Hérodote 2009/4 n° 135

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Article de revue

Le Grand Paris, stratégies urbaines et rivalités géopolitiques

Pages 49 à 79

Notes

  • [1]
    Géographe, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII-Saint-Denis.
  • [2]
    « Le Grand Paris n’aboutira pas » (interview au Journal du Dimanche, 17/5/2008).
  • [3]
    Secrétaire d’État au Développement de la région Capitale, nommé par Nicolas Sarkozy en mars 2008.
  • [4]
    Mis à part l’annexion en 1891 du terrain de manœuvres d’Issy-les-Moulineaux, aujourd’hui transformé en héliport, et en 1929-1930 celle des bois de Boulogne et de Vincennes et des abords de l’enceinte de Thiers (la « zone »).
  • [5]
    89 km2, 105 avec les bois de Boulogne et de Vincennes, alors que Madrid, par exemple, couvre 607 km2, Berlin 891, Hong Kong : 1067, New York 1214, Londres 1579.
  • [6]
    Une trentaine de communautés de communes ou d’agglomération dans l’agglomération proprement dite, une centaine à l’échelle de la région Île-de-France tout entière, dont aucune ne comprend la Ville de Paris.
  • [7]
    L’expression, très hugolienne, est d’André Morizet, maire SFIO de Boulogne-Billancourt (dans son ouvrage Du vieux Paris au Paris moderne. Haussmann et ses prédécesseurs, publié en 1932).
  • [8]
    Sur la dimension historique du projet de Grand Paris et de l’aménagement de l’agglomération parisienne on se référera à l’ouvrage passionnant dirigé par Annie Fourcaut, Emmanuel Bellanger et Mathieu Flonneau, Paris/Banlieues, conflits et solidarités, publié en 2007 et qui est issu d’une série de séminaires organisés par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS-université Paris-I) à la demande de la Ville de Paris. Une grande partie des informations qui ont servi à écrire la première partie de cet article est tirée de cet ouvrage et notamment de l’excellente chronologie des rapports Paris-Banlieue qu’il propose.
  • [9]
    Qui sera par la suite le maire SFIO de Suresnes, le fondateur de l’office départemental d’HBM (les ancêtres des HLM), le président du conseil général de la Seine, puis le ministre de la Santé du Front populaire.
  • [10]
    Le « Plus Grand Paris », problème national (1928), Le « Plus Grand Paris », problème d’autorité (1931), L’Aménagement du « Grand Paris », où en sommes-nous ? (1934).
  • [11]
    La création du CSAORP s’inscrit dans une politique de réformes plus large avec, la même année, le vote de la loi Loucheur sur le logement social et d’une loi sur les assurances sociales.
  • [12]
    Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne. Adopté en août 1960, il deviendra immédiatement caduc.
  • [13]
    Le conseil général de Seine-Saint-Denis sera dirigé par le PC sans discontinuité de 1968 à 2008, celui du Val-de-Marne également, à l’exception d’une parenthèse gaulliste entre 1970 et 1976, et l’est toujours.
  • [14]
    Parmi lesquels des architectes renommés (Paul Chémétov, Bruno Fortier, Yves Lion) et plusieurs des meilleurs spécialistes de l’aménagement de l’Île-de-France (Guy Burgel, Annie Fourcaut, Jean-Marc Offner, Philippe Panerai, Simon Ronai). D’autres experts, comme Pierre Merlin, ancien président et fondateur de l’Institut français d’urbanisme, et François Ascher, qui dirigea le même institut, critiquent par contre cette initiative.
  • [15]
    Il est à l’origine de l’organisation en 2000 d’un colloque sur l’avenir de la métropole auquel participent de nombreux experts et anime un réseau, « Paris métropole ouverte ».
  • [16]
    Voir note 8.
  • [17]
    L’État n’a accepté de transférer à la région l’élaboration du SDRIF qu’en 1995. Tous les schémas directeurs précédents ont donc été rédigés par les services du préfet de région et la Direction régionale de l’Équipement. Y compris celui de 1994 qui avait donné lieu à une première épreuve de force entre le conseil régional (alors dirigé par la droite) et le gouvernement socialiste [Subra, 2005].
  • [18]
    Que penser, par exemple, de l’idée d’une ville « poreuse », « éponge balisée par des repères forts », que propose l’architecte italien Bernardo Secchi ou des « songlines franciliennes » et des « stimulations des substances urbaines » évoquées par le Français Djamel Klouche... ?
  • [19]
    Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires, ex-Datar.
  • [20]
    Les élections législatives des 10 et 17 juin 2007 ont été moins favorables à la droite, qui a perdu une circonscription dans le XIIe arrondissement au profit du PS.
  • [21]
    Ce rapport préconise la fusion rapide de Paris et des trois départements de petite couronne, précédant la création d’une communauté urbaine limitée à la zone dense de l’agglomération. Cette proposition a immédiatement été qualifiée d’ « irréaliste » par les principaux leaders de la droite régionale.
  • [22]
    Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires européens.
  • [23]
    Les trois derniers étant respectivement ministre de l’Outre-Mer et élu de Seine-et-Marne, ministre de l’Université et de la Recherche et élue des Yvelines, député et président du groupe UMP au Conseil de Paris.
  • [24]
    En l’occurrence de Clichy-sous-Bois, municipalité socialiste, mais dont les caractéristiques sont à peu de chose près celles des villes voisines à direction communiste.
  • [25]
    Selon les termes de Patrick Braouezec dans une tribune publiée dans Libération du 17 juillet 2007, « Pour une région Capitale solidaire ».
  • [26]
    Les trois principaux dirigeants du PCF entre 1930 et 1970, par exemple, ont tous été élus députés en banlieue parisienne : Maurice Thorez à Ivry-sur-Seine, Jacques Duclos à Montreuil, Waldeck Rochet à Aubervilliers.
  • [27]
    La création de l’établissement public de Seine-Arche, présidé par le maire de Nanterre, pour assurer l’aménagement de l’extension ouest du quartier de La Défense, avait été obtenue par la municipalité communiste avec le soutien du ministre de l’Équipement de l’époque, Jean-Claude Gayssot, en 2000, à l’issue d’un bras de fer de plusieurs mois avec l’Établissement public d’aménagement de La Défense (EPAD) et le gouvernement précédent d’Alain Juppé [Subra, 2005].
  • [28]
    Dans une interview à Libération du 6 mai 2008, sous-titrée : « Bertrand Delanoë explique qu’il souhaite en finir avec des décennies d’ “arrogance” et de “mépris” de Paris à l’égard des villes voisines ». Le renoncement de Bertrand Delanoë s’explique aussi par le fait qu’il est alors animé d’ambitions nationales et fait campagne pour devenir premier secrétaire du PS avec en perspective une candidature à la présidentielle de 2012.
  • [29]
    Neuilly-sur-Seine a adhéré, mais pas Courbevoie, Puteaux, Boulogne-Billancourt, Le Raincy, Saint-Cloud, Versailles ou Rueil-Malmaison. Cependant de nombreuses villes ont adhéré indirectement via les communautés d’agglomération ou de communes dont elles font partie.
  • [30]
    Atelier parisien d’urbanisme.
  • [31]
    « Le Grand Paris c’est un projet qui n’appartient pas à un parti, qui n’appartient pas à un camp mais qui concerne tout le monde et qui appartient à tout le monde. Tout le monde, c’est tous les élus, c’est tous les maires que je souhaite voir réunis dans une Agora du Grand Paris en partant de ce que vous avez imaginé, Monsieur le maire de Paris, cher Bertrand Delanoë, avec Paris Métropole. »
  • [32]
    La RATP étant chargée, elle, de la gestion de ces infrastructures.

1 Le Grand Paris est-il mort, du moins dans sa dimension institutionnelle, celle d’une instance de gouvernance métropolitaine réunissant les élus de l’agglomération, comme l’affirme (et le souhaite) Jean-Paul Huchon, le président socialiste de la région Île-de-France  [2] ? De fait, le projet de loi « sur le Grand Paris », élaboré par Christian Blanc  [3], fait totalement l’impasse sur l’idée d’une communauté urbaine évoquée par Nicolas Sarkozy, un peu plus de deux ans plus tôt, à Roissy, en juin 2007. Un autre projet de loi « sur la réforme des collectivités locales », issu des travaux du Comité Balladur, est tout aussi silencieux sur cette question, alors qu’il propose pour onze grandes villes de province un nouveau statut, celui de « métropole », renforçant encore les pouvoirs des communautés urbaines ou d’agglomération existantes.

2 L’anormalité de la situation de Paris aurait-elle disparu miraculeusement, seule grande ville française et l’une des rares métropoles internationales à ne pas être dotée d’un système de gouvernance global ? La question de la gouvernance de l’agglomération parisienne aurait-elle cessé d’être un enjeu essentiel, une condition nécessaire au développement de la métropole parisienne ? Le problème aurait-il été résolu, la question épuisée, par l’élaboration d’un schéma stratégique par les services de Christian Blanc, la tenue d’une consultation internationale d’architectes, la création du syndicat Paris Métropole et par celle d’un nouvel établissement public, la Société du Grand Paris ? Non, bien sûr.

3 Comment expliquer alors la disparition de ce qui a été présenté comme un des « grands chantiers » du président ? Que cherche en réalité Nicolas Sarkozy et pourquoi a-t-il sorti des cartons un projet qui datait de près d’un siècle ? Pourquoi sa proposition a-t-elle suscité tant de réactions hostiles et de réticences ? Pourquoi a-t-il progressivement perdu l’initiative sur un processus qu’il a lui-même choisi d’enclencher ? L’État a-t-il simplement décidé de se passer des élus ?

4 Répondre à ces questions ne peut se faire sans utiliser les outils de la géopolitique. C’est-à-dire sans analyser les stratégies des différents acteurs, leurs objectifs, leurs intérêts, leurs relations de concurrence ou d’alliance, les rapports de forces qu’ils sont parvenus à établir, mais aussi la dynamique du processus conflictuel qui les oppose, ses temps forts, ses tournants qui s’expliquent en grande partie par ces rapports de forces et par l’habileté manœuvrière, les choix tactiques ou stratégiques de certains de ces acteurs. La façon dont Paris doit être gouverné est, depuis deux siècles au moins, une question géopolitique majeure en France. C’est cette dimension géopolitique qui permet d’expliquer pourquoi la Ville a été privée de maire pendant 182 ans (de 1795 à 1977), pourquoi, après l’annexion de 1860 réalisée autoritairement par Haussmann, sa superficie a pratiquement cessé d’augmenter  [4] et donc pourquoi elle est dotée aujourd’hui d’un territoire beaucoup plus petit que toutes les autres grandes métropoles internationales  [5], pourquoi enfin le paysage intercommunal actuel de l’agglomération parisienne est si fragmenté  [6]. Comprendre ce qui s’est passé depuis deux ans autour du projet de Grand Paris, implique donc d’aborder la question de la gouvernance de l’agglomération parisienne pour ce qu’elle est aussi et d’abord : une affaire de rivalités de pouvoir dont l’enjeu est le contrôle du territoire francilien.

