysée dans ses prolongements géostratégiques supposés pour l’expansion des opérations navales de l’Armée populaire de libération en haute mer. La stabilité du Baloutchistan est une condition importante du succès de ce grand chantier.

32 Or, face à la violence au Baloutchistan, Pékin adopte une stratégie du dos rond. D’une part, l’ambassade de Chine encourage les entreprises chinoises à tisser des liens avec les acteurs locaux. De l’autre, elle a mis en veilleuse pendant l’année 2009 tous les éléments du corridor énergétique et commercial, à l’exception, bien plus au nord, dans le Gilgit-Baltistan, de l’élargissement de la route du Karakorum, sous protection militaire renforcée. En 2010, le port de Gwadar, dont la construction est arrêtée, n’avait accueilli que soixante-douze bâtiments depuis son ouverture, et rien n’indiquait qu’il serait capable d’exister dans l’ombre de Karachi, qui capte toujours le commerce extérieur pakistanais. Rien n’a été fait pour développer des infrastructures de transport le liant à son hinterland. En outre, l’hypothétique oléoduc Gwadar-Xinjiang, en plus des dif?cultés techniques d’une construction à des altitudes dépassant parfois 4000 mètres, en est toujours au stade de l’étude de faisabilité, et la Chine ne montre aucun signe de vouloir accélérer le processus.

33 La Chine aurait pu tenter de convaincre le gouvernement pakistanais d’ajuster son approche au Baloutchistan, d’y mener une politique plus inclusive et moins centrée sur la répression militaire. Pékin aurait également pu concevoir sa présence économique au Baloutchistan dans une perspective transformatrice, où la croissance construit la sécurité et la stabilité. Mais, bien loin de chercher à agir pour améliorer la sécurité, la Chine a préféré attendre qu’elle progresse d’elle-même, dans un sens favorable à ses intérêts. La passivité et la concentration sur des objectifs sécuritaires dé?nis a minima n’empêchent pourtant pas Pékin de contempler l’intégration future de la Chine de l’Ouest à l’économie pakistanaise en se projetant sur le temps long. Pour l’heure, la politique chinoise vise surtout à conserver toutes les options sur la table.

L’Afghanistan et les intérêts de puissance de long terme du Pakistan et de la Chine

34 On retrouve cette approche en Afghanistan, où le Pakistan, vu de Pékin, a un rôle à jouer pour y avancer les intérêts chinois après le départ jugé inévitable des Occidentaux. En 2001, la Chine a béné?cié des bons of?ces pakistanais pour conclure avec le gouvernement taliban afghan un accord de protection des ressortissants chinois en Afghanistan et de coopération pour assurer la sécurité du Xinjiang. L’histoire ne peut-elle pas se répéter ? L’objectif de réintégration et de réconciliation à l’adresse des talibans afghans annoncé par l’OTAN est une victoire rhétorique pour la Chine et le Pakistan, qui ont toujours défendu cette option tout en décrivant les talibans afghans comme des patriotes sans agenda international, sur qui il fallait compter pour construire la paix en Afghanistan. La nouvelle stratégie de l’OTAN place le Pakistan en position de force pour jouer un rôle de médiateur en raison des liens durables de ses services de renseignement avec les talibans. Une mission qu’Islamabad souhaite accomplir de manière exclusive, pour acquérir une position dominante dans un pays qui lui donne une profondeur stratégique face à l’Inde et dont il redoute par-dessus tout qu’il tombe dans l’orbite de New Delhi [Saint-Mézard, 2010]. En refusant de coopérer avec les États-Unis pour infléchir la politique d’Islamabad à l’égard des talibans pakistanais et de l’Afghanistan, Pékin a préservé la carte pakistanaise pour jouer un rôle dans le futur de l’Afghanistan. Sa puissance économique et sa capacité à conduire des affaires avec toutes les forces politiques qui ne lui sont pas hostiles pourraient suf?re à y prendre pied si la sécurité y progresse, mais sa relation avec le Pakistan est un atout supplémentaire précieux pour transformer progressivement l’ordre régional à son avantage.

Conclusion

35 Ces dernières années, le terrorisme s’est imposé au sommet de l’agenda des relations sino-pakistanaises. Le risque sécuritaire a rehaussé la valeur stratégique du Pakistan aux yeux du gouvernement chinois. Sa gestion s’est accompagnée d’arbitrages de la part de Pékin en faveur de ses intérêts de sécurité immédiats sur la plupart des grands dossiers qui structurent la relation sino-pakistanaise. Ils ont abouti à des réévaluations et des réajustements des objectifs de la Chine pour préserver ses intérêts en Asie du Sud. Car le terrorisme et la violence les impactent partout, au Baloutchistan et sur le reste du territoire pakistanais, en Afghanistan et au Cachemire. Or l’approche chinoise qui privilégie l’influence, l’attente, le pro?l bas et un interventionnisme discret exerce sur la géopolitique de chacun de ces territoires des effets comparables : ils y renforcent l’approche pakistanaise tout en y préservant les options de la Chine. En Asie du Sud, la Chine ne se comporte pas comme une puissance révisionniste au sens classique de ce terme, qui porte sur la transformation active du statu quo régional. Mais elle peut compter sur le Pakistan pour étendre sa sphère d’influence sans modi?er de manière radicale les équilibres – ou les déséquilibres – qui structurent la région.

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Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’une étude Asia Centre, conduite avec Jean-Luc Racine pour la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, sur les perceptions chinoises du Pakistan, et fondée sur une trentaine d’entretiens à Pékin et Chengdu en décembre 2009 et mars 2010 avec les spécialistes chinois de l’Asie du Sud. Nombre des idées et des informations de cet article résultent d’un travail collectif, et l’auteur de ce texte tient à remercier Jean-Luc Racine de lui avoir proposé de le reprendre sous l’angle de la question terroriste dans les relations sino-pakistanaise.
  • [2]
    Mathieu Duchâtel est chercheur à Asia Centre.
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