1Il nous faut examiner les rapports actuels – au début des années 2000 – de la géographie et de la géopolitique, cette dernière – ou du moins le mot qui la désigne – connaissant en France depuis vingt ans un succès croissant dans les médias et depuis quelques années dans les milieux intellectuels. Le mot « géopolitique » est l’objet depuis quelques années d’une véritable inflation et il est de plus en plus souvent utilisé, par effet de mode, pour désigner des concurrences commerciales, des compétitions sportives ou l’inégale diffusion de certaines formes de consommation : ainsi disserte-t-on sur la « géopolitique du football », « géopolitique du goût », « géopolitique du sens », et même la « géo - politique des frustrations sexuelles », comme disent certains psychanalystes.
2La géographie, quant à elle, est loin d’y bénéficier d’un tel prestige, bien qu’elle soit en vérité depuis des siècles à la base des vrais raisonnements géopolitiques. Mais elle reste encore le plus souvent considérée comme une discipline scolaire, sans intérêt et surtout sans importance politique majeure, à la différence de l’histoire ou de la sociologie.
3Plutôt que de faire semblant d’ignorer cette image et de la déplorer discrètement (nombre de géographes ont des complexes), il importe d’en chercher les causes, notamment dans l’évolution de points de vue dominants et cependant subjectifs dans la corporation que forment en France, depuis le début du XXe siècle, les géographes universitaires. Sans oser le dire ouvertement et souvent sans même s’en rendre compte ou par un soi-disant souci d’objectivité, ils se sont refusés durant des décennies à aborder les questions éminemment politiques, celles que traitaient les historiens, celles des territoires, de l’espace maritime, du mouvement, de l’action et du pouvoir, alors que depuis des siècles la géographie a été considérée comme un savoir politique indispensable par les hommes d’action et de pouvoir.
4La plupart des géographes, et notamment ceux qui se veulent les plus modernes, sinon même postmodernes, continuent de négliger la question : qu’est-ce que et à quoi sert la géographie ? Dans les Mots de la géographie [1992], Roger Brunet définit celle-ci en disant qu’elle « a pour objet la connaissance de cette œuvre humaine qu’est la production et l’organisation de l’espace ». Vaste problème qui évolue sur des temps extrêmement longs. Quant à Jacques Lévy et Michel Lussault dans leur Dictionnaire de la géographie [2003], ils définissent la discipline en ces termes : « géographie : science qui a pour objet l’espace des sociétés, la dimension spatiale du social », évacuant plus encore les données naturelles.
5Je pense pour ma part que la géographie est le savoir et le raisonnement qui servent à penser les complexités de l’espace terrestre à différents niveaux d’analyse spatiale et dans leurs interactions (du local au national et au planétaire, et réciproquement) en tenant compte des configurations cartographiques précises et des intersections de multiples ensembles spatiaux de différents ordres de grandeur, qu’il s’agisse de données géologiques, de phénomènes climatiques ou d’ensembles écologiques, de localisations de population, de structures économiques et sociales, de frontières et d’État-nations ou d’autres héritages historiques, et notamment d’ensembles religieux ou linguistiques. Nous y reviendrons dans la seconde partie de cet article, lorsqu’il sera question de la mise en œuvre, notamment en géopolitique, du raisonnement géographique.
6Ma définition de la géopolitique est plus brève et il importe de prendre au sens fort le mot « géopolitique »: lorsqu’il est question de géopolitique dans la presse, et c’est le cas de plus en plus souvent, il s’agit de rapports entre des forces politiques précisément localisées, qu’elles soient officielles ou clandestines : luttes sanglantes entre groupes ethniques ou factions religieuses, guerres entre nations, lutte d’un peuple pour son indépendance, menaces de conflits entre grands États. Par « géopolitique », au sens fondateur du terme, j’entends des rivalités de pouvoirs sur du territoire, qu’il soit de grande ou de petite dimension. Le territoire géographique est essentiel en géopolitique, mais il ne s’agit pas seulement du territoire en tant que tel, avec son étendue, ses formes de relief et ses ressources, tent et ceux qu’ils combattent, en raison de l’histoire qu’ils se racontent à tort ou mais aussi des hommes et des femmes qui y vivent et des pouvoirs qu’ils accepà raison, de leurs craintes et des représentations qu’ils se font de l’avenir. e presse française, pour évoquer un conflit qui fut d’abord incompréhensible dans, n°130, LaDécouverte,3
L’apparition du mot « géopolitique » en France
7Cela va faire bientôt trente ans que le mot « géopolitique » est apparu, dans la les idées de l’époque. En effet celles-ci opposaient alors systématiquementCommunisme et Capitalisme au niveau planétaire. Or, au tout début de 1979, Hérodote une guerre venait d’éclater pour un litige de frontière entre deux États communistes voisins l’un de l’autre, le Vietnam et le Cambodge des Khmers rouges, qui jusqu’en 1975 avaient pourtant combattu ensemble l’impérialisme américain. Ce conflit idéologiquement ahurissant était scandaleux aux yeux d’une grande partie de l’opinion internationale puisqu’il s’agissait disait-on d’une « guerre fratricide » entre deux peuples (soi-disant) frères qui sortaient à peine d’un conflit interminable, la « guerre du Vietnam », contre la plus grande puissance industrielle du monde, les États-Unis.
8Comme, entre Cambodgiens et Vietnamiens, l’enjeu, le grand delta du Mékong, était clairement géographique et comme l’opinion française dans son ensemble stigmatisait ce conflit idéologiquement incorrect dont la seule explication était une lutte pour du territoire, Jacques Fauvet, alors directeur du Monde, termina l’un de ses éditoriaux, début 1979, par « c’est de la géopolitique !» – formule dont la connotation était d’évidence tout à fait négative. En effet, le mot même de « géopolitique » depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, était proscrit en France (et plus encore en Allemagne) où il était identifié à l’idéologie hitlérienne.
9Pourtant nombre de journalistes (peut-être les plus jeunes) ne perçurent sans doute pas l’opprobre qu’implicitement Jacques Fauvet jetait sur ce mot « géo - politique » et ils utilisèrent ensuite celui-ci pour désigner et commenter dès 1979 d’autres événements spectaculaires et inattendus, tels que la guerre entre la Chine et le Vietnam, l’expulsion des Américains d’Iran, l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques puis le déclenchement en 1980 de la guerre entre l’Irak et l’Iran. En 1989, l’opinion et les milieux intellectuels perçurent, non sans raison, l’« ouverture du mur de Berlin » comme un événement géopolitique majeur, suivi en décembre 1991 de la dislocation de l’Union soviétique.
L’École géographique française a la tradition de refuser le politique
10Les seuls en France à stigmatiser cette utilisation du mot « géopolitique » furent paradoxalement les géographes presque dans leur ensemble, et certains des plus notables comme Roger Brunet, dont l’avis fut ensuite partagé par nombre de leurs collègues. Ils étaient soi-disant indignés par ce qui leur apparaissait par ouïdire comme un retour sournois à des thèses nazies. Or, il faut dire et redire qu’en France, à la différence de l’Allemagne d’avant sa défaite de 1945, les géographes, qu’ils soient universitaires ou professeurs de lycée formés par ces mêmes universitaires, ont eu depuis le début du XXe siècle et jusqu’à une époque récente comme règle majeure, mais non dite, d’exclure les questions politiques du champ de la géographie, ou du moins de la géographie des professeurs comme je l’ai appelée, qu’ils considéraient comme la seule géographie ou du moins la seule à être « scientifique ».