Le Grand Paris, une vieille idée de la gauche reprise par Nicolas Sarkozy

« Habitants du Grand Paris, mes frères... ! [7] »

5 L’idée du Grand Paris n’est pas nouvelle, et jusqu’en 2007 ses partisans se situaient presque exclusivement à gauche  [8]. Dès 1912, le programme pour les municipales de la Fédération socialiste de la Seine, s’inspirant de ce qui se met alors en place à Berlin et à Vienne, défend le principe de la « départementalisation » et d’une organisation cohérente de l’espace parisien et suburbain. La guerre met la question entre parenthèses, mais à peine est-elle achevée que le socialiste Henri Sellier  [9] réclame, dans un rapport publié en 1920 (Les Banlieues urbaines et la réorganisation du département de la Seine) « une solidarité effective » entre la capitale et la banlieue et la création d’ « un gouvernement d’agglomération » au niveau d’un district de Paris.

6 Cette prise de position est le résultat d’un processus d’affirmation des élus de banlieue entamé quelques années plus tôt (1909) avec la création de l’Union des maires de la Seine, à partir de l’alliance des élus de seize villes de plus de 20 000 habitants. L’année suivante, la grande inondation de 1910 qui touche une trentaine de villes de la petite couronne, parfois durement (la commune de l’Île-Saint-Denis est pratiquement rayée de la carte), renforce la solidarité entre élus de banlieue qui cherchent dès lors à peser sur les travaux de protection contre de futures inondations.

7 Henri Sellier est soutenu par Albert Thomas, ministre de l’Armement pendant la Grande Guerre et maire SFIO de Champigny de 1912 à 1919. Ce qu’ils proposent n’est pas un nouvel agrandissement de Paris, car l’ « annexion-réunion » de 1860 a durablement traumatisé les communes de la proche banlieue : certaines ont perdu dans l’opération la moitié ou les trois quarts de leur territoire. Les termes de « Grand Paris » ou d’ « extension de Paris » employés à peu près indifféremment, recouvrent à leurs yeux l’idée qu’il faut étendre aux communes de banlieue le niveau d’aménagement et d’équipement qui est celui de la capitale – en d’autres termes traiter la banlieue sur un pied d’égalité – en planifiant cette action, et pour cela doter l’agglomération d’un système de gouvernement adapté. Dans sa préface au rapport d’Henri Sellier, Albert Thomas estime que ce gouvernement d’agglomération doit prendre la forme d’un « conseil général », englobant le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine et « dans une certaine mesure » les conseils municipaux des communes de banlieue ; des commissions élues au niveau des vingt arrondissements de Paris et des communes de banlieue auraient des attributions « strictement limitées aux questions locales ». C’est à peu près la description que l’on pourrait donner du fonctionnement des communautés urbaines actuelles.

8 La nécessité d’un Grand Paris n’est pas, à l’époque, justifiée par la concurrence entre métropoles, qui n’est pas alors identifiée comme un phénomène important, mais par « les risques sanitaires, la crise du logement, l’absence d’assainissement [...], la spéculation foncière [...] le “rejet” des milieux populaires vers la banlieue, l’ “extension tentaculaire” des marges de la grande ville, les ségrégations socio-spatiales (qui) s’affermissent selon les disparités des “forces contributives” des communes, selon leurs difficultés à appliquer les lois sociales » [Fourcaut, 2007]. « Pour faire face à ces enjeux, écrit Albert Thomas, il faut une grande administration centrale pour tout le Département. » Le terme de « Grand Paris » est omniprésent dans les écrits d’un autre élu, François Latour, rapporteur du budget de la Ville de Paris et du département de la Seine  [10], qui dénonce le « développement chaotique de la banlieue ». Dans un rapport de 1922, Latour écrivait que « le département (de la Seine) tend de plus en plus à former une sorte de super-commune où les grands intérêts interurbains doivent s’équilibrer et s’harmoniser, ce qui implique des devoirs de solidarité ».

Le premier plan d’aménagement régional et l’échec de la première tentative de créer un secrétariat d’État au Grand Paris

9 En 1928, le gouvernement Poincaré décide la création d’un nouvel organisme, le Comité supérieur de l’aménagement et de l’organisation générale de la région parisienne (CSAORP), composé de représentants des ministères concernés, des trois départements de petite couronne et de la Ville de Paris, qui est chargé de proposer un plan pour la région parisienne  [11]. Mais le Comité n’a aucun pouvoir exécutif, pas de budget propre, pas d’agents qui lui soient directement rattachés et dépend entièrement des services de la préfecture de la Seine. Il est d’abord présidé par un sénateur de la Seine que l’on peut qualifier d’extrême droite, puisqu’il s’agit d’un des fondateurs de la Ligue de la patrie française. Celui-ci a le plus grand mal à faire fonctionner le CSAORP qui d’ailleurs ne se réunit que rarement au complet.

10 Le gouvernement Blum réorganise le Comité en 1936 et en confie la présidence au maire socialiste de Boulogne-Billancourt, André Morizet, grand admirateur d’Haussmann. Il propose la création d’un poste de haut-commissaire ou de secrétaire d’État à la Région parisienne, en espérant être le premier titulaire du poste. La mesure est envisagée par Léon Blum mais celui-ci n’ose pas franchir le pas pour ne pas s’attirer l’hostilité du corps préfectoral que le gouvernement du Front populaire peine à contrôler. Pourtant, le ministre de l’Intérieur, Roger Salengro, maire de Lille jusqu’en 1935, est plutôt partisan d’une plus grande autonomie des collectivités locales et le rapport de forces politique local est favorable à la gauche. Les élections municipales et cantonales de 1935 ont été en effet une véritable vague rouge. La moitié des conseillers généraux de ce qu’on appelle la « Seine-Banlieue » appartiennent au PCF et en juillet 1936, pour la première fois, un communiste, Georges Marrane, maire d’Ivry-sur-Seine, est élu président du conseil général de la Seine. Au final, le bilan est maigre. Si le terme de « Grand Paris » est désormais adopté par l’ensemble des acteurs, ce qui est le signe d’une évolution des esprits, et si le CSAORP est désormais directement rattaché à la présidence du Conseil, il reste un organisme consultatif et les élus y sont encore largement minoritaires (19 sur 46 membres). Le Front populaire a donc laissé échapper l’occasion de réformer en profondeur l’organisation et l’aménagement de la région parisienne, par faute de temps (Salengro se suicide en novembre 1936 et le gouvernement Blum tombe en juin 1937 au bout d’un an d’existence) et surtout faute de volonté politique.

11 Sur le plan de la réflexion, les choses évoluent un peu plus vite. En 1934, un plan d’aménagement régional – le premier d’une longue série – est élaboré sous l’autorité du CSAORP par l’urbaniste Henri Prost. Ce plan est déclaré d’utilité publique à la veille de la Seconde Guerre mondiale après cinq années d’enquête publique, et sera repris par Vichy sous le nom de Plan d’aménagement de la région parisienne (PARP) mais n’entrera jamais en vigueur. Le territoire concerné est particulièrement étendu : un cercle d’un rayon de 35 kilomètres à partir de Notre-Dame auquel sont ajoutés les cinq cantons du sud de l’Oise. Le plan Prost, d’inspiration malthusienne, prévoit de limiter les constructions aux zones déjà urbanisées mais dessine aussi un réseau autoroutier qui préfigure le réseau actuel.

Le District des années 1960, un Grand Paris sans les élus

12 Sous la IVe République, la revendication d’un Grand Paris disparaît des discours politiques. Les stratégies politiques locales sont soumises au contexte politique national et international, à savoir la Guerre froide, la gestion du pays par la « troisième force » (SFIO, MRP, Radicaux), la radicalisation de l’opposition du PC et du RPF vis-à-vis du régime. Un nouveau plan, le PADOG  [12], est bien mis à l’étude et basé comme le plan Prost sur l’idée d’un contrôle du développement de l’agglomération. Mais les priorités en matière d’aménagement du territoire et d’aménagement urbain sont ailleurs, dans la reconstruction du pays (en région parisienne 70 000 bâtiments et 150 000 logements ont été détruits par les bombardements alliés), la lutte contre la crise du logement à la suite de l’appel de l’Abbé Pierre durant le dramatique hiver 1954 et la décentralisation industrielle. En l’absence d’un Grand Paris et d’un secrétariat d’État, le conseil général de la Seine joue toutefois un rôle important dans l’aménagement de l’agglomération. Il engage la construction d’un parc de logements sociaux dans une dizaine de communes de banlieue. De grands syndicats intercommunaux sont mis en place pour assurer un certain nombre de services urbains indispensables l’assainissement, le ramassage et le traitement des ordures ménagères, l’approvisionnement en eau, l’électrification.

13 La création du District de la région de Paris, en février 1959, quelques semaines à peine après l’élection du général de Gaulle, marque une vraie rupture. D’abord en termes de stratégie urbaine : il ne s’agit plus d’empêcher la croissance de l’agglomération mais de la canaliser pour éviter qu’elle ne se traduise par une urbanisation anarchique, « en tache d’huile », qui poserait rapidement d’insolubles problèmes de fonctionnement, notamment en matière de transports. Ensuite, dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le système de gouvernance : le District est directement rattaché au Premier ministre et au président de la République. Sa direction est confiée à un délégué général, nommé par le gouvernement et qui n’a de comptes à rendre qu’à ces deux plus hauts responsables de l’État. Le premier titulaire du poste est un haut fonctionnaire, Paul Delouvrier, ancien délégué général chargé de la mise en œuvre du Plan de Constantine à la fin de la guerre d’Algérie, un grand commis de l’État, instrument efficace des décisions gouvernementales. D’une certaine façon, ce qui se met en place est assez proche de ce que réclamaient un certain nombre d’élus depuis quarante ans : une instance de planification à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération, capable de porter des politiques ambitieuses : les villes nouvelles, la construction d’un réseau express régional (RER) et d’un réseau d’autoroutes et de voies rapides, par exemple. À ceci près que les élus sont totalement marginalisés et que ce Grand Paris-là est l’affaire exclusive de l’État.

La dissolution du département de la Seine

14 Cette exclusion des élus est encore renforcée par la suppression du département de la Seine-et-Oise et surtout par celle du département de la Seine, votées en 1964 et qui entrent en vigueur le 1er janvier 1968. Le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, justifie cette mesure par des raisons fonctionnelles : « Une autorité unique est chargée d’administrer une population de six millions de personnes, alors qu’en province on compte, en moyenne, un préfet pour 130 000 habitants. » « Il faut, dit-il, morceler l’administration pour la rendre plus humaine. » Roger Frey écarte ainsi l’autre solution qu’aurait été l’ « haussmannisation », c’est-à-dire la transformation du département de la Seine en une seule commune, aux motifs qu’une telle commune aurait été « monstrueuse » (par sa taille) et que les communes de banlieue, en perdant leur autonomie administrative, « auraient vu disparaître leurs libertés locales ». Ce souci des libertés locales montre le sens de l’humour du ministre (ou son cynisme), quand on sait qu’au même moment les élus des communes choisies pour accueillir les villes nouvelles que veut créer le District, l’apprennent par un courrier du préfet, sans avoir pu donner leur avis à aucun moment.

