Notes
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[1]
D’après l’Ined, « une génération assure son remplacement si le nombre de filles dans la génération des enfants est égal au nombre de femmes dans la génération des parents. À cause du rapport de masculinité à la naissance (il naît 105 garçons pour 100 filles) et de la faible mortalité infantile, le niveau de remplacement est atteint lorsque les femmes ont environ 2,1 enfants dans les pays développés » (cf. <www.ined.fr/fr/lexique/remplacement-des-generations>). Pour le Centre d’observation de la société, « si la descendance finale des femmes se maintient durablement sous ce chiffre, la population diminue lentement. Nous employons le conditionnel, car ce chiffre ne tient pas compte de l’immigration, qui peut constituer un apport notoire. En pratique, avec 1,8 ou 1,9 enfant par femme et un solde migratoire modeste, la population reste stable. » (<www.observationsociete.fr/definitions/renouvellement-des-generations.html>).
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[2]
Paru en 1991 au Canada avec le titre Generation X : Tales for an Accelerated Culture (New York, St Martin’s Press).
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[3]
Une recherche similaire en anglais donne 152 000 occurrences pour « Generation Y » et 34 000 pour « Generation Z ».
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[4]
Selon Benjamin Cheminade, cf. <www.01net.com/actualites/recruteurs-attention-la-generation-y-debarque-378068.html> (page consultée le 20/02/2019), repris en particulier par Desplats et Pinaud, 2015.
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[5]
Cf. par exemple, la page <www.cdesetudesetduconseil.fr/2016/02/11/communication-collaboration-connexion-et-creativite-ils-ont-tout-pour-eux/> (consultée le 20/02/2019), qui évoque une « cyber-génération » avec des tendances comportementales particulières : « la sélection et la création plutôt que la quantité », ou encore « les images avant les textes ». Sur le site <business-digest.eu/fr/2011/06/23/gen-c-collaboration-communication-connexion/> (consulté le 20/02/2019), cette « génération C », « change la donne », car, comme ils œuvrent « naturellement en réseau par leur usage intensif des nouvelles techno, ils ont tout pour bousculer l’organisation pyramidale de l’entreprise ».
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[6]
Cf. <www.oipsolutions.com/digital-native-qui-sont-ils/#>, page consultée le 20/02/2019.
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[7]
Cf. <www.generationy20.com/attention-aux-cliches-intergenerationnels>, page consultée le 20/02/2019.
1Le « générationnel » n’est pas nouveau (caractériser et/ou catégoriser des sous-ensembles de populations selon les âges ou les époques), mais l’usage qui en est fait désormais dépasse la mise en évidence de tendances et donne à la démarche un caractère normatif, sans remise en cause possible, bien pratique parce que simple et présenté comme efficace.
2Bien sûr, les générations n’ont pas les mêmes histoires, et si les valeurs partagées changent, finalement, assez peu, les hiérarchies de ces valeurs évoluent au sein des populations, en fonction des changements de mentalité, des cultures, etc. Mais la généralisation de caractérisations générationnelles s’apparente actuellement à une production et à une diffusion de stéréotypes, pouvant induire d’ailleurs des comportements autoréalisateurs : puisque les personnes de ma génération sont ainsi, je dois donc m’y conformer.
3Les conséquences sont importantes, en particulier dans des contextes n’intégrant pas d’éléments critiques ou quand il s’agit de prendre des décisions dans un environnement complexe. Il s’agirait aussi d’une démarche largement initiée par certains acteurs économiques, comme les consultants ou encore les cabinets de recrutement. Les stéréotypes générationnels sont en effet rarement envisagés, justement, comme des stéréotypes, mais comme des évidences démontrées qui s’imposent souvent sous couvert d’une scientificité discutable. Il serait alors nécessaire, pour tenter de maîtriser ces phénomènes générationnels, de mobiliser des compétences particulières, ce qui a un coût et invite à recourir à des spécialistes.
4Cette contribution propose de mettre en évidence la faiblesse conceptuelle du raisonnement générationnel et d’en expliquer certaines limites et dangers.
