Hérodote 2010/1 n° 136

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Article de revue

Levons le voile sur les femmes en Afghanistan

Pages 121 à 133

Notes

  • [1]
    Docteur en géopolitique, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
  • [2]
    Il s’agit d’un processus d’intervention multisectoriel dans le but de réhabiliter autant les infrastructures économique et sociale que politique du pays.
  • [3]
    Terme pachtoune qui désigne la grande assemblée traditionnelle ; institution principale du fonctionnement politique.
  • [4]
    « L’accord de Bonn sur l’Afghanistan », Le Monde, 5 décembre 2001.
  • [5]
    La burqa est un voile qui recouvre l’ensemble du corps, doté d’un grillage au niveau des yeux pour permettre aux femmes de s’orienter.
  • [6]
    Nous avons un décalage de perception au sujet de la burqa avec de nombreuses Afghanes. Du point de vue occidental, cet attribut vestimentaire est un signe d’oppression, une perte de droit alors que, pour elles, ce n’est pas une priorité pour l’instant, elle leur permet de sortir et de circuler anonymement.
  • [7]
    Depuis ces lois, des femmes ont été élues aux élections législatives de 2005. D’autres ont été élues ou nommées dans les conseils provinciaux. Des femmes ont même été candidates à l’élection présidentielle de l’été 2009.
  • [8]
    Les membres sont élus au suffrage direct.
  • [9]
    Les membres sont élus au suffrage indirect.
  • [10]
    La guerre débute en 1989 après l’occupation soviétique. Au départ, c’est une guerre de résistance contre l’occupant, qui se transforme en 1992 en une guerre civile entre les différentes factions de la résitance. Le conflit se poursuit lorsque les talibans prennent le pouvoir en 1996 avec les forces de l’Alliance du Nord du commandant Massoud.
  • [11]
    Ces pays ont accueilli 6 millions de réfugiés. Environ 3 millions chacun.
  • [12]
    L’éducation pendant la guerre a été aléatoire : de nombreuses écoles ont été détruites et l’accés à l’école était difficile.
  • [13]
    Entretien réalisé en septembre 2007 à Kaboul.
  • [14]
    Août 2007. Entretien effectué à Charikar.
  • [15]
    Pour les politiques de modernisation de l’État afghan, voir CENTLIVRES-DEMONT et al. [1984] et ROY [1985].
  • [16]
    Sur la période talibane, voir l’intéressant article de Ahmed Rashid, « Un tournant dans une guerre oubliée ? L’Afghanistan à l’heure des talibans », Le Monde diplomatique, avril 1995, ainsi que celui de Stéphane Allix, « De la résistance à la prise de Kaboul, l’histoire secrète des talibans », Le Monde diplomatique, janvier 1997.
  • [17]
    Le pachtounwali est aussi bien une idéologie qu’un code juridique avec ses propres sanctions et ses institutions. L’hospitalité, la bravoure, l’honneur sont les bases des règles pachtounes où la chasteté des femmes est un des éléments dont dépend l’honneur de la tribu.
  • [18]
    Tony Perry, « Afghan women lead protest against government corruption », Los Angeles Times, 10 décembre 2009.

1 « La reconstruction de l’Afghanistan doit entraîner la restauration des droits des femmes afghanes. Cette reconstruction ne sera vraiment pas possible sans elles. Les droits des femmes en Afghanistan ne seront pas négociables » affirme le secrétaire d’État Colin Powell, à Washington, le 19 novembre 2001.

2 Quelques années plus tard, lors d’une conférence de presse à Kaboul, le 30 novembre 2009, Norah Niland, la représentante des Nations unies pour les Droits de l’homme assène : « L’espace public pour les femmes se rétrécit en Afghanistan ». Hasard de calendrier ou choix stratégique de réactiver la représentation de l’oppression des femmes – celle-ci avait joué un rôle certain dans la légitimation de la présence des soldats occidentaux pour sécuriser ce pays auprès des opinions publiques européennes et nord-américaines –, cette déclaration intervient la veille du discours où Barack Obama doit exposer la stratégie des États-Unis dans ce pays.

3 Alors que les responsables américains, au début de l’intervention en Afghanistan, multiplient leurs déclarations en faveur du renforcement des droits des femmes, le président des États-Unis n’évoque pas, en 2009, ce sujet. Son discours porte sur d’autres objectifs, à savoir sécuriser le pays et organiser la formation accélérée de l’armée et de la police afghanes, afin de leur transférer la responsabilité du terrain au fur et à mesure du retrait des forces américaines. Ainsi, le sort des Afghanes est, à présent, moins une priorité face à la gestion de l’extension de l’insurrection sur le territoire et de la progression des talibans.

