Couverture de HERM_078

Article de revue

Le libre comme alternative pour l’école contemporaine ?

Pages 104 à 107

Notes

English version
Versión en español

1Richard Stallman est un des créateurs – si ce n’est le créateur – du mouvement du logiciel libre. Il crée en 1983 le projet GNU et popularise le terme « copyleft » (qu’il traduit par « gauche d’auteur ») en opposition à l’utilisation usuelle du droit d’auteur à des fins de privatisation. Il démissionne du Massachusetts Institute of Technology (MIT) où il travaillait depuis plusieurs années en 1984, tout en restant visiteur, car il refuse toute éventualité que l’université devienne propriétaire de son travail. Il consacre sa vie au militantisme, qu’il considère comme un humanisme, en faveur du logiciel libre à travers la Free Software Foundation. Le système d’exploitation GNU qu’il a créé, combiné avec Linux, est entièrement libre. Francophile et francophone, il a accepté cet entretien avec la revue Hermès.

2Revue Hermès : Les systèmes scolaires ont-ils résisté aux industries du numérique et mis en œuvre une alternative par le libre ?

3Richard Stallman : J’ai un point de vue critique sur le numérique à l’école, mais pas pour les raisons habituelles. Les politiques actuelles de l’industrie numérique sont profondément injustes et les systèmes scolaires ne leur ont pas résisté. Au contraire, elles créent une dépendance des élèves par rapport aux industries qui développent des programmes privateurs, comme Microsoft, Apple, Adobe, et la sèment au sein de la société. Un programme non libre soumet nécessairement l’utilisateur au pouvoir du propriétaire du programme et le rend dépendant. C’est la première injustice. Elle mène à une seconde injustice, la présence de fonctionnalités malveillantes. Beaucoup de programmes espionnent l’utilisateur, le restreignent dans ses usages, lui imposent une censure des applications possibles, ou des portes dérobées. Certains programmes ont été conçus principalement pour cela, en attirant les utilisateurs pour leur voler des informations. Il n’y a aucun doute là-dessus aujourd’hui. Les entreprises n’essaient même plus de s’en cacher. On trouve un catalogue des fonctionnalités malveillantes [1] sur le site GNU.org. Les systèmes imposés aux élèves par les industries numériques les espionnent. Beaucoup d’écoles ont imposé l’usage de produits ou programmes Apple, Microsoft, ou de services qui accumulent les informations personnelles chez Google ou Yahoo par exemple. Le simple fait de fournir le nom d’un élève constitue une entrave au droit à la vie privée de l’élève et une trahison. Aucune information ne devrait être transmise aux entreprises sur l’identité et les activités des élèves. Beaucoup d’universités imposent un compte Google ou Microsoft aux enseignants et aux étudiants. C’est une injustice à grande échelle et les universités deviennent les complices d’une vaste entreprise d’espionnage. Je conseille aux parents d’élèves de refuser que l’école crée un compte au nom de l’élève. Les ordinateurs confiés aux élèves à l’école sont aussi des vecteurs des données personnelles. Le seul moyen de s’assurer qu’un logiciel ne transmet aucune information personnelle concernant l’élève est de n’utiliser que des logiciels libres. C’est pourquoi le libre est la seule façon juste d’utiliser le numérique. Quand le programme est libre, les utilisateurs ont le contrôle du programme ; quand il est privateur, c’est le programme qui a le contrôle de l’utilisateur, et cela n’est pas acceptable.

4Revue Hermès : Faut-il apprendre le libre à l’école ? Comment le faire ?

5R. Stallman : On peut résumer le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité.

6Il est défini par quatre libertés essentielles :

7– Liberté 0 : la liberté d’exécuter le programme comme l’utilisateur le souhaite, pour n’importe quel objectif. C’est la liberté de base.

8– Liberté 1 : la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses désirs. La condition préalable est d’accéder au code source.

9Ces libertés donnent à chaque utilisateur le contrôle du programme. Mais elles ne suffisent pas. Il faut aussi des moyens de contrôle collectif. Il faut donc ajouter :

10– Liberté 2 : la liberté de donner ou vendre des copies sans modification.

11– Liberté 3 : la liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques les améliorations pour que toute la communauté en bénéficie, de donner ou vendre des copies modifiées.

12Cela autorise les utilisateurs à travailler ensemble en groupes formels et informels pour adapter les programmes à leurs désirs et à leurs besoins. Tout le monde a le droit de changer les programmes, y compris ceux qui ne savent pas programmer, mais qui peuvent participer aux choix collectifs, en travaillant avec des programmeurs. Si on veut lutter contre des risques majeurs comme l’espionnage, le contrôle collectif est le seul moyen.

13L’école a le devoir éthique de refuser les logiciels privateurs et de n’utiliser que des logiciels libres. Elle représente aussi une chance pour les citoyens d’être formés à la liberté à un moment de leur vie, et aux droits de l’humain. Cette formation de la pensée passe par l’exemple qui consiste à renoncer au confort de quelques services rendus par les programmes privateurs afin de préserver les grandes libertés et les droits de l’humain. L’école doit donner l’exemple du refus de la perte de liberté.

14Revue Hermès : Sur quoi mettre l’accent en vue de former un jeune citoyen au numérique ?

15R. Stallman : Les élèves ne doivent pas nécessairement apprendre à programmer. Tout le monde n’a pas besoin de savoir programmer, pas plus que cuisiner ou bricoler. Chacun peut aimer cuisiner, mais sans nécessairement l’apprendre à l’école. On ne peut pas tout apprendre. Savoir programmer est utile mais pas plus que d’autres activités. Les élèves peuvent participer au développement de programmes libres s’ils aiment programmer, et participer à des groupes qui travaillent sur le libre s’ils le souhaitent et même s’ils n’aiment pas programmer. À l’école, on devrait apprendre l’existence de ces possibilités, guider les élèves et les encourager à participer à des projets libres. Il y a donc à la base des compétences techniques de programmation mais aussi et surtout un savoir-faire social qui consiste à participer à des projets collectifs, collaboratifs avec les développeurs, en comprenant leurs méthodes de travail, le « style » du code et du projet, les règles de la coopération, la façon de faire avancer un projet de développement informatique avec les autres. Il y a un devoir d’information et d’éducation systématique sur ces questions pour l’école. En ayant coopéré avec d’autres sur des projets, on sait lancer et gérer un projet. Cela doit commencer avant l’université, au lycée au minimum et pour certains élèves plus tôt encore. Tous les élèves au lycée doivent avoir le choix d’apprendre la programmation.

16Mais surtout il faut ne donner aux élèves à utiliser que du logiciel libre, jamais de programmes privateurs. Parce que l’école a une mission sociale – depuis la maternelle jusqu’à l’université et dans la formation continue – de former des citoyens d’une société forte, capable, indépendante, solidaire et libre. Dans le numérique, cela veut dire que pour former des citoyens, il faut enseigner uniquement les programmes libres. Il faut expliquer que l’enseignement de programmes privateurs introduit des formes de dépendance, ce qui contredit la mission sociale de l’école. Il y a aussi une dimension morale dans l’éducation : éduquer des citoyens disposés à aider les autres. Chaque classe doit avoir pour règle de partager les copies des programmes en code source, créés et utilisés, parce que la classe est un lieu de partage des connaissances. On ne peut pas autoriser les programmes privateurs, sauf pour en faire la rétro-ingénierie.

17Revue Hermès : Le libre permet-il d’apprendre différemment ? En quoi selon vous ?

18R. Stallman : Le libre, pour ceux qui veulent apprendre la programmation, permet de s’exercer au développement de logiciels. Les apprentissages en informatique ne peuvent se mettre en place qu’à travers les projets, la fabrication.