11À cet égard, le mouvement impulsé par la revue Hérodote a introduit un changement majeur dont les effets depuis seulement quelques années sont de plus en plus notables. Lors de sa création en 1976, elle paraît avec le sous-titre qui souligne son intérêt pour les questions politiques, « Stratégies – géographies – idéologies », mais elle ne fait pas allusion à la géopolitique, mot qui, dans l’opinion, était oublié ou ignoré. Mais lorsque, après 1979, il est soudain diffusé dans la presse en raison de l’intérêt qu’il suscite, sans s’attirer d’allusion à l’idéologie nazie (sauf chez les géographes), Hérodote va modifier en 1982 son sous-titre, qui devient « Revue de géographie et de géopolitique », bien que le dernier mot soit abhorré des géographes. Ceux-ci ne purent pourtant pas crier à une résurgence du nazisme car la revue fut d’abord publiée par un célèbre éditeur d’extrême gauche, François Maspero, et ensuite par François Gèze, toujours dans le même courant d’idées, à la tête des Éditions La Découverte.
12Il faut se demander pourquoi depuis si longtemps, en fait depuis son origine, l’École géographique française (dont je suis fier de faire partie) a fait preuve d’une si grande indifférence ou même d’un tel refus à l’égard des questions de pouvoir, alors que l’École géographique allemande (qui n’existe plus guère depuis 1945) y a porté un si grand intérêt, puisque c’est elle qui à la fin du XIXe siècle a lancé le mot de Geopolitik. Ce fut tout d’abord une contraction de « géographie politique », un des secteurs de la géographie générale, celle-ci en comptant par ailleurs plusieurs autres : géographie économique, géographie de la population, géographie des langues et des religions ainsi que géomorphologie, géographie climatique, biogéographie.
Il y eut tout d’abord l’École géographique allemande
13Pour essayer de comprendre pourquoi les géographes universitaires français ont longtemps évité l’étude des questions politiques (sous prétexte qu’elles n’étaient pas « scientifiques »), à la différence de l’École géographique allemande qui s’est beaucoup préoccupée des questions de pouvoirs et des luttes entre États, peuples et nations, il faut rappeler (ce qu’ignorent beaucoup de géographes français) que c’est d’abord en Allemagne, en Prusse plus exactement, au début du XIXe siècle, que la géographie est devenue universitaire, qu’elle a été instituée dans une université, celle de Berlin, pour former notamment (comme ce sera le cas en France) des professeurs de lycée. C’est en Allemagne que, pour la première fois au monde, de la géographie a été enseignée non plus seulement aux fils de grands commerçants ou aux élèves-officiers mais aussi aux lycéens et aux enfants des écoles, et les professeurs comme les instituteurs prussiens ont eu notamment pour tâche de contribuer au mouvement impulsé par la Prusse pour l’unité allemande. Les premiers manuels de géographie à être largement diffusés auprès de tous les élèves, les futurs citoyens, ont diffusé et démontré de diverses façons l’idée (en fait déjà géopolitique): « l’Allemagne, ça existe », il faut donc en faire l’unité. L’enseignement de la géographie en France ne commencera qu’environ soixante ans plus tard, après la défaite de 1871 et la terrible crise que fut la Commune de Paris : la première chaire universitaire de géographie sera créée en 1873, pas à la Sorbonne comme on le croit souvent mais à Nancy, pour s’opposer en quelque sorte à celle que les Prussiens avaient créée à Strasbourg qu’ils venaient d’annexer. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est en Allemagne que se trouvent les géographes les plus nombreux et les plus célèbres.
14À cette École géographique allemande, les Français doivent non seulement une brillante tradition cartographique (les Atlas allemands étaient célèbres) mais aussi de nombreuses connaissances en géographie générale du monde (des Allemands, avant leur expansion coloniale, furent de très grands explorateurs, en Afrique notamment). L’École géographique française doit aussi à l’Allemagne une conception de la géographie étroitement associée à l’Histoire, selon les principes mêmes d’Emmanuel Kant (qui fut d’ailleurs professeur de géographie), pour qui le Temps et l’Espace sont deux catégories primordiales et en fait indissociables de la Connaissance. Or, pour les géographes, la référence au Temps n’est pas seulement fondamentale en géologie et en géomorphologie (ce sont les temps géologiques extrêmement longs), elle l’est aussi dès lors qu’il est question des rivalités de pouvoirs sur du territoire, de l’histoire des changements des tracés de telle ou telle frontière, des revendications de tel ou tel peuple.
15L’École géographique allemande et l’École géographique française ont eu à former pour des raisons géopolitiques et patriotiques de nombreux élèves, donc de nombreux professeurs et beaucoup d’universitaires qui ont eu à mener des travaux de recherche pour l’obtention de leur doctorat. Il n’en a pas été de même dans les pays anglo-saxons où, pour des raisons idéologiques et géopolitiques, c’est à l’enseignement des sciences sociales, et non pas à la géographie et à l’histoire, qu’a été confiée la formation civique des futurs citoyens. Il n’y a donc pas eu, en Angleterre et aux États-Unis, besoin d’un grand nombre de professeurs de géographie. Les informations géographiques pour le grand public sont diffusées par de très puissants magazines.
16De grandes similitudes ont donc existé entre l’École géographique allemande et l’École géographique française. Leur différence n’en apparaît que plus surprenante puisque les géographes universitaires allemands ont accordé une grande importance aux questions politiques (ce qui, par dérive idéologique, les a conduits à leur perte, mais celle-ci n’était pas programmée) alors qu’en France les géographes universitaires ont éludé ou passé sous silence les problèmes de pouvoirs et de territoires. Il faut donc essayer de comprendre cette grande différence, surtout si l’on se soucie de géopolitique.
La « géographie des États-majors »
17Je reprends cette expression que j’ai lancée dans La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (1976) pour marquer la différence entre, d’une part, les professeurs de géographie, qui ne datent que du XIXe siècle, et, d’autre part, tous ceux qui, depuis des siècles, établissent des cartes (ce sont aussi des géographes), obtiennent des informations géographiques, explorent des contrées inconnues surtout pour des appareils d’État mais aussi pour de grandes compagnies de commerce, des banques, bref pour des « États-majors ».
18L’Allemagne, du fait de son unification tardive fin XIXe siècle, n’a connu que très tardivement de puissants appareils d’État, la Prusse n’étant encore qu’un énergique petit royaume. En France, depuis le XVIIe siècle, donc bien avant l’Allemagne, existaient des géographes fort importants, et tout d’abord le géo - graphe du Roi, et de nombreux ingénieurs géographes et géographes astronomes (comme les Cassini) qui ont établi, à force de calculs, les cartes non seulement du royaume, mais aussi du Canada et de la Louisiane, des côtes d’Afrique, etc. Les géographes universitaires français affirmeront en substance au début du XXe siècle qu’ils sont les vrais et les seuls géographes « scientifiques », mais ce ne sont pas eux qui ont établi depuis des siècles toutes ces cartes indispensables à tout raisonnement géographique. Elles n’ont pas été établies par des professeurs de géo - graphie, mais par d’autres géographes, ingénieurs du Roi, officiers de marine, explorateurs, officiers de la « coloniale » et ceux du Service géographique de l’Armée, qui accompagnent leurs travaux d’inventaires géographiques détaillés des régions et pays cartographiés (populations, richesses économiques, tribus, royaumes). Tout cela est le fait d’un grand appareil d’État (en Angleterre, c’est aussi le fait de l’Amirauté) qui n’existe pas en Allemagne avant son unité en 1871.
19En France, lorsque est créée à Paris en 1821 la première « Société de géographie » au monde, ce n’est pas le fait de géographes universitaires, qui ne commenceront d’exister que bien plus tard, mais d’amiraux, de grands hommes d’affaires, de diplomates, d’explorateurs. Même genre d’aréopage, quelques années plus tard, pour la Société de géographie de Londres.