5Le constat et l’analyse des transformations des mentalités, des attitudes, voire des compétences au fil des générations aboutissent souvent à une recherche de caractérisation, de qualification et de catégorisation, voire de stigmatisation. Les expressions digital natives, Net génération, génération X, Y ou Z, millennials, etc., à la fois métaphores et slogans, sont plus ou moins médiatiques et médiatisées et sont parfois érigées en concepts. L’idée semble simple, et c’est ce qui fait certainement son succès, en particulier en management, en marketing ou dans le champ des ressources humaines : la différence entre les jeunes d’aujourd’hui, les dernières « générations » donc, et les plus âgés résiderait dans des compétences, des capacités, des aptitudes, des connaissances différentes et distinctives, adaptées à l’environnement numérique, alors que les aînés doivent ou ont dû « immigrer » vers ce nouveau monde.
6Le générationnel a ainsi envahi le monde de l’entreprise, de manière concomitante ou presque avec la généralisation des technologies de l’information et de la communication, et de nombreux auteurs expliquent d’une part que les entreprises doivent adapter leurs méthodes de management à ces nouvelles générations, d’autre part comment le faire, car les Digital Natives – qui représenteront 75 % de la population active d’ici une dizaine d’années – maîtriseraient parfaitement le digital (cf. par exemple, Victor et Babaci-Victor, 2017 ; Desplats et Pinaud, 2011).
7Une scission générationnelle a-t-elle donc eu lieu, radicalement ? Les fractures au sein des populations, induites par l’évolution technologique et les outils à maîtriser, ne se limitent pourtant pas à un problème de génération. Mais l’important serait non pas « de définir une génération […], une partie de cette génération », mais plutôt de « caractériser une certaine pratique du numérique » (Stenger, 2015, p. 13), en tenant compte du fait qu’« un jeune né dans un monde peuplé d’ordinateurs ne comprend pas davantage la pensée algorithmique qu’un jeune né dans un mode peuplé de voitures ne maîtrisait le principe d’un moteur à explosion » (Coutant, in Stenger, 2015, p. 151).
Qu’est-ce qu’une génération ?
8La notion de « génération » est de l’ordre de l’évidence quand il s’agit de rassembler des individus selon leur âge, ou bien pour indiquer un rapport à un événement important, souvent difficile à vivre, une rupture politique ou sociale, une opportunité nouvelle proposée à une partie seulement du corps social : la « génération Mai 68 », mais aussi la « génération Erasmus ». Le sens du mot a cependant évolué et de nombreux champs des sciences humaines et sociales l’ont investi.
9Néanmoins, ce terme s’est imposé dans une démarche historique, quand il s’agit, en particulier, de donner des éléments d’explication à une situation particulière : l’engagement d’une grande partie des Allemands dans la politique nazie serait ainsi lié, en réaction, aux événements vécus par une génération née au début du xxe siècle : privations, absence du père mort à la guerre, défaite, chômage, etc. (Loewenberg, 2017 [1983]) Les générations ayant subi les guerres, en particulier, ont ainsi été souvent mises en évidence, mais sans pour autant que le lien entre les événements et les caractéristiques générationnelles s’inscrive dans une relation de causalité. Même si les événements ont des effets sur les populations qui en sont témoins ou acteurs, ce qui peut par la suite induire des comportements particuliers, la relation avec le générationnel n’est liée qu’à l’âge et à la durée de vie des personnes concernées. Il devient aussi assez commode de faire coïncider générations et périodes historiques – les générations, historicisées, devenant alors preuves supplémentaires du bien-fondé des périodisations proposées.
10En effet, la génération d’âge, « cohorte », d’un point de vue démographique, est un ensemble d’individus nés une même année, ou bien pendant une même période, cette période pouvant aussi être fondée sur… la génération elle-même. Ce raisonnement permet alors d’arrimer les rythmes historiques aux générations successives.