15 En réalité, les motifs de cette réforme départementale sont d’abord et avant tout politiques. Le découpage opéré permet de concentrer l’essentiel des électeurs communistes dans deux départements, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne  [13], qui sont en quelque sorte concédés ou abandonnés au Parti communiste, ce qui permet de « protéger » les autres départements, notamment Paris et les Hauts-de-Seine, d’une victoire de la gauche. D’ailleurs, les élus communistes ne s’opposent à la réforme que pour la forme. Mais surtout la disparition du conseil général de la Seine libère le District de la concurrence d’un contre-pouvoir légitime, puisque émanant des électeurs. Désormais, l’État a les mains libres pour réaménager l’agglomération parisienne comme il l’entend.

1983-2005 : le Grand Paris réclamé par les urbanistes

16 L’idée du Grand Paris refait surface dans les années 1980, cette fois du côté des professionnels de l’aménagement. Michel Cantal-Dupart et Roland Castro, deux architectes qui sont aussi d’anciens militants de Mai 68, convainquent, en 1983, François Mitterrand de créer la Mission Banlieue 89. Le président de la République vient de lancer ce qu’on appellera les « grands travaux du président », qui tous (le Louvre, Bercy, La Villette, la Cité de la Musique, l’Opéra Bastille) sont situés dans Paris intra-muros et non en banlieue, sauf un : l’Arche de la Défense. La Mission Banlieue 89 lui permet de contrebalancer ce tropisme très parisien. Cantal-Dupart et Castro prônent une politique audacieuse de transformation de la banlieue parisienne basée notamment sur une réorganisation institutionnelle à l’échelle de l’agglomération et l’implantation de plusieurs ministères, de la Datar et de grands équipements de prestige (comme la Bibliothèque nationale de France) et même de l’Élysée à Saint-Denis et de Matignon à Bobigny (autant de projets qui resteront, on le sait, lettre morte)... Au même moment d’autres professionnels, dont Yves Lion et Christian de Portzamparc (lui aussi proche un temps de l’extrême gauche), fondent l’Association Paris 75021 qui propose un développement de la métropole parisienne sur un axe Roissy-Sénart, la « tangente est », passant par Marne-la-Vallée et Orly. Sans plus de succès. La politique urbaine de la gauche au pouvoir en ce qui concerne l’aménagement de l’Île-de-France et à l’exception de ce qu’on appelle abusivement la politique de la Ville (c’est-à-dire l’ensemble des actions menées en faveur des quartiers d’habitat social), reste étonnamment classique dans ses paradigmes et inscrit ses pas dans la politique suivie depuis des siècles par l’État, tous régimes confondus.

17 Enfin, en mars 2005, une vingtaine de personnalités, architectes, urbanistes, géographes  [14], publient dans Le Nouvel Observateur, organe de la gauche intellectuelle parisienne, un appel en faveur d’un « Paris métropolitain », qui dénonce l’ « anomalie parisienne » (l’éclatement institutionnel de l’agglomération), soutient l’idée d’une « conférence métropolitaine » et affirme que « la question métropolitaine est, aujourd’hui, dans l’agglomération parisienne une question politique centrale ».

La conférence métropolitaine, une étape en apparence modeste, mais décisive

18 À peine élu maire de Paris en 2001, Bertrand Delanoë choisit de manifester sa volonté de coopération avec les communes voisines de Paris en nommant un adjoint chargé des relations avec les collectivités territoriales d’Île-de-France, le communiste Pierre Mansat. La question ne figurait pas parmi les projets phares du nouveau maire et n’occupait qu’une place très discrète dans le projet municipal du PS durant la campagne électorale, loin derrière le logement social, la petite enfance ou la démocratie locale. Aussi, le nouvel adjoint, jeune conseiller de Paris du XXe arrondissement, qui est un des seuls dans l’équipe municipale à avoir réellement réfléchi au problème de l’agglomération  [15], a-t-il les coudées relativement franches, tout en bénéficiant de l’appui du maire. Le choix se révèle particulièrement judicieux car Pierre Mansat, par ses qualités personnelles, son réseau et sa qualité d’élu communiste (alors qu’il s’agit de renouer principalement avec des municipalités du même parti), va progressivement dénouer et pacifier les relations de méfiance qui existent entre les villes de banlieue et Paris. Méfiance dont l’origine est ancienne mais que les pratiques de Jacques Chirac et son successeur Jean Tibéri avaient contribué à aggraver [Ronai, 2004]. Plusieurs accords de coopération sont négociés avec des communes de Seine-Saint-Denis sur des projets d’aménagement ponctuels (comme l’aménagement des portes de Paris), le premier avec Montreuil et son maire communiste Jean-Pierre Brard (2002), puis avec Saint-Ouen, Pantin, Bagnolet, la communauté d’agglomération de Plaine Commune, enfin avec le conseil général du Val-de-Marne (2003) et celui de Seine-Saint-Denis (2006), avec lesquels sont mises en place des « conférences interdépartementales ». Mais il s’agit à chaque fois d’accords bilatéraux d’où la dimension « agglomération » dans son ensemble est absente. Un magazine municipal est fondé (Extramuros), consacré à la question de l’agglomération et des relations Paris-Banlieue, un séminaire de chercheurs mis en place sur le même thème  [16].

19 Enfin, en juillet 2006 est créée la conférence métropolitaine, un forum de discussion entre les élus de Paris et ceux de la banlieue parisienne, à l’initiative de Bertrand Delanoë et de son adjoint. Le résultat peut paraître modeste et le chemin pour y parvenir un peu laborieux. La conférence est en effet une instance informelle, sans statut juridique (pas même celui d’association de la loi de 1901), qui regroupe des élus volontaires (majoritairement des municipalités de gauche, mais pas seulement) pour débattre des problèmes de l’agglomération. Elle se réunit quatre fois, entre juillet et décembre 2006, pour discuter de la question des déplacements dans la métropole, plus du tout au premier semestre 2007 jusqu’au discours présidentiel de Roissy (car les élus sont occupés par la campagne de la présidentielle et peuvent difficilement afficher leur volonté de coopération transpartisane). Ainsi, il aura fallu pas moins de cinq ans après l’élection du nouveau maire de Paris pour parvenir à ce résultat.

Les stratégies des acteurs et l’enlisement progressif du projet sarkozien

Juin 2007 : Nicolas Sarkozy prend l’initiative

20 C’est dans ce contexte qu’intervient le discours de Nicolas Sarkozy prononcé à Roissy fin juin 2007. Le président de la République est venu inaugurer le nouveau bâtiment d’un terminal d’Air France qui s’était effondré deux ans plus tôt. Nul ne s’attend à ce qu’il lance un tel pavé dans la mare. La question du Grand Paris n’est d’ailleurs abordée qu’assez rapidement, dans le cadre d’un propos assez général, plutôt court (quelques feuillets), dont plus de la moitié est consacré au développement de l’aéroport et à la question du développement durable – et elle l’est comme un prolongement de cette réflexion sur Roissy : « Veut-on que Paris joue dans vingt ans en première ou en deuxième division des métropoles mondiales ? Si on vise la première, il faut développer Roissy. »

21 « Je vois, dit Nicolas Sarkozy [...], deux grands enjeux pour l’Île-de-France en 2007 : la cohésion et la croissance. » Le président évoque ensuite le risque que Paris « se laisse distancer par Shanghai, Londres ou Dubaï » et la nécessité de développer l’attractivité de la région dans tous les domaines, notamment la recherche et l’enseignement supérieur. Il conclut sur la question de la gouvernance : « Il faut enfi n agir sur l’organisation des pouvoirs. Paris est la seule agglomération de France à ne pas avoir de communauté urbaine. Alors qu’elle est la plus grande et la plus stratégique des régions, l’intercommunalité y crée des périmètres sans substance. » Et annonce un nouveau plan stratégique et un schéma directeur pour fin 2008. Quelques phrases à peine, mais tout est dit, ou en tout cas suffisamment pour déclencher le processus désiré.

22 Nicolas Sarkozy ne se prononce pas explicitement pour la mise en place d’une communauté urbaine mais sa volonté de voir se créer une telle structure est évidente. Il n’a à aucun moment prononcé les mots « Grand Paris » mais ce sont immédiatement ceux-là qu’utilisent les médias pour rendre compte de la proposition présidentielle. La question d’un Grand Paris est, en effet, dans les esprits depuis la mise en place de la conférence métropolitaine, un an plus tôt, et depuis l’appel publié par Le Nouvel Observateur en 2005. Nicolas Sarkozy vient de lancer une OPA sur une idée de la gauche régionale comme il l’a fait sur une partie du personnel politique de la gauche, quelques semaines plus tôt, avec la nomination de plusieurs « ministres d’ouverture » dans le premier gouvernement Fillon. Chacun comprend que le dossier de la gouvernance de l’agglomération parisienne est ouvert, que l’État est de retour et va chercher à imposer ses solutions, enfin que le président veut aller vite pour bousculer les réticences des élus locaux et profiter du temps d’avance qu’il s’est octroyé.

Les objectifs du président de la République

23 La proposition implicite faite par Nicolas Sarkozy dans son discours de créer une communauté urbaine de Paris a immédiatement été perçue par une partie des élus locaux et des médias comme une manœuvre politique visant à affaiblir la gauche en Île-de-France. Même s’il poursuivait également d’autres visées (renforcer les atouts de la France dans la compétition internationale, laisser une trace dans l’Histoire en transformant le paysage de la capitale), il ne fait guère de doute que le nouveau président de la République avait cet objectif en tête.

24 L’intérêt politique de l’opération pour Nicolas Sarkozy se décline à plusieurs niveaux. À court terme, la proposition du Grand Paris est un moyen supplémentaire de semer la confusion et la division dans un PS en plein doute et en plein règlement de comptes après la défaite assez nette de sa candidate Ségolène Royal à l’élection présidentielle de mai 2007. La manœuvre est d’autant plus habile que l’idée d’une communauté urbaine s’inscrit dans la logique du lent rapprochement avec ses voisins opéré par Bertrand Delanoë depuis son élection et que les intérêts des différents leaders régionaux de la gauche sont loin de coïncider. Le président de la République peut ainsi apparaître comme plus radical et plus audacieux que le maire de Paris dans sa volonté de réformer le système de gouvernance de l’agglomération, contraignant celui-ci dans un premier temps à le suivre, tout en agitant le chiffon rouge sous les yeux du président du conseil régional, le socialiste Jean-Paul Huchon. Ce dernier est, de tous les élus franciliens, celui qui réagit avec le plus de virulence et manifeste l’opposition la plus résolue au projet du Grand Paris qui signifierait selon lui la « mort de la région Île-de-France dans sa cohésion et sa solidarité ». La proposition présidentielle, par sa seule existence et même si elle ne doit aboutir à rien de concret, a donc un premier intérêt qui est d’enfoncer un coin entre les deux leaders socialistes d’Île-de-France dont les relations n’ont jamais été simples.