20Par contre, en 1828, la Société géographique de Berlin est créée par deux très grands géographes en tant que tels, qui ne sont ni des militaires ou diplomates, ni des hommes d’affaires, Alexandre de Humboldt – grand savant et explorateur – et Karl Ritter (mort comme Humboldt en 1859), qui est le premier géographe de l’université de Berlin. Il est l’auteur d’un des premiers traités de « géographie générale comparée » (en 19 volumes, 1822-1859), Die Erdkunde ou « Science de la Terre dans ses rapports avec la nature et l’histoire des hommes ». Mais Ritter donne aussi des cours à l’Académie militaire de Berlin et il aura pour élèves des princes de la famille royale et de futurs grands militaires – von Moltke et von Roon par exemple, ce dernier ayant écrit à son tour des Principes de géographie, d’ethnologie et de politique des États que préfacera Ritter.
Peu de contacts en France entre universitaires et États-majors
21Ce genre d’étroites relations, spécifiques de l’École géographique allemande, entre géographes universitaires, noblesse militaire et grands hommes d’affaires n’a pas existé en France, sans doute en raison du profond hiatus culturel et politique, depuis la Révolution, entre des intellectuels issus de la bourgeoisie et l’aristo cratie militaire et diplomatique.
22Ceci explique sans doute pour une grande part l’obstination avec laquelle les géographes universitaires français, lorsqu’ils commenceront d’exister, s’affirmeront les seuls vrais géographes, constructeurs d’une vraie géographie en tant que Science. C’est pour cela qu’ils ont longtemps accordé tant d’importance à l’étude des formes du relief (dès 1909, de Martonne, qui deviendra le chef de file des géographes, publie un Traité de géographie physique qui sera réédité et amélioré pendant cinquante ans). Et si les géographes tiennent tellement les questions politiques à l’écart, c’est peut-être aussi parce que les milieux dirigeants, militaires et diplomates, se gardent d’impliquer des universitaires dans les affaires de l’État. En revanche d’importants contacts existent traditionnellement entre l’appareil d’État, les juristes, les avocats (futurs hommes politiques) et les anciens élèves de l’École des sciences politiques, qui fut longtemps l’École libre des sciences politiques (créée en 1872) et deviendra Sciences-Po Paris, en fait longtemps réservée aux garçons de « bonne famille ».
23Cependant il apparaît que l’exclusion tacite des questions politiques par les géographes universitaires français résulte surtout des choix délibérés de leur corporation, hiérarchisée comme toute corporation. Certes elle a ignoré la grande œuvre d’Élisée Reclus : ce n’était pas un universitaire, mais un proscrit anarchiste. La preuve du refus délibéré des maîtres de l’École géographique française apparaît entre les deux guerres lorsque celle-ci passe sous silence La France de l’Est [1917], qui fut le dernier ouvrage de son « père fondateur » Vidal de La Blache. Ce livre est en fait très géopolitique puisqu’il fut écrit à l’attention du président des États-Unis pour démontrer que l’Alsace et le nord de la Lorraine, bien que de culture pour une grande part germanique, devaient être rattachés à la France en cas de victoire des Alliés. Mais, après la mort de Vidal (1918) et la fin de la Première Guerre mondiale, ce livre fut totalement escamoté dans la corporation des géographes universitaires, au point d’être complètement « oublié » dans les recensions de l’œuvre de Vidal [Lacoste, 1979]. En fait, il n’était pas souhaitable que les géographes traitent de questions de frontière, de langue et de nationalité, comme l’avait envisagé Fernand Braudel pour la Lorraine avant d’y renoncer devant l’incompréhension du patron de la géographie française, Emmanuel de Martonne, qui, mais de façon discrète, jouait pourtant un rôle important dans les affaires géopolitiques (comme le fameux « corridor de Dantzig » lors des négociations du Traité de Versailles en 1918). Entre les deux guerres, l’École géographique française, qui fut longtemps à l’écoute de son aînée l’École géographique allemande, ne la suivit pas, sans pour autant dénoncer ses projets lorsque celle-ci accorda une place de plus en plus grande à une Geopolitik dont les projets étaient manifestement dangereux, sinon même monstrueux.
L’engouement pour la théorie de la « sélection des espèces par la lutte pour la vie »
24Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce refus du politique par les géographes français fut encore renforcé par l’infamie jetée sur la géopo litique allemande. En effet, dès les années 1920 (après la publication de Mein Kampf) les nazis avaient utilisé pour justifier l’expansion de la « race aryenne » les travaux de géographes allemands de la fin du XIXe siècle et surtout du plus célèbre d’entre eux, Friedrich Ratzel (mort en 1904). C’est en fait à lui que l’on doit le concept d’« espace vital », qui implique non seulement qu’un certain peuple a besoin d’un plus grand espace que celui qu’il occupe (donc qu’il doit le prendre aux voisins) mais aussi que, sur cet espace-là, les peuples qui s’y trouvent doivent partir ou disparaître.
25Les conceptions des géographes allemands en matière de géographie politique – le mot Geopolitik est apparu comme la contraction de ces deux mots – furent, en vérité, très fortement influencées par des théories bio-politiques inspirées, surtout à tort et fort peu à raison, de l’œuvre de Charles Darwin L’Origine des espèces. Celle-ci acquit dès sa parution en 1859 une audience considérable dans l’opinion, et pas seulement auprès des libres-penseurs, malgré les résistances de l’Église, qui défendait l’idée que toutes les espèces avaient été créées en même temps par Dieu lors de la Genèse. Certains idéologues invoquèrent une sorte de darwinisme social pour régénérer la société. Haeckel (mort en 1919), considéré comme le fondateur de l’écologie, se proclamait darwinien et il affirma que des espèces végétales exogènes minimes en apparence étaient capables de détruire peu à peu des formations végétales autochtones bien plus puissantes. Ratzel étudiait l’État comme un « organisme vivant » susceptible d’être contaminé par de petites espèces humaines cosmopolites. Idée reprise par le nazisme, qui était féru de biologie et d’écologie.
26Après de nombreuses polémiques, l’œuvre de Darwin en matière de biologie s’imposa dans les milieux scientifiques, notamment chez les géologues. Elle donna à ces derniers la logique opératoire de la datation des espèces fossiles dans les terrains sédimentaires, l’outil essentiel pour l’établissement des cartes géologiques et les prospections minières. Aussi, après la Seconde Guerre mon - diale, pour condamner la géopolitique hitlérienne a-t-on évité d’évoquer le darwinisme social et a-t-on préféré dénoncer seulement les géographes allemands. Pourtant le titre complet de L’Origine des espèces est L’Origine des Espèces au moyen de la Sélection Naturelle, ou la Préservation des Races favorisées dans la Lutte pour la Vie (favored races, est-il écrit en anglais), ce qui ne pouvait pas manquer de donner des idées aux propagateurs des thèses sur l’inégalité des races humaines.
27Aussi, dans l’École géographique allemande, faut-il distinguer les premiers très grands géographes, Humboldt et Ritter, qui sont antérieurs à l’œuvre de Darwin et ceux qui ont ensuite été presque guidés par les thèses du darwinisme social ou politique. Elles enthousiasmèrent même Marx et Engels, dès 1859, qui crurent aussi y voir la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Les géographes français furent moins influencés par ces arguties non pas tant en raison d’une plus grande lucidité épistémologique (éviter d’utiliser la biologie dans les relations entre les peuples) mais parce que leur développement eut plusieurs décennies de retard sur la géographie allemande au début du XXe siècle, c’est-à-dire une fois qu’était passé le grand engouement idéologique pour le darwinisme, et surtout parce que les géographes français ne voulaient pas impliquer la géographie dans des débats politiques.