11Pour autant, on parle peu de « génération 11 septembre » ou de « génération Mur de Berlin » ; les événements retenus s’inscrivent souvent plutôt dans une certaine durée. De plus, le générationnel induisant une succession (voire une progression) historique (comme la périodisation), le temps en reste un élément fondamental : temps politique, social, économique, mais aussi biologique. La question de l’amplitude des générations reste largement ouverte, en particulier aujourd’hui : quand sont nées les personnes de la génération Y ? De nombreux auteurs se contentent d’intervalles larges, sans précision… C’est qu’il n’y a ni rupture ni événement circonscrit dans le temps historique : la généralisation des TIC a été rapide, certes, mais progressive, tout comme les mondialisations. Les historiens ont moins ce problème, car ils s’attachent, très généralement, à définir des générations a posteriori, sauf peut-être dans le cadre des tentatives d’histoire à rebours…
12Au xixe siècle, une vision des générations s’est imposée, dépassant le cadre de la construction historique. Le positivisme d’Auguste Comte met en relation le rythme du progrès social avec le générationnel : chaque génération contribue ainsi au progrès (Comte et al., 2012). Dès la fin du xixe siècle, s’impose l’idée d’un cycle de trois, quatre puis, plus récemment, cinq générations qui s’influenceraient mutuellement. Le renouvellement des générations, la question de la « relève », du « remplacement [1] », la mise en exergue des « seuils de renouvellement » liés à la reproduction des populations, sont autant de thématiques qui traversent le siècle pour nourrir des thèses politiques de défense identitaire, du repli nationaliste et de l’opposition à l’immigration. La thèse du « grand remplacement », complot dénoncé de substitution de population, s’appuie sur une conception spécifique du générationnel largement inspirée de la tradition positiviste, et qui n’admet aucun métissage, aucun dynamisme des populations. Le générationnel s’articule alors avec une conception statique et collective de l’identité, induite par un renouvellement démographique des sociétés fermées (Le Bras, 2017).
13Les générations et leur succession constitueraient donc un moteur du progrès, scientifique, social, politique, les communautés d’âge se confondant avec des communautés de destin, selon le rythme trentenaire des générations familiales ou bien celui, de dix ans, des générations sociales (Mentré, 1920).
14La sociologie a tenté de dépasser le cadre rigide de cette régularité qui induit une unification générationnelle. En particulier, Karl Mannheim développe trois concepts : la « situation de génération », l’« ensemble générationnel » et l’« unité de génération ». La situation de génération, comme la situation de classe, est caractérisée par l’appartenance des personnes concernées à un espace historique et social qui, en circonscrivant le champ du possible, laisse apparaître des tendances spécifiques. L’ensemble générationnel est le lien réel entre les individus se trouvant dans une même situation générationnelle, participant donc à un destin commun. L’unité de génération, enfin, est un lien plus concret, par exemple celui d’un groupe qui s’approprie différemment les expériences communes à l’ensemble générationnel (Mannheim, 1928, p. 58-60).
15L’appareil conceptuel de Mannheim, centré sur les processus et les interactions sociales, permet ainsi de mettre en évidence des situations particulières, une relativité de l’unité générationnelle, avec des divergences et des hétérogénéités (Blavier, 2010). Pour autant, comme le met en évidence Claudine Attias-Donfut, cette analyse formelle « reste néanmoins dans l’esprit de ses prédécesseurs, du point de vue du double rapport à la pensée et à l’histoire » (1988, p. 41). Les générations au sens démographique, dont la jeunesse a lieu pendant des changements significatifs, sont alors aussi des générations au sens social. Il est difficile de ne pas faire le lien entre cette analyse et les présentations actuelles des générations X, Y et Z. Pour autant, les processus ne sont peut-être pas aussi réguliers que les renouvellements démographiques et ce sont alors les changements en eux-mêmes qui définissent les générations particulières.
16Quel lien est-il possible d’établir, finalement, entre les changements sociaux et les générations et entre les individus et leur génération ? En considérant une génération définie par un cadre temporel, comment évaluer similitudes et divergences des individus la composant a priori, en particulier par rapport à l’évolution technologique, élément principal de contexte pour les tenants actuels du générationnel ?
17Alors qu’actuellement le concept de génération reste mal défini et est souvent abandonné, en particulier en sociologie, la généralisation de notions voisines (classes d’âge, groupes d’âge, cohorte) n’aboutit à régler ni le problème des frontières des générations ni celui du rapport à la famille et aux groupes sociaux. Depuis la fin des années 1970, le terme « génération » est ainsi utilisé avec de nombreux sens plus ou moins explicités, en particulier par rapport à l’évolution des mentalités et des idées politiques (« génération Mitterrand »). S’il est ainsi difficile d’identifier une génération à une époque historique, avec ses aspects politiques, sociaux, économiques, technologiques, alors pourquoi user et abuser de ce terme, sinon dans le cadre d’une production idéologique et/ou symbolique spécifique ? Le discours générationnel a évidemment une fonction sociale. En faisant référence à la fois au temps et aux filiations des sociétés, il s’agit d’insister sur les ruptures, sur les dichotomies presque irréductibles au sein des populations. « En nommant les générations, on en fait des personnes collectives, nées de l’imaginaire » (Grimm-Gobat, 2013, p. 60).
Les stéréotypes générationnels en entreprise
18La pertinence de l’utilisation de la notion de génération doit donc être discutée. Dans le champ des sciences de management, comme dans d’autres, les présentations des générations focalisent sur l’âge chronologique des individus concernés, d’une part, et sur les cohortes sociétales, ensemble d’individus qui, dans des âges comparables, sont concernés par un même environnement, d’autre part. L’homogénéité des générations n’est pas, généralement, postulée ou démontrée en tant que telle, mais il s’agit souvent de mettre en évidence des similitudes de comportements, d’aptitudes ou de compétences, ce qui induit, par généralisation, une uniformisation.
19Il n’est pas question de nier que chacun, selon l’âge, les événements auxquels il participe, les institutions qui le concernent, est influencé par des contextes familiaux, politiques, culturels, économiques et développe en conséquence des attitudes et des croyances, qu’il partage plus ou moins et qui sont susceptibles d’orienter ses comportements. Pour autant, il est important d’envisager toute approche générationnelle de manière critique : les comportements restent relativement hétérogènes et les attitudes et aptitudes envers les TIC ne sont pas seulement liées à l’âge, mais bien aussi à un ensemble d’autres caractéristiques, notamment cognitives et sociales.
20Sur Internet, de très nombreux sites foisonnent qui décrivent (plutôt qu’expliquent) les particularités qui caractériseraient les différentes générations. Voici une rapide synthèse des éléments principaux :
21– Les baby-boomers, nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale (entre 1945 et 1960), pendant les Trente Glorieuses, sont désormais des seniors. Ils ont bénéficié du plein-emploi, de la reconstruction, et n’ont pas connu de crise majeure. Ainsi ils se sont insérés dans des entreprises au développement rapide et à la structure hiérarchique rigide. Ces circonstances les auraient amenés à privilégier l’épanouissement, leur réalisation par le travail et au travail, en cultivant autonomie et convivialité. Loyaux envers leur entreprise, ils auraient tendance à considérer leurs proches collègues comme une seconde famille.
22– La génération X, du titre du roman de Douglas Coupland (1993) [2], regroupe des personnes nées entre 1960 et 1980 qui doivent ou ont dû se contenter de petits boulots. Ils sont alors souvent peu payés, dans des positions peu prestigieuses, demandant une faible qualification et n’offrant pas d’avenir. Durant cette période, souvent qualifiée de transition, cette génération aurait tenté de s’imposer et de changer les codes, d’où une volonté d’évolution, par une mobilité verticale ou horizontale, avec un besoin d’apprendre et de relever des défis. En même temps, la recherche d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée est une caractéristique très souvent mise en avant pour cette génération.
23– La génération Y est certainement la plus médiatisée. Une requête dans Google Books fait apparaître plus de 21 000 résultats pour « Génération Y », soit dans le titre des ouvrages, soit dans les résumés (contre 5 600 pour « Génération X » et 5 500 pour « Génération Z ») [3]. Cette génération du « pourquoi » (why, prononciation anglaise de Y) est caractérisée par son environnement technologique, d’où l’expression proposée par Marc Prensky, digital natives, en 2001. De plus, la graphie de la lettre Y rappelle les écouteurs, accessoires très largement utilisés (seulement par les natifs entre 1980 et 2000 ?). Cette génération a connu la libre circulation au sein de l’Union européenne, mais aussi une banalisation du projet européen (Rouet, 2017). Les membres de cette génération auraient besoin de dissocier leur vie privée et leur vie professionnelle. Il est donc facile, sur ce point, de constater une évolution logique, certainement rassurante pour les tenants de cette théorie générationnelle, entre les baby-boomers qui investiraient leur vie professionnelle, la génération X qui chercherait un équilibre et la génération Y qui tenterait de séparer les deux aspects, même si ses représentants invitent pourtant leur vie professionnelle dans leur vie privée (Delaye, 2013), qui néanmoins passerait toujours en premier (Lahouze-Humbert, 2010). Ils ne seraient pas loyaux envers leur entreprise, voudraient imposer leurs conditions, n’hésitant pas à changer d’employeur quand leurs conditions de travail ou leurs missions ne correspondent plus à leurs attentes.
24Ils sont souvent décrits selon « quatre i » : individualistes, inventifs, interconnectés et impatients [4]. Pour autant, l’individualisme n’est pas l’individualisation (la recherche de reconnaissance personnelle dans le contexte actuel dépasse largement le cadre de la génération ciblée) ; l’interconnexion est une pratique généralisée qui n’induit pas forcément une appétence (ou une compétence) pour les technologies utilisées, ce que suggèrent ces descriptions ; l’inventivité peut s’appliquer à une grande palette de comportements avec des objectifs différents et l’impatience est certainement liée à l’évolution du rapport au temps, ce qui concerne l’ensemble des populations. Pour certains auteurs, la génération Y cherche avant tout à donner du sens à son travail (Desplats et Pïnaud, 2015) et revendique une bonne qualité de vie au travail (Delaye, 2013).
25– La génération Z, aussi appelée millennials (pour les auteurs qui considèrent le début de cette génération au début des années 2000) est décrite comme « hyperconnectée » (donc plus que les précédentes ?) et se résume avec 4 c : « communication, collaboration, connexion et créativité [5] ». La pratique des réseaux sociaux la caractérise et elle serait alors plus ouverte au monde, s’affranchissant des distances réelles. Même si ces idées reçues ne sont pas confirmées par les recherches sur la réalité des pratiques (Cardon, 2010), il s’agit bien de mettre en évidence l’évolution des comportements de cette nouvelle génération qui ne mettrait plus de barrière entre vie privée et vie professionnelle. Les membres de cette génération seraient réticents à s’engager dans une entreprise, très sensibles à leur image, avides de flexibilité, d’autonomie et de travail collaboratif.
Limites, business et dangers
26Ces caractéristiques générationnelles reposent, dans la plupart des cas, au mieux sur des études ciblées sur des entreprises ou des emplois spécifiques, au pire sur des observations sur quelques cas rencontrés. Cette « micro-sociologie » est cependant importante et de nombreux responsables des ressources humaines peuvent considérer que ces descriptions correspondent réellement à des tendances, mais il est possible qu’ils n’aient été en contact qu’avec des ensembles de personnes relativement homogènes, en particulier quand il s’agit de chercher à recruter.
27Les schémas explicatifs sont à la fois simples et efficaces : les baby-boomers ont été habitués aux rythmes imposés et à l’autorité, ils n’ont pas ou peu connu le chômage et se sont insérés dans des structures paternalistes, tandis que les suivants ont été confrontés à une pénurie des emplois et se montrent individualistes par rapport à cette quête, tout en souhaitant rompre avec leurs aînés et trouver des modes d’épanouissement en dehors du travail. Ceux de la génération suivante développeraient un autre mode de vie en liaison avec la généralisation du digital, ils sont connectés et ont ainsi un autre rapport à l’information, ils s’inscriraient dans le collaboratif et remettraient en cause la hiérarchie et le pouvoir d’autorité. Reste à mettre en perspective la génération Z qui s’insère actuellement sur le marché du travail.
28Les environnements induisent donc des comportements collectifs qu’il est nécessaire de bien connaître pour anticiper, en termes de mode de recrutement comme de conditions de travail. Le marketing, puis les sciences du management, se sont emparés de ces démarches qui aboutissent à renforcer, voire à produire des stéréotypes. Rien d’étonnant à cela puisque la « relation client » comme le management des équipes sont, effets générationnels ou pas, de toute façon à repenser avec les évolutions sociétales actuelles, qui ne concernent cependant pas que les Y ou les Z. Le projet de réunir des individus dans une homogénéité de comportements et de mentalité permet évidemment de réduire la diversité toujours difficile à cerner. Depuis une dizaine d’années, des études montrent les limites de ces généralisations. François Pichault et Mathieu Pleyers évoquent une « représentation managériale », un « mythe » et leur étude en Belgique permet de relativiser « le discours dominant sur la spécificité de la génération Y et sur celles des réponses managériales à y apporter » (2012, p. 52). Pour Jean Pralong, la génération Y n’existe pas, sa recherche montre que « les schémas concernant l’emploi des salariés de la “Génération Y” ne diffèrent pas significativement de ceux des salariés membres de la génération antérieure » (2010, p. 18). D’ailleurs, la littérature sur les générations provient bien plus des « récits de managers ou des recommandations des consultants » que de la communauté académique (Ibid., p. 1).
29Comme cela a été signalé, la sociologie n’est pas convaincue, les enquêtes et études n’ont pas abouti à proposer des généralisations possibles. Les générations d’âge restent hétérogènes, en particulier par rapport aux conditions de vie et aux études suivies. Il est alors difficile de soutenir qu’il n’existerait qu’un seul rapport au travail évoluant génération après génération, ou bien que l’âge, principalement, serait le facteur explicatif principal. Le sentiment d’appartenance, élément de la construction identitaire, est intéressant dans une perspective d’étude d’éventuels phénomènes générationnels. Mélia Djabi et Sakura Shimada ont adopté cette approche, avec une enquête sur l’affiliation d’individus à des groupes générationnels. Elles concluent que « l’entreprise joue un rôle majeur dans la production et le modelage des générations au travail », et qu’elle prend ainsi « activement part » à « la diversité générationnelle » (2015, p. 59), mettant ainsi en évidence de nouveaux enjeux managériaux avec ce dépassement des catégorisations « externes » rapides et mythifiées. Mais si ce sentiment d’appartenance fait défaut au plus grand nombre des membres de la supposée génération Y, alors en quoi s’agit-il bien d’une génération ?
30Les caractéristiques générationnelles sont souvent définies à partir de rapports de causalité supposés, mais non fondés. Par exemple, ce n’est pas parce que des millennials s’estiment moins satisfaits de leur emploi que d’autres salariés d’une génération précédente (X par exemple) qu’il est possible d’en déduire que leur génération est moins satisfaite que les autres. Il conviendrait, justement, d’établir des recherches par suivi de cohortes et d’envisager la satisfaction de leurs aînés au début de leur carrière ! Ce n’est pas parce que ce type de recherche est difficile, voire impossible à réaliser (sur une grande amplitude temporelle incluant plusieurs générations) qu’il faut ignorer le rôle de l’effet de l’âge. De la même façon, le supposé narcissisme des millennials est peut-être, finalement, davantage lié à la jeunesse qu’à la génération…
31D’un point de vue méthodologique, il est difficile de pouvoir mettre en évidence des effets générationnels. Il faudrait pour cela collecter et analyser des données sur plusieurs échantillons longitudinaux, sur de nombreuses années, pour tenter de contrôler les effets du vieillissement, des évolutions de l’environnement, et des générations (au sens de cohorte).
32Les frontières temporelles sont également un problème central : de nombreux auteurs proposent des dates, de manière arbitraire ou bien reliée à l’histoire de l’évolution technologique. Seuls les baby-boomers semblent disposer de marqueurs temporels liés à des événements et des situations qui peuvent effectivement être des éléments explicatifs d’évolution des comportements, mais pour la génération Y, en particulier, les frontières temporelles sont particulièrement mouvantes, de la fin des années 1970 pour les uns, à l’après-1985, pour d’autres, alors qu’il est évidemment difficile de mettre en évidence un événement particulier.
33Alors, même si les limites de ces approches sont nombreuses, ne s’agit-il pas en fin de compte de fournir des éléments de réflexion aux managers, aux recruteurs, aux spécialistes du marketing pour qu’ils améliorent leurs dispositifs ? Les stéréotypes générationnels pourraient aussi fournir des éléments très lacunaires d’une évolution actuelle, en profondeur, des entreprises comme de toutes les sociétés. Il pourrait s’agir non pas de générations successives, mais d’époques en mutation, avec de nouveaux rapports au temps, au travail, aux transports, etc., auxquelles les structures des entreprises comme des institutions ne seraient plus adaptées.
34Mais les dangers à croire, à utiliser cette approche sont peut-être bien plus importants que les avantages. Si les personnes sont différentes en fonction de leur « génération » d’appartenance, imposée plus que ressentie, alors il est indispensable que les entreprises, mais aussi les enseignants, les agents des services publics et même les parents s’efforcent de s’adapter à ces particularités, de l’ordre de la révélation.