25 À plus long terme, le bénéfice attendu est encore plus consistant. La création d’une communauté urbaine du Grand Paris aurait en effet pour conséquence quasi mécanique de faire disparaître les départements de petite couronne, dont deux sur trois, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, sont des fiefs de la gauche, et de réduire considérablement le poids de deux autres instances politiques dirigées par le Parti socialiste et ses alliés depuis 2001-2002 : le conseil régional et la Ville de Paris.

Jean-Paul Huchon et les Verts, opposants résolus au projet de Grand Paris

26 La virulence de la réaction de Jean-Paul Huchon s’explique sans peine : de tous les acteurs politiques locaux, il est le plus menacé et l’un des seuls qui n’ait strictement rien à gagner à la création d’une structure de gouvernance pour l’agglomération. En effet, une communauté urbaine de Paris, regroupant entre 6 et 8 ou 9 millions d’habitants (en fonction du périmètre retenu), hériterait de l’essentiel des compétences exercées actuellement par la région, notamment en matière d’aménagement du territoire, de développement économique et de transports. On peut imaginer que la région continuerait à élaborer un schéma directeur (le SDRIF) et à présider le Syndicat des transports d’Île-de-France (le STIF) mais le vrai centre du pouvoir serait désormais la communauté urbaine du Grand Paris, ne serait-ce que parce qu’elle rassemblerait plus de la moitié de la population régionale et disposerait d’une très forte légitimité. Ce sont les dirigeants du Grand Paris qui, en définitive, détermineraient le contenu des politiques d’aménagement, même si c’est en partenariat avec les élus des autres territoires régionaux et avec la région. Il resterait seulement à celle-ci, en pleine responsabilité, l’aménagement du reste de l’Île-de-France. C’est-à-dire, dans le scénario le plus favorable (celui d’une « petite » communauté urbaine), la grande couronne et les franges rurales et périurbaines, et, dans le pire scénario (un Grand Paris incluant toute l’agglomération), ces seules franges rurales et périurbaines ; autrement dit : l’est de la Seine-et-Marne, le sud de l’Essonne, l’ouest des Yvelines, le nord du Val-d’Oise. On comprend que l’idée de présider une région croupion, réduite à financer les lignes d’autocars et les actions d’animation des contrats de pays ruraux, ne séduise guère Jean-Paul Huchon. La contre-attaque de la région prend, notamment, la forme d’une commission présidée par un proche de Jean-Paul Huchon, Jean-Paul Planchou, président du groupe PS au conseil régional, dont le rapport (Scenarii pour la métropole : Paris-Île-de-France demain) paru au printemps 2008 se prononce ouvertement contre la création d’une nouvelle structure et pour une série d’améliorations du système de gouvernance actuel, notamment la création d’un syndicat pour le logement en Île-de-France.

27 Les élus Verts du conseil régional sont exactement sur la même position, car la région est la seule instance politique où ils pèsent réellement, grâce au mode de scrutin proportionnel ; ce qui leur a d’ailleurs permis d’obtenir pour l’une d’entre eux, Mireille Ferri, la vice-présidence du conseil régional en charge de l’élaboration du SDRIF. Les réactions des autres élus de gauche, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, les élus communistes de la banlieue rouge, les élus des villes nouvelles, ont été plus prudentes et plus nuancées, pour des raisons que l’on verra plus loin.

28 La réaction de Jean-Paul Huchon et de Mireille Ferri s’explique aussi par le bras de fer qui oppose la région et l’État à propos de l’adoption du nouveau SDRIF, le premier à avoir été élaboré par les services du conseil régional  [17]. Certains partis pris du projet sont en effet contestés par le pouvoir central, notamment la priorité très nette donnée aux transports en commun et le refus de certains projets d’infrastructures routières auxquels tient le ministère de l’Équipement. L’élaboration d’un schéma stratégique par le secrétariat d’État de Christian Blanc ne peut donc être perçue par la région que comme une façon pour l’État de reprendre ce qu’il a été contraint de céder douze ans plus tôt et une tentative de remettre la main sur la planification régionale. D’autant que Christian Blanc a donné instruction au préfet de région de ne pas transmettre le projet de SDRIF au Conseil d’État pour avis. Ce qui aboutit à en bloquer le processus d’adoption.

La consultation internationale d’architectes sur le Grand Paris, une opération de communication politique réussie

29 Moins de trois mois après son discours de Roissy, Nicolas Sarkozy prend une nouvelle initiative. Le 17 septembre 2007, inaugurant la Cité de l’architecture et du patrimoine, il annonce le lancement d’une grande consultation internationale d’architectes sur le Grand Paris. Le but est officiellement d’aboutir à « un diagnostic prospectif, urbanistique et paysager [...] à l’horizon de vingt, trente, voire quarante ans » et d’imaginer la « métropole du XXIe siècle et de l’après-Kyoto ». Il ne s’agit pas de définir des projets architecturaux précis, mais d’un concours d’idées, totalement libre et ouvert, qui vise à recueillir des propositions imaginatives permettant de renouveler la façon dont l’aménagement de l’Île-de-France est pensé. Fin avril 2009, les équipes sélectionnées rendaient leur copie. Le résultat est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un tel exercice et de la qualité des intervenants, brillant et innovant le plus souvent... même si certaines approches peuvent laisser dubitatif et témoignent de la capacité des grands architectes à théoriser leur pratique parfois jusqu’à l’obscurité  [18].

30 Du point de vue géopolitique (le seul qui sera abordé ici), l’opération est extrêmement intéressante à étudier, à la fois au niveau de ses objectifs et de la façon dont elle a été conduite. Elle est d’abord révélatrice des conceptions et des ambitions qui sont celles du président de la République. Pour Nicolas Sarkozy, une métropole internationale ne se conçoit pas sans geste architectural fort. Ses références sont Shanghai, Dubaï ou Pékin, qui multiplient les projets de tours d’une hauteur toujours plus vertigineuse et à l’architecture audacieuse. La consultation des dix équipes d’architectes a d’abord cette fonction, faire émerger des idées d’où pourront émerger les futurs projets architecturaux qui marqueront le Paris du XXIe siècle et lui donneront une identité forte. La réflexion engagée n’a pas seulement une dimension formelle ou esthétique ou encore architecturale, mais aussi fonctionnelle et urbanistique, et elle est conduite à l’échelle de l’agglomération tout entière. Ce faisant, Nicolas Sarkozy inscrit ses pas dans ceux, réunis, d’Haussmann et de Delouvrier, de Napoléon III, de De Gaulle et du Mitterrand des « grands travaux du président ».

31 Le deuxième intérêt de cette consultation est de faire parler du Grand Paris autrement que comme un processus de planification ou une bataille autour des institutions locales. Deux dimensions qui laissent visiblement le citoyen ordinaire assez indifférent. Les architectes sont là pour produire des images, des esquisses d’une métropole du futur qui aident à penser ce futur, mais aussi à le rêver. La consultation sert à rendre le projet présidentiel attrayant et à obtenir le soutien de l’opinion. Les médias audiovisuels et écrits rivaliseront d’ailleurs de couvertures futuristes pour en rendre compte. Le Point, dans son édition du 20/11/2008, annonce en couverture « 24 pages spectaculaires » sur le « nouveau visage de Paris » essentiellement consacrées aux « méga-tours », à partir de dessins des architectes consultés. L’hebdomadaire culturel Télérama, peu suspect de complaisance envers Nicolas Sarkozy, semble cette fois plutôt séduit. Les tours ont beau être généralement honnies, elles font visiblement toujours rêver. Le casting de la consultation, il est vrai, a été particulièrement bien pensé : dix équipes (six françaises et quatre étrangères), certaines dirigées par des grands noms de l’architecture française et internationale – Richard Rogers, l’un des concepteurs de Beaubourg, Jean Nouvel, Yves Lion, Antoine Grumbach, Christian de Portzamparc –, dont certains (Rogers, Portzamparc et Nouvel) ont obtenu le prix Pritzker (considéré comme le Nobel d’architecture). Y participent plusieurs habitués des débats sur l’avenir de la banlieue parisienne, Michel Cantal-Dupart (dans l’équipe de Jean Nouvel), Roland Castro, Yves Lion et Christian de Portzamparc. Les équipes sont pluridisciplinaires, les stars de l’architecture s’entourant de spécialistes reconnus, notamment dans le domaine des transports, du développement économique, du développement durable, ainsi que de géographes, urbanistes ou artistes (Daniel Buren), avec l’appui dans certains cas de prestigieuses universités étrangères (l’université Sendai au Japon, Harvard, la London School of Economics).

32 Les arrière-pensées politiques ne sont pas absentes de la démarche présidentielle. Face aux soupçons de manipulation politique qui ont accueilli le discours de Roissy, il peut être utile de montrer que l’on prend de la hauteur. La consultation est aussi le moyen pour le président de la République d’afficher sa volonté de travailler main dans la main avec les élus locaux alors que ceux-ci se plaignent d’être méprisés par Christian Blanc. Mis en place au printemps 2008, un comité de pilotage rassemble tous les acteurs institutionnels concernés, de droite comme de gauche : outre les ministères de la Culture et de l’Écologie et la DIACT  [19], la Mission d’aménagement de la région Capitale qui travaille pour Christian Blanc, des représentants de la Ville de Paris (Anne Hidalgo, 1re adjointe chargée de l’urbanisme, PS, Pierre Mansat), de la région (Mireille Ferri), des maires (avec deux responsables de l’Association des maires de l’Île-de-France, l’un UMP, l’autre PS). Quant au conseil scientifique, il est composé pratiquement de tout ce que l’Île-de-France compte de spécialistes des questions d’aménagement.

33 Un autre point mérite enfin d’être noté : la question de la gouvernance occupe fort peu de place dans les réflexions de ces équipes pourtant pluridisciplinaires – sauf dans la proposition de Rogers – qu’elles aient intégré que la question était trop délicate, qu’elle était du ressort des politiques ou qu’il y avait quelque risque à s’avancer sur ce terrain miné dans la perspective de futures commandes.

Les élections locales de mars 2008, un coup d’arrêt au projet de communauté urbaine

34 Dans sa dimension institutionnelle, le plan de Nicolas Sarkozy repose sur une condition essentielle : reconquérir Paris. En effet, la création d’une communauté urbaine du Grand Paris n’a d’intérêt politique du point de vue du président de la République que si cette nouvelle instance est dirigée par la droite. Dans le cas contraire, les rapports de forces seraient non seulement inchangés mais aggravés. Le gouvernement aurait face à lui trois institutions locales contrôlées par la gauche : la Ville de Paris, la région Île-de-France et la nouvelle communauté urbaine ; et la droite aurait perdu dans l’opération l’un de ses fiefs les plus importants et les plus profitables : le conseil général des Hauts-de-Seine. Or, dans tous les cas de figure, c’est-à-dire quels que soient le périmètre retenu pour la future communauté urbaine et le mode de représentation des communes au sein du futur conseil communautaire, la droite ne peut y être majoritaire que si elle contrôle la Ville de Paris. Au moment où Nicolas Sarkozy lance l’idée du Grand Paris, en juin 2007, six semaines après sa large victoire à l’élection présidentielle, une victoire de la droite aux municipales parisiennes de 2008 est parfaitement envisageable si la dynamique de la campagne présidentielle se poursuit et prend de l’ampleur. Ce dont Nicolas Sarkozy, très confiant dans sa capacité à modifier les équilibres de la société française, ne semble pas douter. Dans Paris même, ne l’a-t-il pas emporté sur sa rivale socialiste, même si c’est de très peu (50,2 % contre 49,8 %, moins de 4 000 voix d’écart)  [20] ?