L’apport de l’École géographique française
28Par rapport à l’École géographique allemande (avant même qu’elle ait pratiquement disparu après la Seconde Guerre mondiale), le rôle de l’École géographique française ne doit pas seulement être perçu en termes de retard. Comme les géographes universitaires allemands, les géographes français ont contribué aux progrès des classifications de la géographie générale en types et sous-types, ce qui permet des comparaisons utiles entre des monographies régionales ou les différentes façons dont un même phénomène se manifeste dans diverses parties du monde. Entre les deux guerres, les géographes français au cours de leurs études dans les diverses colonies françaises ont apporté des contributions importantes à la connaissance du monde tropical, ce qui fut moins facile pour les géographes allemands car l’expansion coloniale allemande fut plus tardive (elle se tourna d’abord vers l’Europe) et l’Allemagne perdit ses colonies en 1918.
29La géographie générale comprend, d’une part, la géographie physique qui fut longtemps prédominante et, d’autre part, la géographie humaine, la géographie régionale faisant en principe la liaison entre les deux ou plutôt juxtaposant les deux dans les classiques « plans à tiroirs »: 1. relief, 2. climat, 3. végétation, 4. peuplement, 5. agriculture, 6. industrie, 7. ville.
30L’École géographique française est la seule de nos jours (puisque l’allemande a disparu) à avoir associé, jusque dans le dernier tiers du XXe siècle, la géographie physique et la géographie humaine, c’est-à-dire que tous les géographes universitaires, quelle que soit la spécialisation de leurs recherches ultérieures, avaient reçu une certaine formation dans l’une et l’autre de ces deux grandes composantes de la géographie et aussi en histoire, sans être d’ailleurs très conscients des raisons fondamentales de cette association.
31Tant qu’il n’y eut guère d’universitaires géographes (un ou deux professeurs par université), le contact entre géographie physique et géographie humaine restait étroit (et il faut remarquer que les géomorphologues allemands entre les deux guerres ont aussi participé activement à la géopolitique), mais au fur et à mesure qu’a augmenté le nombre des élèves dans les lycées il a fallu y nommer davantage de professeurs et donc, pour les former, davantage d’universitaires, chacun d’eux ayant mené, pour leur thèse et obtenir le doctorat, des recherches de plus en plus spécialisées, soit en « humaine » soit en « physique ». C’est ainsi qu’a été progressivement oubliée dans l’enseignement supérieur la conception « unitaire » de la géographie qui maintenait par exemple des relations entre l’étude géomorphologique de l’érosion des sols et les problèmes agricoles. Cependant, la géographie physique – la géomorphologie pour l’essentiel – est longtemps restée prépondérante et le développement de la géographie humaine a été beaucoup plus tardif malgré le rôle de Vidal comme fondateur de la corporation.
32L’œuvre de Pierre George, qui a disparu récemment, à 96 ans, a constitué une étape très importante dans le développement de l’École géographique française pour ce qui est de la géographie humaine. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, celle-ci s’était surtout intéressée, au plan mondial ou régional, aux formes du relief et aux aspects des campagnes ou à la localisation des matières premières, et elle ne prenait guère en compte les problèmes urbains ni les paysages industriels. Dès ses premiers cours à la Sorbonne (Institut de géographie) en 1948, Pierre George donna à la géographie une tout autre dimension, en y intégrant le rôle des villes et de l’industrie et surtout en accordant une importance fondamentale, dans sa description géographique du monde, à ce qu’il appelait les « systèmes économiques et sociaux », ceux du système capitaliste et ceux du système socialiste. On pouvait bien évidemment y reconnaître l’influence du marxisme, mais Pierre George, qui était devenu communiste en 1936, ne s’y référa jamais explicitement, pas plus qu’aux « luttes de classes ». Dans l’ambiance de l’après-guerre, ses cours ont eu une grande influence sur nombre d’étudiants.
33Ce fut mon cas (d’autant que je le connaissais depuis l’adolescence), mais c’est en géomorphologie que je fis, au Maroc, mes premiers pas de jeune chercheur, car la géologie m’intéressait beaucoup – c’est encore le cas aujourd’hui.
« Ego-histoire » disent depuis vingt ans les historiens. Et pourquoi pas les géographes ?
34Comment en suis-je venu, vingt-cinq ans plus tard, à lancer Hérodote et à écrire La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre? Je n’aurais pas l’outrecuidance de me poser cette question, dans cet article, si ce livre et surtout cette revue n’avaient pas marqué la rupture avec la règle tacite appliquée jusqu’alors par les géographes français quelle qu’en soit l’opinion politique : ne pas parler du pouvoir politique dans leurs écrits. Ce fut d’ailleurs aussi le cas de Pierre George : dans sa Géographie active [1965], où il traitait du rôle que pouvaient et devaient avoir les géographes dans les transformations de la société, il n’évoquait pas pour autant le rôle de l’État, bien que ce soit son appareil qui décide de l’organisation du territoire de la nation.
35Dans mon évolution, je crois que ce que l’on appelle aujourd’hui la question coloniale a été un facteur important : j’ai passé mon enfance au Maroc où mon père était géologue et, dix ans après sa mort précoce, je suis retourné pour mes premières recherches dans ce pays, avant qu’il devienne indépendant. Fait qui me surprend encore, le « colonial » que je suis pour ce qui est de certaines de mes « racines » a – autant qu’il m’en souvienne – toujours trouvé souhaitable que les peuples colonisés deviennent ou redeviennent indépendants. Après l’agrégation, j’ai choisi d’être professeur à Alger, et j’ai été mêlé à la lutte pour l’indépendance (sans que le Parti communiste que je quitterai en 1956 y soit pour grand-chose). La colonisation me paraît aujourd’hui comme un grand, un immense phénomène géopolitique, d’envergure planétaire, qui m’a toujours intéressé et c’est à lui que je dois sans doute mes préoccupations géopolitiques.
36Celles-ci se sont, en fait, manifestées dès 1959 dans le petit « Que Sais-Je ?» Les Pays sous-développés (traduit en une trentaine de langues) et en 1965 dans la Géographie du sous-développement (pourquoi et comment tant de très grands peuples ont-ils été colonisés ?). Ce livre a déjà choqué certains géographes par l’importance que j’y accordais aux structures politiques, qu’elles soient coloniales ou autochtones.
37Mai 1968 fut pour moi une étape importante : tout d’abord, elle m’éloigna pour longtemps de Pierre George qui détesta ce mouvement et, surtout, ayant fait le choix de participer à la création de la nouvelle université de Vincennes (qui deviendra combien fameuse), j’y fus confronté à l’agitation des étudiants d’histoire. Ceux-ci avaient décidé (avec l’appui de certains enseignants) de ne plus faire de géographie car c’était selon eux « une science réactionnaire » (sic). Je leur ai alors démontré qu’il y avait certes des aspects très critiquables dans la géo - graphie telle qu’elle était traditionnellement enseignée, mais que la vraie géographie était tout à fait « progressiste ». C’est ce que démontrait l’œuvre immense d’Élisée Reclus, ce très grand géographe, proscrit communard et anarchiste qui accorde une très grande importance aux questions de pouvoirs et de territoires. Durant ces premières années d’après 68, s’est formé un petit groupe de jeunes chercheurs, historiens devenus des passionnés de géographie. C’est avec eux qu’en 1976 j’ai lancé Hérodote et parmi ceux-ci se trouvait déjà Béatrice Giblin, qui bientôt jetterait les bases de l’analyse des problèmes géopolitiques « internes » tels qu’ils se posent au sein des États-nations. Elle a fondé en 2002 l’Institut français de géopolitique (toujours à l’université Paris-VIII) et c’est à elle que j’ai confié en 2006 la direction d’Hérodote, lors du trentième anniversaire de la revue.
La stratégie secrète de bombardement des digues démasquée par la mise en œuvre du raisonnement géographique
38Mais cette revue n’aurait sans doute pas existé si je n’avais pas été subitement mêlé en 1972, lors de la guerre du Vietnam, à un événement géopolitique extraordinaire : l’émotion suscitée dans le monde (et même aux États-Unis) par la rumeur que l’aviation américaine bombardait les digues du Fleuve rouge. Le gouvernement communiste nord-vietnamien, sans fournir des preuves évidentes, dénonçait le risque d’une énorme catastrophe à l’arrivée des grandes crues de la mousson et le président des États-Unis – se fondant sur des photographies aériennes – démentait tout bombardement visant particulièrement ces digues.
39Comment me suis-je trouvé mêlé à cette affaire ? Pas seulement par un souci de géographe militant d’expliquer à ses concitoyens des questions tout à la fois géographiques et stratégiques. Il se trouve que mon premier travail de recherche en géomorphologie avait porté sur une grande plaine alluviale, celle du Gharb au Maroc, où un grand fleuve, le Sebou, qui décrit de vastes méandres, coule sur une levée alluviale naturelle 10-15 mètres au-dessus du niveau de la plaine. En l’absence de digues, celle-ci était encore régulièrement submergée par les crues, ce qui n’était pas grave car elle était encore presque vide il y a cinquante ans. Cela n’est évidemment pas du tout le cas au Vietnam, dont les plaines deltaïques sont la caractéristique majeure et où les digues construites au cours des siècles protègent un très dense peuplement. C’est ce que j’ai dit dans un petit article que Le Monde a publié en juin 1972 et c’est ainsi, alors que les bombardements s’étaient intensifiés et que la crue n’allait pas tarder à arriver, que je me suis trouvé soudain projeté (via Moscou et sans visa) au Nord-Vietnam, dans une opération dont je ne connais pas encore tout du rôle de certains protagonistes. Il me fallut convaincre, en exposant mon plan d’enquête, les militaires nord-vietnamiens de me donner les moyens d’aller sur le terrain – malgré les difficultés du moment – et de me communiquer la carte éminemment stratégique des points de bombardement sur les digues.
CARTE DES POINTS DE BOMBARDEMENT SUR LE RÉSEAU DES DIGUES DANS LE DELTA DU FLEUVE ROUGE ENTRE LE MOIS DE MAI ET LE 10 JUILLET 1972
CARTE DES POINTS DE BOMBARDEMENT SUR LE RÉSEAU DES DIGUES DANS LE DELTA DU FLEUVE ROUGE ENTRE LE MOIS DE MAI ET LE 10 JUILLET 1972
40C’est mon métier de géographe soucieux de distinguer différents niveaux d’analyse spatiale et ma petite expérience de géomorphologue qui m’ont permis de démontrer qu’une stratégie précise de bombardement des digues était bien mise en œuvre par l’US-Air Force. En effet : 1. ses pilotes n’opéraient pas sur l’ensemble du delta, mais dans sa partie la plus basse, là où les bras du fleuve, chacun sur leur levée, s’écartent les uns des autres et où, en contrebas, les villages en position très vulnérable sont très nombreux; 2. les pilotes visaient les digues dans la partie concave des méandres, là où elles sont les plus fragiles car c’est là que la pression du courant est la plus forte; enfin, 3. les pilotes veillaient à ne pas frapper la digue de plein fouet (ce qui se serait trop vu sur des photos prises au niveau du sol) mais à quelques dizaines de mètres sous la digue pour que celle-ci semble s’être seulement rompue sous la pression de la crue lorsqu’elle arriverait.
41Trois niveaux d’analyse spatiale :
- Celui où la carte à petite échelle montre l’ensemble spatial qu’est le delta (triangle de 150 km de côté) et le choix de bombarder un de ses sous-ensembles, sa partie la plus basse et la plus peuplée.
- Celui où la carte montre que les digues sont bombardées sur la partie concave (1 km) du méandre.
- Celui qui révèle que chaque digue attaquée est visée en contrebas à une dizaine de mètres de distance par une torpille tirée dans la levée alluviale. C’est la combinaison des cartes relevant de ces trois niveaux d’analyse spatiale qui permet de démontrer la mise en œuvre d’un plan habile dont le but est de provoquer la rupture apparemment naturelle des digues dans la partie du delta où les pertes humaines peuvent être les plus nombreuses.
42Dès mon retour, j’ai publié dans Le Monde du 15 août 1972 un résumé de mon rapport et surtout les cartes à différentes échelles des points de bombardements sur les digues. La presse internationale en fit grand cas et j’ai appris fortuitement, vingt ans plus tard, qu’après la lecture de mon article le pape Paul VI avait appelé le président Nixon pour le mettre en garde et lui faire part de ses inquiétudes.
43Si je me permets d’évoquer un peu longuement cette « affaire des digues », c’est qu’évidemment elle a joué un rôle majeur dans ma réflexion sur les rapports de la guerre et de la géographie et, quatre ans plus tard, dans le lancement d’Hérodote. Le premier numéro développe l’article du Monde sur les digues [voir aussi Lacoste, 1980].
44Dans l’« affaire des digues », comme dans la stratégie de lutte écologique que j’avais élaborée au Burkina, en liaison avec l’OMS, au début des années 1970, contre les simulies, dangereuses petites mouches vectrices de l’onchocercose [cf.Lacoste, 1984, Unité et diversité du Tiers-monde, p. 199-299], la mise en œuvre du raisonnement géographique (combinant des niveaux d’analyse) révèle ou définit une logique opératoire contre un adversaire.
45Pour mieux faire comprendre ce que j’entends par raisonnement géographique, je pense que le plus simple est d’en esquisser quelques-uns à propos d’un problème géopolitique actuel dont on sait la gravité et la complexité mais dont on ne prend pas suffisamment en compte les différents niveaux d’analyse possibles, depuis le terrain jusqu’aux enjeux de bien plus grande envergure.
Israël-Palestine : esquisses de raisonnements géographiques
46La mise en œuvre du raisonnement géographique s’avère des plus utiles dans de grandes polémiques géopolitiques qui se fondent chacune sur l’Histoire et opposent le droit de tels ou tels peuples rivaux sur le même territoire. Ce n’est pas tellement parce qu’en 2008 l’on célèbre, ou l’on déplore, les soixante ans de la fondation de l’État d’Israël que j’ai choisi cet exemple pour montrer comment la prise en compte de données géographiques naturelles (généralement passées sous silence) peut beaucoup modifier les façons contradictoires dont les protagonistes se racontent leur histoire. C’est surtout parce qu’il s’agit de territoires de bien petites dimensions (Israël, 400 kilomètres du nord au sud et seulement une vingtaine dans sa partie la plus étroite, la Cisjordanie, 150 km du nord au sud et 50 km de large), et parce que le problème israélo-palestinien doit être aussi envisagé à d’autres niveaux d’analyse spatiale, compte tenu de l’évolution actuelle des rapports de forces internationaux.
À l’origine du conflit, des données géographiques aujourd’hui oubliées
47Pour essayer d’y voir plus clair, on peut commencer par décrire le terrain, les formes du relief où il s’inscrit. Celles-ci sont très particulières par la juxtaposition de trois longs ensembles spatiaux orientés nord-sud. En effet, un étroit, long et profond fossé d’effondrement, au fond duquel se trouvent la vallée du Jourdain et la mer Morte, tranche du nord au sud un ensemble de plateaux d’environ 1000 mètres d’altitude qui vers l’est se prolongent vers le désert de Syrie et l’Arabie. Tout cela est bien connu, depuis la Bible et l’histoire sainte.
48Mais le plus souvent on prête moins d’attention au rapport de ces plateaux avec la mer Méditerranée. Ce contact est une étroite plaine côtière et ce fut dans l’Antiquité le pays non pas des Hébreux mais de leurs adversaires les Philistins, d’où vient le nom de Palestine. Hérodote est semble-t-il le premier à l’avoir écrit, mais dans l’Empire arabe puis ottoman le mot Palestine n’est pas utilisé, la région toute entière dépend du gouvernorat de Damas.
49Cette plaine littorale, que traversent d’est en ouest de nombreux cours d’eau qui descendent des plateaux, devient plus ou moins marécageuse et paludéenne, comme bien d’autres plaines côtières méditerranéennes quand elles ne sont pas densément peuplées. Aussi, à cause du paludisme, cette plaine de Palestine était faiblement peuplée au XIXe siècle, hormis quelques villes anciennes sur des collines côtières (comme Jaffa ou Haïfa au pied du mont Carmel). En revanche, l’essentiel de la population arabe, qu’elle soit musulmane ou chrétienne, vivait sur les plateaux où se trouvaient des villes situées sur des axes de circulation ouest-est (entre la côte, le désert syrien et la Mésopotamie) et surtout de nombreux villages entourés de plantations d’oliviers. La plaine servait de pâturages aux troupeaux des plateaux, surtout en hiver car les moustiques étaient alors moins agressifs. Tout cela – cette géographie naturelle et historique – aura par la suite d’importantes conséquences géopolitiques.
50En effet, sans le vide relatif de cette plaine paludéenne, les juifs à la fin du XIXe siècle n’auraient pas pu s’implanter en Palestine, car les premiers immigrants n’auraient pas pu trouver de terre à acheter si les régions côtières avaient été densément peuplées.
51Lorsque, dans la seconde moitié du XIXe siècle, bien loin de la Méditerranée, et en se référant à un autre niveau d’analyse, en Europe centrale des juifs gagnés par l’idéologie géopolitique qu’est le sionisme partirent, non comme bien d’autres vers les États-Unis ou la France, mais vers la Palestine pour s’y réimplanter, ils le firent avec l’accord des autorités de l’Empire ottoman, et c’est surtout dans la plaine côtière et dans les couloirs de plaines qui mènent au lac de Tibériade qu’ils purent acheter des terres inoccupées à cause du paludisme. Ils subirent d’abord de très lourdes pertes car la quinine – isolée seulement en 1820 – ne commencera à être utilisée couramment qu’à la fin du XIXe siècle. Du même coup, cela rendit bientôt les plaines intéressantes aussi pour les Arabes. Mais beaucoup de terres avaient déjà été vendues aux colons juifs par les notables des villes ou les chefs de village des plateaux.
52Ce terme de « colons » leur fut attribué au sens étymologique du terme (en latin colere, cultiver) puisqu’ils étaient fiers de défricher et cultiver leurs champs de leurs mains (en Europe, pendant longtemps les juifs n’avaient pas le droit de posséder de la terre) et, poussés par un idéal socialiste, ils créèrent des villages coopératifs : les kibboutzim. Il s’agit donc d’un phénomène très différent de la plupart des autres implantations coloniales. Les immigrants juifs ne sont pas dans une situation de domination politique et ils ne sont pas soutenus par un État.
53Il en va tout autrement aujourd’hui des « colonies » juives qui sont, depuis les années 1970 en Cisjordanie occupée, implantées par la force sur les terres de paysans arabes par des groupes de « colons » qui ont le soutien de l’armée et de l’appareil d’État israéliens. Là, il s’agit de vraies conquête et oppression coloniales. Nous y reviendrons.
Intersections d’ensembles spatiaux
54On sait que, après la disparition de l’Empire ottoman en 1918, le Moyen-Orient passe surtout sous le contrôle des Britanniques qui vont y tracer un grand nombre de frontières, après discussions avec les Français qui réclament une part du gâteau. Ces frontières vont former des intersections avec les principaux axes nord-sud du relief et l’orientation générale nord-sud de la côte entre la Turquie et l’Égypte, car Français et Anglais veulent d’abord se partager ces « échelles du Levant ». Les dirigeants britanniques délimitent, pour une partie de leurs territoires sous mandat, un ensemble spatial où ils se basent à Jérusalem et auquel ils donnent le nom de Palestine (en souvenir d’Hérodote) pour les étendues situées à l’ouest de la vallée du Jourdain, laissant à l’est la Jordanie, qui est alors surtout le domaine de tribus nomades. Au nord, la Palestine est limitée par les frontières du Liban et de la Syrie sous mandat français. Au sud, la Palestine, délimitée par les Anglais, ne comprend pas Gaza qui depuis des siècles dépend de l’Égypte et dont c’est depuis l’Antiquité la forteresse contre les invasions venant du Nord. Le cas de Gaza devient aujourd’hui de plus en plus intéressant puisque, après le départ des Israéliens en 2005, les islamistes palestiniens du Hamas (filiale des Frères musulmans dont les bases sont en Égypte) sont depuis 2007 en conflit avec l’Autorité palestinienne, qui cherche un accord avec Israël et à maintenir une certaine tradition de laïcité.
55La présence très ancienne de Gaza et d’un peuplement antique assez dense, celui des Philistins, dans le sud de la plaine côtière oblige à compliquer le schéma des trois ensembles spatiaux nord-sud, par lequel nous avons débuté. Ceux-ci sont en effet recoupés par une limite climatique orientée ouest-est : la plus grande partie de la Palestine reçoit des précipitations supérieures à 500-600 mm (sauf dans le fossé du Jourdain), d’où des plaines littorales autrefois marécageuses. La région de Gaza ne reçoit que 400 mm, ce qui explique que la plaine aux alentours soit relativement sèche. Plus au sud commence le désert.
56À noter que Gaza est resté sous contrôle égyptien jusqu’en 1967. Il passera alors sous occupation israélienne, mais le président Sadate, au moment du traité de paix de 1979, préféra ne pas « récupérer » Gaza avec le Sinaï, en raison de l’hostilité du très grand nombre de Palestiniens qui en 1948 étaient venus se réfugier dans ce qui deviendra la fameuse « bande de Gaza ».
57Autres phénomènes géopolitiques que l’on peut schématiser en termes d’intersections d’ensembles : la localisation plus ou moins précaire, notamment à titre de réfugiés, de ceux que l’on appelle de nos jours les Palestiniens, mais qui furent longtemps seulement dénommés Arabes (de Palestine), à l’intérieur de six États différents : le Liban, la Syrie, l’Égypte, surtout la Jordanie (où ils seraient plus de la moitié de la population) mais aussi Israël et le territoire de l’Autorité palestinienne (Cisjordanie et Gaza), qui a été internationalement reconnu en 1993 suite aux accords d’Oslo mais qui n’est pas encore un véritable État puisque son territoire est occupé par l’armée israélienne. On sait évidemment que tout cela est la conséquence des conquêtes israéliennes lors des guerres israélo-arabes de 1948 et de 1967. Mais, pour un géographe soucieux de géopolitique, sinon pour un historien, il n’est pas inutile de se rappeler que leur issue aurait pu être tout autre.