19Comment apprend-on la bonne programmation ? En lisant et en écrivant beaucoup de code, ce qui n’est possible que dans le cadre du libre. Il faut le faire avec des grands programmes (compilateur C, traitement de texte, etc.), en y introduisant des petits changements, puis de plus en plus difficiles et importants. Tout programme incorpore des connaissances. Si le programme est privateur, il cache, il refuse ces connaissances aux étudiants, et cela va à l’encontre de l’esprit de l’éducation. Cela ne doit jamais être toléré dans une école, sauf pour la rétro-ingénierie, c’est-à-dire les procédés d’extraction des connaissances du programme. Le logiciel libre respecte l’esprit de l’éducation en mettant les connaissances à disposition de tous. Toutes les occasions sont bonnes pour promouvoir la liberté. Il faut toujours résister à l’injustice.

20Mais une éducation uniforme n’est pas nécessaire, il faut laisser les élèves choisir leurs champs d’étude. Pour ceux qui ne sont pas intéressés par la programmation, il faut faire comprendre les fonctionnalités malveillantes et apprendre à coopérer avec les développeurs, en participant à la réflexion collective, en proposant des changements.

21Revue Hermès : Connaissez-vous des États, des établissements scolaires, des systèmes éducatifs qui se démarquent en accordant une place de choix au libre ?

22R. Stallman : Je connais deux systèmes éducatifs seulement qui ont mené une vraie politique de promotion du logiciel libre à l’école : l’Andalousie en Espagne, au niveau du collège, où les écoles utilisent le système GNU-Linux, et en Inde l’État du Kerala pour le lycée. Mais ils n’ont pas supprimé complètement les programmes privateurs. En Andalousie, on a gardé Flash Player par exemple, qui est privateur, et pire encore, contient des fonctionnalités malveillantes (Digital Restrictions Management [DRM] et surveillance). Ces écoles utilisent presque exclusivement les logiciels libres, donc probablement incitent les élèves à la programmation libre. Dans l’enseignement supérieur, je ne connais aucune université qui ait rejeté les logiciels privateurs comme il faudrait le faire, même si certaines encouragent l’usage des logiciels libres. Je connais une université qui a une faculté dédiée au logiciel libre : l’Universidad de las Ciencias Informaticas de Cuba.

23Aucun gouvernement, à l’heure actuelle, ne conduit une action vraiment efficace pour lutter contre la ploutocratie des grandes entreprises du numérique. Les logiciels privateurs et les services qui accumulent les données sur les citoyens sont des armes de cette ploutocratie, des grandes entreprises, des milliardaires qui les contrôlent et qui exercent un contrôle antidémocratique du pouvoir politique. Aux États-Unis, la « trumpery [2] » dessine un projet catastrophique pour l’environnement, avec le risque du pire crime de l’histoire, le réchauffement climatique : la destruction de la civilisation. Le peuple n’a plus aucun pouvoir aux États-Unis, seuls les plus riches et les intérêts privés contrôlent le pouvoir : des chercheurs ont montré dans une étude qu’il n’existe aucune corrélation entre les préférences des citoyens et les décisions politiques (Fiorina et Abrams, 2009). Les données sont une question essentielle parce que les entreprises les utilisent pour manipuler les consommateurs et les États pour contrôler et saboter les mouvements dissidents. La police anglaise, par exemple, a surveillé les militants de Greenpeace en volant leurs identifiants (Evans, 2017). La France avait un système efficace de protection des données personnelles qui a été annihilé par l’état d’urgence. Il faut refuser de donner ses données, refuser tous les systèmes d’espionnage présents partout comme dans le prêt de vélos. Le changement prendra du temps, donc commençons dès maintenant. L’éducation sera un combat difficile, une lutte qui exigera des efforts et de la résistance.

Références bibliographiques


Date de mise en ligne : 27/09/2017

https://doi.org/10.3917/herm.078.0104

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions