Couverture de HERM_085

Article de revue

Les machines remplaceront-elles les traducteurs ?

Pages 49 à 54

Notes

  • [1]
    Il faut, notamment, traduire « in-person communication » par « communication interpersonnelle » et non par « communication en personne ».
  • [2]
    Les traductions en russe (« По мере того, как наш мир становится все более взаимосвязанным и Соединенные Штаты становятся все более разнообразными, растет спрос на многоязычных и культурно грамотных сотрудников, что создает потребность в письменных и устных переводчиках. »), en portugais (« A medida que nosso mundo se torna mais interconectado e os Estados Unidos se tornam mais diversificados, há também uma crescente demanda por funcionários que sejam multilíngues e culturalmente inteligentes, criando uma necessidade de tradutores e intérpretes. »), en allemand (« Da unsere Welt immer stärker vernetzt ist und die Vereinigten Staaten immer vielfältiger werden, steigt auch die Nachfrage nach Mitarbeitern, die mehrsprachig und kulturell intelligent sind, was einen Bedarf an Übersetzern und Dolmetschern schafft. »), sont tout aussi utilisables, de même qu’en espagnol, en italien, en néerlandais et en polonais, les langues actuellement disponibles sur DeepL.
  • [3]
    Notre traduction. L’ouvrage a été traduit sous le titre Origine et sens de l’Histoire (Jaspers, 1954), mais le titre allemand parle du « but de l’Histoire » (« Ziel »).

1Nous assistons aujourd’hui à une révolution « en temps réel » : celle de la traduction automatique, dont les enjeux sont considérables au vu de la rebabélisation du monde en cours. Au début d’Internet, à la fin des années 1990, la part de l’anglais y était écrasante : plus de 90 %. Fin 2010, elle était passée en dessous de la barre des 30 %. Les « langues du futur » ne se réduisent donc plus, comme on le pensait naguère, à la seule « langue planétaire » – c’est le sens de Global English (Crystal, 1997) – mais sont désormais, selon le British Council lui-même (2017), classées par ordre d’importance, soit, pour ne prendre que les dix premières : l’espagnol, le chinois, le français, l’arabe, l’allemand, l’italien, le néerlandais, le portugais, le japonais et le russe. Comme il ne saurait être question d’apprendre toutes ces langues, voire d’autres encore, la langue de la mondialisation, ce n’est pas l’anglais, mais la traduction (Oustinoff, 2011), pour paraphraser la formule d’Umberto Eco au sujet de la langue de l’Europe.

2En raison des progrès spectaculaires liés au développement de l’intelligence artificielle (IA) et de la traduction automatique, nous n’avons plus besoin de connaître une langue pour la comprendre. Les machines commencent déjà à le faire pour nous, et nul doute qu’elles y parviendront de mieux en mieux : on ne peut que s’en réjouir.

3Est-ce à dire qu’elles remplaceront, à terme, les traducteurs « humains » ? En dépit des apparences, tout porte à penser que non, pas plus que les machines ne sauraient remplacer l’espèce humaine, hormis dans la science-fiction.

De Star Trek au lancement du « traducteur universel » de Microsoft

4Même si l’idée de traduction automatique remonte au xviie siècle, elle n’est véritablement mise en œuvre qu’à partir des années 1950 : c’est en 1954 qu’IBM fut en mesure de faire la première démonstration, l’original étant… en russe. En effet, en pleine guerre froide, les États-Unis voulaient combler leur retard technologique sur l’Union soviétique en matière de conquête de l’espace. Une série culte de science-fiction des années 1960, Star Trek, dispose elle aussi, d’un traducteur cette fois-ci ultra-perfectionné : le « traducteur universel ». Le vaisseau spatial USS Entreprise est nettement en avance sur l’époque, puisqu’il permet d’aller partout dans l’univers en voyageant plus vite que la vitesse de la lumière (il est vrai que l’action est censée se passer au xxiiie siècle). Et, comme les extra-terrestres rencontrés en chemin sont légion, le « traducteur universel » portatif s’avère indispensable : il permet instantanément de communiquer dans les langues les plus diverses. La science-fiction s’était ainsi emparée de la traduction automatique.

5Il n’est pas étonnant que l’on trouve sur le site de Microsoft le rapprochement avec Star Trek, avec trois siècles d’avance :

6

The personal universal translator has long been a dream of science fiction, but today that dream becomes a reality : Microsoft Translator now translates in-person conversations in real time with up to 100 speakers using their own smartphone, tablet, or PC. This new feature allows people to communicate in different languages face to face using their own language on their own device. This feature opens the door to a whole new world of communication among people, regardless of their language.
(Microsoft, 2016)

7En recourant au service de traduction en ligne DeepL, il faut dire que la traduction automatique est, à quelques détails près, non seulement équivalente au résultat obtenu en recourant à un traducteur « humain » mais également bien plus rapide, puisqu’elle est pratiquement instantanée :

8

Le traducteur universel personnel a longtemps été un rêve de science-fiction, mais aujourd’hui ce rêve devient réalité : Microsoft Translator traduit maintenant les conversations en personne en temps réel avec jusqu’à 100 locuteurs utilisant leur propre smartphone, tablette ou PC. Cette nouvelle fonctionnalité permet aux gens de communiquer dans différentes langues en face à face en utilisant leur propre langue sur leur propre appareil. Cette caractéristique ouvre la porte à un tout nouveau monde de communication entre les gens, quelle que soit leur langue.

9Qui plus est, avec DeepL, on peut également traduire en allemand, en espagnol, en italien, en néerlandais, en polonais, en portugais et en russe, en attendant que d’autres langues s’y ajoutent ; avec Google Translate, on en est à plus de cent langues. L’utilité de telles machines n’est pas à démontrer. En revanche, en déduire que la traduction peut se passer des traducteurs « humains » relève d’une vision mécaniste des langues.

Intelligence artificielle et Intelligence humaine

10En chinois, intelligence artificielle se dit 人工智能 (réngōng zhìnéng). Les deux derniers caractères (zhìnéng) signifient « intelligence » et les deux premiers (réngōng) signifient « artificielle » mais, au sens littéral, il faut comprendre par là le « travail » (gōng) effectué par un être humain (rén). Autrement dit, une machine ne saurait « penser », contrairement aux « humains » qui l’ont construite. Et la traduction, pas plus que la langue, ne saurait se réduire, contrairement à une idée reçue, à un exercice purement mécanique.

11La plus sophistiquée des machines à traduire (signalons au passage que la traduction par reconnaissance vocale est en train, elle aussi, de faire des progrès spectaculaires) ne saurait jamais faire au moins deux choses. Tout d’abord, elle ne saurait « comprendre » au sens « humain » du terme. Elle peut certes « traduire » les signes qui composent un texte, mais ils ne sont utilisables qu’à condition d’avoir été convertis en « langage machine », c’est-à-dire fondamentalement une série de zéros et de uns : la machine traduit sans comprendre. En deuxième lieu, à supposer que la machine parvienne à comprendre le sens d’un texte, encore faudrait-il qu’elle en comprenne la signification, ce qui est tout bonnement impossible : « Contrairement à l’homme, ou à l’animal, qui pense à l’aide d’un cerveau situé dans un corps, lui-même inscrit dans un environnement, la machine produit des calculs et des prédictions sans être capable de leur donner une signification. » (Benasayag, 2018, p. 15)

12Comme Edward T. Hall le soulignait dans The Silent Language (1959), la langue est inséparable de la culture. Quant à la traduction, il faut la prendre au sens le plus étendu du terme, celui que lui donnait Roman Jakobson dans Aspects linguistiques de la traduction (1963), y incluant la « traduction intersémiotique », c’est-à-dire celle qui permet de passer d’un système de signes à un autre système de signes, au-delà des simples mots de la langue.

13Dans les langues, comme en français, où le mot « mort » est féminin (comme dans les autres langues romanes, ou en russe, etc.), on la personnifie sous la forme d’une femme ; au contraire, dans les langues où le mot est masculin (langues germaniques, etc.), c’est sous la forme d’un homme, comme dans le Septième sceau d’Ingmar Bergman. En Occident, la couleur de la mort est le noir, mais en Chine, en Inde ou dans les pays arabes, c’est le blanc. Autant de dimensions qu’une machine ne pourra jamais « comprendre ».

14Enfin, on rappellera cette formule de Nelson Mandela, lui qui avait tenu à apprendre l’afrikaans, du temps de l’Apartheid, pour comprendre la langue de l’adversaire :

15

If you talk to a man in a language he understands, that goes to his head. If you talk to that man in his language, it goes to his heart.

16Ce qui donne, traduit automatiquement par DeepL :

17

Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, ça lui monte à la tête. Si vous parlez à cet homme dans sa langue, ça lui touche le cœur.

18On pourra faire des gorges chaudes de la bévue qui consiste à traduire « that goes to his head » par « ça lui monte à la tête », mais on aurait tort. Certes, c’est le sens figuré que l’expression a ordinairement, sauf qu’ici, il faut la prendre au sens littéral : « Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous parlez à cet homme dans sa langue, vous parlez à son cœur ». Nous sommes aux limites de la « compréhension » d’une machine, et c’est justement là que les « humains » peuvent prendre la relève.

19Dans le domaine de la traduction professionnelle et de ce que l’on appelle désormais l’« industrie de la traduction » mais aussi dans les organisations internationales (Nations unies, Union européenne, Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], etc.), la traduction automatique constitue un atout considérable : elle permet d’avoir un premier jet instantané, qu’il s’agit ensuite de réviser, ce qui constitue un formidable gain de temps et d’énergie. Toutes proportions gardées, il s’agit du même progrès que celui réalisé dans le domaine des calculs dits « astronomiques » : avant l’apparition des calculatrices automatiques et des ordinateurs, il fallait faire ces calculs à la main, ce qui occupait des dizaines de personnes pendant des jours entiers. On est ainsi passé de l’ère des « calculateurs humains » aux « calculatrices », et en anglais, des « human computers » aux « computers », les deuxièmes supplantant complètement les premiers.

20La différence, c’est que les langues ne sont pas seulement affaire de calculs : les ordinateurs ont bien un « cœur », mais l’anglais fait bien la différence entre le « cœur » d’une machine (en utilisant core, qui lui-même dérive du français « cœur ») du cœur d’un être humain (heart, mot d’origine germanique). On ne saurait prendre l’un pour l’autre.

La révolution en cours : enjeux et perspectives

21La traduction automatique, sous toutes ses formes, y compris la traduction assistée par ordinateur, représente une avancée considérable dans de nombreux domaines. De manière centrale, elle permet de relever le défi de la rebabélisation du monde. On ne saurait apprendre toutes les langues (les estimations varient, mais on en dénombrerait 7 000, sans compter les dialectes), ni même les quelque centaines qui ont une existence numérique sur Internet, pas plus qu’on devrait s’imposer d’apprendre ne serait-ce que les dix langues considérées comme les plus importantes par le British Council. Elle permet aussi de se libérer des contraintes liées à l’existence d’une langue de communication internationale promue au rang de « langue planétaire » unique. C’est la thèse défendue, notamment, par Nicholas Ostler dans The Last Lingua Franca (2011) : une fois que la traduction automatique aura été suffisamment développée, la nécessité d’apprendre l’anglais ou, dans une moindre mesure, toute autre langue internationale, comme l’espagnol, le français ou le russe aura disparu. L’anglais serait donc, selon lui, la « dernière lingua franca », d’où le titre de son ouvrage, la traduction automatique permettant à chacun de communiquer directement dans sa propre langue.

22On ajoutera cependant que la traduction automatique ne pourra jamais se passer totalement de traducteurs « humains », pour les raisons que l’on vient d’évoquer. Voilà qui explique pourquoi le rapport publié en 2017 par l’University of California at San Diego (UCSD) plaçait en numéro un la profession de traducteur et d’interprète comme la carrière d’avenir actuellement la plus prometteuse, devant celles de programmateur ou d’analyste financier, etc. (UCSD, 2017, p. 3) :

23

As our world becomes more interconnected and the United States becomes increasingly diverse, there also is growing demand for employees who are proficient in multiple languages and culturally astute, generating a need for translators and interpreters.

24Traduction DeepL (que nous laissons délibérément à l’état brut) :

25

Alors que notre monde est de plus en plus interconnecté et que les États-Unis se diversifient de plus en plus, il y a aussi une demande croissante pour des employés qui maîtrisent plusieurs langues et sont culturellement astucieux, ce qui génère un besoin de traducteurs et d’interprètes [2].

26Il faut cependant se replacer dans le contexte de l’utilisation de plus en plus poussée des machines en raison des avancées de l’IA. Dans le domaine de la traduction comme en d’autres, si rien n’est fait pour parvenir à un certain équilibre, il y aura des gagnants et des perdants, comme le souligne Joseph Stiglitz. Selon lui, pas de doute possible : les évolutions actuelles nous entraînent vers une « société plus divisée » (Sample, 2018), c’est-à-dire plus inégalitaire. Là comme ailleurs, les machines peuvent remplacer de plus en plus les traducteurs à un niveau de qualification relativement peu élevé ou intermédiaire, ce qui tirera vers le bas leurs rémunérations. Mais les traductions (comme c’est le cas, notamment, de la traduction orale effectuée par les interprètes, domaine encore peu concurrencé par les machines) demandant un haut niveau de qualification seront non seulement épargnées, mais les traducteurs en mesure de les réaliser pourront même y gagner, en bénéficiant des progrès accomplis par la traduction automatique.

27À l’inverse, la traduction automatique permet une démocratisation indéniable dans l’accès aux langues étrangères : on le voit bien sur les réseaux sociaux, où il est de plus en plus possible de communiquer sans avoir à connaître la langue de l’autre.

28Il en va de la traduction automatique comme de toute langue de communication internationale : elle permet désormais un accès démultiplié aux langues les plus diverses, ce qui était encore impensable il y a seulement une vingtaine d’années.

29La machine ne saurait jamais remplacer totalement les traducteurs et les interprètes, mais imaginons que cela soit possible, en raisonnant par l’absurde. Imaginons le « village planétaire » cher à Marshall McLuhan pour ainsi dire entièrement libéré de ce que certains appellent – à tort, selon nous – la malédiction de Babel. Comme dans Star Trek, où que l’on aille, notre voix est instantanément traduite dans la langue des autres, et inversement. En naviguant sur Internet, on aurait accès, en direct, à tous les contenus dans notre propre langue.

30Cela ne supprimerait pas les causes d’incommunication (Wolton, 2003), bien au contraire. Tout d’abord, ce n’est pas parce que l’on parle la même langue que l’on se comprend forcément mieux. On rappellera le mot de Bernard Shaw : « England and America are two countries divided by the same language » (« L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays divisés par la même langue »). Il en va de même de l’espace francophone, hispanophone, lusophone, russophone, arabophone, etc. En deuxième lieu, le fait d’avoir accès aux langues les plus diverses par l’intermédiaire de notre propre langue est source d’incommunications majeures si l’on ne prend pas en considération les problèmes liés à la dimension de la « langue silencieuse » (Hall, 1959), celle de la communication interculturelle.

31Que la traduction automatique soit une avancée considérable ne fait aucun doute, mais, loin de réduire à néant le rôle des traducteurs « humains », elle en souligne en contraire la nécessité : le décryptage du monde contemporain fait de nous tous des traducteurs et des interprètes, où les machines ne seront jamais qu’un moyen et non une fin en soi, comme le soulignait Karl Jaspers dans Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1983, 161) :

32

Das jedenfalls ist offenbar : Technik ist nur Mittel, an sich weder gut noch böse. […] Die Technik ist unabhängig von dem, was mit ihr zu machen ist, als selbstständiges Wesen eine leere Macht, ein schließlich lähmender Triumph des Mittels über den Zweck.

33C’est-à-dire :

34

C’est en tout cas évident : la technique n’est qu’un moyen, en soi ni bien ni mal. […] La technique est indépendante de ce que l’on peut en faire : en tant qu’être indépendant, elle n’est qu’une puissance vide, le triomphe en définitive paralysant du moyen sur la fin [3].

35C’est là, effectivement, la question essentielle.

Bibliographie

Références bibliographiques


Mots-clés éditeurs : traduction automatique, rebabélisation, mondialisation, intelligence artificielle, communication

Mise en ligne 28/11/2019

https://doi.org/10.3917/herm.085.0049

Notes

  • [1]
    Il faut, notamment, traduire « in-person communication » par « communication interpersonnelle » et non par « communication en personne ».
  • [2]
    Les traductions en russe (« По мере того, как наш мир становится все более взаимосвязанным и Соединенные Штаты становятся все более разнообразными, растет спрос на многоязычных и культурно грамотных сотрудников, что создает потребность в письменных и устных переводчиках. »), en portugais (« A medida que nosso mundo se torna mais interconectado e os Estados Unidos se tornam mais diversificados, há também uma crescente demanda por funcionários que sejam multilíngues e culturalmente inteligentes, criando uma necessidade de tradutores e intérpretes. »), en allemand (« Da unsere Welt immer stärker vernetzt ist und die Vereinigten Staaten immer vielfältiger werden, steigt auch die Nachfrage nach Mitarbeitern, die mehrsprachig und kulturell intelligent sind, was einen Bedarf an Übersetzern und Dolmetschern schafft. »), sont tout aussi utilisables, de même qu’en espagnol, en italien, en néerlandais et en polonais, les langues actuellement disponibles sur DeepL.
  • [3]
    Notre traduction. L’ouvrage a été traduit sous le titre Origine et sens de l’Histoire (Jaspers, 1954), mais le titre allemand parle du « but de l’Histoire » (« Ziel »).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions