Notes
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[1]
Cf. Archimedes, « Foreign students value studying in Estonia highly », 27 avr. 2015. En ligne sur : <http://archimedes.ee/en/foreign-students-value-studying-in-estonia-highly-2/>, page consultée le 14/06/2018.
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[2]
Enterprise Estonia est une institution nationale, établie en 2000, pour promouvoir les affaires et les politiques régionales avec le but d’augmenter la compétitivité du pays sur le marché global.
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[3]
« Scandinavia’s best kept secret » est le titre d’une brochure touristique créée par Enterprise Estonia, dans le cadre de « Introduce Estonia, marketing concept for tourism ».
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[4]
Cf. <http://estonianfood.eu/en>.
1Avec une population de 1,4 million d’habitants et un territoire de 45 000 kilomètres carrés, l’Estonie reste un pays de taille modeste dans le concert des nations. Pour autant, elle partage une longue frontière avec la Russie, et reste donc un acteur clé dans la surveillance de la frontière européenne. Elle abrite aussi l’Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (eu-Lisa), qui concentre les grandes infrastructures européennes de coopération dans le domaine de la liberté, des affaires intérieures et de la justice, indispensables au fonctionnement de l’espace Schengen. Comme bastion européen proche de la Russie, elle a périodiquement gagné en visibilité sous la pression de son large voisin, notamment lors de violations de son espace aérien par des avions de chasse russes. Néanmoins, l’Estonie dispose d’un répertoire d’action limité dans le système européen – et dans la définition de la position de ce dernier sur la scène globale – comparé à des acteurs comme la France ou l’Allemagne. Cela ne l’empêche pas d’avoir développé une grande capacité à faire passer ses messages, même informellement, auprès des grands acteurs du système, et d’être pour cela reconnue comme capable de transformer la manière dont elle est perçue. En effet, la capacité de l’Estonie à jouer du nation branding (la « marque Estonie ») dans un certain nombre de secteurs est exemplaire par son efficacité.
2La notion de nation branding (marketing national) est généralement utilisée pour décrire une tendance récente qui consiste à appliquer des méthodes issues des stratégies marketing pour promouvoir un lieu, le plus souvent un pays. L’idée sous-jacente est de singulariser un pays pour un élément de sa culture, de son économie ou de son paysage. En promouvant certains aspects spécifiques et perçus comme positifs de la production nationale, des traditions, de l’histoire, le « marketing national » permet de créer une image homogène, consistante et solide du pays en question. Si ces efforts sont trop disparates, alors l’image nationale peut apparaître comme confuse, engendrant des effets contraires à ceux escomptés. Néanmoins, en cas de stratégie coordonnée, elle peut permettre de promouvoir positivement l’image du pays. Fait important, le renforcement de la réputation d’un pays se produit non seulement aux yeux des gens ordinaires, mais aussi des politiciens, des diplomates, des décideurs, de façon à transformer l’image du rôle politique de ce pays sur la scène internationale.
3Dans sa critique de l’approche de la théorie rationnelle dans les relations internationales, Wendt (1999) a suggéré que les émotions et les perceptions jouent un rôle majeur dans le comportement ou l’attitude des politiciens de haut niveau. Il a aussi souligné comment ces perceptions influencent les décisions qui peuvent affecter un pays ou son ordre politique. La psychologie sociale et économique a largement expliqué à quel point nos décisions sont irrationnelles et comment certains choix dépendent principalement de liens affectifs plutôt que de choix rationnels. Toutes choses égales par ailleurs, un décideur ou un homme d’affaires pourrait avoir tendance à préférer un pays pour des raisons subjectives, ou à une entreprise de ce pays parce qu’il aime mieux ses employés ou qu’il ressent une sorte de connexion avec un pays ou ses habitants.
4C’est la raison pour laquelle un nombre croissant de pays recrutent des consultants pour définir une stratégie permettant d’avoir une image cohérente à l’international et d’occuper une place qui, bien que basée sur des caractéristiques culturelles ou commerciales (l’Estonie est un environnement d’affaires propice), leur donne une voix dans la politique mondiale. En outre, il est important de noter que le marketing national peut être promu par les élites politiques mais, en fait, peut être réalisé par pratiquement n’importe qui et à n’importe quel niveau, ce qui apporte deux caractéristiques distinctes. Premièrement, la promotion d’une image nationale peut passer par des instruments non traditionnels d’image de marque nationale. Qu’on songe à l’image de la Corée du Sud lorsque la vidéo Gangnam style a eu plus d’un milliard de vues sur YouTube ou à l’effet du phénomène Borat sur l’image du Kazakhstan (Beachain, 2011). À cet égard, l’image de marque d’une nation peut également avoir des effets négatifs au-delà du désir ou du contrôle d’un État.
