Hérodote 2001/2 N°101

Couverture de HER_101

Article de revue

Berlin, capitale en attente

Pages 96 à 121

Notes

  • [*]
    Boris Grésillon, géographe, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne; Dorothée Kohler, géographe, Centre Marc-Bloch, Berlin, CRIA, Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Ce type d’interrogation n’est pas nouveau. Dans un numéro d’Hérodote de 1983, consacré aux « Géopolitiques allemandes », le géographe Pierre Riquet soulevait déjà, en ouverture de son article, la même question : « Berlin, hors du commun. Capitale ou métropole ?». RIQUET P., « Berlin comme volonté et comme représentation », Hérodote, n° 28,1983, p. 101-127.
  • [2]
    Félix DAMETTE, Boris GRÉSILLON, Dorothée KOHLER et Alice ROUYER, Berlin-Paris, ministère de l’Équipement/Plan urbain, Paris, 1995, p. 30-31 et p. 59-82.
  • [3]
    Hans Heinrich BLOTEVOGEL, « Kulturelle Stadtfunktionen und Urbanisierung », in TEUTEBERG H.-J. (dir.), Urbanisierung im 19. und 20. Jahrhundert – Historische und geographische Aspekte, Böhlau, Cologne, 1983, p. 143-185.
  • [4]
    Sur ce point, se référer à la thèse de Michel GRÉSILLON, Le Pouvoir et l’État en RDA. L’échec d’un système, université d’Aix-Marseille-II, 1990,641 p.
  • [5]
    Niklas MAAK, « Die Villa zur Macht », Süddeutsche Zeitung, 1er février 2000.
  • [6]
    Gilles DUHEM, « Le Stadtschloß de Berlin : histoire revue et corrigée », Documents, n° 4, 1994, p. 69-70.
  • [7]
    Emmanuel TERRAY, Ombres berlinoises, Odile Jacob, Paris, 1996, p. 100-120.
  • [8]
    Laurent CARROUÉ, « Berlin réunifiée : une nouvelle métropole à vocation internationale en Europe centrale », Annales de géographie, n° 570,1993, p. 113-130.
  • [9]
    Corinne JAQUAND, « L’insaisissable métropole », Documents, n° 4,1994, p. 27-34.
  • [10]
    Stefan KRÄTKE, « Berlin : métropole tertiaire ou espace de production en déshérence ?», in Gilles DUHEM, Boris GRÉSILLON et Dorothée KOHLER (dir.), Paris-Berlin : regards croisés, Anthropos, Paris, 2000, p. 79-108.
  • [11]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999, 1999.
  • [12]
    Dorothée KOHLER, « La naissance de la capitale industrielle allemande », in Félix DAMETTE, Boris GRÉSILLON, Dorothée KOHLER et Alice ROUYER (dir.), Berlin-Paris, op. cit., p. 59-74.
  • [13]
    Der Tagesspiegel, 25 août 1999.
  • [14]
    Pierre BECKOUCHE, Jeanine COHEN, Félix DAMETTE et Jacques SCHEIBLING, La Métropole parisienne, système productif et organisation de l’espace, UTH 2001,1990.
  • [15]
    Stefan KRÄTKE et Renate BORST, Berlin, Metropole zwischen Boom und Krise, Leske + Budrich, Opladen, 2000, p. 40-54.
  • [16]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999, 1999, p. 48.
  • [17]
    Edmond PONCET, Marché de l’emploi des cadres et armature urbaine en Europe. Comparaison entre la France et l’Allemagne, Délégation à l’aménagement du territoire, 1998, p. 25.
  • [18]
    Ibid., p. 27.
  • [19]
    Ibid., p. 42-43.
  • [20]
    Stefan KRÄTKE, Berlin..., op. cit., p. 99.
  • [21]
    Boris GRÉSILLON, Berlin métropole culturelle, essai géographique, thèse de doctorat, ENS Fontenay-Saint-Cloud, 2000,590 p.
  • [22]
    Süddeutsche Zeitung, 9 janvier 2001
  • [23]
    Néanmoins, il convient de relativiser cette situation à l’échelle internationale. Le taux de vacance des bureaux à Londres est de 12%.
  • [24]
    Bundesministerium der Finanzen, Finanzbericht 1999, 1999.
  • [25]
    Corinne JAQUAND, op. cit.
  • [26]
    Corinne JAQUAND, « Berlin, une histoire de sols », Urbanisme, n° 287,1996, p. 14-22.
  • [27]
    Voir sur ce point la thèse d’Alice ROUYER, La Région berlinoise en quête d’elle-même. Aménagement régional et restructuration du système de transport à l’heure de l’Unification, université Paris-IV-Sorbonne, Paris, 1997.
  • [28]
    Le concept de la « concentration décentralisée » s’inscrit dans la tradition urbaine allemande de limitation de la périurbanisation et d’organisation polynucléaire du développement régional grâce à la hiérarchie de places centrales. Dorothée KOHLER, La Stahlstadt. Les villes de l’acier en Allemagne : empreinte et matrice du triptyque État-sidérurgie-ville. L’exemple de Duisbourg et d’Eisenhüttenstadt, thèse de doctorat, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2000,649 p.
  • [29]
    Senatsverwaltung für Stadtentwicklung, Umweltschutz und Technologie/Ministerium für Umwelt, Naturschutz und Raumordnung des Landes Brandenburg, Berlin-Brandebourg : un plan commun, p. 8.
  • [30]
    L’aire de transition interne correspond à l’espace de l’aire métropolitaine dense, soit le Land de Berlin et la première couronne des communes limitrophes. Elle couvre environ 5 400 km2 et concentre 4,3 millions d’habitants, soit 800 hab./km2.
  • [31]
    L’aire de transition externe correspond à la couronne des communes périphériques àl’aire de transition interne. Elle couvre une superficie de 25000 km2 et compte 1,7 million d’habitants, soit 70 hab./km2.
  • [32]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Technologie, Zur wirtschaftlichen Lage in Berlin, Jahresüberblick 2000, 2000.
  • [33]
    Berliner Zeitung 17-18 octobre 1998.
English version

1Berlin, 1989-2001. La première image qui vient à l’esprit est celle du chantier. Lorsqu’on essaye de dresser un bilan de cette période fondatrice, celle de tous les possibles, c’est immanquablement la métaphore du chantier qui s’impose, tant chez les visiteurs de passage que chez ceux qui ont eu la chance de résider dans cette ville à nulle autre pareille, située à 80 kilomètres de la Pologne, aux confins orientaux de l’Allemagne et de l’Union européenne, redevenue capitale de l’Allemagne réunifiée par la grâce d’un vote historique au Bundestag en juin 1991.

2Du même coup, le chantier politique et institutionnel, d’abord lancé timidement, va prendre une importance croissante dans la seconde moitié de la décennie quatre-vingt-dix, avec comme point d’orgue l’inauguration du Reichstag, rénové par Norman Foster, ainsi que le déménagement effectif des principaux ministères fédéraux des rives du Rhin à celles de la Spree. Lié en partie à la nouvelle donne politique, le chantier économique qui se met en place constitue un enjeu de première importance, puisqu’il s’agit de rien moins que refaire de Berlin ce qu’il n’est plus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : un pôle économique majeur en Allemagne et en Europe, fondé sur le secteur tertiaire. Incarné, suscité par de grandes multinationales telles que Daimler-Chrysler et Sony, le chantier urbain (bien réel celui-là !), qui transforme en quelques années le terrain vague de la Potsdamer Platz en un nouveau quartier à l’américaine, est à l’image de l’enjeu économique : colossal.

3Tandis que la recomposition du paysage culturel intra-urbain élève certains arrondissements de l’Est berlinois au rang de quartiers à la mode et rétrograde certaines zones de la partie ouest au rang de périphéries, Berlin, déclaré « laboratoire de la réunification » dès 1990-1991, peine encore, dix ans après, à réunir les âmes. De tous les chantiers mis en œuvre, voire mis en scène par la capitale allemande, le « chantier identitaire » est l’un des plus problématiques. On ne sait d’ailleurs pas très bien combien de temps les travaux vont durer... Last but not least, Berlin, métropole isolée au sein de la région la plus pauvre d’Allemagne, elle-même adossée à la frontière polonaise, a bien du mal à reconquérir, à réorganiser et à dynamiser le vaste territoire qui l’environne. Le chantier géopolitique, qui a pris quelque retard, est à la mesure de l’enjeu : refaire de Berlin une plaque tournante à la croisée des deux Europe.