4 Pourtant, huit ans après la chute des talibans et malgré la présence de la communauté internationale, les femmes rencontrent toujours des difficultés pour participer à la vie publique de ce pays. Depuis 2001, des progrès ont été accomplis mais l’insécurité qui y prévaut, le faible engagement de l’État dans le renforcement du rôle des femmes, la corruption et les fortes traditions de cette société patriarcale, religieuse et coutumière annihilent les efforts pour renforcer leurs droits et leur rôle dans la société.

5 Dès les premières conférences où se sont réunis les principaux acteurs de l’aide internationale – bailleurs de fonds, organisation des Nations unies, organisations non gouvernementales (ONG), etc. – pour définir les modalités de la reconstruction  [2] de l’Afghanistan, la question des femmes a fait l’objet d’une attention particulière en raison des exactions que les Afghanes ont subies durant la guerre civile entre les Moudjahidin (1992-1996) et de l’oppression du régime taliban. À l’issue de la conférence de Bonn en décembre 2001, un des objectifs des accords est le développement du rôle des femmes en Afghanistan. Tous les protagonistes promettent de les inclure dans la vie politique, en les faisant participer à la Loya Jirga[3] et à l’administration provisoire [4]. Les donateurs se sont également engagés à faire respecter les droits de la femme dans le processus de reconstruction des institutions afghanes et au gouvernement.

6 Dans un contexte de postconflit marqué par un fondamentalisme exacerbé, l’amélioration de la condition de la femme est au centre de stratégies et de luttes de pouvoir définies par un ensemble d’acteurs qui façonnent l’Afghanistan d’aujourd’hui. Depuis la perte du pouvoir des talibans, l’Afghanistan bénéficie d’une aide internationale massive même si de nombreux acteurs dénoncent un montant inférieur aux promesses annoncées. L’action internationale est, au départ, explicitement fondée sur une volonté de transformation sociale centrée sur la démocratisation et la promotion de la femme. Il faut bien comprendre que la communauté internationale a une conception des réformes différente de la culture afghane, fondée sur des valeurs religieuses, tribales et coutumières. Mais elle est appuyée par une minorité de la population qui milite en faveur d’une revalorisation du statut de la femme mis à mal sous le régime des talibans. Ces derniers avaient privé les femmes de tout droit, limité leur rôle à celui de procréatrice et imposé la burqa [5] pour tout déplacement à l’extérieur de chez elles. L’image de ces femmes fantômes, recluses à leur domicile, lapidées en cas d’adultère avait choqué les Occidentaux. Cette représentation de l’Afghane opprimée contribua au soutien des opinions publiques occidentales au choix de leurs dirigeants d’intervenir dans ce pays pour aider à sa reconstruction aussi bien politique qu’économique et sociale, et pour le pacifier.

7 Force est de constater, en 2009, que d’importants progrès ont été accomplis depuis 2001, même si les Afghanes portent toujours la burqa [6]. Un ministère des Affaires féminines a notamment été créé ; il est chargé de coordonner les actions des différents ministères pour s’assurer que la dimension « genre » soit incluse dans tous les programmes et toutes les politiques. Les filles ont de nouveau le droit d’aller à l’école et les femmes de travailler. Tous les objectifs prévus dans les accords de Bonn ont été atteints : les Afghanes peuvent voter, participer au gouvernement et être élues au Parlement  [7] ; au moins 25 % des sièges à la Chambre basse (Wolesi Jirga[8]) et 17% de ceux de la Chambre haute (Mechrano Jirga[9]) leur sont à présent réservés. Ces décisions ont été inscrites dans la nouvelle Constitution de 2004. Le gouvernement a signé différentes conventions relatives aux droits de la personne, dont la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Un tiers des 6 millions d’enfants scolarisés sont des filles au niveau du primaire.

Le retour des Afghanes à la vie active

8 Alors que les talibans avaient exclu les femmes du monde professionnel, les Afghanes ont réintégré sans aucune difficulté leurs postes perdus, en raison du déficit en personnel qualifié aussi bien masculin que féminin que connaît l’Afghanistan après vingt-trois ans de guerre [10]. Celles qui n’ont pas repris leurs fonctions l’ont fait volontairement. Fonctionnaires pour une grande part d’entre elles, elles choisissent de ne pas travailler car les salaires de la fonction publique sont très bas. Ces derniers s’élèvent en moyenne de 60 à 100 dollars américains par mois alors que le loyer mensuel d’un appartement insalubre à Kaboul représente au minimum 80 dollars.

9 Depuis 2002, les femmes ont retrouvé les fonctions que leurs aînées occupaient ou qu’elles détenaient avant les restrictions talibanes. Avant et pendant l’occupation soviétique, dans les villes, les femmes avaient accès à tout type d’emploi à condition qu’elles aient été éduquées. Elles étaient enseignantes, ingénieurs, cadres, médecins, agents de la fonction publique, ministres, policiers, officiers dans l’armée, journalistes, hôtesses de l’air, etc.