5Deuxièmement, en passant par des canaux non traditionnels, le marketing national offre aux petits pays la possibilité de faire passer des messages et de faire entendre leur voix dans la politique internationale. Cela peut, à certains égards, être lié à la distinction entre puissance « dure » et puissance « douce » identifiée par Nye (2008). Tout en reconnaissant l’importance des actions, mécanismes et stratégies passant par les structures étatiques, les institutions et les représentants, et permettant de négocier formellement des accords politiques, nous renvoyons ici à d’autres voies de communication utilisant la culture et élargissant les possibilités de communication diplomatique. La culture peut être utilisée pour créer des images d’un pays, modifier les perceptions et gagner en crédibilité et en réputation au niveau international. Lorsque cela se produit, on peut parler de diplomatie culturelle – une communication tenant compte de la culture et de son influence sur les relations entre les pays – comme moyen de résoudre ou de traiter des problèmes que la diplomatie traditionnelle ne peut gérer. La diplomatie du branding en Estonie met en œuvre, et en évidence, tous ces éléments pour mener à une série de transformations qui, prises en charge seulement par l’État, auraient été plus lentes.
Le nation branding au service de la désoviétisation
6C’est notamment en raison de cette stratégie de nation branding que l’Estonie a réussi à rapidement se désoviétiser, dans la perception internationale comme dans celle de ses propres citoyens. Celle-ci a partiellement consisté à transformer les éléments du passé soviétique en références culturelles estoniennes, mais aussi à se présenter comme un pays moderne, attractif pour les investissements et le tourisme, la préservation de sa nature et même son modèle universitaire (Pawlusz et Seliverstova, 2016 ; Perchoc, 2018 ; Polese et al., 2017). En effet, l’analyse des brochures touristiques estoniennes laisse à penser que le pays possède tous les atouts d’une destination prisée, dotée des meilleures infrastructures hôtelières, mais aussi d’une cuisine à la pointe des nouvelles tendances.
7Le nation branding peut être conçu comme un effort conscient de la part des élites de présenter l’ensemble de la population d’un territoire sous une « étiquette » permettant de modifier à la fois les perceptions domestiques mais aussi internationales concernant le pays. Dans cette veine, le nation branding estonien s’est donné pour objectif – plus dans les faits que dans les discours – de promouvoir une série de messages sur le pays. Tout d’abord, il insiste sur sa place dans un certain nombre de classements internationaux : ainsi, 89 % des étudiants étrangers évaluent positivement leur expérience en Estonie [1]. Mais ce n’est pas tout : dans le domaine informatique, de Skype à Transferwise, le savoir-faire et l’innovation estonienne sont mis en avant, permettant de promouvoir le « pays de l’Internet » où toutes les démarches peuvent être faites en ligne. Depuis le e-vote jusqu’à la e-residency, les Estoniens à peine sortis de l’Union soviétique ont immédiatement pris le tournant d’un pays regardant vers l’avenir. Par ailleurs, le nation branding a utilisé les concepts dérivés de l’image des pays scandinaves : design intérieur confortable, lien entre nature et technologie, mélangeant la tradition et la modernité.
8De la même façon, l’idée de placer le pays sur la carte culinaire a eu des effets sur la façon dont il est perçu. Tout d’abord, les références à la cuisine russe ou soviétique ont été abandonnées et remplacées par des références estoniennes, voire même toute une « nouvelle cuisine » parfois basée sur les héritages soviétiques nationalisés. Même basée sur les ingrédients traditionnels, estoniens et soviétiques, cette nouvelle cuisine promeut une cuisine post-soviétique très innovante, saine, authentique et faite maison. Ce tournant culinaire s’est aussi inspiré de références nordiques, de façon à inscrire le pays – encore une fois – dans le monde nordique et scandinave.
Envoyer des messages au monde
9« Nous sommes ce que nous prétendons être », écrit Kurt Vonnegut dans son roman Mother night (2009 [1961]), révélant ainsi un fait allant bien au-delà de sa valeur fictionnelle, à savoir qu’individuellement ou collectivement, nous ne sommes rien sinon des projections de nous-mêmes. Pensons au livre Cultural Intimacy et comment Hertzfeld (2014) rencontre des Grecs qui nient que casser de la vaisselle pendant les mariages soit une tradition, révélant par là leur désir de modernité. Non pas qu’ils remettaient en cause l’existence de cette pratique, mais en la niant comme patrimoine culturel, ils tentaient de remettre en cause l’auto-perception de la société grecque.