35 Le moins que l’on puisse dire est que la proposition du président n’a guère enthousiasmé les principaux barons de la droite francilienne. Il leur était certes impossible de désavouer publiquement leur patron. Roger Karoutchi, à l’époque ministre des Relations avec le Parlement et président du groupe UMP au conseil régional, et Patrick Devedjian, président du conseil général des Hauts-de-Seine, ont donc formellement soutenu l’idée d’un Grand Paris. Mais en faisant très rapidement entendre, de manière subliminale, de fortes réticences. Sans doute sont-ils beaucoup plus sceptiques que Nicolas Sarkozy sur la possibilité de voir Françoise de Panafieu devenir maire de Paris. Surtout, la mise en place d’une communauté urbaine aurait un coût politique très élevé pour l’un comme pour l’autre. Roger Karoutchi vise la présidence du conseil régional si la droite l’emporte aux élections régionales de 2010 et il sera d’ailleurs candidat aux primaires organisées au printemps 2009 par l’UMP pour désigner sa tête de liste et battu par Valérie Pécresse. Son intérêt est objectivement le même que celui de Jean-Paul Huchon dont il veut la place : défendre les pouvoirs de la région. Patrick Devedjian, recalé du premier gouvernement Fillon, vient, lui, d’hériter de la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine, le plus puissant et le plus riche de France après Paris. Or, la création d’une communauté urbaine entraînerait immanquablement la suppression de ce département et il ne resterait à Patrick Devedjian que son mandat de député. De manière significative, les seuls maires de droite qui soutiennent sincèrement la mise en place de cette communauté urbaine font figure de francs-tireurs dans leur propre camp, comme le maire de Sceaux Philippe Laurent, cofondateur de la conférence métropolitaine, vice-président du conseil général des Hauts-de-Seine (mais qui n’est membre ni de l’UMP, ni du Nouveau Centre), et celui de Pavillons-sous-Bois, Philippe Dallier, auteur d’un rapport audacieux sur le sujet pour le Sénat  [21] et qui est l’un des deux sénateurs UMP d’un département solidement acquis à la gauche, la Seine-Saint-Denis.

36 À l’automne 2007, les perspectives politiques ont sensiblement changé. La cote de popularité de Nicolas Sarkozy s’est effondrée pour cause de peopolisation aggravée. La campagne de la droite pour les municipales à Paris patine et il devient de plus en plus clair que celle-ci a fort peu de chances de reconquérir la ville et donc de contrôler l’exécutif d’une future communauté urbaine. Les résultats des élections locales de mars 2008 font plus que confirmer ces prévisions : Bertrand Delanoë est réélu facilement maire de Paris, la gauche conserve le département de Seine-et-Marne qu’elle ne détenait qu’avec un canton de majorité et s’empare du Val-d’Oise ; enfin, elle reprend à la droite plusieurs municipalités de petite couronne, comme Asnières et Colombes. Créer une communauté urbaine dans ces conditions, serait faire cadeau à la gauche d’une position de pouvoir de plus. Aussi, la lettre de mission donnée par Nicolas Sarkozy au même moment au nouveau secrétaire d’État au Développement de la région Capitale, Christian Blanc, met-elle l’accent sur le contenu du projet d’aménagement, en reportant à plus tard la question de la gouvernance.

La « méthode Blanc »

37 La création d’un secrétariat d’État au Développement de la région Capitale au lendemain de la défaite de la droite aux municipales est une façon habile pour le président de la République de garder la main et de continuer à bousculer ses adversaires comme ses partisans, en se donnant les moyens de garder l’initiative tout au long du processus à venir. Le choix des mots dans l’intitulé du nouveau ministère est tout sauf anodin. En effet, rappeler que Paris est la capitale de la France est un moyen de légitimer l’intervention de l’État en faisant de l’avenir de l’agglomération un enjeu national ; parler de « région », c’est dire que la nouvelle structure a vocation à intervenir sur l’ensemble du territoire régional (et non sur la seule agglomération) ; enfin, l’utilisation du mot « développement » permet d’affirmer l’objectif qui est assigné par le gouvernement à la politique d’aménagement du Grand Paris : créer les conditions de la croissance et non seulement améliorer le cadre de vie des Parisiens et des banlieusards.

38 Le choix de Christian Blanc pour occuper le poste est tout aussi adroit. Son nom reste attaché aux accords de Matignon en 1988 qui ont écarté le risque d’une guerre civile entre Kanaks et Caldoches en Nouvelle-Calédonie et qu’il a négociés avec talent. Il a par la suite dirigé la RATP et réussi à obtenir la construction de Météor, la future ligne 14 du métro, malgré l’opposition de la SNCF qui défendait un projet concurrent, Éole, future ligne E du RER [Subra, 2005], puis Air France, dont il a conduit le redressement avant de démissionner en 1997, en désaccord avec son ministre, Jean-Claude Gayssot, sur la privatisation de la compagnie. Le fait qu’il ait été longtemps proche de l’ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard ne peut être que positif en ces temps d’ouverture, même si en réalité Christian Blanc a depuis longtemps glissé vers la droite de l’échiquier politique, d’abord à l’UDF de François Bayrou, puis à l’UMP, devenant député de la 3e circonscription des Yvelines en 2002. C’est en tout cas une forte personnalité, autoritaire et un homme incontestablement efficace. Il se dote très vite d’une « mission d’aménagement » composée d’experts et qui n’est pas sans rappeler le District des années Delouvrier. Autre habileté : la direction de cette mission est confiée à un intellectuel respecté, sans engagement politique connu, spécialiste de la mondialisation et de son impact sur les territoires et en particulier les grandes métropoles, Pierre Veltz, ancien directeur de l’École nationale des Ponts et Chaussées et de l’IDEHATE  [22].

39 Tout en pressant ses services d’aboutir au plus vite (et soumis lui-même à la pression du président de la République qui veut des résultats rapides), Christian Blanc avance prudemment et sans dévoiler ses intentions. Il consulte de nombreux acteurs, notamment des élus de tous bords, toujours en tête à tête et sans témoin, refuse longtemps de s’exprimer en public devant des aéropages d’élus, souffle le chaud et le froid avec Jean-Paul Huchon, lui aussi ancien collaborateur de Michel Rocard, avec lequel ses relations sont exécrables, tout en tendant la main à Bertrand Delanoë. Le nouveau secrétariat d’État apparaît ainsi clairement dans ses deux fonctions : monter des dossiers d’aménagement et produire des réponses audacieuses et séduisantes aux problèmes que rencontre l’Île-de-France (insuffisance de la croissance économique, crise du logement, congestion des transports) – c’est le travail de Pierre Veltz et de ses collaborateurs – de manière à « faire bouger les lignes » (c’est-à-dire en clair : dépasser les clivages politiques pour rallier au projet présidentiel des élus d’opposition) ; et dans le même temps contribuer à l’affaiblissement du président du conseil régional et de la majorité gauche-Verts à la région dans une sorte de précampagne des régionales de 2010 – ce dont se chargent Christian Blanc en personne et les grands élus de la droite régionale, Roger Karoutchi, Patrick Devedjian, Yves Jégo, Valérie Pécresse, Jean-François Lamour  [23], en critiquant le manque d’ambition du SDRIF en termes de croissance, de création d’emplois et de logements et en faisant porter à la région la responsabilité des problèmes que rencontre le réseau de transports en commun.

Le jeu des élus communistes

40 Les élus communistes ont à la fois beaucoup à gagner et beaucoup à perdre dans l’opération du Grand Paris. Beaucoup à gagner parce que les territoires qu’ils gèrent accumulent les problèmes : chômage massif, pauvreté, détresse sociale, insécurité, échec scolaire, concentration de populations en grande difficulté ou soumises à la discrimination raciale ou ethnique, insuffisance de la fiscalité locale [Giblin, 2009]. Les émeutes urbaines de l’automne 2005 sont d’ailleurs parties de Seine-Saint-Denis  [24] et c’est dans ce département qu’elles ont connu la plus grande ampleur. Une politique d’investissements publics massifs et une croissance économique forte ne peuvent que bénéficier aux populations que ces élus administrent et qu’ils représentent, à la condition, essentielle, qu’une part importante de ces investissements et des futurs pôles d’emplois se situent sur leur territoire. Les élus communistes sont donc demandeurs d’une autre politique d’aménagement régional, plus solidaire et permettant de lutter contre « un développement de l’Île-de-France de plus en plus inégalitaire  [25] ».

41 Mais ils ont également beaucoup à perdre dans l’affaire. Car le poids politique du Parti communiste au plan national et même sa survie comme force politique nationale reposent pour une très grande part sur l’existence de ce qu’on appelle la « banlieue rouge ». Apparue à partir des années 1920 et surtout 1930, la banlieue rouge constitue une sorte d’archétype ou de modèle de ce qu’on pourrait qualifier de « système géopolitique local », en d’autres termes de système de contrôle politique du territoire au plan local. Sa mise en place a été rendue possible par la conquête de nombreuses municipalités en proche banlieue, puis par le contrôle de deux des nouveaux départements créés en 1968, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, mais aussi de toute une série d’autres institutions ou relais de pouvoir (offi ces d’HLM municipaux et départementaux, sociétés d’économie mixte, associations). Pour le Parti communiste, la banlieue rouge joue depuis plus de quatre-vingts ans à la fois le rôle d’un vivier de militants, de cadres et d’élus  [26], d’une contre-société protectrice, d’une vitrine politique, enfin d’une base logistique, indispensable au financement et au fonctionnement du parti, via les contrats publics passés avec des entreprises « amies », l’embauche de militants par les municipalités, le soutien que celles-ci apportent à l’organisation des manifestations et de la fête de L’Humanité.

42 Or ce système politique est entré dans une crise longue et profonde à partir des années 1980 avec la perte de nombreuses municipalités (9 en 1989, 7 en 1995, 10 en 2001, 3 en 2008) dont plusieurs des plus importantes et des plus emblématiques (Colombes, Argenteuil, Aubervilliers, Montreuil) [Subra, 2005]. En vingt ans, le pourcentage de la population francilienne dont le quotidien est géré par un maire communiste a été divisé par deux (20 % en 1989, 10 % en 2008). En mars 2008, enfin, le parti a perdu la présidence du conseil général de la Seine-Saint-Denis au profit du PS. De nombreuses municipalités encore dirigées par des maires communistes sont menacées par la hausse de l’abstention (parfois proche de 55 %) et une montée en puissance des forces politiques concurrentes. Ces deux phénomènes s’expliquent par la concentration dans certaines communes d’une forte population étrangère ou d’origine étrangère qui milite peu, ne peut pas voter ou s’abstient massivement, et par l’arrivée dans les mêmes communes, ou dans d’autres, d’une nouvelle population appartenant aux couches moyennes, chassée de Paris par la hausse des prix immobiliers, qui vote volontiers pour le PS ou les Verts.

Participer au Grand Paris, pour en tirer les bénéfices et en même temps en contrôler l’évolution

43 Cette crise s’est accompagnée d’une autonomisation des élus locaux du PC et de l’apparition de forts clivages internes entre refondateurs (Patrick Braouezec, Jack Ralite, longtemps maire d’Aubervilliers, François Assensi, maire de Tremblay-en-France), orthodoxes (comme les dirigeants du conseil général de la Seine-Saint-Denis jusqu’en 2008) et, ici et là, ultra-orthodoxes. On ne peut donc pas parler d’une position ou d’une stratégie concertée des élus communistes, avec un contenu positif (des contre-propositions élaborées en commun), face à l’enjeu du Grand Paris et au risque que représente la création d’une communauté urbaine. Mais plutôt de positions convergentes. Une convergence basée sur la méfiance et le refus.

44 Car il est bien sûr exclu que les maires communistes soutiennent la mise en place d’une communauté urbaine qui les priverait de la pierre d’angle du système de la banlieue rouge : le contrôle des politiques d’aménagement municipales ou intercommunales, qui déterminent très largement les caractéristiques sociologiques de la population (et donc de l’électorat) de leurs villes respectives. Celle-ci impliquerait en outre la disparition des conseils généraux de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne et de la communauté d’agglomération de Plaine Commune, formée au nord de Paris autour des villes de Saint-Denis et d’Aubervilliers. Beaucoup d’élus communistes sont encore rétifs à toute forme d’intercommunalité. Ceux qui s’y sont ralliés sont désormais partisans de ce qu’on pourrait appeler une « petite intercommunalité », dont le modèle pourrait être Plaine Commune. Son président, Patrick Braouezec, s’est fait très tôt le défenseur d’un scénario dit « de la marguerite », qui imagine le Grand Paris comme la coopération de Paris (cœur de la fleur) et de plusieurs communautés d’agglomération en banlieue (les pétales), dont Plaine Commune constitue l’exemple. Cette hypothèse souffre cependant de deux faiblesses : il n’y a pour le moment qu’un seul pétale, ce qui n’est ni très esthétique, ni très fonctionnel, et l’apparition des autres semble rencontrer d’importantes diffi cultés ; le mode d’arbitrage entre les projets et les stratégies urbaines concurrentes des différentes composantes n’est pas explicité. Intimement liée à ces préoccupations partisanes, il y a enfin la conviction (naturelle) chez les élus communistes d’être les meilleurs défenseurs des intérêts des classes populaires. Toute solution institutionnelle qui aboutirait à un affaiblissement de leur influence et de leur capacité d’action aurait donc des effets négatifs pour les habitants de la banlieue populaire.

45 Progressivement les élus communistes se rallient au projet de transformer la conférence métropolitaine en syndicat mixte (Paris Métropole), préférant être dans le mouvement, de manière à pouvoir l’influencer, plutôt que rester à l’écart. Ils critiquent les intentions politiques du gouvernement et de son secrétaire d’État Christian Blanc, tout en multipliant les contacts avec ce dernier et avec ses services pour obtenir que les projets d’aménagement élaborés par la mission Grand Paris servent au mieux leurs territoires. Le projet de métro automatique que présente Christian Blanc en avril 2009 obtient le soutien immédiat de plusieurs d’entre eux, dont Patrick Braouezec, François Assensi et Stéphane Gatignon, maire de Sevran (93), qui signent un texte commun pour le défendre, car il dessert leurs villes. Patrick Braouezec ne peut être que favorable à un schéma qui fait du secteur du Carrefour Pleyel (situé sur le territoire de Plaine Commune) un des pôles stratégiques du Grand Paris. À l’inverse, d’autres élus communistes s’insurgent contre certaines annonces du gouvernement, comme la fusion des établissements publics de La Défense (l’EPAD) et de Nanterre (Seine-Arche), qui se traduira pour la municipalité de Nanterre par une vraie perte de pouvoir  [27].

Paris Métropole, la contre-offensive réussie mais ambiguë de Bertrand Delanoë

46 La stratégie la plus efficace opposée au projet de Nicolas Sarkozy semble avoir été en définitive celle de Bertrand Delanoë. Ce résultat n’avait rien d’évident au départ car l’annonce de Roissy, en juin 2007, a fonctionné pour le maire de Paris comme un véritable piège. Il lui était en effet à la fois très difficile de dénoncer la proposition de Nicolas Sarkozy alors que lui-même s’était prononcé pour une communauté urbaine dès 1998 et impossible de s’y rallier purement et simplement sauf à passer pour une nouvelle « prise » de la stratégie d’ouverture du président de la République. Pour sortir de cette contradiction, le maire de Paris va d’une part manifester son intérêt pour la démarche et sa disponibilité au débat (ce qui entraînera des tensions avec Jean-Paul Huchon) et d’autre part s’appuyer sur la conférence métropolitaine et sur les bonnes relations que celle-ci lui a permis de nouer avec d’autres élus de la proche couronne, de gauche comme de droite. L’objectif est de se positionner au centre d’une démarche fédératrice regroupant des élus extrêmement divers, au nom de l’intérêt général. Le travail de déminage réalisé depuis cinq ans par son adjoint Pierre Mansat va se révéler particulièrement utile. Mais il faut désamorcer ce qui reste de méfiance chez les élus de banlieue face à la grande puissance parisienne. Aussi Bertrand Delanoë annonce-t-il rapidement qu’il « ne revendique pas le poste de maire de Paris Métropole  [28] ». Il choisit d’ailleurs ce terme de préférence à celui de « Grand Paris » pour « évacuer la crainte selon laquelle Paris voudrait dominer » et se prononce pour une forte solidarité financière de Paris et des Hauts-de-Seine à l’égard du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis.

47 Parce qu’elle joue sur les non-dits, les réticences profondes à tout vrai changement d’une bonne partie des élus, y compris à droite chez ceux qui n’ont soutenu le projet de Nicolas Sarkozy que du bout des lèvres, la stratégie de Bertrand Delanoë finit par s’imposer. Les élus UMP des Hauts-de-Seine, Roger Karoutchi, Patrick Devedjian et Jean Sarkozy, le fils du président de la République, nouveau conseiller général de Neuilly-sur-Seine, qui avaient longtemps boycotté les réunions de la conférence métropolitaine, finissent par participer aux « Assises de la métropole » que celle-ci organise à Saint-Denis fin juin 2008. Roger Karoutchi avait lui-même publiquement envisagé la solution du syndicat mixte en février 2008 et peut s’y rallier sans perdre la face. La transformation de la conférence métropolitaine en syndicat mixte d’études constitue en fait une solution acceptable par pratiquement tous les élus, à gauche et à droite, qu’ils refusent l’idée d’une communauté urbaine ou au contraire, cas plus rare, qu’ils en soient de chauds partisans. Elle l’est également par la région et les conseils généraux qui peuvent adhérer à un syndicat mixte, alors qu’ils seraient exclus d’une communauté urbaine. La création du syndicat est votée par les participants à la conférence métropolitaine en novembre 2008 et devient réalité avec un arrêté du préfet de région en avril 2009. Au même moment, présentant le 29 avril les résultats de la consultation des architectes et les projets de Christian Blanc, Nicolas Sarkozy semble s’être résigné à renvoyer aux calendes grecques le projet de communauté urbaine : « Nos successeurs réfléchiront à la question de la gouvernance. »

Bilan et perspectives

48 Fin de partie ? On peut en douter. Avec quatre-vingt-treize membres en juin 2009 et une demi-douzaine d’adhésions en cours, le syndicat « Paris Métropole » est loin de faire le plein des collectivités territoriales de l’agglomération. Le conseil régional a adhéré ainsi que six conseils généraux, mais il manque les deux départements gouvernés par la droite, le tiers des communautés d’agglomération et de communes et la majorité des communes (67 ont adhéré sur près de 400)  [29]. Soixante-huit des collectivités adhérentes sont de gauche (38 PS et 30 PC) et seulement 10 de droite. Au total, le territoire couvert par le syndicat est de 1 246 kilomètres carrés et regroupe 6,4 millions d’habitants. Ce n’est pas négligeable, mais ce n’est qu’une partie de l’agglomération (10,1 millions en 2006). Réunis à Clichy-sous-Bois en juin 2009, les membres du syndicat ont élu un président pour un an, le socialiste Jean-Yves Le Bouillonec, maire de Cachan. On peut penser que le principe de la présidence tournante qui a été adopté augure mal de l’efficacité du nouveau syndicat. Bertrand Delanoë a respecté sa promesse et ne s’est pas présenté. Les deux autres candidats, Patrick Braouezec et Philippe Laurent, se sont retirés avant le vote. Tous trois ont hérité d’une vice-présidence, tout comme Jean-Paul Huchon, au nom de la région, et un autre élu de droite. La droite est donc surreprésentée dans les instances dirigeantes afin d’encourager de nouvelles villes à adhérer. L’adhésion, incomplète, des élus des Hauts-de-Seine a été payée au prix fort : ils se sont vu reconnaître le droit de quitter la nouvelle structure dès qu’ils le voudraient et de ne participer qu’aux politiques communes qui leur conviendraient. Ces concessions n’ont pas empêché certains élus des Hauts-de-Seine de réclamer la parité droite-gauche dans les instances dirigeantes du syndicat.

CARTE 1

PARIS MÉTROPOLE

figure im1
Limite
d’intercommunalité
Communes ou
intercommunalités
Parti socialiste
Parti communiste
et divers gauche
Verts
UMP et
divers droite
Modem et
sans étiquette
Le territoire potentiel
de Paris Métropole
(l'agglomération et
les "territoires
stratégiques")

PARIS MÉTROPOLE

49 Dans la colonne « positif » du bilan il y a bien sûr le projet d’aménagement lui-même. Le projet de nouvelle ligne de métro automatique en forme de « 8 », de 130 kilomètres de long, élaboré par l’équipe de Pierre Veltz, est une idée à la fois simple et audacieuse. La faire passer par Saint-Denis, Stains, Sevran et Clichy-sous-Bois se justifie par des raisons urbaines et économiques... et présente l’avantage de rallier à la démarche sarkozienne les maires de gauche de ces communes. Les territoires stratégiques sont bien pensés. Le projet dans son ensemble permet un changement d’échelle et de paradigme en intégrant une grande partie de la banlieue dans un fonctionnement métropolitain. Pour que le succès politique soit complet, le président de la République a annoncé que le projet serait réalisé non pas aux dépens, mais à côté et, si l’on comprend bien, en même temps que le projet Arc Express, une rocade de métro en proche banlieue de 60 kilomètres de long voulue par le conseil régional, et que toute une série d’investissements essentiels mais fort coûteux comme le prolongement du RER E vers La Défense, la desserte ferroviaire de Roissy-Charles de Gaulle (CDG Express), le prolongement de la ligne 14 vers le nord et le renouvellement du parc roulant. Moyennant quoi l’addition passe de 21 à 35 ou 39 milliards d’euros, selon que l’on arrivera ou non à faire coïncider sur certains tronçons le « Grand Huit » et Arc Express. Gilles Carrez, député UMP du Val-de-Marne et rapporteur de la commission des Finances à l’Assemblée nationale, a été missionné pour trouver des solutions. Le rapport d’étape qu’il a publié au début de l’été 2009 donne une série de pistes mais l’effort paraît considérable et il n’est pas certain que la totalité du réseau sera finalement réalisée. En tout état de cause la date de mise en service annoncée initialement (2020) ne sera pas respectée, Gilles Carrez envisageant la réalisation d’une première phase de travaux pour 2025.

Les élus locaux ont provisoirement repris la main, mais pour en faire quoi ?

50 « Paris Métropole » est née sous le signe de l’ambiguïté. Pour une partie des élus, l’actuel syndicat d’études n’est qu’une étape. Alors que pour d’autres il est exclu d’aller plus loin. Le contenu de la démarche engagée est encore si flou, si imprécis, son devenir si ouvert qu’il contient tous les possibles, du statu quo, à peine modifié, à la véritable révolution institutionnelle que constituerait la création d’une communauté urbaine. C’est précisément cette ambiguïté qui a rendu possible la création du syndicat en lui assurant un soutien assez large. Mais c’est elle, aussi, qui risque de lui enlever rapidement tout intérêt. Paris Métropole peut-il se transformer progressivement en un syndicat d’aménagement, voire une communauté urbaine ? Ou en restera-t-on à un simple « syndicat d’études », c’est-à-dire un organisme faisant réaliser par d’autres des études sur l’Île-de-France – ce que l’APUR  [30] et l’Institut d’aménagement Île-de-France font déjà fort bien pour le compte de la Ville de Paris et du conseil régional – et un lieu de dialogue entre élus ? Si c’est le cas, le bénéfice sera limité car, davantage que d’études supplémentaires et de colloques, ce dont l’agglomération a besoin c’est un acteur impulsant des politiques ambitieuses et une instance d’arbitrage entre projets et intérêts concurrents.

51 Derrière cette question institutionnelle se pose bien sûr celle des politiques qui seront mises en œuvre. Les deux aspects sont étroitement liés car le contenu des politiques d’aménagement dépendra en grande partie des rapports de force au sein de Paris Métropole et des pouvoirs réels qui seront attribués au nouveau syndicat. Si chacun s’accorde sur la nécessité de concilier développement durable et développement économique, trois questions apparaissent absolument cruciales qui pourtant sont occultées ou à peine évoquées car ce sont des questions qui fâchent : celle des inégalités financières entre collectivités locales, celle de la ségrégation socioethnique et celle du logement. Comment obtenir des collectivités riches des Hauts-de-Seine et des Yvelines des transferts financiers massifs vers les territoires pauvres afin que les moyens soient employés là où sont les besoins les plus criants ? Comment obtenir une autre répartition des logements sociaux – et donc des populations en diffi culté, notamment des étrangers ou personnes d’origine étrangère, extra-européenne – quand on voit les obstacles et la mauvaise volonté auxquels se heurte la mise en œuvre de l’article 55 de la loi SRU de 2000 qui prévoit un quota de 20 % de logements sociaux pour toutes les villes ? Il y a sur ces points de vrais désaccords sur les politiques à adopter entre d’une part le gouvernement, Christian Blanc et la plupart des élus de droite, pour qui la solution des problèmes sociaux doit principalement venir de davantage de croissance et du libre jeu du marché, et d’autre part les élus de gauche qui dénoncent la ghettoïsation de leurs territoires et réclament des actions plus contraignantes et plus interventionnistes. Comment surmonter ces divergences dans le système de gouvernance « mou » qui se met en place à travers le syndicat Paris Métropole et sur quelles bases ?

Trois scénarios

52 Le passage à un stade supérieur d’organisation et de gouvernance peut venir des élus. Il faudrait pour cela que ceux qui participent au syndicat d’études se mettent d’accord pour transformer Paris Métropole en un syndicat d’aménagement et de planification ou pour créer d’autres syndicats spécialisés et lancent des politiques suffisamment convaincantes, et une dynamique suffisamment attractive pour que les autres élus, restés en dehors, notamment ceux de la banlieue ouest, n’aient d’autre choix que de s’y rallier. On peut imaginer que, dans un deuxième temps, ces pratiques de coopération débouchent sur la formation volontaire, par le bas, d’une communauté urbaine. Tout cela suppose bien entendu que soient dépassées l’hostilité consubstantielle de la région à la création d’une structure de gouvernance concurrente et celle des conseils généraux, peu pressés de disparaître. Enfin que les élus de droite aient le sentiment qu’eux-mêmes et leurs territoires ont quelque chose à gagner à la mise en place d’une nouvelle institution et de politiques d’agglomération qu’ils financeront pour une bonne part.

53 Mais la création d’un véritable Grand Paris institutionnel peut aussi venir d’en haut, c’est-à-dire de l’État. La loi sur la réforme des collectivités locales, examinée à l’automne 2009, prévoit la création d’un nouveau type de collectivité, les métropoles. Appliquée en province, elle peut l’être aussi en Île-de-France. Il est même possible depuis la réforme constitutionnelle de 2004 de créer une collectivité ad hoc, sans équivalent sur le reste du territoire national, dont les limites, les compétences, les règles de fonctionnement seraient fixées par le Parlement et spécialement adaptées aux caractéristiques de l’agglomération parisienne. Il suffit pour cela d’une volonté politique, celle du président de la République, et du soutien d’une majorité de députés.

54 Une variante du scénario précédent serait le transfert à la région des compétences du Grand Paris, avec la mise en place d’une « région métropole » qui cumulerait les pouvoirs actuels du conseil régional et ceux d’une communauté urbaine. La nouvelle région entrerait elle aussi dans le cadre des collectivités « expérimentales » prévues par la réforme constitutionnelle de 2004, avec un statut dérogatoire à celui des régions ordinaires. C’est ce que propose Valérie Pécresse et ce que pourrait décider le gouvernement si celle-ci remporte les élections régionales de 2010 à la tête de l’UMP.

55 Reste un dernier scénario, qui semble être en train de se dessiner, celui d’une prise du pouvoir par l’État. Le syndicat Paris Métropole survivrait, débattrait et commanderait des études sans que les partisans d’un Grand Paris de la gouvernance, confrontés à l’opposition conjuguée de la région, des conseils généraux et des élus de l’Ouest francilien, parviennent à pousser plus loin leur avantage. En l’absence d’une structure de gouvernance issue des élus locaux, l’État retrouverait le rôle qui était le sien avant 1995 (et le transfert de l’élaboration du SDRIF à la région), voire même avant la décentralisation du début des années 1980. La tentation du passage en force a toujours été présente dans la stratégie de Nicolas Sarkozy. Après les propos rassurants tenus par le président en avril 2009  [31], il semble qu’elle refasse surface.

La Société du Grand Paris, un coup d’État aux dépens des élus locaux ?

56 L’entrée en vigueur du projet de loi sur le Grand Paris préparé par Christian Blanc se traduirait en effet par une véritable prise de pouvoir de l’État sur l’aménagement de l’agglomération parisienne. Cette volonté transparaît dès l’article 1er du projet de loi, lorsque le rédacteur, assez maladroitement, dans l’espoir sans doute d’atténuer la brutalité du texte, se place sous l’invocation quasi rituelle d’ « un travail partenarial renforcé entre l’État stratège et les collectivités territoriales concernées ».

57 L’architecture du dispositif vient confirmer ce partage des tâches : à l’État la responsabilité de la stratégie de développement et d’aménagement, car « le développement du Grand Paris revêt un caractère d’intérêt national » ; aux élus le droit d’approuver ou d’émettre des avis consultatifs.

58 Concrètement le projet de loi prévoit la création d’un nouvel organisme, la Société du Grand Paris, en réalité un établissement public national à caractère industriel et commercial. Cette nouvelle structure serait chargée de construire le « réseau de transport d’intérêt national du Grand Paris » et d’aménager de vastes zones autour des cinquante stations du nouveau métro automatique  [32]. Elle disposerait pour cela des droits de préemption et d’expropriation. Dans une première version du texte le périmètre d’intervention prévu pour la Société du Grand Paris avait été fixé à 1 500 mètres autour de chaque gare. Ce qui reviendrait à priver les municipalités concernées de leurs compétences en matière d’aménagement et d’urbanisme sur une grande partie, parfois la totalité, de leur territoire. Le conseil général du Val-de-Marne a calculé que 30 % de son territoire tomberaient sous l’emprise du nouvel établissement public. Devant les protestations des élus, le gouvernement a renoncé à fixer un périmètre précis, mais l’espace concerné pourrait atteindre 400 ha en moyenne autour de chaque gare, soit 16 000 ha au total, davantage que la superficie de Paris intra muros (10 500 ha).

59 Le mode de fonctionnement prévu est particulièrement bien verrouillé. La Société du Grand Paris serait dirigée par un directoire nommé par le gouvernement par décret en Conseil d’État. Ce directoire serait placé « sous le contrôle » d’un conseil de surveillance auquel participeraient des élus. Dans les faits ce « contrôle » devrait rester largement fictif car les représentants de l’État seront majoritaires dans le conseil de surveillance et pourront en outre certainement s’appuyer sur une partie des autres membres, élus de droite ou personnes qualifiées (elles aussi choisies et nommées par le gouvernement). Au cas, assez peu probable, où le conseil de surveillance aurait l’idée saugrenue de s’émanciper et ne voterait pas dans le sens souhaité par le gouvernement, celui-ci pourrait de toute façon passer outre. Le projet de loi prévoit en effet la création d’un poste de commissaire du gouvernement auprès de la Société du Grand Paris, qui dans certaines conditions (à définir dans un décret ultérieur) pourrait s’opposer aux décisions du conseil de surveillance. Le projet était au départ relativement vague sur les collectivités territoriales qui pourraient siéger à ce conseil, précisant seulement qu’elles seraient choisies « notamment au regard de leur contribution au financement ». Si l’État accorde comme prévu une dotation de 2 milliards d’euros, cela mettait le « ticket d’entrée » à environ 200 millions d’euros. Une somme que seuls probablement la Ville de Paris, la région et le département des Hauts-de-Seine auraient pu financer. Finalement la région et les départements siégeront de droit dans le conseil de surveillance. Les autres communes ou établissements de coopération intercommunale, à partir du moment où ils seraient concernés par les projets d’aménagement du Grand Paris, disposeraient d’un strapontin au conseil de surveillance, occupé par un seul représentant qu’ils désigneraient collectivement.

60 Resterait aux collectivités territoriales la possibilité de monnayer leur participation au financement des projets d’aménagement et d’infrastructures contre un certain degré de codécision. Mais le projet de loi prévoit que le nouvel établissement public bénéficiera de ressources variées et potentiellement abondantes (dotations, subventions ou avances de l’État, emprunt, participation des aménageurs au coût des gares, redevance ou taxe créées ou affectées à son profit par la loi), ce qui limitera l’influence des collectivités territoriales. Enfin il apparaît (même si le texte du projet de loi ne le dit pas explicitement) que les « projets territoriaux stratégiques » mis au point par la Société du Grand Paris s’imposeront aux autres documents de planification, qu’ils soient régionaux (le SDRIF), intercommunaux (les schémas de cohérence territoriale, SCOT) ou communaux (les plans locaux d’urbanisme, PLU). Certes ces projets, dit le texte, pourront être défi nis par l’État « en concertation avec la région, les départements, les établissements publics de coopération intercommunale et les communes ». Mais la concertation, chacun le sait, est loin d’être la même chose que le pouvoir de décider. Cette phrase du projet de loi, malgré la bonne volonté qu’elle affiche, marque donc une régression formidable du pouvoir des élus.

61 Il est clair que si la Société du Grand Paris n’a pas face à elle une structure fédérant les collectivités territoriales autour d’une conception partagée de l’aménagement de l’agglomération – un Grand Paris des élus face au Grand Paris de l’État – et une structure qui fasse réellement contrepoids, les élus perdront dans les mois qui viennent une grande partie de leur pouvoir sur l’aménagement de l’Île-de-France. Ce qui constituerait une défaite majeure. Et il y a fort à parier que dans ces conditions certains des problèmes les plus graves auxquels est confrontée la métropole parisienne, la ségrégation socioethnique, les inégalités fiscales par exemple, ne seront pas réellement traités et continueront à s’aggraver. Plus que jamais l’avenir de la métropole dépend des rapports de forces que les élus, de gauche et de droite, maires de banlieue et de Paris ou responsables de la région, seront capables d’établir avec l’État.

Bibliographie

Bibliographie

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  • FOURCAUT A., BELLANGER E., FLONNEAU M. (2007), Paris/Banlieues – Conflits et solidarités, historiographie, anthologie, chronologie, 1788-2006, CREAPHIS.
  • GUERRAND R.-H., MOISSINAC C. (2005), Henri Sellier, urbaniste et réformateur social, La Découverte, Paris.
  • GIBLIN B. (dir.), (2009), Dictionnaire des banlieues, Larousse, Paris.
  • GILLI F., OFFNER J.-M. (2008), Paris, métropole hors les murs, Aménager et gouverner un Grand Paris, Presses de Sciences Po, Paris.
  • OFFNER J.-M. (2007), Le Grand Paris, Problèmes politiques et sociaux n° 942, La Documentation française, Paris, novembre.
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  • SUBRA P. (2005), « L’Île-de-France », in Nouvelle géopolitique des régions françaises (dir. GIBLIN B.), Fayard, Paris.
  • –, (2007), Géopolitique de l’Aménagement du territoire, Armand Colin, Paris.
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  • –, (2008) « Les chantiers du Grand Paris », Esprit n° 10, octobre.
  • www. pierremansat. com
  • www. philippedallier. fr
  • leblogdephilippelaurent.typepad.com
  • wwww. debat-grandparis. com(blog créé par Roger Karoutchi)
  • wwww. grandparis. over-blog. com(blog de l’Association Grand Paris)
  • hhttp:// observatoiregrandparis. wordpress. com(Laboratoire Architecture Anthropologie de l’École d’architecture de Paris)
  • www. lemoniteur. fr/ grand-paris

Notes

  • [1]
    Géographe, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII-Saint-Denis.
  • [2]
    « Le Grand Paris n’aboutira pas » (interview au Journal du Dimanche, 17/5/2008).
  • [3]
    Secrétaire d’État au Développement de la région Capitale, nommé par Nicolas Sarkozy en mars 2008.
  • [4]
    Mis à part l’annexion en 1891 du terrain de manœuvres d’Issy-les-Moulineaux, aujourd’hui transformé en héliport, et en 1929-1930 celle des bois de Boulogne et de Vincennes et des abords de l’enceinte de Thiers (la « zone »).
  • [5]
    89 km2, 105 avec les bois de Boulogne et de Vincennes, alors que Madrid, par exemple, couvre 607 km2, Berlin 891, Hong Kong : 1067, New York 1214, Londres 1579.
  • [6]
    Une trentaine de communautés de communes ou d’agglomération dans l’agglomération proprement dite, une centaine à l’échelle de la région Île-de-France tout entière, dont aucune ne comprend la Ville de Paris.
  • [7]
    L’expression, très hugolienne, est d’André Morizet, maire SFIO de Boulogne-Billancourt (dans son ouvrage Du vieux Paris au Paris moderne. Haussmann et ses prédécesseurs, publié en 1932).
  • [8]
    Sur la dimension historique du projet de Grand Paris et de l’aménagement de l’agglomération parisienne on se référera à l’ouvrage passionnant dirigé par Annie Fourcaut, Emmanuel Bellanger et Mathieu Flonneau, Paris/Banlieues, conflits et solidarités, publié en 2007 et qui est issu d’une série de séminaires organisés par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS-université Paris-I) à la demande de la Ville de Paris. Une grande partie des informations qui ont servi à écrire la première partie de cet article est tirée de cet ouvrage et notamment de l’excellente chronologie des rapports Paris-Banlieue qu’il propose.
  • [9]
    Qui sera par la suite le maire SFIO de Suresnes, le fondateur de l’office départemental d’HBM (les ancêtres des HLM), le président du conseil général de la Seine, puis le ministre de la Santé du Front populaire.
  • [10]
    Le « Plus Grand Paris », problème national (1928), Le « Plus Grand Paris », problème d’autorité (1931), L’Aménagement du « Grand Paris », où en sommes-nous ? (1934).
  • [11]
    La création du CSAORP s’inscrit dans une politique de réformes plus large avec, la même année, le vote de la loi Loucheur sur le logement social et d’une loi sur les assurances sociales.
  • [12]
    Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne. Adopté en août 1960, il deviendra immédiatement caduc.
  • [13]
    Le conseil général de Seine-Saint-Denis sera dirigé par le PC sans discontinuité de 1968 à 2008, celui du Val-de-Marne également, à l’exception d’une parenthèse gaulliste entre 1970 et 1976, et l’est toujours.
  • [14]
    Parmi lesquels des architectes renommés (Paul Chémétov, Bruno Fortier, Yves Lion) et plusieurs des meilleurs spécialistes de l’aménagement de l’Île-de-France (Guy Burgel, Annie Fourcaut, Jean-Marc Offner, Philippe Panerai, Simon Ronai). D’autres experts, comme Pierre Merlin, ancien président et fondateur de l’Institut français d’urbanisme, et François Ascher, qui dirigea le même institut, critiquent par contre cette initiative.
  • [15]
    Il est à l’origine de l’organisation en 2000 d’un colloque sur l’avenir de la métropole auquel participent de nombreux experts et anime un réseau, « Paris métropole ouverte ».
  • [16]
    Voir note 8.
  • [17]
    L’État n’a accepté de transférer à la région l’élaboration du SDRIF qu’en 1995. Tous les schémas directeurs précédents ont donc été rédigés par les services du préfet de région et la Direction régionale de l’Équipement. Y compris celui de 1994 qui avait donné lieu à une première épreuve de force entre le conseil régional (alors dirigé par la droite) et le gouvernement socialiste [Subra, 2005].
  • [18]
    Que penser, par exemple, de l’idée d’une ville « poreuse », « éponge balisée par des repères forts », que propose l’architecte italien Bernardo Secchi ou des « songlines franciliennes » et des « stimulations des substances urbaines » évoquées par le Français Djamel Klouche... ?
  • [19]
    Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires, ex-Datar.
  • [20]
    Les élections législatives des 10 et 17 juin 2007 ont été moins favorables à la droite, qui a perdu une circonscription dans le XIIe arrondissement au profit du PS.
  • [21]
    Ce rapport préconise la fusion rapide de Paris et des trois départements de petite couronne, précédant la création d’une communauté urbaine limitée à la zone dense de l’agglomération. Cette proposition a immédiatement été qualifiée d’ « irréaliste » par les principaux leaders de la droite régionale.
  • [22]
    Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires européens.
  • [23]
    Les trois derniers étant respectivement ministre de l’Outre-Mer et élu de Seine-et-Marne, ministre de l’Université et de la Recherche et élue des Yvelines, député et président du groupe UMP au Conseil de Paris.
  • [24]
    En l’occurrence de Clichy-sous-Bois, municipalité socialiste, mais dont les caractéristiques sont à peu de chose près celles des villes voisines à direction communiste.
  • [25]
    Selon les termes de Patrick Braouezec dans une tribune publiée dans Libération du 17 juillet 2007, « Pour une région Capitale solidaire ».
  • [26]
    Les trois principaux dirigeants du PCF entre 1930 et 1970, par exemple, ont tous été élus députés en banlieue parisienne : Maurice Thorez à Ivry-sur-Seine, Jacques Duclos à Montreuil, Waldeck Rochet à Aubervilliers.
  • [27]
    La création de l’établissement public de Seine-Arche, présidé par le maire de Nanterre, pour assurer l’aménagement de l’extension ouest du quartier de La Défense, avait été obtenue par la municipalité communiste avec le soutien du ministre de l’Équipement de l’époque, Jean-Claude Gayssot, en 2000, à l’issue d’un bras de fer de plusieurs mois avec l’Établissement public d’aménagement de La Défense (EPAD) et le gouvernement précédent d’Alain Juppé [Subra, 2005].
  • [28]
    Dans une interview à Libération du 6 mai 2008, sous-titrée : « Bertrand Delanoë explique qu’il souhaite en finir avec des décennies d’ “arrogance” et de “mépris” de Paris à l’égard des villes voisines ». Le renoncement de Bertrand Delanoë s’explique aussi par le fait qu’il est alors animé d’ambitions nationales et fait campagne pour devenir premier secrétaire du PS avec en perspective une candidature à la présidentielle de 2012.
  • [29]
    Neuilly-sur-Seine a adhéré, mais pas Courbevoie, Puteaux, Boulogne-Billancourt, Le Raincy, Saint-Cloud, Versailles ou Rueil-Malmaison. Cependant de nombreuses villes ont adhéré indirectement via les communautés d’agglomération ou de communes dont elles font partie.
  • [30]
    Atelier parisien d’urbanisme.
  • [31]
    « Le Grand Paris c’est un projet qui n’appartient pas à un parti, qui n’appartient pas à un camp mais qui concerne tout le monde et qui appartient à tout le monde. Tout le monde, c’est tous les élus, c’est tous les maires que je souhaite voir réunis dans une Agora du Grand Paris en partant de ce que vous avez imaginé, Monsieur le maire de Paris, cher Bertrand Delanoë, avec Paris Métropole. »
  • [32]
    La RATP étant chargée, elle, de la gestion de ces infrastructures.
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