10 Aujourd’hui, les femmes travaillent principalement dans les secteurs suivants : éducation, santé, administration, ministère, médias – presse, télévision, radio – organisations non gouvernementales (ONG) et organisations internationales. Les postes à responsabilité sont, en général, détenus par des femmes appartenant à la classe sociale la plus élevée et les autres par celles de la classe moyenne. Certaines n’ont jamais quitté l’Afghanistan, d’autres sont d’anciennes réfugiées, principalement au Pakistan et en Iran qui ont accueilli différentes vagues successives d’exilés depuis la période de la guerre contre les Soviétiques jusqu’à 2001 [11]. Celles qui se sont exilées en Europe ou en Amérique du Nord hésitent à rentrer ; elles appartiennent le plus souvent à l’ancienne élite de la société afghane. Ayant fait partie des premières vagues de réfugiés, elles ont vécu pendant trop longtemps dans des sociétés où les droits et libertés des femmes sont respectés. Elles s’inséreraient difficilement dans la société afghane actuelle.

11 Par ailleurs, de nouveaux emplois beaucoup plus lucratifs s’offrent à celles qui maîtrisent l’informatique et l’anglais au sein des ONG et des organisations internationales. Elles n’y occupent pas, dans la majeure partie des cas, des postes de direction. Elles sont administratrices, secrétaires, ou recrutées pour des compétences techniques, médecins, infirmières, enseignantes, ingénieurs, etc. Ce sont souvent des réfugiées qui ont été formées [12] pendant l’exil qui captent ces opportunités professionnelles en rentrant au pays, notamment celles du Pakistan qui maîtrisent l’anglais, la langue du système d’aide. Comme elles ont vécu dans des sociétés musulmanes où les femmes ont leur place dans le monde professionnel, leurs familles sont plus ouvertes et acceptent plus facilement qu’elles travaillent, de surcroît dans un environnement étranger. C’est le cas des femmes afghanes qui ont trouvé refuge en Iran. Ainsi, les femmes vont s’insérer différemment en fonction de leurs origines géographiques et sociales. Il y a très peu de domaines où les femmes sont absentes. Ce sont principalement ceux où elles auraient un contact avec la clientèle. Aucune femme n’est serveuse ou vendeuse en Afghanistan !

12 Ce profil de femmes éduquées qui travaillent est surtout révélateur des tendances que l’on trouve en zone urbaine, à Kaboul, et dans les grandes villes provinciales, Herat, Mazar-i-Sharif, etc. En zone rurale, certaines, mais elles sont peu nombreuses, sont enseignantes, médecins, ou agents de la fonction publique. Car, à la différence des zones urbaines, les filles ont été très rarement scolarisées dans les campagnes.

13 En zone rurale, les femmes non éduquées contribuent plutôt à l’exploitation familiale, en cultivant les champs ou en s’occupant du bétail. Mais leur travail n’est pas rémunéré. En zone urbaine, les femmes sans qualification ne sont autorisées à travailler que pour des motifs économiques par les membres masculins de la famille. En général, veuves ou épouses d’un mari handicapé du fait de la guerre, elles se retrouvent « chef de famille ». Elles occupent des emplois où aucune compétence n’est requise. Elles sont femmes de ménage ou tirent des revenus de la vente de produits – tapis, broderie, vêtement, etc. – qu’elles confectionnent, dans la plupart des cas, à domicile. Ces activités ne sont pas très rémunératrices mais elles leur sont essentielles. Elles n’ont aucun autre moyen de survie, mis à part les distributions d’aide alimentaire effectuées par les ONG.

14 Ces dernières agissent pour renforcer les capacités des femmes en mettant en œuvre des programmes éducatifs pourvoyeurs de revenus, pour les former à un métier susceptible de leur offrir un débouché professionnel. Les femmes sont perçues par les ONG comme un élément central du succès des stratégies de développement, à la fois en raison de la valeur ajoutée que les Afghanes peuvent apporter dans le cadre de la reconstruction économique de l’Afghanistan et des revenus complémentaires qu’elles peuvent apporter dans le ménage. Ainsi, la plupart des ONG met en œuvre des projets pour les femmes afin de favoriser leur insertion professionnelle. Il s’agit dans la plupart des cas de projet de formation autour d’un savoir qu’elles détiennent traditionnellement tels le tissage, la broderie, la couture, etc. Les ONG leurs apprennent à en faire un métier.

15 Les femmes bénéficient, par exemple, de programmes de microcrédit pour leur permettre de créer des petits commerces : boulangerie, atelier de couture, de tissage, salon de coiffure, etc. Les ONG leur fournissent un prêt et les accompagnent dans le montage et la gestion de leur projet.

16 « OXUS m’a fourni 8000 afghanis (160 $) qui m’ont permis d’acheter une machine à coudre. Depuis, je couds des vêtements pour mes voisines que je leur vends. J’avais suivi un an auparavant une formation de couturière fournie par l’ONG ACTED » explique Farzana, bénéficiaire d’un programme de microcrédit d’OXUS dans le district 3 à Kaboul [13].

17 Dans la plupart des cas, l’activité a lieu à domicile pour faciliter l’acceptation par les hommes d’autoriser leur femme à travailler. Aujourd’hui encore, l’accès à l’extérieur du domicile est difficile. Elles sont contraintes de passer par les hommes pour écouler au bazar les produits qu’elles confectionnent. Elles n’ont pas accès au marché, sauf pour acheter leurs propres vêtements. Ce sont les hommes qui font les courses en Afghanistan. Les revenus que les femmes retirent de la vente des produits qu’elles confectionnent sont consacrés dans la plupart des cas à l’économie du ménage. Robia, agent de crédit à Charikar pour l’organisme français de microcrédit OXUS  [14], explique :

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Les femmes doivent obtenir l’autorisation de leur mari pour participer à un programme de microcrédit. Elles n’ont pas le droit de choisir l’objet de l’utilisation des fonds qu’elles ont gagnés. Elles doivent obtenir l’accord du chef de famille mâle pour utiliser leur revenu. Cependant, les femmes ont acquis une certaine indépendance économique en gagnant de l’argent. Précédemment, il leur fallait demander de l’argent à leur mari. Aujourd’hui, elles requièrent juste l’autorisation de l’utiliser. Il est plus facile pour elles d’obtenir le droit d’utiliser l’argent qu’elles ont gagné que d’en obtenir de la part de leur mari.

19 Tous ces progrès ont, pour l’instant, permis aux femmes de retrouver dans le meilleur des cas la situation qu’elles occupaient dans la société afghane d’avant guerre. La plupart ont, encore aujourd’hui, une place et un rôle limités dans ce pays. Elles possèdent, toutefois, sensiblement plus d’opportunités en raison de la présence de la communauté internationale, qui tente de faire de la protection des droits de la femme et de son insertion dans la société l’une des conditions de l’aide. Mais elle se heurte à de fortes oppositions et les femmes subissent de plus en plus de violences, notamment domestiques.

20 Pour mieux comprendre la situation des femmes aujourd’hui en Afghanistan, il faut l’observer sur des temps longs. Elles ont toujours fait l’objet de nombreuses rivalités de pouvoir depuis plusieurs décennies dans ce pays.

Le poids de l’islam dans une société rurale traditionnelle et tribale

21 Les Afghanes évoluent dans une société musulmane, traditionnelle et coutumière dont les tentatives de modernité durant le passé se sont toutes soldées par de violentes oppositions de la part des chefs religieux. Cependant, le développement de l’État afghan a toujours été lié à une volonté de l’élite d’améliorer le statut et la position sociale et économique des femmes. La promotion des droits de la femme, depuis le début du XXe siècle jusqu’aux communistes, a été un élément central du débat sur la modernisation de l’Afghanistan.

22 En effet, les premières tentatives de modernisation débutent dès la fin du XIXe siècle sous l’émir Abdur Rahman (1880-1901), qui tente de transformer l’Afghanistan en un État centralisé et moderne. Une modeste série de réformes ont été prises, telles que la liberté pour les veuves de choisir leur époux. Ses successeurs, notamment Amir Amanullah (1919-1929), prennent également des mesures en leur faveur. Il ouvre, en 1928, la première école pour filles à Kaboul. Influencé par Atatürk, il mène une campagne publique contre le voile et favorise le port de vêtements à l’occidentale dans la capitale. Mais il fait les frais de son audace et est renversé, en 1929, par une coalition de religieux. Le mouvement de libération de la femme s’accentue dans les années 1940 et 1950, puis pendant la période communiste dans les années 1970 et 1980 [15]. Les communistes jouent un rôle actif pour que les femmes travaillent et soient éduquées. Ils imposent une politique modernisatrice à une population rurale non préparée. Celle-ci est stoppée à la fois par la progression de mouvements religieux qui s’y opposent, percevant cette politique comme étrangère et contraire aux valeurs afghanes et musulmanes, et par l’éclatement d’un violent conflit qui durera vingt-trois ans.

23 La guerre débute en 1979 avec l’occupation soviétique, qui intervient officiellement pour aider le régime communiste menacé par une coalition de religieux. Au départ des Russes d’Afghanistan en 1989, la communauté internationale pensait que le gouvernement communiste afghan s’écroulerait, et que ce conflit, qui avait déjà fait plus d’un million de morts, s’arrêterait. En réalité, les communistes se maintiennent jusqu’au printemps 1992, en raison de la guerre que se livrent, cette fois, entre elles, les différentes organisations de la résistance aux Soviétiques. À la chute du gouvernement communiste de Najibullah, les combats continuent entre les diverses factions dans Kaboul, autour de la capitale et de façon sporadique en province, dans un enchaînement d’affrontements, d’alliances et de revirements, où se superposent l’intervention des puissances régionales, les lignes de clivage linguistique, religieuse et ethnique et les stratégies des différents acteurs politico-militaires [O. Roy, Le Monde diplomatique, 1993]. Dans ce contexte où les partis politiques religieux sont puissants, il n’est plus question de politique modernisatrice en faveur des femmes mais d’un retour à des valeurs traditionnelles et islamiques et de reprise du contrôle des femmes. Ces mesures sont d’autant plus facilement acceptées par les femmes que la plupart de celles qui sont restées aux pays sont des paysannes qui n’avaient jamais eu accès à la modernisation. L’élite s’était réfugiée en Europe et en Amérique du Nord et les classes moyennes urbaines, plutôt au Pakistan et en Iran. Les exactions des milices – rackets, viols, etc. –, en plus des affres du conflit, renforcent l’attrait des règles islamiques à leurs yeux car elles les perçoivent comme des valeurs protectrices.

24 C’est pourquoi les talibans, qui ont une vision rigoriste de l’islam, sont accueillis, au départ, favorablement par une population épuisée par la guerre, parce qu’ils apportent en contrepartie la paix et la sécurité [16]. En 1994, en quelques semaines, ce mouvement s’empare de tout le sud de l’Afghanistan et conquiert progressivement le reste du pays. Ils incarnent le mouvement religieux le plus radical vis-à-vis des femmes, leur interdisant notamment de travailler et aux filles d’être scolarisées. Pendant les cinq années où ils sont au pouvoir, elles sont opprimées aussi bien moralement que physiquement. Mais c’est surtout la population des villes, aussi bien les hommes que les femmes, qui subissent leurs diktats, qui ne correspondent pas au mode de vie de la société. Les règles qu’ils imposent ne sont pas issues d’une réflexion sur la position de la femme dans la société afghane mais le produit d’une interprétation des valeurs des villages par des étudiants de madrassa réfugiés dans des camps au Pakistan. Ils ont une méconnaissance des habitudes de vie villageoises et encore plus de celles des villes. Dès le XIXe siècle, selon des observateurs, les femmes sont dévoilées en zone rurale. Il est, en revanche, considéré comme indécent qu’elles soient associées aux hommes extérieurs au cercle restreint de la famille. En zone urbaine, elles sont toujours couvertes d’un voile mais elles peuvent avoir une vie publique [International Crisis Group, 2003]. Par ailleurs, comme l’explique Ahmed Rashid, « ce pays si divers ethniquement, aux niveaux de développement contrastés, ne possédait aucune norme culturelle ou traditionnelle concernant le rôle des femmes » [Rashid, 2001, p. 146]. Cette guerre, qui permet la progression de courants religieux radicaux, ne prend fin qu’avec l’intervention américaine en Afghanistan après les attentats d’Al Qaïda le 11 septembre 2001.

25 Ainsi, la condition des femmes en Afghanistan n’est pas que le résultat des mesures talibanes. Pourtant, les médias occidentaux ne véhiculent que cette représentation. L’histoire des femmes n’est qu’une succession d’avancées vers un statut moderne puis de régression suite aux violentes oppositions des hommes qui ne veulent pas perdre leur pouvoir de contrôle sur les femmes.

26 Aujourd’hui, l’Afghanistan est toujours une société rurale, traditionnelle et patriarcale, régie par des règles issues à la fois d’une interprétation rigoriste de l’islam et du strict code tribal pachtoune, le pachtounwali[17]. La chute des talibans, même si des lois ont été promulguées, n’a en rien métamorphosé le statut de la majorité des femmes qui vivent en zone rurale. La liberté d’action s’arrête, pour une grande part d’entre elles, au seuil de leur domicile. Avant les talibans, seules les femmes éduquées des grandes villes ont eu accès à une certaine autonomie. Aujourd’hui, à l’exception des quelques familles souvent urbaines qui acceptent qu’elles détiennent un rôle public, toutes les autres ont du mal à admettre cette idée. En revanche, les familles sont favorables dans la plupart des cas à ce que leurs filles soient éduquées jusqu’à leur puberté.

27 Les rôles entre les hommes et les femmes sont perçus comme complémentaires et non comme égaux. Les relations hommes-femmes sont définies par un ensemble de valeurs dont celles de la famille patrilinéaire et patriarcale, représentant le principal point de référence pour les hommes mais également pour les femmes. La famille élargie joue un rôle central dans l’ordre social, l’épouse est toujours vue comme un bien appartenant à sa belle-famille. La vie des Afghans est organisée autour de leurs obligations et de leurs devoirs vis-à-vis de la famille élargie, dominée par l’autorité absolue du chef de famille. Les femmes sont, à n’importe quel âge, sous l’autorité d’un homme et sous sa protection. Il n’est pas admis, en dehors des milieux éduqués, que les femmes communiquent avec des hommes étrangers à la famille. La norme sociale impose encore aujourd’hui la burqa mais aussi le chaperonnage ; la femme doit être accompagnée d’un mahram (époux ou proche membre de la famille qui sert de chaperon) lorsqu’elle sort. L’honneur de la famille représente la valeur la plus importante aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Ils placent ce postulat au-dessus de tout choix rationnel économique. Les femmes sont toujours mobilisées par les hommes pour des causes bien définies, en général la famille. Elles sont perçues comme garantes de la morale musulmane.

28 En zone rurale, la société reste encore très traditionnelle. Les hommes – père, frère, mari, oncle, etc. – ne les autorisent pas, dans la majorité des cas, à se découvrir. La polygamie est plus fréquente, comme le mariage de très jeunes filles à des hommes âgés. Les règles coutumières liées au pachtounwali sont honorées. Trois filles, par exemple, peuvent être offertes pour réparer un crime de sang à la famille de la victime. Les lois nationales relatives au statut des femmes sont rarement respectées. Enfin, on le sait, l’accès à l’école est plus difficile pour les filles : la majorité des filles ne vont toujours pas à l’école primaire ; seulement 11 % des filles en âge d’aller au collège sont inscrites dans des classes de la cinquième à la troisième et seulement 4 % d’entre elles parviennent à entrer au lycée. Alors que le nombre de filles et de garçons scolarisés chute considérablement au niveau de l’enseignement secondaire, la baisse est encore plus prononcée pour les filles [Human Rights Watch, 2009].

29 Depuis 2001, la communauté internationale applique différentes stratégies pour améliorer la condition des femmes en Afghanistan notamment en agissant pour favoriser l’observation des droits constitutionnels acquis en leur faveur, leur participation au processus politique, au développement et à la reconstruction du pays, leur accès à l’éducation, et pour promouvoir les droits de la personne afin d’améliorer leur condition. Des progrès ont été accomplis mais ils concernent dans la plupart des cas les femmes de Kaboul et quelques autres villes et ont du mal à toucher les 85 % des femmes des zones rurales. En outre, la plupart des améliorations ont été en grande partie symboliques et n’ont pas produit les résultats escomptés.

L’insécurité humaine, politique et physique

30 En effet, de nombreux défis restent à surmonter. En réalité les progrès sont inégaux sur le territoire. Les femmes demeurent victimes d’oppression et de discrimination dans des domaines essentiels comme la santé et l’éducation malgré des améliorations importantes. Plusieurs indicateurs révèlent l’inégalité entre les sexes. La durée de vie moyenne des femmes en Afghanistan est de 44 ans, soit près de 20 ans de moins que la moyenne mondiale (« National Action Plan for the women of Afghanistan, 2008-2018 », p. 1). Le taux de mortalité maternelle en Afghanistan est un des plus élevés au monde : une femme meurt toutes les 27 minutes des suites d’un accouchement difficile (UN Assistance mission in Afghanistan, 2009). Des conditions sanitaires adéquates et la présence d’infrastructures médicales pourraient améliorer ce ratio. Plus de 70 % des accouchements ont lieu à domicile sans aucun soutien médical. Le taux de fertilité des femmes afghanes (6,6 enfants en moyenne) est le plus élevé au monde. Les grossesses fréquentes empêchent souvent les femmes de poursuivre leurs études ou d’avoir des perspectives professionnelles.

31 Le taux d’alphabétisation des adultes est l’un des plus faibles du monde : 28 % des Afghans âgés de plus de 15 ans sont alphabétisés dont 12,6% de femmes. On estime en zone rurale, où vivent les trois quarts de la population, que 90 % des femmes ne savent ni lire ni écrire [UNDP, 2007].

32 Les perspectives professionnelles sont très faibles pour les femmes dans cette société traditionnelle conservatrice. La majorité des femmes vivant en milieu rural travaille pour l’exploitation familiale sans, bien sûr, recevoir le moindre salaire.

33 Enfin, la sécurité n’est toujours pas, en 2009, retrouvée en Afghanistan. Elle se dégrade depuis la fin de l’année 2002. Cette situation joue en défaveur des femmes. L’insécurité est présente à plusieurs niveaux. Le premier est politique. L’État central est faible et doit encore négocier avec des pouvoirs périphériques. Le gouvernement est composé d’une coalition de personnalités diverses, allant des libéraux aux ultraconservateurs, au sein duquel les factions fondamentalistes se renforcent. Le territoire de l’insurrection s’élargit et la perspective d’une négociation avec les talibans, se précise, risquant de menacer les acquis des femmes depuis 2001.

34 Le second niveau est l’insécurité physique. La sécurité s’est fortement dégradée ces derniers mois sur l’ensemble du territoire. Vols, banditismes, rackets, viols, assassinats réapparaissent comme à la grande époque de la guerre civile avant l’arrivée des talibans, qui grâce à leurs mesures de justice expéditive étaient parvenus à y mettre fin. Certaines femmes font l’objet de violences physiques, d’autres d’intimidations. Plusieurs dirigeantes d’ONG de femmes font état de pressions qui s’exercent sur elles : elles reçoivent des lettres de menace les sommant de remettre leur burqa, de ne pas travailler avec des étrangers ; elles sont accusées d’être « infidèles », « chrétiennes » parce qu’elles osent avoir une vie publique. Plusieurs d’entre elles ont été assassinées mais aucun de leur meurtrier n’a été traduit, pour l’instant, en justice. C’est le cas de Sitara Achakzai, membre du Conseil provincial de Kandahar, abattue en avril 2009 en face de chez elle, du lieutenant-colonel Malalai Kakar, chef du département des crimes contre les femmes à la police, assassinée en septembre 2008, de Zakia Zaki, journaliste et directrice de la radio Afghan Peace à Parwan, tuée en juin 2007. Selon le dernier rapport de Human Rights Watch publié en décembre 2009, les femmes et les jeunes filles sont souvent victimes de violences et de discrimination et ont un accès limité à la justice. Une enquête du gouvernement menée dans 21 des 34 provinces entre mars 2006 et octobre 2007 recensait déjà, à cette époque, plus de mille cas de violence (viol, prostitution forcée, mariage forcé, attaque physique, polygamie, harcèlement, immolation) à l’encontre de femmes. Or il faut savoir que, dans la société afghane, avoir été victime de ce type de violence est très mal vu. Les femmes n’osent pas en faire état, de peur d’attirer l’opprobre sur leur famille. On peut supposer que le nombre de victimes est bien plus important.

35 L’insécurité a de nombreuses conséquences négatives. D’une part, elle entrave la scolarisation des filles, les Afghans montrant des réticences à les envoyer dans des établissements scolaires éloignés du domicile. La destruction d’écoles de filles par les talibans contribue à faire obstacle au droit des filles à l’instruction. Or la reconstruction de l’Afghanistan passe par l’éducation et surtout par celle des femmes qui en ont été exclues pendant la période talibane. L’insécurité limite, d’autre part, la mobilité des femmes. Elle les contraint à être moins offensives. La crainte de la violence et du harcèlement sexuel les éloigne de la scène publique. Échaudées par la période talibane, elles ont peur d’un revirement du gouvernement. L’adoption par le Parlement de la loi discriminatoire sur le statut personnel des chiites au printemps 2009 et sa ratification par le président Karzaï leur rappellent leur vulnérabilité. Face aux protestations nationales et internationales, le président Karzaï a autorisé un amendement de la loi. Mais il reste de nombreux articles qui imposent des restrictions aux femmes chiites, notamment l’obligation pour les épouses de demander à leur mari la permission de quitter le domicile sauf pour des « raisons légales raisonnables » non spécifiées, et l’octroi de la garde des enfants aux pères et grands-pères uniquement (Le Monde, 2009).

36 Ainsi, l’insécurité empêche les femmes de bénéficier des droits et avantages promis par la communauté internationale. Aujourd’hui, les femmes vivent une nouvelle volonté de transformation sociale perçue dans de nombreux cas comme étrangère et importée ; si les acteurs de la reconstruction ne parviennent pas à ce que la majorité de la population, et particulièrement les hommes, s’approprie les réformes, les femmes risquent de subir une nouvelle régression de leurs droits et probablement de manière violente. De plus, les hommes ont la perception d’être delaissés par la communauté internationale au profit des femmes. Cette représentation négative risque de jouer en défaveur de ces dernières.

37 Cependant, la dernière manifestation qui a eu lieu à Kaboul début décembre, où 700 femmes très souvent recouvertes de la burqa, soutenues par 500 hommes, se sont mobilisées pour demander à Karzaï d’épurer son gouvernement de toutes les personnalités liées à la corruption, au crime de guerre ou aux talibans [18], montre que les Afghanes sont capables aujourd’hui de prendre position sur la vie politique de leur pays et qu’elles ne se limitent plus à des revendications liées à leur statut. C’est certainement l’influence de l’action de la communauté internationale qui permet aujourd’hui à ces femmes de pouvoir afficher ce type de revendication. L’espoir reste donc permis aux femmes afghanes d’avoir un jour un avenir respectueux de leurs droits.

Bibliographie

Bibliographie

  • BARRY M. (1984), Le Royaume de l’insolence, Flammarion, Paris.
  • BRUNET A., SOLON HELAL I. (2002), Les droits des femmes en Afghanistan, Rapport de la mission de Droits et Démocratie en Afghanistan, septembre 2002, Centre international des Droits de la personne et du développement démocratique, Québec, quatrième trimestre.
  • CENTLIVRES-DEMONT M. et al. (1984), Afghanistan : la colonisation impossible, Cerf, Paris.
  • DELLOYE I. (2002), Femmes d’Afghanistan, Phébus, Paris.
  • DUPREY L. (1980), Afghanistan, Princeton University Press, New Jersey.
  • HUMAN RIGHTS WATCH (mai 2002), Taking Cover : Women in post-taliban Afghanistan, document d’information.
  • HUMAN RIGHTS WATCH (décembre 2009), We have the Promises of the World : Women’s Rights in Afghanistan.
  • INTERNATIONAL CRISIS GROUP Asia, (2003), Afghanistan : women and reconstruction, report n°48, Bruxelles (14 mars).
  • UNDP (2007), Rapport sur le développement humain.
  • RASHID A. (2001), L’Ombre des taliban, Autrement, Paris.
  • ROY O. (1985), L’Afghanistan : Islam et modernité politique, Seuil, Paris.

Notes

  • [1]
    Docteur en géopolitique, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
  • [2]
    Il s’agit d’un processus d’intervention multisectoriel dans le but de réhabiliter autant les infrastructures économique et sociale que politique du pays.
  • [3]
    Terme pachtoune qui désigne la grande assemblée traditionnelle ; institution principale du fonctionnement politique.
  • [4]
    « L’accord de Bonn sur l’Afghanistan », Le Monde, 5 décembre 2001.
  • [5]
    La burqa est un voile qui recouvre l’ensemble du corps, doté d’un grillage au niveau des yeux pour permettre aux femmes de s’orienter.
  • [6]
    Nous avons un décalage de perception au sujet de la burqa avec de nombreuses Afghanes. Du point de vue occidental, cet attribut vestimentaire est un signe d’oppression, une perte de droit alors que, pour elles, ce n’est pas une priorité pour l’instant, elle leur permet de sortir et de circuler anonymement.
  • [7]
    Depuis ces lois, des femmes ont été élues aux élections législatives de 2005. D’autres ont été élues ou nommées dans les conseils provinciaux. Des femmes ont même été candidates à l’élection présidentielle de l’été 2009.
  • [8]
    Les membres sont élus au suffrage direct.
  • [9]
    Les membres sont élus au suffrage indirect.
  • [10]
    La guerre débute en 1989 après l’occupation soviétique. Au départ, c’est une guerre de résistance contre l’occupant, qui se transforme en 1992 en une guerre civile entre les différentes factions de la résitance. Le conflit se poursuit lorsque les talibans prennent le pouvoir en 1996 avec les forces de l’Alliance du Nord du commandant Massoud.
  • [11]
    Ces pays ont accueilli 6 millions de réfugiés. Environ 3 millions chacun.
  • [12]
    L’éducation pendant la guerre a été aléatoire : de nombreuses écoles ont été détruites et l’accés à l’école était difficile.
  • [13]
    Entretien réalisé en septembre 2007 à Kaboul.
  • [14]
    Août 2007. Entretien effectué à Charikar.
  • [15]
    Pour les politiques de modernisation de l’État afghan, voir CENTLIVRES-DEMONT et al. [1984] et ROY [1985].
  • [16]
    Sur la période talibane, voir l’intéressant article de Ahmed Rashid, « Un tournant dans une guerre oubliée ? L’Afghanistan à l’heure des talibans », Le Monde diplomatique, avril 1995, ainsi que celui de Stéphane Allix, « De la résistance à la prise de Kaboul, l’histoire secrète des talibans », Le Monde diplomatique, janvier 1997.
  • [17]
    Le pachtounwali est aussi bien une idéologie qu’un code juridique avec ses propres sanctions et ses institutions. L’hospitalité, la bravoure, l’honneur sont les bases des règles pachtounes où la chasteté des femmes est un des éléments dont dépend l’honneur de la tribu.
  • [18]
    Tony Perry, « Afghan women lead protest against government corruption », Los Angeles Times, 10 décembre 2009.
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