10Notre travail sur l’Estonie se donne pour objectif de mettre en lumière les constructions sociales que les Estoniens élaborent à propos de leur propre pays. Ici, rien de particulièrement nouveau, chaque société répète inlassablement ce travail, sans pour autant que son importance en soit diminuée. Après l’indépendance, à travers l’espace post-soviétique, il est devenu commun de considérer cette période comme globalement négative, constitutive d’un discours du « nous » contre « eux » dans lequel l’Union soviétique (et maintenant parfois la Russie) est vue comme conquérante. L’Union soviétique est souvent présentée comme ayant interrompu le développement naturel de la société estonienne et de son histoire, ayant gelé ses processus culturels et créatifs fondamentaux, et stoppé sa marche vers l’Europe. Les musées de l’occupation en Estonie, Lettonie, Lituanie et Géorgie institutionnalisent une narration nationale conçue en termes moraux, mettant en avant l’héroïsme de la résistance et externalisant la figure de l’oppresseur.
11C’est pourquoi dans les différentes étapes de notre projet de recherche (Pawlusz et Polese, 2017), nous avons élaboré une analyse des diverses stratégies estoniennes pour concevoir et mettre en avant une narration complexe, globale et originale permettant de promouvoir l’image de leur pays. Les moyens utilisés comprennent le développement d’une grande variété de brochures et magazines touristiques de grande qualité diffusant une image positive du pays. Au-delà des débats sur ses frontières et son identité, le nation branding débuta autour de l’année 2000. La stratégie développée par Enterprise Estonia [2] proposa le slogan « Bienvenue en Estonie », développant l’image d’un pays en transformation rapide et pacifique, tourné vers le futur. Par là, la campagne tentait de faire passer le message selon lequel le pays était maintenant prêt à recevoir des investissements étrangers. Le champ d’action de cette approche a peu à peu été généralisé à d’autres domaines, d’une manière qui pourrait rappeler les diverses étapes de la constitution d’une France unifiée, républicaine, à travers ses discours officiels.
La diplomatie de l’Eurovision
12Cette stratégie de reconstruction d’un discours national, y compris à travers les manuels scolaires dès l’école primaire, a aussi bénéficié de la victoire de l’Estonie au concours Eurovision en 2001, permettant d’inscrire le pays sur la carte mentale de millions d’Européens. En 2008, la campagne « Estonie : positivement surprenante » a continué à développer les concepts de la campagne « Introduire l’Estonie » présentée peu avant. Cette fois, l’Estonie voulait démontrer qu’elle faisait face non pas seulement aux problèmes d’un pays post-soviétique (adaptation à l’économie de marché, État de droit, minorités) mais à l’ensemble de la panoplie des défis d’un pays moderne : immigration qualifiée, attractivité économique, tourisme, ce dernier secteur étant le plus propice à la stratégie de nation branding au cœur de notre recherche.
13Principalement positive, la campagne incluait aussi quelques éléments propres à la période soviétique en la présentant principalement comme une période sombre dans laquelle le développement national avait été stoppé et le pays isolé.
14De manière intéressante, si le nation branding semble fonctionner dans le domaine du tourisme (à travers la mise en avant de sites historiques ou de la culture), sa contribution efficace à la construction nationale (nation building) semble plus limitée. En Estonie, on constate une concomitance des stratégies de nation branding et de construction nationale de façon à forger un « imaginaire national » (Anderson, 2002) réaffirmant l’européanité du pays et son inscription dans le monde nordique à travers sa langue et son héritage historique et religieux venant du monde germanique. Un cas issu de notre expérience personnelle peut ici donner une illustration typique : dans une enquête sur la connaissance de l’anglais comme seconde langue distribuée aux employés de l’université de Tallinn, l’Estonie était présentée comme seconde parmi les « pays nordiques » sans que les compétences des étudiants soient comparées à ceux des autres pays baltes ou de l’Europe centrale. Parmi d’autres exemples de la « nordicité », dans une section du Centre pour l’innovation et le commerce Mektory : pour les pays nordiques, « le chauffage est vital pour la population » (laissant le visiteur comprendre que l’Estonie est un pays nordique). Ainsi, c’est une nouvelle géographie qui est constamment réaffirmée, comme de nombreux autres exemples tendent à le démontrer, permettant de mettre en avant le « secret nordique le mieux gardé [3] ».
15À regarder les brochures touristiques, le visiteur peut avoir l’impression que l’Estonie regorge de monuments et de sites naturels à visiter, lui permettant de rivaliser avec les plus grandes destinations touristiques. Les slogans sont efficaces et les brochures publiées sur du papier de grande qualité ; le nombre de destinations semble infini malgré la taille modeste du pays. Le national branding transforme aussi les espaces publics. Ainsi, les terminaux de l’aéroport de Tallinn sont équipés de sièges dont le design rappelle les motifs traditionnels des îles Muhu, un autre exemple étant les menus des restaurants qui rappellent la cuisine traditionnelle (ou ce qu’elle devrait être).
Authentiques et nationales : batailles en cuisine
16Les batailles culinaires font partie du quotidien, elles participent à la définition de l’imaginaire national. Qu’on pense au raki ou à l’ouzo, turc ou grec, ou au fait que de nombreuses cuisines européennes ont réussi à intégrer le pancake à leur cuisine sans vraiment questionner son origine. Le fait que la cuisine ne connaisse pas de frontière, et la mobilité de ces dernières, peut se révéler embarrassant comme c’est le cas pour l’Estonie.
17Au moment de l’indépendance, les autorités furent pressées de définir rapidement ce qui était authentiquement estonien et de définir une nouvelle identité nationale au sein d’un mouvement plus général de construction nationale. À cette fin, le gouvernement estonien a privilégié la rupture de tous les liens avec le passé soviétique en qualifiant la période de « noire », recouvrant une histoire « naturelle » d’une nation splendide et florissante. Mais comment concilier cette dénonciation de l’histoire soviétique avec l’importante influence russe et soviétique sur la cuisine estonienne ? Comment expliquer aux Estoniens qui trempent leur pain dans le borsch ou la sol’yanka agrémentées de crème fermière qu’il y a là comme une « madeleine de Proust soviétique » qui, d’une certaine manière, « dépurifie » les traditions nationales, mais que ce n’est pas si mal ? Après tout, si l’on admet que les identités sont reproduites et renégociées chaque jour dans les actes les plus banals, la cuisine est une part essentielle de l’identité nationale. La cuisine estonienne est toujours aujourd’hui au cœur du discours national, même si des arrangements ont dû être négociés. Le fait de cuisiner à la maison, une valeur toujours mise en avant par le régime soviétique, n’est plus aussi important quand l’individualisme prime dans le portrait du « bon Estonien ». La cuisine à domicile a été mise de côté pour mettre en avant d’autres valeurs nationales, dépeintes dans les brochures : aller skier l’hiver, prendre le temps de longues marches dans les bois pour ramasser baies et champignon ; « ces activités quotidiennes choisies (qui ont un potentiel commercial) créent une super-réalité nationale […] la perception qu’il y aurait quelque chose comme “l’estonianité” pour relier les Estoniens » (Pawlusz et Polese, 2017, p. 9).
18Les descriptions de la nature, comme les activités forestières, mettent l’accent sur l’union avec la nature et le silence. L’art de ramasser sa nourriture, par la force de cette association, devient plus important que celui de cuisiner. Celui-ci n’est donc plus le résultat d’une réalité sociale ou économique, il devient un choix individuel ; et cuisiner est la conséquence de l’exercice de l’art d’être Estonien en rendant hommage à la nature. Une autre façon de s’extraire de l’héritage soviétique est de présenter systématiquement la cuisine estonienne comme une variété de la cuisine nordique, tout comme la promotion systématique des produits fabriqués en Estonie et de la cuisine nationale par l’État et incorporées dans le discours sur la nation comme nation nordique (Jordan, 2013), de façon à marquer une différence avec le passé soviétique. La quintessence de cette stratégie transparaît dans le site « Estonian food » [4] à propos des produits et de la cuisine nationale, mis en ligne par le ministère des Affaires rurales. En lien avec ce discours, les élites politiques définissent une idée de la nation qui définit les ingrédients nationaux, les symboles et les pratiques comme la façon de les cuisiner, de façon à ce que les Estoniens puissent les utiliser et que leur association à l’image de la nation soit facilitée.
19Contrairement aux pratiques soviétiques de production de masse et fortement industrialisées, l’Estonie est représentée comme un pays de petites entreprises familiales produisant des produits de haute qualité. La nourriture va du peuple (estonien) au peuple (estonien) via la terre (estonienne), ce qui est présenté comme « naturel » et « sain ».
Manger « estonien » : le risotto de sarrasin
20Les acteurs du marché peuvent certainement surfer sur les principes nationaux et nationalistes suggérés par l’État, surtout s’ils ciblent la consommation patriotique, c’est-à-dire celle des gens qui se sentent fiers de reproduire la narration culinaire nationale à la maison.
21L’utilisation de mots tels que « authentique » est destinée à rappeler une certaine atmosphère, se référer au fait que quelque chose, même lorsqu’il est produit en usine, est « fait maison ». Local se réfère à l’utilisation de produits locaux, au soutien aux fermes locales, aux agriculteurs et, en général, à l’industrie. Ceci est particulièrement vrai pour le lait, le pain et la viande, mais s’étend à un certain nombre d’autres éléments qui, en plus des tendances actuelles (soutenir les agriculteurs locaux, consommation sans transport) acquièrent progressivement une signification symbolique. Les produits alimentaires sont souvent commercialisés comme authentiquement « nationaux » et leurs qualités agraires naturelles sont implicitement opposées aux pratiques de production de masse industrialisées qui ont caractérisé la période soviétique. L’industrie alimentaire locale fait souvent la promotion de ses produits en utilisant des symboles nationaux de deux façons principales. L’une consiste à décorer le paquet avec des motifs ou des couleurs nationales. L’autre approche utilise des mots accrocheurs et évocateurs pour décrire le produit, comme : « authentique », « écologiquement pur », « sans conservateur », ou avec des saveurs « réelles » et « indigènes ». Cette stratégie donne une continuité aux tentatives de créer des associations entre l’Estonie et ses habitants en qualifiant le pays de technologique mais attaché à la nature et confirmant la relation particulière que les Estoniens entretiennent avec la nature (Polese et Pawlusz, 2017).
22Cette construction de la nourriture peut être considérée comme quelque chose que les entrepreneurs du secteur des affaires ont accepté, mais qui correspond aux tentatives de l’État de créer une relation avec la nourriture, sa production et sa commercialisation. Nous pourrions définir cette catégorie croissante comme une « nourriture patriotique », avec emballage et marketing embellis d’éléments prétendument tirés de récits nationaux, de l’histoire et des traditions estoniennes mais qui ouvre la porte à une consommation patriotique qui « décloisonne » l’Estonien.
23Si, pour la construction de la nation, la langue et l’appartenance ethnique peuvent restreindre l’identité estonienne à un cercle de personnes qui peuvent les dénoncer en les exposant et limiter le droit des autres à se sentir estonien, la consommation élargit le cercle des personnes concernées par l’« estonianité ». Il devient ainsi possible de contribuer à certaines des valeurs nationales les plus importantes (l’authenticité et la naturalité) en achetant simplement – dans un récit (littéralement) construit par une variété d’acteurs. Cette image idyllique est, cependant, quelque peu gâchée par le côté partiellement caché (entendons soviétique) de la cuisine estonienne. Finalement, il ne serait pas trop difficile de deviner que le pelmeenid vient de pelmeny, un plat typiquement sibérien, puis soviétique. D’autres tentatives sont peut-être plus convaincantes, comme la traduction de grechnaya kasha en risotto de sarrasin en utilisant simplement une traduction en anglais et en ajoutant quelques ingrédients au plat soviétique traditionnel. Dit de cette façon, il se réfère maintenant au fait que le sarrasin a été de plus en plus salué par les nutritionnistes ; il n’en reste pas moins que la substance reste la même.
Quo vadis Estonie ?
24L’Estonie a été unique dans sa capacité à construire une nouvelle narration cohérente, globale et relativement convaincante qui fusionne les éléments de l’édification de la nation et de l’image de marque nationale. Ce pays a été décrit comme paisible et relativement petit, dont les habitants vivent près de la nature et ont une relation spéciale avec sa terre, ses forêts, sa mer et ses rivières. Dans le même temps, les Estoniens sont décrits comme contribuant, par leur travail acharné, à faire de l’Estonie un leader mondial de la technologie et de l’administration dématérialisée. Il est intéressant de noter que ces deux « visages » de l’Estonie semblent contraster : le premier présente « l’Estonien », tandis que le second suggère que l’Estonie est européenne et « mondiale » pour dialoguer avec les grands acteurs majeurs du monde. Cependant, peu d’acteurs majeurs du monde semblent remarquer – ou se soucier – du message de l’Estonie jusqu’à présent. Dans un mélange d’idéalisme, d’ambition et de naïveté, le discours national en Estonie, et les récits officiels sur le pays, sont injectés avec tout ce qui peut être considéré comme une qualité positive et qui renforce l’image de la nation.
25Même si bon nombre de ces récits étaient principalement tournés vers l’étranger, on pourrait voir une seconde fonction à une définition aussi précise de la nation. C’est en fin de compte une stratégie très humaine de donner à d’autres personnes une image de soi-même, pour finalement se convaincre que cette version des choses est la vraie.
26Ces considérations ont été à la base de notre chemin intellectuel. Nous avons commencé par regarder la façon dont le pays construit des outils novateurs. Nous avons affirmé que les outils analytiques actuels sont insuffisants pour évaluer la complexité toujours croissante des stratégies nationales de construction de la nation dans les espaces post-socialistes et post-soviétiques. Nous avons ensuite examiné la façon dont la nation et le « national » (y compris les récits nationaux) sont construits et exécutés dans le quotidien. Cependant, au cours de notre récent projet de recherche, qui a conduit à plusieurs livres sur ce sujet, nous avons vu que la liste des outils qui peuvent être utilisés est pratiquement infinie. En effet, le cinéma, des événements de grande envergure avec des centaines de milliers de participants, des initiatives culturelles ou même des récits alimentaires peuvent être utilisés pour construire l’identité, dans une voie qui va de la construction traditionnelle de la nation au nation branding. Notre cheminement de recherche nous a menés encore plus loin, à travers une exploration du chant choral et des traditions imaginées. Il a conduit à l’achèvement de deux thèses de doctorat et de deux volumes édités.
27Quelle sera la prochaine étape, maintenant que les célébrations du centenaire de l’Estonie ont déjà commencé ? Le temps nous dira quelles sont les nouvelles frontières de la construction de la nation à travers le nation branding, et nous regarderons avec intérêt le pays, étant confiants qu’il nous surprendra (heureusement d’une manière positive) et offrira davantage de matière à réflexion aux universitaires pour travailler de nouveau sur le concept de la construction nationale.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Herzfeld, M., Cultural Intimacy. Social Poetics in the Nation-state, New York, Routledge, 2014.
- Nye, J. S., « Public Diplomacy and Soft Power », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 616, n° 1, 2008, p. 94-109.
- Pawłusz, E. et Polese, A., « Scandinavia’s Best-kept Secret. Tourism Promotion, Nation-branding, and Identity Construction in Estonia (With a Free Guided Tour of Tallinn Airport) », Nationalities Papers, vol. 45, n° 5, 2017, p. 873-892.
- Pawłusz, E. et Seliverstova, O., « Everyday Nation-Building in the Post-Soviet Space. Methodological Reflections », Studies of Transition States & Societies, vol. 8, n° 1, 2016, p. 69-86.
- Perchoc, P., « European Memory Beyond the State : Baltic-European Memory Interactions », Memory Studies [en ligne], 9 jan. 2018. DOI : doi.org/10.1177/1750698017750011
- Polese, A., Morris, J., Pawłusz, E. et Seliverstova, O., « Introduction : on Informal and Spontaneous National Identities », in Polese, A., Morris, J., Pawłusz, E. et Seliverstova, O. (dir.), Identity and Nation Building in Everyday Post-Socialist Life, New York, Routledge, 2017, p. 1-14.
- Vonnegut, K., Mother Night : A Novel, New York, Dial Press, 2009.
- Wendt, A., Social Theory of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
Mots-clés éditeurs : desoviétisation, cuisine, Estonie, nation branding, diplomatie culturelle
Mise en ligne 10/08/2018
https://doi.org/10.3917/herm.081.0064Notes
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[1]
Cf. Archimedes, « Foreign students value studying in Estonia highly », 27 avr. 2015. En ligne sur : <http://archimedes.ee/en/foreign-students-value-studying-in-estonia-highly-2/>, page consultée le 14/06/2018.
-
[2]
Enterprise Estonia est une institution nationale, établie en 2000, pour promouvoir les affaires et les politiques régionales avec le but d’augmenter la compétitivité du pays sur le marché global.
-
[3]
« Scandinavia’s best kept secret » est le titre d’une brochure touristique créée par Enterprise Estonia, dans le cadre de « Introduce Estonia, marketing concept for tourism ».
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[4]
Cf. <http://estonianfood.eu/en>.