35Beaucoup de responsables d’entreprise témoignent de la difficulté à maintenir les employés les plus jeunes, les millennials, qui sont justement réputés comme instables. La génération Y serait un véritable « péril jeune » pour les entreprises (Pralong, 2010). Comme il est impossible de les faire vieillir, ou bien de n’embaucher que des salariés des générations précédentes, qui sont supposés ne pas avoir les mêmes caractéristiques par rapport à l’entreprise et au travail, les responsables peuvent décider d’améliorer les conditions de travail et d’augmenter les salaires des plus jeunes pour éviter leurs départs rapides et redoutés. Mais quelles en seront alors les conséquences sur l’ensemble du personnel ? Cette importance accordée à ces différences entre les générations peut avoir des effets négatifs en encourageant les responsables à privilégier une approche différenciée à une approche intergénérationnelle. Il serait aussi plus indiqué de tenter de connaître les raisons, au-delà du générationnel, de l’instabilité des plus jeunes que d’avoir recours à des spécialistes qui vont proposer des solutions toutes faites.
36Un site d’un éditeur de logiciels va très loin dans le stéréotype : les digital natives, ces « autochtones du Web », seraient « multitâches et polyvalents » (ceux des milieux populaires ayant des « pratiques du numérique moins variées que ceux des milieux aisés »), s’informeraient « principalement via internet » (et comme l’information y est « peu fiable », « leur sens critique est remis en question par leurs aînés »). « Ils ne lisent pas » (d’où leurs possibles lacunes en orthographe) et « ils sont toujours en quête de sens [6] ». Comment sont reçues ces caractéristiques ? Comment sont-elles perçues par les personnes qu’elles concernent ? Mis en application dans le cadre de recrutements, par exemple, ce type de démarche peut amener des demandeurs d’emploi à tenter de se conformer à ces stéréotypes. Suis-je un « vrai » représentant de cette génération X, Y ou Z, qui me fournit une explication des différenciations sociétales et qui doit avoir un fond de vérité, étant donné son succès et son impact ?
37C’est l’effet Pygmalion : les attentes du recruteur peuvent déterminer le comportement du candidat qui cherchera à se conformer au stéréotype. Une erreur de perception des recruteurs, par effet de halo, peut également se produire quand les candidats mettent en avant des caractéristiques générationnelles, de manière artificielle. Le danger est évidemment réel, la mise en place de procédures de recrutement (ou de ventes dans certains cas) basées sur les caractéristiques des stéréotypes générationnels peut aboutir à des embauches finalement inadaptées aux profils recherchés. Un autre danger est de s’appuyer sur ces stéréotypes pour définir les besoins en termes de compétences ou de comportement.
38Si un grand nombre de consultants et cabinets de conseil continuent de proposer des services qui reposent toujours sur ces stéréotypes dont les fondements théoriques restent discutables et qui peuvent s’avérer dangereux, certaines organisations revendiquent une autre approche et dénoncent ces « clichés intergénérationnels qui ont la vie dure [7] ».
39Il est à parier que les générations et leurs caractéristiques vont continuer d’inspirer de nombreux travaux, débats, médias et offre de services de consultants. La popularité du générationnel ne lui donne pas de légitimité, ni scientifique ni sociale. Alors qu’un dogme technocentré justifie certaines évolutions sociétales et un nouvel ordre progressiste, le succès d’une vision finalement positiviste des générations n’est pas fortuit. De plus, les replis identitaires induisent des relations difficiles à l’altérité. Dans ce contexte, il est urgent de remettre en cause certaines vérités plus révélées que démontrées, d’abandonner le mythe stéréotypé des générations et d’accepter, pour mieux les comprendre, que nos différences s’inscrivent à la fois dans des déterminismes multiples et sont la conséquence de nos choix individuels.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Blavier, P., « La notion de génération en histoire », Regards croisés sur l’économie, vol. 1, n° 7, 2010, p. 44-46.
- Cardon, D., La Démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.
- Comte, A., Bourdeau, M., Clauzade, L. et Dupin, F., Cours de philosophie positive, leçons 46 à 51, Paris, Hermann, 2012.
- Coupland, D., Génération X, Paris, Robert Laffont, 1993.
- Delaye, R., « Quelle perception du management des séniors par la génération Y ? », Revue interdisciplinaire Management, homme & entreprise, vol. 1, n° 5, 2013, p. 96-105.
- Desplats, M. et Pinaud, F., Manager la génération Y, Paris, Dunod, 2015.
- Djabi, M. et Shimada, S., « Les différentes facettes de la catégorisation générationnelle au travail », La revue des conditions de travail, n° 2, 2015, p. 53-61.
- Grimm-Gobat, G., « La fin des générations », Hémisphère, n° 5, 2013, p. 60-62.
- Lahouze-Humbert, E., Le Choc générationnel. Comment faire travailler ensemble trois générations, Paris, Maxima, 2010.
- Le Bras, H., Malaise dans l’identité, Arles, Actes Sud, 2017.
- Loewenberg, P., Decoding the Past. The Psychohistorical Approach, Abingdon, Taylor & Francis, 2017 [1983].
- Mannheim, K., Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990 [1928].
- Mentré, F., Les Générations sociales, Paris, Bossard, 1920.
- Pichault, F. et Pleyers, M., « Pour en finir avec la génération Y… Enquête sur une représentation managériale », Gérer et comprendre, vol. 2, n° 108, 2012, p. 39-54.
- Pralong, J., « L’image du travail selon la génération Y. Une comparaison intergénérationnelle conduite sur 400 sujets grâce à la technique des cartes cognitives », Revue internationale de psychosociologie, vol. XVII, n° 2, 2010, p. 109-134.
- Prensky, M., « Digital Natives, Digital Immigrants », On the Horizon [en ligne], vol. 9, n° 5, 2001. En ligne sur : <www.marcprensky.com/writing/Prensky%20-%20Digital%20Natives,%20Digital%20Immigrants%20-%20Part1.pdf>, page consultée le 20/02/2019.
- Rouet, G., « Peurs et espoirs au sein de l’espace européen », Hermès, n° 77, 2017, p. 181-190.
- Schwartz, S. H., « Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications », Revue française de sociologie, vol. 47, n° 4, 2006, p. 929-968.
- Stenger, T. (dir.), Digital Natives. Culture, génération et consommation, Caen, EMS éditions, 2015.
- Victor, C. et Babaci-Victor, L., Révolution digitale : transformer la menace en opportunités, Paris, Eyrolles, 2017.
Mots-clés éditeurs : comportements auto-réalisateurs, recrutement, démarche normative, stéréotypes générationnels
Mise en ligne 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0125Notes
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[1]
D’après l’Ined, « une génération assure son remplacement si le nombre de filles dans la génération des enfants est égal au nombre de femmes dans la génération des parents. À cause du rapport de masculinité à la naissance (il naît 105 garçons pour 100 filles) et de la faible mortalité infantile, le niveau de remplacement est atteint lorsque les femmes ont environ 2,1 enfants dans les pays développés » (cf. <www.ined.fr/fr/lexique/remplacement-des-generations>). Pour le Centre d’observation de la société, « si la descendance finale des femmes se maintient durablement sous ce chiffre, la population diminue lentement. Nous employons le conditionnel, car ce chiffre ne tient pas compte de l’immigration, qui peut constituer un apport notoire. En pratique, avec 1,8 ou 1,9 enfant par femme et un solde migratoire modeste, la population reste stable. » (<www.observationsociete.fr/definitions/renouvellement-des-generations.html>).
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[2]
Paru en 1991 au Canada avec le titre Generation X : Tales for an Accelerated Culture (New York, St Martin’s Press).
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[3]
Une recherche similaire en anglais donne 152 000 occurrences pour « Generation Y » et 34 000 pour « Generation Z ».
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[4]
Selon Benjamin Cheminade, cf. <www.01net.com/actualites/recruteurs-attention-la-generation-y-debarque-378068.html> (page consultée le 20/02/2019), repris en particulier par Desplats et Pinaud, 2015.
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[5]
Cf. par exemple, la page <www.cdesetudesetduconseil.fr/2016/02/11/communication-collaboration-connexion-et-creativite-ils-ont-tout-pour-eux/> (consultée le 20/02/2019), qui évoque une « cyber-génération » avec des tendances comportementales particulières : « la sélection et la création plutôt que la quantité », ou encore « les images avant les textes ». Sur le site <business-digest.eu/fr/2011/06/23/gen-c-collaboration-communication-connexion/> (consulté le 20/02/2019), cette « génération C », « change la donne », car, comme ils œuvrent « naturellement en réseau par leur usage intensif des nouvelles techno, ils ont tout pour bousculer l’organisation pyramidale de l’entreprise ».
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[6]
Cf. <www.oipsolutions.com/digital-native-qui-sont-ils/#>, page consultée le 20/02/2019.
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[7]
Cf. <www.generationy20.com/attention-aux-cliches-intergenerationnels>, page consultée le 20/02/2019.