4Parmi ces six travaux d’Hercule, certains chantiers sont plus avancés que d’autres. Si, depuis la chute du Mur le 9 novembre 1989, les évolutions ont été spectaculaires – Berlin peut sans conteste se targuer d’être la capitale européenne qui a connu les changements les plus profonds au cours de ces dix dernières années –, beaucoup reste à faire. L’examen critique des transformations qui va suivre révèle une tension entre, d’un côté, une capitale politique et culturelle, qui est en train d’acquérir une nouvelle légitimité aux yeux du monde, et, de l’autre, une métropole à l’économie très fragile, à la société encore divisée et qui se cherche toujours une assise territoriale. Très actuelle, cette tension prend néanmoins sa source dans le parcours historique mouvementé de Berlin [1].

Berlin : une trajectoire de capitale en pointillé

5Ce qui frappe dans l’évolution berlinoise, c’est l’omniprésence des ruptures et des discontinuités historiques, qui empêchent la ville de prétendre définitivement au rang de capitale. Ruptures de temporalité, mais aussi ruptures de territorialité rythment l’histoire de Berlin.

Le lièvre et la tortue (ou les discontinuités temporelles)

6Comme aucune autre ville d’Europe, Berlin a connu des destins variés. Successivement résidence princière de la Marche de Brandebourg (jusqu’en 1701), capitale du royaume de Prusse, ville de garnison occupée par les armées napoléoniennes au début du XIXe siècle, capitale d’un Empire ( 1871-1918), d’une République (dite pourtant de Weimar, 1918-1933), du IIIe Reich ( 1933-1945); puis ville occupée et administrée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, ville divisée en deux par un mur ( 1961-1989), enfin ville réunifiée (depuis 1990) et redevenue capitale (depuis 1991): les soubresauts de l’histoire politique berlinoise disent assez sa singularité. Son évolution ne suit pas un cours relativement régulier comme celles de Paris ou de Londres, encore moins une ligne droite, mais un tracé en dents de scie. Aux phases d’accélération subite succèdent des phases de stagnation, voire de repli. Pour reprendre l’image de la fable de La Fontaine, le lièvre berlinois se transforme parfois en tortue.

7Ainsi, le premier âge d’or de Berlin, correspondant au règne de Frédéric II ( 1740-1786) puis à l’époque des salons romantiques (autour des XVIIIe et XIXe siècles), sera suivi par le traumatisme de l’occupation napoléonienne ( 1806-1813). L’ennuyeuse et stérile période Biedermeier ( 1815-1848) laisse la place, à la fin des années 1840, au boom industriel. À nouveau, l’histoire s’accélère. En trente ans, Berlin se propulse au sommet des capitales industrielles. Dès lors, le processus classique d’accumulation capitaliste est enclenché : métropole industrielle regroupant des firmes comme Borsig, Siemens et AEG, pôle bancaire et financier, capitale économique. À l’élan économique correspond un essor démographique et urbain sans précédent dans l’Europe continentale – la population, multipliée par douze entre 1800 et 1900, passe de 170 000 habitants en 1800 à 826 000 en 1870, puis 3,8 millions en 1920, Berlin ayant alors rattrapé une partie de son retard sur Paris.

8Championne de l’unité allemande, la capitale de la Prusse devient tout naturellement la capitale de l’Empire en 1871. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, elle fait également figure de pôle culturel, intellectuel et universitaire de tout premier plan en Europe. Malgré la rupture que représente la Première Guerre mondiale, et la crise économique qui la suit, Berlin est au zénith de sa puissance et de son rayonnement au cours de l’« âge d’or » des années vingt. Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, Berlin entre dans une zone de turbulences. 1945 constitue une deuxième rupture temporelle. Bombardée, puis occupée et divisée, la ville connaît, de 1945 à 1989, une longue période de repli, jusqu’au formidable coup d’accélérateur du 9 novembre 1989. La tortue redevient lièvre et brûle les étapes historiques, coup sur coup ville réunifiée, capitale politique, métropole culturelle, « plus grand chantier du monde », vitrine de l’architecture internationale. Le grand emballement de la décennie quatre-vingt-dix génère d’inévitables ruptures de temporalité, qui révèlent de profondes fragilités. À la vitesse phénoménale des chantiers s’oppose la lenteur douloureuse des transformations économiques. Le lièvre et la tortue, parfois, ne font qu’un...

Le centre et la marge (ou les discontinuités géopolitiques)

9

« Il y a des troubles de la territorialité comme il y a des troubles de la personnalité. »
Jean-Luc PIVETEAU, Temps du territoire, Zoé, Genève, 1995.

10Vue sous l’angle géopolitique, l’évolution berlinoise est également marquée par la brutalité des changements : tour à tour au centre ou à la marge de territoires – la Prusse, l’Allemagne, la Mitteleuropa – eux-mêmes en perpétuelle recomposition au gré des vicissitudes politiques, Berlin apparaît comme une ville hors normes. Trois « moments-mémoire », pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Nora, peuvent être individualisés.

11Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Berlin est la capitale incontestée d’une des plus grandes puissances territoriales de l’Europe continentale, la Prusse des Hohenzollern. De 1850 à 1870, le poids politique et économique du royaume n’a cessé d’augmenter. Le Zollverein, union douanière germano-prussienne créée en 1834 à l’initiative de Berlin, est renforcé et étendu. En 1871, quand la capitale de la Prusse devient la capitale de l’Empire allemand, Berlin se retrouve au centre d’un très vaste territoire, qui s’étend sur plus de 1 000 kilomètres d’ouest en est, des rives du Rhin à Königsberg (l’actuelle Kaliningrad), et sur 800 kilomètres de la frontière danoise aux contreforts alpins. Et pourtant, même après 1871, la métropole continue d’être raillée par ses rivales allemandes et européennes. Pour Paris et Vienne, pour Munich et Hambourg, Berlin demeure une Parvenü-Stadt, une Geld-Stadt plutôt qu’une Weltstadt. Dans les discours, le centre est marginalisé.

12Dans les faits, il gagne en importance. À la veille de la Première Guerre mondiale, Berlin concentre 37% de l’ensemble des ouvriers du Reich employés dans l’électro-industrie, et AEG est devenu le premier Konzern d’Allemagne [2]. La ville, qui produit plus du quart des livres en langue allemande de l’Empire, est devenue le premier centre éditorial devant Leipzig [3]. Mais ce n’est qu’après 1918, sous la République de Weimar, que Berlin acquiert réellement une légitimité nationale et une reconnaissance internationale. Sa puissance économique s’accroît encore, son rayonnement culturel dépasse désormais les frontières nationales. Pour la première et la seule fois de son histoire jusqu’à ce jour, pendant un moment très court, Berlin cumule les fonctions de capitale politique, économique et culturelle de l’Allemagne. Mieux : durant cette glorieuse période d’adéquation des trois fonctions cardinales de capitale, Berlin surclasse Vienne et s’impose comme capitale de la Mitteleuropa.

13L’âge d’or sera de courte durée. Après 1945, Berlin n’est plus ni capitale ni métropole; c’est une ville déclassée, déchue de son statut de métropole économique avec le départ des centrales des banques et des fleurons de l’industrie vers l’ouest et le sud de l’Allemagne (Bavière et Bade-Wurtemberg notamment). D’un point de vue géopolitique, la ville passe donc d’une position centrale en Europe avant la guerre à une position marginale à double titre, avec d’un côté Berlin-Ouest, « île » coupée du monde occidental, et de l’autre Berlin-Est en position de finistère dans le bloc socialiste. De carrefour, la ville devient confins. Cette situation paradoxale est rendue encore plus aiguë avec l’érection du Mur. En effet, après 1961, Berlin n’est même plus une ville, au sens d’organisme urbain unitaire et fonctionnel, mais deux parties de villes se tournant le dos. Marginalisé par sa position géographique et dans sa forme même, Berlin l’est également de par ses fonctions. Berlin-Ouest fait ainsi office de refuge pour un certain nombre de populations « marginales » de RFA, objecteurs de conscience fuyant le service militaire (obligatoire sur tout le territoire de la RFA sauf à Berlin-Ouest), étudiants rebelles, homosexuels, étrangers, dont une communauté turque forte de 130 000 personnes à la fin des années quatre-vingt.

14La chute du Mur change brutalement la donne géopolitique. Berlin est à la fois réunifié et recentré dans un territoire allemand aux frontières intérieures abolies. Le retour de la fonction capitale consacre ce recentrage géopolitique. Berlin redevient capitale, Berlin redevient métropole. Mais au vu de l’indigence de quelques secteurs clés de l’économie, ne faut-il pas plutôt parler de métropole inachevée ?

La nouvelle spatialité du pouvoir : de la difficulté de retrouver des attributs de capitale

15À cinq reprises, Berlin a déjà occupé la fonction de capitale et de siège du gouvernement – de Prusse, du Reich allemand, de la République de Weimar, duIIIe Reich et de la RDA. Mais, avec une systématique presque fataliste, les grands projets représentatifs du pouvoir ont été détruits (incendie du Reichstag en 1933, destruction du château des Hohenzollern en 1950) ou restent des tentatives avortées (nouveau quartier des ministères sous la République de Weimar, axe monumental nord-sud de Speer). Ces monuments associés aux différents partis pris de l’histoire posent avec d’autant plus d’acuité, en 1990, la question de la rupture et de la continuité avec les anciennes formes de représentation du pouvoir dans la capitale [4].

16Par ailleurs, dans un contexte où la République de Bonn a rimé avec un fédéralisme pensé en opposition avec la période nationale-socialiste, le transfert du pouvoir fédéral à Berlin a ravivé le traumatisme d’un centralisme autoritaire et des plans d’aménagement de Hitler. Ce malaise s’est exprimé pleinement lors du vote au Parlement le 20 juin 1991, où la décision de transférer le siège du Parlement et les fonctions gouvernementales de Bonn à Berlin l’a emporté de justesse (avec 337 voix contre 320), grâce au vote de certains députés du FDP et du PDS. Il a fallu attendre trois ans pour que cette décision prenne force de loi, et huit ans pour que le déménagement de Bonn à Berlin soit effectif. Redevenu capitale d’État à l’arraché, Berlin est flanqué du mauvais rôle de capitale illégitime. Ainsi, la ville est contrainte de procéder à un exercice délicat de réinterprétation des anciens lieux du pouvoir et de définition d’une nouvelle spatialité du pouvoir. Elle doit donc opérer, à ciel ouvert, un gigantesque travail de mémoire, d’exorcisation symbolique du passé, mais également de démonstration emblématique d’un État réunifié et par conséquent d’une nouvelle nation. Une succession de défis qui reviennent au final à résoudre un compromis « capital » : édifier une capitale modeste irréprochable (bescheidene Hauptstadt) tout en répondant à la nécessité de faire aussi de Berlin la vitrine d’une nouvelle Allemagne, une capitale nationale. Cette contradiction est parfaitement perceptible dans la symbolique du projet architectural d’Axel Schultes et Charlotte Frank concernant le nouveau quartier gouvernemental. Les architectes ont exploité le sens littéral de der Bund, signifiant « la liaison », au sens de « bande fédératrice », et l’ont retranscrit sous forme de trait d’union entre les parties est et ouest de la ville, trait d’union large de plus de 100 mètres et long de plus de 1 kilomètre, dans la boucle de la Spree, pour y installer les quartiers du Bund (institutions parlementaires et chancellerie). Amputée du Forum du Bund, qui devait être le point de rencontre entre l’État, les parlementaires et les citoyens, la Spange (« agrafe ») risque de s’enfermer dans une dimension monumentale et autiste. Mais elle a le mérite de redonner au pouvoir une spatialité clairement délimitée et concentrée dans l’espace [5].

17Parmi les chantiers de réhabilitation-modernisation des anciens lieux du pouvoir, le plus emblématique est celui du Reichstag. L’engouement populaire et le succès international du Reichstag emballé par Christo et Jeanne Claude au printemps 1995 ont préparé à sa réappropriation. S’agissant d’un bâtiment hautement symbolique et représentatif (siège du nouveau Parlement de l’Allemagne réunifiée), la question du choix de la rénovation architecturale était par essence politique : c’est à travers cet édifice, revu et corrigé par Norman Foster, que la « République de Berlin » prend corps et se met en scène. Ainsi, plus qu’un geste esthétique, la fameuse coupole de verre transparente créée par l’architecte anglais est un geste politique. Cette coupole, surplombant l’hémicycle et accessible à tous, place symboliquement le citoyen au-dessus de l’élu et lui donne un droit de regard sur la politique (mais « droit de regard » ne signifie pas capacité d’action...). Grâce à une fantastique prouesse technique, l’optique donne l’illusion de la transparence et entretient l’idéal démocratique que l’Allemagne cherche à promouvoir.

18La stratégie de réappropriation concerne également le patrimoine architectural du IIIe Reich et de la RDA. Le ministère de l’Air de Goering (architecte Ernst Sagebiel), transformé en « maison des ministères de la RDA », a été réinvesti par la Treuhandanstalt. Il abrite à présent le ministère fédéral des Finances. L’ancienne Reichsbank, reconvertie en siège du comité central de RDA, a été réaménagée pour accueillir le ministère fédéral des Affaires étrangères. Enfin, l’ancien bâtiment du Conseil d’État de la RDA est le siège provisoire de la chancellerie fédérale. Dans une ville où tout est symbole et où le traitement de chaque pierre est prétexte à discussion, il est étrange que la réappropriation pragmatique, par la République fédérale, de bâtiments édifiés par deux régimes autoritaires n’ait pas davantage fait débat.

19Le troisième type de démarche adopté pour redonner corps à la capitale d’État allie de concert la démolition et la reconstruction dans l’ancien périmètre du château des Hohenzollern, théâtre des affrontements entre la monarchie et la démocratie depuis 1848. Une fois le ministère des Affaires étrangères de RDA – délimitant à l’ouest l’ancienne place centrale du château – démoli en 1996, il reste à statuer sur le sort du « palais de la République », ancienne Chambre des députés et « maison du peuple », construit dans les années soixante-dix à l’emplacement du Stadtschloss dynamité en 1950 sur l’ordre de Walter Ulbricht. En 1993, le château de Berlin a été ressuscité à l’aide de bâches en trompe l’œil et d’échafaudages adossés astucieusement au palais de la République, sur l’initiative de l’Association pour la promotion du château de Berlin (Förderverein Berliner Schloss), présidée par l’homme d’affaires hambourgeois Wilhem von Boddien [6]. Les partisans de la reconstruction du château à l’identique s’opposent aux défenseurs farouches d’une conservation du palais de la République, « dernier concentré de la RDA », comme le désigne Emmanuel Terray [7]. Le vide (parasité par des installations temporaires) de la Schloßplatz contraste avec l’enjeu idéologique qu’elle incarne. Mais elle conserve paradoxalement une fonction capitale en étant le lieu où continuent de se nouer les tensions idéologiques des deux Allemagnes. Elle expose au grand jour leurs dissonances, qui constituent l’épaisseur historique et identitaire de la capitale politique.

20Il nous semble que la restitution à Berlin de son rôle de capitale d’État donne à présent moins à voir « un levier puissant pour remodeler les fonctions métropolitaines et l’urbanisation [8] » que l’ultime tentative de reconstruction d’une trajectoire politique et identitaire avec ses ruptures et ses continuités. La définition d’une nouvelle spatialité du pouvoir dans la capitale berlinoise est particulièrement complexe, car elle participe avant tout d’une réappropriation de l’histoire allemande en se protégeant autant que possible de toute dérive idéologique et en témoignant systématiquement et simultanément d’un effort de confrontation avec son passé.

Le mirage du réajustement économique à la berlinoise

21L’avalanche des mises en chantier de projets d’immobilier d’entreprise et de bureaux à Berlin au début des années quatre-vingt-dix est directement liée, d’une part, à la course au réajustement de l’économie berlinoise, impulsée par les responsables politiques berlinois, et, d’autre part, à une internationalisation de la vague de spéculation foncière, alors à son apogée dans les autres capitales. Mais, à la différence des autres capitales déjà établies, Berlin a dû mener de front la reconstruction de son économie et un chantier urbain colossal. Les gratte-ciel à l’américaine de la Potsdamer Platz, les immeubles de bureaux et de commerce des Friedrichsstadtpassagen, le Business Center de Checkpoint Charlie sur la Friedrichstraße jouent encore aujourd’hui, pour reprendre les termes employés par Corinne Jaquand, « un rôle quasi incantatoire face à l’avenir économique incertain de la ville [9] ». Vu de l’extérieur, Berlin se présente comme une métropole de services (Dienstleistungs-Metropole) sans chercher à se démarquer par une fonction industrielle spécifique qui légitimerait sa fonction de capitale. La question du rapport économique entre Berlin et l’Allemagne reste entière dix ans après la chute du Mur. L’espace économique berlinois est-il parvenu à se recentrer par rapport aux autres métropoles allemandes ou reste-t-il sur la touche faute de croissance dans un ou plusieurs secteurs spécifiques ? Il est difficile de répondre à cette question dans le cadre de cet article; pourtant elle est incontournable.

22À partir des caractéristiques des métropoles économiques déjà existantes, nous partons de l’hypothèse que le succès du retour à la croissance économique est notamment conditionné par quatre facteurs : le poids économique des entreprises berlinoises, leur niveau d’internationalisation, l’intensité technologique des activités de production et la qualité de la main-d’œuvre.

23Le retour de Berlin au rang de capitale a laissé espérer que les entreprises d’envergure nationale et internationale fassent de la ville le siège de leurs activités. Or, toute une série de nouveaux headquarters se sont implantés, mais ils appartiennent la plupart du temps à la catégorie des centres de direction secondaire de certains segments d’activité ou de marchés de l’entreprise (voir tableau 1).

24Si ces phénomènes doivent être pris en compte, ils fournissent peu d’informations sur la fonction de pouvoir de commandement de Berlin dans l’économie allemande. Une étude [10] très précise réalisée par Stefan Krätke en 1997 sur les relations de propriété et de participation de 265 entreprises privées ayant un siège à Berlin montre que la nouvelle capitale ne parvient pas à s’imposer comme un nouveau centre de commandement dans le paysage économique allemand et continue d’évoluer dans la dépendance de firmes localisées dans d’autres centres d’agglomération (voir figure 1). Parmi les 147 firmes à contrôle externe localisées à Berlin, 115 sont contrôlées par des entreprises situées dans le reste de la RFA. À l’échelle nationale, la carte réalisée par Stefan Krätke montre distinctement, d’une part, l’affirmation du pouvoir de commandement des agglomérations ouest-allemandes Rhin-Ruhr, Francfort-sur-le-Main, Stuttgart et Munich, et, d’autre part, le pouvoir d’emprise très marginal des entreprises berlinoises sur les firmes localisées dans les nouveaux Bundesländer. On retiendra que la fonction berlinoise de commandement de l’économie nationale est extrêmement faible et tend à accentuer la ligne de partage entre des entreprises donneuses d’ordres implantées dans les villes rhénanes et des entreprises dépendantes implantées dans les nouveaux Bundesländer.

figure im1
LA DÉPENDANCE FINANCIÈRE DES GRANDES ENTREPRISES BERLINOISES VIS-À -VIS DES ENTREPRISES LOCALISÉES DANS LES VILLES DE LA R.F.A. EN 1997 BERLIN

Stefan Krätke (2000) : « Berlin : métropole tertiaire ou espace de production en deshérence ? », dans Gilles Duhem, Boris Grésillon, Dorothée Kohler (dir.) : Paris-Berlin : Regards croisés, Paris, Anthropos, p. 84.
TABLEAU 1

TABLEAU 1
TABLEAU 1 : APERÇU DES ENTREPRISES QUI ONT TRANSFÉRÉ OU PRÉVOIENT DE TRANSFÉRER LEUR SIÈGE OU LEUR SIÈGE ALLEMAND À BERLIN Entreprise Britannia Airways Coca-Cola Colt Condor Berlin Debis Daimler-Benz Mercedes Benz Daimler-Benz Groupe Dussmann Dussmann-Gruppe Kulturkaufhaus Dussmann-Gruppe Gedas telematics Synthélabo Sony Branche Transport aérien Industrie alimentaire Télécommunications Transport aérien Services Industrie automobile Services Commerce de détail Télématique Industrie pharmaceutique Électronique de divertissement Date Juillet 1997 Juin 1997 Mai 1997 Mars 1998 Octobre 1997 Juillet 1998 1994 Octobre 1997 Octobre 1997 Janvier 1998 Début 2000 Nouveaux emplois 200 programmés 240 50 300 1000* 700 Pas de données 100 70 (Prévus jusqu’en 2001) 45 Pas de données * Effectif total, dont 400 personnes étaient déjà employées à Berlin. Source: Administration du Sénat chargée de l’économie/Tagesspiegel, 9 août 1998.

Administration du Sénat chargée de l’économie/Tagesspiegel, 9 août 1998.

25Si le statut de capitale politique est acquis à Berlin, son rayonnement économique aux échelles nationale et internationale est trop faible pour lui permettre de rejoindre les rangs des capitales internationales.

26Avant d’approfondir la question du positionnement de Berlin par rapport aux métropoles allemandes à partir du critère des qualifications de l’emploi, et en particulier du marché des cadres, il convient de cerner de plus près le profil de spécialisation industrielle de l’agglomération berlinoise. Les édiles politiques ont clairement affiché dès le début des années quatre-vingt-dix leur ambition de faire de Berlin une capitale tertiaire en construisant des bureaux et en désindustrialisant.

27Entre 1990 et 1995, la nouvelle capitale a enregistré une perte de plus de 220 000 emplois dans l’industrie, soit un recul de 60% entre 1990 et 1996, un record en Europe. En 1998, le nombre des emplois dans l’industrie manufacturière s’est stabilisé à 119 000, soit une perte de 37 000 emplois par rapport à 1994 [11]. Cette érosion est liée, d’une part, au démantèlement des combinats industriels de l’ex-RDA et, d’autre part, à une industrie ouest-berlinoise peu compétitive car largement subventionnée et orientée vers une production de masse de produits à faible valeur ajoutée. L’arrêt de la manne à subventions après la chute du Mur remet directement en cause l’attractivité du Standort berlinois dans un contexte d’internationalisation des implantations industrielles. La branche de l’électrotechnique, qui a permis à Berlin de se hisser au rang de capitale industrielle à la fin du XIXe siècle, continue de dominer le secteur industriel, mais elle souffre d’une constante évolution à la baisse. Elle accuse une perte de 14500 emplois entre 1994 et 1998 et se maintient en 1998 avec 33000 emplois. Un des plus gros employeurs de l’industrie berlinoise, Siemens, a réduit à 16000 personnes son effectif, supprimant 7 000 emplois depuis 1992.

28Certes, de nouvelles implantations industrielles dans le Brandebourg renouent avec la tradition berlinoise de redéploiement industriel à la périphérie [12], mais elles ne sont pas du tout en mesure de compenser les pertes. Citons à titre d’exemple l’usine automobile de Daimler-Chrysler à Ludwigsfelde avec 1 250 emplois, l’usine BMW-Rolls Royce pour les turbines d’avion à Dahlewitz avec environ 1 000 emplois et l’usine Adtranz de matériel ferroviaire à Hennigsdorf avec environ 3 000 emplois (voir figure 2).

29La construction mécanique ( 13 400 emplois en 1998) a perdu près de 7 000 emplois entre 1994 et 1998, la chimie, près de 3 000 emplois, le secteur de l’imprimerie et de l’édition, 4 000 emplois, et enfin l’industrie alimentaire, près de 6000 emplois. Au total, le nombre total des actifs est passé de 1557500 en 1994 à 1 420 800 en 1998, soit une perte sèche de 136 700 emplois (voir tableau 2). Corollaire de cette hémorragie dans le marché de l’emploi, la hausse du nombre de chômeurs. En avril 1999, Berlin compte 269400 chômeurs (dont 47 400 recensés comme chômeurs étrangers; 195 900 ont entre vingt-cinq et cinquante-cinq ans), soit un taux de chômage de 15,9% alors que la moyenne nationale est de 10,7%.

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LA RÉGION MÉTROPOLITAINE DE BERLIN

TABLEAU 2

TABLEAU 2
TABLEAU 2 : ÉVOLUTION DU NOMBRE D’ACTIFS À BERLIN ENTRE 1994 ET 1998 (EN MILLIERS) Secteurs Total des actifs dont: Employés en entreprises Agriculture et sylviculture Industrie Énergie, eau Industrie manufacturière Construction Commerce et transport Commerce Transport, communication Entreprises de services État, ménages privés, organisations sans but lucratif 1994 1 557,5 1 129,6 10,9 392,6 21,5 221,3 149,8 304,1 182,7 121,4 422,0 427,9 1995 1 538,4 1 113,9 11,2 377,5 20,4 206,8 150,3 290,9 178,0 112,9 434,3 424,5 1996 1 499,3 1 076,3 10,6 350,3 19,5 189,7 141,0 274,3 170,9 103,4 441,0 423,0 1997 1 450,0 1 044,6 10,0 328,4 18,8 178,8 130,7 259,7 163,6 96,1 446,6 405,5 1998 1 420,8 1 029,8 9,7 305,4 17,6 168,8 119,0 250,5 ... ... 464,3 391,0 Source: Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999,1999, p. 32.

Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999,1999, p. 32.

30La croissance du secteur des services aux entreprises se révèle limitée dans une économie régionale caractérisée par la perte du « lien » entre les activités industrielles et les services à la production. À force de désindustrialisation, Berlin a fini par « scier la branche sur laquelle il était assis ». La perte de tissu productif du Standort berlinois entraîne automatiquement une perte de marchés et donc d’attractivité pour les entreprises de services. En 1999, Sony a finalement renoncé au transfert de son centre de recherche européen dans la capitale, soulignant que, « à Berlin, il y a peu d’entreprises industrielles intéressantes [13] ». Si l’une des caractéristiques d’une métropole économique tient à sa capacité de mise en relation des activités industrielles de haut niveau avec des services à la production [14], alors Berlin n’appartient pas à cette catégorie de région métropolitaine.

31S’appuyant sur les résultats d’une étude comparative [15] des différents profils de spécialisation industrielle des principales métropoles économiques allemandes, on constate que Berlin, en raison de ses multiples chantiers, se caractérise par une proportion particulièrement élevée d’employés dans le secteur du BTP (voir graphique 1). Mais l’achèvement des chantiers à la fin des années quatre-vingt-dix se répercute brutalement sur l’effectif total du secteur, avec la suppression de 23 200 emplois entre 1994 et 1998 [16]. Les services d’entretien arrivent en deuxième place sur le graphique et conduisent Stefan Krätke à qualifier Berlin de « capitale des commandos de nettoyage et des shérifs privés ». Loin de présenter des signes de convergence structurelle avec ses concurrentes hambourgeoise, munichoise ou francfortoise, ou de pouvoir prétendre à un ajustement sectoriel, Berlin semble se confiner dans un rôle de « métropole moyenne ».

32Ce profil est confirmé par la structure du marché des cadres à l’échelle nationale. Nous nous référons sur ce point aux conclusions de l’étude comparative remarquable réalisée par Edmond Poncet sur le marché de l’emploi des cadres et l’armature urbaine en Europe. À partir de l’analyse du volume et de la structure des offres d’emplois, l’auteur montre que « Berlin est une très grande ville qui exerce une influence marginale ne lui permettant pas de prendre rang parmi les Teilhauptstädte. Elle est une métropole disposant d’une influence régionale moyenne sur le territoire de l’ancienne Allemagne de l’Est. [...] Si le marché de l’emploi des cadres est actif, son fonctionnement est prioritairement destiné à satisfaire les besoins internes de reproduction et de redimensionnement d’une capitale en devenir [17] ». Le volume des flux d’offres d’emplois permet d’apprécier le poids de la ville et son aire d’action en tant que « consommatrice » et « émettrice » d’offres d’emplois. Ainsi, « Berlin se positionne sur ce marché comme une des villes les plus importantes du pays, mais en tant que “consommatrice” [18] ». Ce profil atypique est lié, d’une part, à la faiblesse du secteur industriel et des services informatiques et, d’autre part, à la demande des marchés de la construction, de l’immobilier, de l’ingénierie et du secteur de la recherche-développement [19]. Pour le moment, les grands chantiers urbains configurent le marché de l’emploi des cadres et alimentent la dynamique urbaine et économique. Mais il s’agit d’une configuration transitoire, et il faudra certainement encore attendre plusieurs années avant de pouvoir observer si Berlin est parvenu à constituer un marché de substitution à celui des chantiers, lui permettant de retisser les liens perdus entre l’industrie et les services.

Graphique 1

DIFFÉRENTIEL DU TAUX D’EMPLOI DANS LES DIFFÉRENTS SECTEURS :

Graphique 1
Graphique 1 : DIFFÉRENTIEL DU TAUX D’EMPLOI DANS LES DIFFÉRENTS SECTEURS : BERLIN COMPARÉ AUX AUTRES RÉGIONS MÉTROPOLITAINES OUEST-ALLEMANDES EN 1996 (CENTRES D’AGGLOMÉRATION ) Berlin Hambourg, Munich, Francfort-sur-le-Main secteur de la culture industries technologiques industries traditionnelles services financiers et immobiliers services aux entreprises BTP, Énergie secteur des transports services marchands services d’entretien administration d’État 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160 170 Source: Stefan KRÄTKE, Paris-Berlin..., op. cit., p. 88.

DIFFÉRENTIEL DU TAUX D’EMPLOI DANS LES DIFFÉRENTS SECTEURS :

Stefan KRÄTKE, Paris-Berlin..., op. cit., p. 88.

La culture comme élément de la dynamique économique et urbaine

33Au sein d’une économie présentant de graves faiblesses structurelles, il est au moins un secteur qui tire son épingle du jeu : la culture. Le paysage culturel berlinois, avec ses hauts lieux de création artistique (trois opéras, quarante théâtres subventionnés, huit orchestres symphoniques) et ses industries culturelles dynamiques (studios de cinéma, chaînes de télévision, multimédia, mode, design...), est facteur de richesses. Le secteur culturel employait directement 45 000 personnes en 1995 (selon le Sénat à la culture de Berlin). En pleine expansion tout au long des années quatre-vingt-dix, il emploie environ 50 000 personnes aujourd’hui. D’après une étude de l’Institut allemand de recherches économiques (Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung – DIW), le seul tourisme culturel aurait rapporté à la ville 1,2 milliard de marks en 1991 ( 600 millions d’euros). Dix ans plus tard, ce chiffre a doublé.

34C’est la densité et la variété des acteurs du secteur culturel berlinois qui en font la force. La présence en un endroit de multiples acteurs d’une même branche culturelle facilite les contacts, l’échange d’informations et les transactions. À terme, des clusters locaux se forment, à la base de l’atmosphère créative de la capitale. L’essor du secteur culturel participe non seulement de la dynamique métropolitaine mais aussi de la recomposition intra-urbaine. À ce titre, la tendance géographique en vigueur est claire. Comme l’affirme Krätke, « dans la City Est et ses quartiers environnants se trouvent aujourd’hui la plus forte concentration et la plus grande variété de productions culturelles [20] ». De fait, depuis 1990, on assiste à une migration des artistes, des établissements culturels et des publics vers la partie centre-orientale de l’agglomération. Tandis que l’arrondissement de Mitte, cœur historique de Berlin, renaît de ses cendres et redevient le centre de gravité culturel (et politique) de la capitale, les arrondissements limitrophes de Prenzlauer Berg et de Friedrichshain, jouxtant Mitte au nord et à l’est, font figure de quartiers à la mode et sont très attractifs. À l’inverse, l’ancien carrefour culturel de Berlin-Ouest, situé aux abords du Kurfürstendamm dans les arrondissements de Charlottenburg et Wilmersdorf, périclite aujourd’hui [21].

Une capitale qui s’expose

35À Berlin, le chantier urbain a acquis une nouvelle dimension. Il est le maître d’œuvre de la transformation de la ville. Il quitte son statut de zone interdite pour s’ouvrir au public dans un souci de démonstration et de communication du changement. Si le devenir économique de la capitale reste encore flou, le chantier apporte la preuve tangible du renouveau urbain et de la métamorphose de la ville en capitale. Depuis la plate-forme de la boîte rouge de l’Info-Box, dressée sur pilotis au-dessus du chantier de la Potsdamer Platz, le visiteur pouvait, dès octobre 1995, apprécier la progression du ballet des grues et apparaître lui-même comme figurant à l’arrière-plan du spectacle grandeur nature de la mutation. Dans une société et une ville secouées par un événement historique qui bouleverse le quotidien de chacun, le chantier est un point de repère qui apporte paradoxalement de l’ordre, il permet de digérer le choc de l’unification, de le faire accepter, et il fixe les nouveaux points de repère. La systématisation des effets de contraste « avant/après » des différentes étapes de la réalisation des projets, diffusées quotidiennement dans la presse, a également contribué à documenter pas à pas la mue de Berlin et à lui donner une visibilité internationale. Ainsi, à l’égard de l’extérieur, Berlin a acquis sa légitimité de capitale.

36Les chantiers sont conçus comme des lieux médiatiques capables de produire les images d’une capitale moderne qui travaille à son unification. Le procédé n’est pas nouveau en Allemagne, où l’exposition de la modernité technique a été élevée au rang de tradition historique. Il suffit de citer l’Interbau de 1957, l’IBA (exposition internationale d’architecture et de construction) de Berlin en 1987 ou encore récemment, dans la Ruhr, l’IBA du parc paysager de la vallée de l’Emscher. Chaque fois, l’élite de l’architecture internationale a été conviée par la puissance publique à réaliser des constructions expérimentales, à plaider pour une nouvelle forme d’urbanité et surtout à relancer l’attractivité de la ville. Le projet urbain n’est plus seulement un chantier, il est avant tout un Event à la mode, comme en témoigne le boom du « tourisme des chantiers » à Berlin. Chaque année, le Land de Berlin associé au Bund organise un programme de découverte des chantiers berlinois ou des opérations urbaines achevées, sur le mode d’un festival soigneusement orchestré durant onze semaines. Cette « mise en festival de la ville », désignée par le concept de Festivalisierung der Stadt par les sociologues allemands Hartmut Häußermann et Walter Siebel, génère un nouveau rapport à l’espace urbain qui devient un objet ludique.

37Vouloir se divertir davantage dans une société de loisirs n’est pas un problème en soi. La question porte davantage sur la dimension virtuelle de ces mises en scène éphémères. Le risque est de croire nommer les activités tertiaires, en énonçant le nom des chantiers de bureaux que l’on voit. Certes, la capitale berlinoise se range loin derrière Paris et Londres quant à son marché de bureaux mais, à la différence de ces deux concurrentes, elle ne dispose pas encore de quartiers d’affaires. Rappelons que la Potsdamer Platz s’apparente davantage à un grand centre commercial accommodé de bureaux, de salles multiplex et de logements qu’à une mini-Défense, comme certains ont pu l’écrire.

38Les chantiers et le spectacle terminés, on compte les mètres carrés de bureaux en surnombre. Alors que la vacance des bureaux a chuté de 9% à 2% à FrancfortsurleMain, qu’elle est inexistante à Munich, à Berlin 11% des bureaux – soit 2 millions de mètres carrés – sont vides [22]. Or, 5 millions de mètres carrés supplémentaires sont en programmation jusqu’en 2010 [23].

39Berlin a misé sur son titre de capitale, il serait de mauvais augure d’exiger qu’il rende immédiatement des comptes alors qu’il tient encore à peine sur ses deux jambes, avec une City West (Kudamm/gare du Zoo) qui a pris quelque peu ombrage de la City Ost (arrondissement de Mitte). Mais la manne des subventions commence à se tarir ainsi que les transferts financiers dont la ville bénéficiait jusqu’à maintenant grâce au système de redistribution de la richesse fiscale, dont les Länder de Bade-Wurtemberg, de Bavière, de Hesse et de Rhénanie du Nord-Westphalie sont les principaux contributeurs. Les Länder du Sud ont déposé une plainte constitutionnelle auprès du Tribunal de Karlsruhe afin qu’ils puissent davantage bénéficier des ressources fiscales supplémentaires qu’ils dégagent. En 1997, Berlin a reçu 37% de la somme totale redistribuée entre les Länder bénéficiaires de la péréquation tarifaire (près de 12 milliards de marks) et 15% des aides complémentaires octroyées par le Bund[24]. Berlin se voit aujourd’hui reprocher sa mentalité de métropole assistée, mentalité entretenue par la plupart des hommes politiques de la coalition SPD-CDU au pouvoir à Berlin, qui ont « fait leurs armes du temps du Mur, dans une économie artificiellement entretenue par des subventions fédérales »  [25].

40Berlin a retrouvé ses attributs de capitale politique et de capitale culturelle, mais aucun homme politique ne s’exprime véritablement sur le sort qui lui sera réservé au final. Doit-elle devenir une sorte de Washington DC ou redevenir une Weltstadt ? Qualifier la fonction capitale de Berlin revient à clarifier la question du rapport de Berlin à l’Allemagne et au reste du monde. Mais ce rapport qui touche aux cadres territoriaux de la mémoire allemande vient à peine d’être mis en chantier.

Le difficile recentrage géographique d’une capitale enclavée et isolée

41Au-delà de l’addition des mètres carrés, le chantier politique se double d’un énorme chantier logistique en souterrain, dont dépend le recentrage géographique de Berlin à l’échelle nationale et internationale. En effet, le pôle de bureaux et de commerces de la Potsdamer Platz et le pôle gouvernemental et administratif du Spreebogen seront bientôt connectés par un tunnel ferroviaire et autoroutier souterrain passant sous le parc du Tiergarten. Orienté selon un axe nord-sud, ce tunnel ferroviaire constituera l’« épine dorsale »  [26] du réseau ferré des grandes lignes, des lignes régionales et des lignes du U-Bahn et du S-Bahn. L’interconnexion est-ouest et nord-sud est réalisée au niveau de la Lehrter Bahnhof, future gare centrale située à l’ouest de la gare de la Friedrichstraße. Son coût est à la mesure de son ampleur : 22 milliards de marks (près de 74 milliards de francs), dont l’État paye 60% et la Deutsche Bahn AG 40%. Nouveau nœud ferroviaire à partir de 2005, Berlin renoue avec une de ses fonctions maîtresses en Allemagne. Mais il s’agit encore pour le moment d’un pari sur l’avenir [27].

42À l’échelle régionale, la chute du Mur en 1989 confrontait les édiles berlinois et brandebourgeois à une nouvelle réflexion sur Berlin et sa périphérie : comment organiser et comment réarticuler la croissance urbaine de ces deux Länder ? Parallèlement à la réforme des cadres territoriaux administratifs, les gouvernements du Land de Brandebourg et du Land de Berlin se lancent dans la reconstruction d’une nouvelle région urbaine. Avec le retour de Berlin au rang de capitale de l’Allemagne et dans l’euphorie de la réunification et des prévisions démographiques très optimistes, chacun a craint les ravages que pourrait causer une expansion berlinoise incontrôlée et a cherché à mettre en application un modèle de développement urbain.

43Ainsi, le concept de concentration décentralisée [28] (Die dezentrale Konzentration) a été adopté en 1995 comme support d’une vision politique et modèle d’organisation du territoire destinés à éviter une monopolisation déséquilibrante des fonctions économiques supérieures par la ville-centre. « Le développement doit être décentralisé, donc ne pas être focalisé unilatéralement sur la zone de concentration urbaine, et se diffuser dans l’ensemble du territoire à aménager [29]. » Il s’est agi de préserver la structure originelle en « doigts de gant » de l’agglomération berlinoise en contrecarrant une croissance en tache d’huile et en favorisant le développement d’un réseau de villes relais situées à une distance de 60 à 100 kilomètres sur les pourtours de l’aire de transition interne [30] de la région urbaine. Elle était doublée d’une deuxième couronne discontinue de villes situées sur les marges du Land de Brandebourg destinées à structurer la zone de transition externe [31] (voir figure 3).

44Mais la réarticulation des rapports entre le centre et la périphérie dans la région Berlin-Brandebourg s’est révélée particulièrement difficile à la suite de l’échec de la fusion entre les deux Länder en 1995. Berlin souffre d’être situé dans un bassin très faiblement peuplé. À l’exception de Potsdam, aucune autre ville ne dépasse les 100 000 habitants dans un rayon de 100 kilomètres autour du centre-ville de la capitale. Les villes de Cottbus et Brandebourg, sur la Havel, sont, avec respectivement 120 812 et 84 493 habitants, les deux villes les plus importantes de la région brandebourgeoise après Potsdam ( 134 773 habitants en 1996), capitale du Land. 20% des communes du Land de Brandebourg possèdent moins de 200 habitants et seules vingt-quatre communes ont plus de 20 000 habitants. « Berlin et le désert brandebourgeois », pourrait-on dire pour résumer la situation.

45Berlin continue d’apparaître comme une grosse ville compacte et isolée dans une région dépeuplée. Les excroissances de zones industrielles, de lotissements en accession à la propriété, de parcs d’activités dans la proche périphérie berlinoise traduisent davantage une « banlieurisation » de l’agglomération berlinoise, dont tirent profit les promoteurs immobiliers, qu’une croissance maîtrisée. Les activités industrielles se détournent du centre pour se concentrer dans la « ceinture de gras » ( Speckgürtel, zone tampon entourant le Land de Berlin), qui, bénéficiant deprix fonciers beaucoup plus attractifs, draine les investissements dans le secteur du logement, des activités commerciales et de l’immobilier d’entreprise. La rocade autoroutière (Autobahnring) et ses échangeurs constituent les nouveaux points de cristallisation des activités industrielles, et en particulier de la fonction de stockagemanutentiontransport, mais aussi des nouvelles mégastructures commerciales et récréatives, sans oublier les récents lotissements de maisons individuelles. Cette périurbanisation s’accompagne d’une augmentation des migrations pendulaires avec une tendance à la hausse dans le sens Berlin-Brandebourg. L’agence pour l’emploi des deux Länder recense, à la mi-1999,123 000 Brandebourgeois travaillant à Berlin, dont 106000 venant de la première couronne. Dans le sens contraire, 53 000 Berlinois partent travailler dans le Brandebourg, dont 48 000 dans la première couronne. 70% de ces migrants travaillent dans les services (commerce) [32]. Dans ce secteur, la périphérie affiche entre 1993 et 1998 une progression supérieure au centre de l’agglomération avec 21 781 emplois contre 9582 à Berlin (voir graphique 2). Loin de devoir être considéré comme une évolution positive, ce mouvement de suburbanisation traduit davantage un phénomène de dilution de l’agglomération dans sa périphérie, qui bénéficie d’un foncier attractif et de subventions importantes mais reste complètement dépendante de la demande. En 1998, une étude réalisée sur cent douze parcs d’activités révèle un taux de vacance de 45,9%  [33]. Seules les zones d’activités situées dans le secteur est de la première couronne (Königs Wusterhausen, Schönefelder Kreuz et Dahlewitz) tirent leur épingle du jeu en raison notamment de la proximité de l’aéroport de Schönefeld. Cette nouvelle génération de friches industrielles témoigne d’une concurrence qui tourne à vide entre les deux Länder et d’un processus de périurbanisation qui ne peut être associé à un processus de suburbanisation de l’emploi.

figure im6
REPRÉSENTATION SPATIALE (RAUMORDNERISCHE LEITBILD ) DE LA « CONCENTRATION DÉCENTRALISÉE » N Prenzlau Schwedt/O WittstockPritzwalk Perleberg NEURUPPIN Zehdenick Wittenberge Eberswalde BernauOranienbourg Hennigsdorf/ StrausbergPremnitz/ Velten Rathenow Nauen LAND DEDallgow/ Rüdersdorf/ErknerBERLINElstal FRANCFORT (O.)Potsdam Fürstenwalde Beelitz/ Ludwigsfelde KönigsBrandebourg Beelitz-WusterhausenHeilstätten Wildau EisenhüttenstadtWünsdorf Luckenwalde/Jüterborg Guben Zone de transition interne Berlin-Brandebourg Lübbenau/ Cottbus Vetschau Zone de transition externe Finsterwalde Spremberg Forst Centre de développement régional

Dorothée Kohler (2000) : La Stahlstadt. Les villes de l’acier en Allemagne : empreinte et matrice du triptyque État-sidérurgie-ville. L’exemple de Duisbourg et d’Eisenhüttenstadt, Thèse de doctorat, Université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

46Les entreprises ne viennent pas et les hommes partent. Berlin affiche un solde migratoire négatif très élevé en 1998 avec – 26 900 personnes. Alors qu’en 1994 Berlin atteignait avec 3,479 millions un nombre d’habitants record depuis la fin de la guerre, un processus de dépeuplement s’est amorcé en 1995. La capitale a perdu 73 200 habitants entre 1994 et 1998. Les départs de l’agglomération sont en constante hausse avec un pic en 1998 : 139 600 personnes quittent Berlin, dont 41500 pour la première couronne;300000 départs sont annoncés vers la périphérie d’ici l’an 2010 par les services de l’administration sénatoriale. L’inquiétude face à une capitale qui se vide de ses habitants et une vacance croissante dans les grands ensembles de Berlin-Est a succédé à l’optimisme des prévisions démographiques des lendemains de la chute du Mur.

Graphique 2

« SUBURBANISATION » DE L’EMPLOI

Graphique 2
Graphique 2 : « SUBURBANISATION » DE L’EMPLOI DANS LA RÉGION MÉTROPOLITAINE DE BERLIN (ÉVOLUTION DU NOMBRE D’EMPLOYÉS AFFILIÉS À LA SÉCURITÉ SOCIALE ENTRE 1993 ET 1998) Berlin (centre d’agglomération) Zone de la proche périphérie – 3 967Énergie – 645 – 22 396BTP – 943 – 61 684Industrie 2 490 – 32 506Transports 3 478 – 24 127 13 938Commerce 9 582 21 781Services – 70 000 – 60 000 – 50 000 – 40 000 – 30 000 – 20 000 – 10 000 0 10 000 20 000 30 000 Source: Stefan KRÄTKE, Paris-Berlin..., op. cit., p. 94.

« SUBURBANISATION » DE L’EMPLOI

Stefan KRÄTKE, Paris-Berlin..., op. cit., p. 94.

47La zone tampon entre le Land de Berlin et les communes périphériques du Land de Brandebourg profite du mouvement de suburbanisation. Les pôles qui devaient structurer l’organisation du développement urbain, afin d’éviter la « tache d’huile », participent pleinement à l’étalement urbain. En effet, à l’échelle des deux Länder de Berlin et Brandebourg, le schéma d’orientation du développement régional ne parvient pas à infléchir les mouvements de spéculation foncière et de suburbanisation dans la zone du Speckgürtel. Ils trahissent l’échec du modèle de la concentration décentralisée et le retour en force d’une dynamique urbaine captive du marché foncier.

48Si l’objectif de l’« équilibre territorial » promu par le schéma est de préserver une structure polynucléaire du territoire, il apparaît en complet décalage avec la capacité de la capitale à organiser son territoire et à « métropoliser » sa périphérie. Elle ne parvient que très faiblement à « concentrer » et à « décentraliser »; en revanche, elle s’étend. Sans aire métropolitaine qui remplisse la fonction de locomotive, la structure des places centrales tourne à vide, en particulier dans certaines zones du Brandebourg, où l’évolution démographique entre 1989 et 1997 accuse une baisse de près de 3% et un taux de chômage supérieur à 22,4%. Les tendances à l’étalement et à la perte de densité déstabilisent les représentations de territoires organisés à partir d’une redistribution de la croissance.

49L’isolement de Berlin est accentué par sa situation géographique de capitale arrière-poste de l’Union européenne. La zone frontalière germano-polonaise ne compte que 2 millions d’habitants et se caractérise par sa faible densité, 80 hab./km2. La courte distance ( 80 kilomètres) qui sépare Berlin de la Pologne lui attribue presque automatiquement la fonction de capitale charnière avec l’Europe de l’Est. À l’échelle des marchés de l’Europe de l’Est et de l’Ouest, la frontière est devenue un nœud de communications essentiel pour le transport de marchandises, mais les médiocres infrastructures routières ou ferroviaires sont en décalage croissant avec le trafic transfrontalier, qui ne cesse d’augmenter. Les deux principaux points de passage autoroutiers, Francfort-sur-l’Oder/Swiecko et Forst/Olszyna, absorbent respectivement 50% et 30% du trafic et sont totalement saturés. Le nombre de poids lourds au poste frontière de Francfort/Swiecko est passé de 1,1 million en 1989 à 4,85 millions en 1994; la file de camions peut s’étendre sur 35 kilomètres et l’attente au poste frontière durer quarante heures. L’intensification des flux de marchandises et d’hommes et leur possible effet d’entraînement sur le renforcement d’un axe de développement Berlin-Varsovie doivent être appréciés avec prudence, en considérant de très près la situation économique et sociale d’une bande frontalière qui sépare deux pays dont le rapport entre les deux PNB est de 1 à 11. De surcroît, il n’existe que deux vols journaliers Berlin-Varsovie, et l’Eurocity met encore six heures et demie pour relier les deux capitales. Les liens économiques entre Berlin et l’Europe de l’Est restent donc à tisser, du moins à consolider, surtout lorsqu’on ajoute que seulement 15% des exportations de l’industrie berlinoise sont destinées à l’est de l’Europe.

Conclusion : Berlin, un enjeu identitaire et politique

50Au début du XXIe siècle, à peine plus de dix ans après la chute du Mur et la réunification allemande, Berlin, confronté à ses six travaux d’Hercule à mener parallèlement, a su releverun certain nombre de défis. Le chantier politique est en passe d’être achevé : Berlin capitale accueille désormais les grands ministères fédéraux et les ambassades étrangères. Le paysage culturel, recomposé, est l’un des plus riches d’Europe. Le chantier urbain donne naissance à de nouveaux quartiers centraux, de telle sorte que le visage du « nouveau Berlin » est méconnaissable. Grâce à la révolution des transports – ferroviaires surtout – qui est en train de s’opérer, on peut espérer que Berlin, dans un proche avenir, saura rompre son isolement territorial et mieux s’intégrer aux réseaux d’échanges nationaux et internationaux. En attendant l’essor de nouveaux secteurs d’activité, l’économie berlinoise reste marquée du sceau du marasme.

51Le taux de chômage dépasse 17% dans cinq arrondissements centraux et atteint même 25% à Kreuzberg. La société berlinoise apparaît de plus en plus fragmentée, les contrastes se creusant entre les gagnants et les perdants de la Wende (le « tournant » de 1989). Alors que Berlin en était relativement épargné jusque-là, la ségrégation sociospatiale s’accentue et conduit à la disparition des milieux socialement mixtes. L’absence de cohésion sociale, renforçant les exclusions, fait apparaître de nouvelles marges sociales. À ces clivages socio-économiques s’ajoute un clivage de type identitaire. Le sentiment d’appartenance ressenti par les Berlinois de l’Est et de l’Ouest au moment de la chute du Mur ( Wir sind das Volk ! – « Nous sommes le peuple ! ») a laissé la place à la désillusion, voire à l’amertume. Le 4 novembre 1999, jour anniversaire de l’impressionnante manifestation qui fit chanceler le régime est-allemand, s’étalait sur Alexanderplatz un immense panneau noir proclamant Wir waren das Volk (« Nous étions le peuple »). De fait, beaucoup d’« Ossis » ne se reconnaissent pas dans les valeurs de la République fédérale, ce qui se traduit par un vote contestataire de plus en plus marqué. Aux élections au Parlement de Berlin de 1999, le PDS, parti du socialisme démocratique, remportait 40% des suffrages dans la partie orientale de l’agglomération, y confirmant ainsi son statut de première force politique. À l’inverse, près d’un Berlinois de l’Ouest sur deux accordait sa confiance à la CDU, le parti conservateur.

52« Laboratoire de la réunification » pour les uns, chantier de la désunion pour les autres, Berlin constitue, pour reprendre l’expression du géographe Bernard Debarbieux, un « lieu de condensation » de l’histoire allemande. Cette ville est tout à la fois lieu de transcendance, lieu concret d’expérience sociale toujours renouvelée et lieu de confrontation permanente avec l’identité collective. Si Berlin a un rôle capital – ou un rôle de capitale – à jouer, c’est peut-être celui d’interroger sans relâche l’histoire allemande, et d’exprimer au grand jour les tensions d’une société qui continue à se chercher.

Notes

  • [*]
    Boris Grésillon, géographe, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne; Dorothée Kohler, géographe, Centre Marc-Bloch, Berlin, CRIA, Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Ce type d’interrogation n’est pas nouveau. Dans un numéro d’Hérodote de 1983, consacré aux « Géopolitiques allemandes », le géographe Pierre Riquet soulevait déjà, en ouverture de son article, la même question : « Berlin, hors du commun. Capitale ou métropole ?». RIQUET P., « Berlin comme volonté et comme représentation », Hérodote, n° 28,1983, p. 101-127.
  • [2]
    Félix DAMETTE, Boris GRÉSILLON, Dorothée KOHLER et Alice ROUYER, Berlin-Paris, ministère de l’Équipement/Plan urbain, Paris, 1995, p. 30-31 et p. 59-82.
  • [3]
    Hans Heinrich BLOTEVOGEL, « Kulturelle Stadtfunktionen und Urbanisierung », in TEUTEBERG H.-J. (dir.), Urbanisierung im 19. und 20. Jahrhundert – Historische und geographische Aspekte, Böhlau, Cologne, 1983, p. 143-185.
  • [4]
    Sur ce point, se référer à la thèse de Michel GRÉSILLON, Le Pouvoir et l’État en RDA. L’échec d’un système, université d’Aix-Marseille-II, 1990,641 p.
  • [5]
    Niklas MAAK, « Die Villa zur Macht », Süddeutsche Zeitung, 1er février 2000.
  • [6]
    Gilles DUHEM, « Le Stadtschloß de Berlin : histoire revue et corrigée », Documents, n° 4, 1994, p. 69-70.
  • [7]
    Emmanuel TERRAY, Ombres berlinoises, Odile Jacob, Paris, 1996, p. 100-120.
  • [8]
    Laurent CARROUÉ, « Berlin réunifiée : une nouvelle métropole à vocation internationale en Europe centrale », Annales de géographie, n° 570,1993, p. 113-130.
  • [9]
    Corinne JAQUAND, « L’insaisissable métropole », Documents, n° 4,1994, p. 27-34.
  • [10]
    Stefan KRÄTKE, « Berlin : métropole tertiaire ou espace de production en déshérence ?», in Gilles DUHEM, Boris GRÉSILLON et Dorothée KOHLER (dir.), Paris-Berlin : regards croisés, Anthropos, Paris, 2000, p. 79-108.
  • [11]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999, 1999.
  • [12]
    Dorothée KOHLER, « La naissance de la capitale industrielle allemande », in Félix DAMETTE, Boris GRÉSILLON, Dorothée KOHLER et Alice ROUYER (dir.), Berlin-Paris, op. cit., p. 59-74.
  • [13]
    Der Tagesspiegel, 25 août 1999.
  • [14]
    Pierre BECKOUCHE, Jeanine COHEN, Félix DAMETTE et Jacques SCHEIBLING, La Métropole parisienne, système productif et organisation de l’espace, UTH 2001,1990.
  • [15]
    Stefan KRÄTKE et Renate BORST, Berlin, Metropole zwischen Boom und Krise, Leske + Budrich, Opladen, 2000, p. 40-54.
  • [16]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Betriebe, Wirtschaftsbericht Berlin 1999, 1999, p. 48.
  • [17]
    Edmond PONCET, Marché de l’emploi des cadres et armature urbaine en Europe. Comparaison entre la France et l’Allemagne, Délégation à l’aménagement du territoire, 1998, p. 25.
  • [18]
    Ibid., p. 27.
  • [19]
    Ibid., p. 42-43.
  • [20]
    Stefan KRÄTKE, Berlin..., op. cit., p. 99.
  • [21]
    Boris GRÉSILLON, Berlin métropole culturelle, essai géographique, thèse de doctorat, ENS Fontenay-Saint-Cloud, 2000,590 p.
  • [22]
    Süddeutsche Zeitung, 9 janvier 2001
  • [23]
    Néanmoins, il convient de relativiser cette situation à l’échelle internationale. Le taux de vacance des bureaux à Londres est de 12%.
  • [24]
    Bundesministerium der Finanzen, Finanzbericht 1999, 1999.
  • [25]
    Corinne JAQUAND, op. cit.
  • [26]
    Corinne JAQUAND, « Berlin, une histoire de sols », Urbanisme, n° 287,1996, p. 14-22.
  • [27]
    Voir sur ce point la thèse d’Alice ROUYER, La Région berlinoise en quête d’elle-même. Aménagement régional et restructuration du système de transport à l’heure de l’Unification, université Paris-IV-Sorbonne, Paris, 1997.
  • [28]
    Le concept de la « concentration décentralisée » s’inscrit dans la tradition urbaine allemande de limitation de la périurbanisation et d’organisation polynucléaire du développement régional grâce à la hiérarchie de places centrales. Dorothée KOHLER, La Stahlstadt. Les villes de l’acier en Allemagne : empreinte et matrice du triptyque État-sidérurgie-ville. L’exemple de Duisbourg et d’Eisenhüttenstadt, thèse de doctorat, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2000,649 p.
  • [29]
    Senatsverwaltung für Stadtentwicklung, Umweltschutz und Technologie/Ministerium für Umwelt, Naturschutz und Raumordnung des Landes Brandenburg, Berlin-Brandebourg : un plan commun, p. 8.
  • [30]
    L’aire de transition interne correspond à l’espace de l’aire métropolitaine dense, soit le Land de Berlin et la première couronne des communes limitrophes. Elle couvre environ 5 400 km2 et concentre 4,3 millions d’habitants, soit 800 hab./km2.
  • [31]
    L’aire de transition externe correspond à la couronne des communes périphériques àl’aire de transition interne. Elle couvre une superficie de 25000 km2 et compte 1,7 million d’habitants, soit 70 hab./km2.
  • [32]
    Senatsverwaltung für Wirtschaft und Technologie, Zur wirtschaftlichen Lage in Berlin, Jahresüberblick 2000, 2000.
  • [33]
    Berliner Zeitung 17-18 octobre 1998.
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