Logiquement, les Israéliens auraient dû perdre leur première guerre
58À la fin des années 1930, les tensions étaient déjà grandes, dans la plaine littorale, non seulement entre Juifs et Arabes dont les effectifs s’accroissaient du fait de l’immigration et de l’accroissement naturel, mais aussi entre les Juifs et les autorités britanniques qui s’opposaient de plus en plus à l’implantation de nouveaux colons juifs. Les Arabes palestiniens, dont le nombre enflait en raison de la croissance démographique, revendiquaient les terres de la plaine, d’autant que le paludisme y avait disparu suite aux assainissements effectués par les kibboutzim. Ceux-ci commencèrent aussi à se fortifier et à s’organiser militairement, d’autant qu’en 1936-1937 éclata la grande révolte palestinienne contre les Anglais et les Juifs. Les revendications d’indépendance des Arabes étaient menées par des Frères musulmans basés notamment à Gaza qui, en contact avec des agents nazis, dénonçaient le sionisme.
59Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les territoires sous mandats français ou britannique étant devenus indépendants, le problème des colonies juives se posa d’autant plus que des juifs rescapés de la Shoah cherchaient à y venir en nombre croissant malgré le strict blocus des Anglais. Les Juifs n’étaient alors que 380000. Peu après sa création, l’ONU proposa un plan assez compliqué de partage de la Palestine, puisque tel était le nom que les Anglais avaient donné aux territoires situés à l’ouest du fossé de la mer Morte. Les États arabes du Moyen-Orient refusèrent ce plan de partage et avant même la fin officielle du mandat britannique sur la Palestine en mai 1948, les armées syrienne, jordanienne, libanaise, irakienne et égyptienne se lançaient à l’assaut des kibboutzim et de quelques positions fortifiées israéliennes qui résistaient difficilement. La disproportion des effectifs et des matériels était telle que la défaite des Israéliens semblait inéluctable.
60En juin 1948, l’armistice imposé par l’ONU permit à Israël, libéré du blocus anglais, d’acheter des armes légères à l’étranger et d’appeler à l’aide de nom - breux volontaires. En juillet 1948, l’Égypte ayant violé le cessez-le-feu, l’armée israélienne put lancer une grande contre-offensive en profitant du manque de coordination des armées arabes et de l’inexpérience de la plupart d’entre elles. Il s’agissait en effet d’armées formées d’anciennes troupes coloniales mais qui n’avaient jamais fait la guerre contre une autre armée et étaient privées de leurs anciens officiers européens (sauf la Légion arabe en Jordanie) qui n’avaient pas été encore vraiment remplacés; des armées qui n’avaient pas de stratégie concertée, qui ne connaissaient pas le terrain et pensaient ne faire qu’une bouchée de ces Juifs dont on répétait alors qu’ils ne savaient pas se battre.
61En revanche les Juifs, qui avaient l’avantage de la petitesse du théâtre d’opérations, étaient en quelque sorte des combattants d’élite, tous des volontaires, y compris les femmes, qui connaissaient bien leurs chefs, lesquels s’étaient préparés de longue date au combat, et qui connaissaient fort bien le terrain puisqu’ils se battaient pour des champs qu’ils avaient défrichés et aménagés de leurs mains. Il en sera tout autrement dans les futures conquêtes d’Israël. Dès le 9 avril 1948, certaines unités spéciales juives formées d’extrémistes adversaires du président Ben Gourion commirent des massacres spectaculaires (à Deir Yassine notamment, à 5 km à l’ouest de Jérusalem), pour faire fuir la population dit-on, mais surtout pour déclencher une vraie guerre. En effet, les habitants de plusieurs kibboutzim avaient déjà été massacrés par des groupes arabes : la guerre civile avait commencé dès octobre 1947.
Les frontières officielles d’Israël, aux yeux mêmes des Juifs, sont en vérité paradoxales
62Malgré leurs efforts, les forces israéliennes ne purent dans leur contre-attaque escalader sous le feu de l’ennemi le rebord des plateaux qui dominent la plaine côtière, ni s’avancer malgré de lourdes pertes dans la vallée du Soreq au-delà des faubourgs ouest de Jérusalem (900 mètres), en raison de la violence des tirs de la Légion arabe qui tenait les hauteurs de Latrun. Mais, au Nord, en Galilée, où les plateaux sont plus bas et surtout séparés les uns des autres par de larges couloirs de plaines qui avaient été elles aussi marécageuses, les Israéliens purent à partir de leurs kibboutzim s’emparer du lac de Tibériade, enjeu stratégique majeur puisque c’est la seule grande réserve d’eau douce de cette partie du Proche-Orient. Vers le Sud, les combattants juifs purent à partir de la plaine côtière lancer un raid motorisé jusqu’au golfe d’Akaba à travers le désert du Neguev, où il n’y avait pas grand monde pour s’opposer à eux.
63À l’arrêt des combats en 1949, la ligne de front correspondait pour l’essentiel, d’une part, au rebord des plateaux de Cisjordanie que les soldats israéliens ne purent pas escalader, d’autre part, aux faubourgs ouest de Jérusalem. Telle est encore aujourd’hui la frontière de l’État d’Israël telle qu’elle a été reconnue par l’ONU. Les Arabes palestiniens quittèrent la plaine côtière ou en furent chassés durant les combats. Cependant des Arabes, surtout chrétiens, se maintinrent au Nord dans les collines de Galilée. Ils sont plus d’un million aujourd’hui, soit environ un sixième des citoyens israéliens.
64Le paradoxe est que les frontières d’Israël, les seules reconnues internationalement et celles que reconnaît le gouvernement israélien qui cependant exige de surcroît Jérusalem, ne correspondent absolument pas au territoire antique d’Israël mais à celui des Philistins, les adversaires historiques des Hébreux.
65La guerre éclair des Six-Jours (5-11 juin 1967), déclenchée par l’Égypte et la Syrie et secondairement la Jordanie mais remportée triomphalement par Tsahal, l’armée israélienne, grâce à son aviation et aux armes fournies en urgence par l’Armée américaine, a eu – on le sait – de considérables conséquences. Jérusalem a été conquise, la Cisjordanie et Gaza où se trouvaient depuis 1948 de nombreux camps de réfugiés ont été occupées ainsi que la grande péninsule du Sinaï et la rive est du canal de Suez.
66Non sans de durs combats contre les Syriens, les Israéliens se sont emparés du Golan, ce gros bloc basaltique qui domine (2814 mètres) la haute vallée du Jourdain et d’où descendent une grande partie des eaux qui alimentent le lac de Tibériade.
67Après une telle victoire, le gouvernement israélien – conformément à une résolution de l’ONU – s’est engagé à rendre (à l’exception de Jérusalem) les territoires que son armée venait d’occuper en échange de traités de paix reconnaissant la légitimité de l’État d’Israël. Ceci fut fait en 1979 avec l’Égypte (malgré sa soudaine attaque en 1973, la « guerre du Kippour »), à qui la péninsule du Sinaï fut restituée. Un traité de paix fut aussi signé en 1994 avec le royaume de Jordanie, qui ne demanda pas la restitution de la Cisjordanie pour la destiner au futur État palestinien. Israël a cependant annexé le Golan, dont la Syrie exige toujours la restitution.
Grignotage et morcellement des « territoires occupés »
68Une des plus importantes conséquences géopolitiques de cette guerre des Six-Jours est le grand changement qu’elle a opéré dans les représentations que, dans le monde, la plupart des juifs religieux se faisaient jusqu’alors de l’État d’Israël. Ils le considéraient comme plus ou moins contraire aux volontés de Dieu puisque seule la venue du Messie rétablirait le Royaume d’Israël. Les sionistes étaient considérés jusqu’alors comme des impies, athées ou libres-penseurs (ce qu’ils étaient d’ailleurs pour nombre d’entre eux).
69Les juifs religieux furent secoués par cette spectaculaire victoire de 1967 et ils convinrent que l’État d’Israël avait été vainqueur avec l’aide de Dieu. Dès lors, à leurs yeux, il fallait parachever ce triomphe et surtout reconquérir le véritable territoire d’Israël, Eretz Israel, tel qu’il est décrit très précisément dans la Bible en tant que « Terre promise », c’est-à-dire pour l’essentiel les plateaux de Judée et de Samarie. Il fallait aller s’installer sur tous les lieux distingués dans la Bible et ce projet a attiré nombre d’immigrés religieux, venus notamment de France et des États-Unis.
70Les mouvements religieux qui pratiquent un fort chantage électoral – bien qu’ils soient minoritaires – obtiennent des gouvernements successifs l’autorisation officielle ou officieuse de créer en Cisjordanie occupée des colonies juives plus ou moins importantes et celles-ci bénéficient de la protection de l’armée. D’importantes colonies continuent d’être implantées autour de Jérusalem-Est, qui est encore de peuplement arabe, pour le couper complètement de la Cisjordanie où, par ailleurs, de véritables villes juives se développent. Pour un géographe, il est intéressant d’observer sur la carte les sites où s’implantent la plupart des colonies religieuses : ce sont généralement des sites stratégiques, points de passage entre deux reliefs, points d’eau, points d’observation, etc., tels que la Bible, qui est un grand récit de batailles, les a énumérés. Certains groupes ultra-religieux estiment qu’une fois que tous ces lieux ainsi sanctifiés auront été repris par les Juifs, alors viendra le Messie. De nombreux chrétiens évangéliques américains partagent cette idée.
71Une véritable stratégie de conquête progressive est mise en œuvre par le grignotage des terroirs villageois palestiniens, centaine de mètres par centaine de mètres et par les moyens ou les prétextes les plus divers. De surcroît, les villages tout comme des villes sont coupés les uns des autres par les autorités israéliennes qui tracent de nouvelles voies de circulation réservées par l’armée aux « colons » israéliens, la plupart d’entre eux allant travailler chaque jour en Israël.
72Tout cela rend de plus en plus illusoire un traité de paix qui restituerait un territoire à un État palestinien. C’est ce qu’affirment non sans raison les islamistes qui dirigent le Hamas et le Jihad islamique, mais la politique du pire qu’ils mènent contre Israël fait le jeu de toutes les forces rivales qui sont hostiles à une solution négociée. Pour empêcher des terroristes « kamikazes » d’entrer en Israël, les autorités israéliennes construisent depuis 2005 une « barrière de sécurité » qui est en fait un haut mur formé de gros éléments de béton.
73En principe, son tracé devait suivre celui de la frontière officielle entre Israël et le territoire occupé de Cisjordanie : sur les cartes, c’est la « ligne verte » du cessez-le-feu de 1948. En réalité, la « barrière de sécurité » s’en éloigne plus ou moins vers l’est, de quelques centaines de mètres jusqu’à quelques kilomètres, décrivant ainsi sur 700 km toute une série de sinuosités pour englober un certain nombre d’implantations juives. Les plus anciennes, juste après 1967, et celles-là ne sont pas des colonies religieuses, ont pour but d’occuper le rebord des plateaux de Cisjordanie puisque la frontière officielle, la ligne de cessez-le-feu, est en contrebas, à mi-versant. Englobées aussi par le « mur » des colonies anciennes qui se trouvent à l’est de Jérusalem. Mais, en dépit de ses circonvolutions, la « barrière de sécurité » n’englobe qu’une partie des colonies dont le nombre, croissant de semaines en semaines, s’élève à plusieurs centaines.
74On peut se demander quelle stratégie spatiale sera mise en œuvre lorsque le gouvernement israélien devra se résoudre tôt ou tard à faire évacuer ces « colonies ». Peut-être une grande partie de leurs habitants (qui ne sont pas tous des religieux mais des immigrants qui ont acheté à crédit une maison bon marché) préféreront-ils partir rapidement, devant la montée à l’horizon de risques qu’ils n’ont pas voulu sérieusement envisager.
Israël et les changements de rapports de force au Moyen-Orient
75Puisque le raisonnement géographique, comme nous venons de le voir, éclaire utilement des stratégies géopolitiques mises en œuvre, petit à petit, parcelle par parcelle, pourrait-on dire, sur des étendues de petites dimensions, il convient d’évidence mieux encore pour des territoires de tout autre envergure qui se mesurent en centaines et en milliers de kilomètres. Ces données géographiques fondamentales résultent pour l’essentiel des forces géologiques, non seulement pour la configuration des terres et des mers, des montagnes et des fleuves, mais aussi pour cette longue zone de très grands gisements d’hydrocarbures qui s’allonge de la Mésopotamie au golfe Persique. Dans une large écharpe aride, qui va du nord de l’Afrique à l’Asie centrale (6000 km), trois pôles anciens et de fort peuplement : la Turquie, l’Égypte et l’Iran, avec bientôt 100 millions d’habitants chacun, tous musulmans. Entre ces trois pôles, une dizaine d’États eux aussi musulmans, bien moins peuplés et dont les appareils d’État n’ont que quelques décennies d’existence.
76L’un des moins vastes et assurément le plus singulier – car il n’est pas musulman, mais surtout formé d’immigrants juifs – est assurément l’État d’Israël, et ses relations avec les autres sont plus ou moins conflictuelles. Pour comprendre la situation dans cette partie du monde il faut évidemment tenir compte de l’influence des États-Unis. Celle-ci s’est surtout établie après la Seconde Guerre mondiale, pour s’opposer à l’influence de l’Union soviétique, soutenir la Turquie et le shah d’Iran que Staline avait menacés et pour assurer le roi d’Arabie saoudite contre une révolution socialisante panarabiste. Depuis 1949, la VIe Flotte de l’US Navy croise de façon permanente en Méditerranée.
77Israël à ses débuts fut soutenu bien moins par les États-Unis que par la France, qui lui fournit les premiers Mirage et les premiers appareillages pour la recherche nucléaire. C’est en 1967, durant la guerre des Six-Jours, que les États-Unis envoient des armes perfectionnées à l’armée israélienne et ce fut plus encore le cas en 1973 durant la guerre du Kippour, lorsque les Israéliens furent en position très critique. L’aide financière que les Américains versent aux Israéliens est bien connue et la diplomatie américaine a été le principal artisan du traité de paix entre Israël et l’Égypte.
78L’État hébreu, comme on l’appelle parfois, est souvent considéré comme une pièce essentielle du dispositif des États-Unis au Moyen-Orient, ce qui permet à leurs compagnies de contrôler le marché mondial du pétrole. Cependant Israël n’est pas toujours un protégé docile et il table sur le soutien de l’opinion américaine (davantage celui des Églises évangéliques que celui du « lobby juif »). Israël dispose en fait d’armes de dissuasion nucléaire qui lui sont propres. Celles-ci peuvent menacer notamment le barrage d’Assouan si en Égypte les Frères musulmans prenaient le pouvoir et tiraient prétexte du blocus de Gaza pour appeler tous les musulmans du Moyen-Orient au grand jihad contre Israël.
79En effet les États-Unis se sont fourvoyés en Irak, ce qui donne des moyens d’action inattendus aux islamistes chiites iraniens. Le président iranien Ahmadinedjad peut lancer des menaces de génocide contre les Juifs et fournir aux chiites libanais du Hezbollah les moyens d’engager en juillet 2006 une épreuve de force contre l’armée israélienne. Pour la première fois, cette dernière n’a pas gagné.
80Autour d’Israël, les rapports de forces s’élargissent à l’ensemble du Moyen-Orient, au moment où le probable prochain président des États-Unis annonce le départ d’Irak de la plus grande partie des forces américaines. Une révision relativement isolationniste de la politique américaine n’est pas impossible et cela laisserait Israël assez seul au Moyen-Orient.