Notes
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[1]
Une initiative citoyenne européenne est une invitation qui peut être faite à la Commission à présenter une proposition législative dans un domaine dans lequel l’UE est habilitée à légiférer. Après constitution d’un comité de sept citoyens issus de sept États membres différents, l’initiative peut être enregistrée et faire certifier son système de collecte de signatures. Si la Commission accepte l’enregistrement, l’initiative a alors un an pour parvenir à récolter le soutien d’au moins un million de citoyens issus d’au moins un quart des États membres de l’Union. Les signatures doivent être certifiées par les autorités nationales. Si l’initiative a remporté au moins un million de signatures, elle est présentée à la Commission, qui l’examine et y donne une réponse après une audition publique auprès du Parlement européen. Si la Commission adopte la proposition, la procédure législative classique démarre. Il s’agit d’un dispositif participatif transnational de très grande ampleur en ce qu’il a déjà généré une cinquantaine d’initiatives et mobilisé plus de 10 millions de citoyens.
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[2]
Direction générale de la communication, Commission européenne : <ec.europa.eu/dgs/communication/index_fr.htm>.
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[3]
Cet article s’appuie sur les résultats d’une thèse de doctorat en communication (Dufrasne, 2016b), dont l’approche interactionniste m’a poussé à me placer du point de vue des acteurs et à observer les pratiques participatives au quotidien, dans l’interaction, pour suivre les acteurs dans la multiplicité de leurs lieux et moments de participation (réunions, auditions, manifestations) et d’interaction avec les institutions. J’ai choisi de réaliser de l’observation participante en intégrant, au moment de leur constitution, deux comités d’initiatives et ce durant environ deux ans. J’ai participé à l’ensemble des activités de ces comités au même titre que la vingtaine d’acteurs qui les composaient. Il s’agissait de l’initiative New Deal 4 Europe (réclamant un plan d’investissement proprement européen pour favoriser l’emploi des jeunes et le développement durable) et de l’initiative auto-organisée Stop TTIP (demandant l’arrêt des négociations entre l’UE et les États-Unis ou le Canada sur les traités commerciaux TTIP et CETA). J’ai également été puiser, à d’autres niveaux, des éléments secondaires sur des terrains périphériques : l’observation d’autres initiatives portées par d’autres acteurs, des entretiens, l’observation d’événements institutionnels, l’observation en ligne (pour un total de 80 acteurs observés et rencontrés), la lecture de documents institutionnels ou associatifs, une revue de presse et du web.
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[4]
Président de la commission AFCO, Parlement européen.
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[5]
Consultant auprès de la Commission européenne.
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[6]
Membre du Comité économique et social européen.
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[7]
Promoteur de l’initiative Right2Water.
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[8]
Promoteur de l’initiative New Deal 4 Europe.
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[9]
Membre de l’Initiative and Referendum Institute.
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[10]
Promoteur de l’initiative Right2Water.
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[11]
La coopération conflictuelle est une forme de coopération, de participation à la même production, qui est nécessairement conflictuelle car les acteurs sont inégaux. Le conflit traduit l’opposition entre les acteurs qui ont des positions et des intérêts différents dans cette collaboration (voir notamment Van Campenhoudt et de Saint-Georges, 1982).
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[12]
Ayant été refusée pour l’enregistrement par la Commission européenne, la coalition qui soutenait Stop TTIP a décidé de mener tout de même cette initiative, en marge du dispositif officiel, tout en respectant les prescrits de la réglementation.
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[13]
Que certains appellent « ordinaire ». En ce qui me concerne, je choisis de l’appeler citoyen « individuel » pour le différencier des promoteurs des initiatives qui sont des membres d’associations de la société civile organisée.
1Les évolutions des processus de prise de décision démocratiques intègrent de façon de plus en plus prégnante des thèmes tels que la communication, la discussion, le débat, la concertation, la consultation, le partenariat, la participation ou la gouvernance. Au niveau européen, comme ailleurs, les institutions proposent une série de dispositifs participatifs, consultatifs ou dialogiques tels que les consultations thématiques de l’Interactive Policy Making, les dialogues citoyens de l’Année européenne des citoyens ou l’initiative citoyenne européenne (ICE) [1] pour tenter de combattre, entre autres, l’euroscepticisme, le déficit démocratique et les difficultés de communication avec les citoyens.
2En réponse à cet impératif participatif et délibératif (Blondiaux, 2004 ; Blondiaux et Sintomer, 2002), l’idée d’une communication différente apparaît et des initiatives se multiplient, en s’appropriant de nouvelles règles de communication « fondées essentiellement sur la promotion du dialogue et la participation des citoyens » (Bresson Gillet, 2013). Les institutions européennes vont lier, voire à certains moments confondre, les buts de la participation et de la communication. En effet, les objectifs de la communication institutionnelle européenne sont parfois similaires à ceux de la participation institutionnalisée européenne : favoriser l’appropriation des enjeux européens, vaincre l’appréhension à l’égard de l’Europe et susciter un sentiment d’adhésion à l’Union européenne (UE). La participation va être perçue par les institutions comme un moyen de mieux connaître l’opinion des citoyens mais également de mieux communiquer avec les citoyens, par ce qu’elles concevront comme une communication participative. La multiplication des projets, expériences et dispositifs de concertation avec les publics dans le processus de décision de l’Union, avec, en toile de fond l’idée que l’innovation démocratique doit impliquer les bénéficiaires et qu’il n’y a pas de participation en l’absence de communication, a amené certains à parler d’un « tournant participatif » (Saurugger, 2010). Ces procédures révèlent le mélange des genres entre « impératifs promotionnels de l’UE » (Wojcik, 2011) et souhait de faire débattre en vue de produire des recommandations pour l’action des institutions. Les dialogues de l’Année européenne des citoyens, que la DG Communication [2] qualifie elle-même d’action de « communication », avaient d’ailleurs aussi pour objectif de susciter l’intérêt et favoriser la participation électorale des citoyens européens et par là même renforcer la légitimité de l’UE. Ces objectifs semblent en outre parfaitement s’inscrire dans les priorités générales de la DG Communication que sont la sensibilisation des citoyens à l’UE, la meilleure connaissance de l’opinion publique et l’accroissement de l’adhésion à l’UE (Commission européenne, 2015).
3Ainsi, tandis que les citoyens s’attendent à ce que la participation consiste en une forme de redistribution du pouvoir et de la parole, en un moyen de réduire le déficit démocratique de l’Union, la Commission européenne la conçoit plutôt concrètement comme une manière de communiquer, tout en présentant officiellement ces dispositifs participatifs comme impliquant le citoyen dans la prise de décision. Ce malentendu a des conséquences désastreuses sur la perception qu’auront les participants au sortir de ces expériences participatives, sur leurs représentations de l’Union, de ses institutions et de leurs politiques.
4Sur la base de deux années d’observation participante au sein de comités d’initiatives citoyennes européennes, d’entretiens et d’observations d’événements institutionnels [3], la situation d’incommunicabilité dans le cadre du dispositif de l’ICE peut être qualifiée de double : d’une part, l’offre de participation citoyenne et les discours des institutions vont générer toute une série d’attentes chez les citoyens, provoquer une méprise sur ce qui est proposé ainsi qu’une forte déception et, d’autre part, face à l’impossibilité de communiquer avec la Commission, les associations et les citoyens participant vont sortir des dispositifs institutionnels pour communiquer dans l(es) espace(s) public(s), actant l’impasse communicationnelle.
Les attentes et les déceptions autour de la participation et de la communication
5Le sens des actions et des messages est négocié par rapport aux institutions et à ce qu’elles instillent dans leurs discours. Les discours institutionnels créent les horizons d’attente et de signification et entrent en dissonance avec la réalité des faits. Dans le cas de l’ICE, le malentendu est de deux ordres : premièrement, l’ICE est initialement présentée, dans les discours des officiels et dans le traité de Lisbonne, comme conférant aux citoyens un certain poids dans la dynamique d’implication dans le processus décisionnel, en laissant penser qu’elle représente un mécanisme démocratique majeur, une expression directe et pratique de la nouvelle répartition des rôles au sein de l’UE et un élément essentiel pour la définition de l’Europe à l’avenir : « Nous souhaitons que les citoyens soient un pouvoir constitutif, pas uniquement quelqu’un qui avalise les décisions [4]. » La pratique des acteurs des initiatives et nos observations ont conduit à montrer que ce n’est pour l’instant pas le cas. L’ICE est un genre participatif qui paraît hybride, mêlant pétition, initiative législative et campaigning, qui génère des tensions dans les représentations que les citoyens en ont (Dufrasne, 2016a). En effet, l’ICE génère toute une série de représentations et d’attentes variables selon les acteurs. Celles-ci concernent le type de participation auquel les acteurs se réfèrent pour agir et interpréter leurs actions et celles des autres (Dufrasne et Patriarche, 2011). Ces désaccords autour de la définition du genre participatif renforcent cette situation d’incommunicabilité.
6Deuxièmement, l’ICE est décrite par les officiels comme un moyen de communication en elle-même : « les institutions européennes peuvent utiliser l’initiative citoyenne pour communiquer l’Europe aux citoyens, à l’homme de la rue [5] » parce que « même si certaines initiatives n’ont pas été couronnées de succès, c’est un instrument qui n’en reste pas moins crucial dans l’univers juridique européen puisque cela remplit sa mission de communication [6]. » Selon la représentation permanente belge, le but de la Commission serait que les initiatives, en se communiquant au grand public, communiquent dans un même temps l’Europe et ses enjeux. La participation citoyenne n’est, selon elle, pas le but premier de l’ICE. De nombreux acteurs des institutions européennes préconisent ainsi d’impliquer le grand public dans le débat et même de compter sur les citoyens pour diffuser les messages eux-mêmes. L’idée étant de placer le citoyen au cœur de la communication. Les initiatives semblent participer de cette vision du citoyen européen comme vecteur de la communication, en ce que la Commission espère qu’elles communiqueront l’Europe : « cela permettra d’intéresser davantage les citoyens à ce qui se passe à Bruxelles » (Commission européenne, 2011).
7L’optimisme des débuts a rapidement fait place à la déception face à la manière dont la Commission gère les initiatives et y répond. Les acteurs des initiatives se sont rendu compte que la participation est tellement cadrée que ses effets sur les politiques de l’Union seront excessivement limités et que les échanges possibles avec la Commission se limitaient à quelques réponses procédurales. Les participants à l’ICE disent faire face à une communication désincarnée et technico-juridique, se résumant aux aspects procéduraux minimaux. En effet, l’ICE requiert des promoteurs d’initiatives et des participants qu’ils utilisent principalement Internet pour remplir les formulaires officiels requis, en imposant une participation et une communication basiques en ligne. Ainsi, si les participants jugent que la participation est quasi inexistante, ils pensent également que la Commission est même passée à côté de ses objectifs de communication. Ils sont nombreux à regretter le fait que la Commission, par la piètre qualité de son suivi et par le refus de débats ou de réponses aux questions durant le processus, passe complètement à côté des bénéfices de la participation d’un point de vue institutionnel : la formation de fond des citoyens, la remontée de questions et attentes, le feedback du terrain, ou les relations d’échanges entre les institutions et les citoyens.
8Une partie des critiques porte sur l’attitude générale de la Commission qui, selon de nombreux participants, se sert de la participation pour communiquer une image de bonne gouvernance, laquelle ne correspondrait pas du tout à la réalité. Un des promoteurs de l’initiative Right2Water dénonce l’hypocrisie des services de la Commission qui accordent peu d’importance aux relations avec les promoteurs d’initiatives et n’ont aucune considération pour leurs demandes tout en tenant des discours engagés sur la participation citoyenne et la communication avec le citoyen. Ainsi, comme Rui (2007) le souligne, l’appel à la participation paraît davantage « donner le change que changer la donne, n’ébranlant que rarement les pouvoirs établis et les certitudes ». De nombreux promoteurs d’initiatives regrettent l’inaction des institutions face aux demandes des citoyens et le peu de lucidité quant au fait de ne pas prendre au sérieux l’ICE qui reviendrait à renforcer l’euroscepticisme et la défiance vis-à-vis des institutions européennes : « maintenant, si avec tout ça, ils ne prennent pas ça au sérieux, eh bien ils sont en train de mettre de la dynamite. […] S’ils empêchent l’initiative qui a réussi à avoir deux millions de signatures d’avoir un impact sur ce qui se passe, ils ne vont pas rapprocher beaucoup de monde. Surtout pas ces deux millions de personnes qui ont signé. […] Je leur disais “écoutez, si vous faites ça, vous êtes pire que le capitaine du Titanic. Parce que ce projet européen est en train de couler, et vous vous êtes en train de dire à l’orchestre de continuer la musique comme si de rien n’était” [7]. » La Commission tient les citoyens à distance et relègue le déroulement de la participation en dehors du cadre institutionnel réel, en dehors d’un véritable rapport de force. Cet instrument exigeant et fortement limité donne aux citoyens l’impression que la Commission appréhende les débats politiques et les conflits : « elle propose un mécanisme de mise à l’agenda mais évite dans un même temps tout débat [8] ». Les promoteurs de l’initiative auto-organisée Stop TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), mais de nombreux autres acteurs de la société civile également, estiment que la Commission devait s’engager dans un débat sur le traité transatlantique parce qu’il constitue un des principaux sujets de préoccupation des Européens. Des initiatives telles que Stop TTIP confirment l’importance démocratique de la contestabilité. Or, la Commission a refusé de l’enregistrer et justifie notamment son refus par le fait que cette initiative conteste une situation existante alors que le dispositif requiert plutôt des propositions.
9Un rapport juridique mandaté par le European Citizen Action Service (ECAS, 2014) démontre que les décisions de la Commission quant au rejet de certaines initiatives sont inconsistantes et manquent de transparence. Selon de nombreux acteurs, la manière dont la Commission répond aux initiatives réussies devrait être examinée à la lumière de l’ampleur de ce dispositif et des efforts qu’elle exige de ses organisateurs. La Commission se défend de se cantonner à des positions légales alors que la plupart des acteurs estiment qu’elle n’a rien compris à la demande sociale : « la Commission n’a toujours pas compris que si le but est bien de faire de la participation citoyenne, avec un dialogue avec les institutions et une réelle implication dans le processus de décision, alors pourquoi ne pas aider les citoyens à viser les bons articles de loi, pourquoi ne pas répondre aux questionnements préalables [9] ? »
10Les participants doivent gérer une tension entre, d’une part, un intense désenchantement vis-à-vis de l’Europe, de la fonction démocratique et de la participation qui est proposée, et, d’autre part, une forme d’adhésion à l’Europe que suppose un tel engagement, accompagné d’espoirs et d’un certain idéalisme concernant la participation citoyenne. C’est effectivement en se saisissant de l’ICE qu’ils montrent leur foi en l’Europe, en un combat pour que l’Europe soit meilleure. Ce qui est extrêmement paradoxal mais tout à fait intéressant, c’est la coexistence de cette vision de ce que devraient être l’ICE et l’Europe avec une déception extrême vis-à-vis de ce qu’elles sont réellement. Les participants estiment que l’ICE aurait pu être un « outil réel de participation citoyenne » alors qu’elle « reste une attente vide engendrant une frustration pour les citoyens engagés [10] ». Leur position est empreinte de fatalisme : ils doivent passer par l’institution pour changer l’institution. Ils acceptent donc de prendre part à un dispositif d’une institution qu’ils critiquent fortement dans une forme de coopération conflictuelle [11].
Devoir sortir du dispositif institutionnel pour pouvoir communiquer
11De très nombreux acteurs choisissent de sortir du dispositif pour se dégager de la communication verticale, du refus de la Commission de dialoguer avec les associations supportrices d’initiatives et pour récupérer leur agentivité en ce qui concerne le contenu et la forme de communication, ou encore le choix des modes d’action. En effet, la rigidité du cadre de l’ICE pose la question du degré d’autonomie des acteurs des initiatives face aux contraintes de la communication verticale, de leur capacité à détourner le dispositif et inventer des usages dépassant le cadre strict de la réglementation. L’obligation de se fondre dans un outil va pousser les participants à étendre le champ de leurs relations, à constituer ou réactiver un réseau, à savoir être et faire ensemble et à développer des compétences. Il leur a été difficile de s’ajuster à un dispositif technique rude auquel ils se heurtent, surtout dans la sphère d’actions pour une cause qui les touche, qu’ils investissent avec passion, laquelle s’accorde peu avec un dispositif technique perçu comme oppressant. Les participants essaient de se départir des normes, valeurs et représentations qui se matérialisent dans un tel dispositif. La mise en place et le maintien d’un outil cadenassé et rigide provoque donc le fait que les participants en sortent. Ceux-ci doivent être inventifs dedans ou en sortir pour être inventifs en dehors, au point de modifier parfois leurs propres objectifs et de trouver une porte de sortie. Cette sortie va également témoigner de leur capacité à la reconversion (des actions ou des textes et des buts de l’initiative). Au stade suivant, après avoir adapté les actions ou changé les objectifs, les coalitions se rendent compte qu’elles peuvent aller plus loin, inventer elles-mêmes un cadre. La capacitation des citoyens est bien présente, comme en témoigne le changement des objectifs et des modes d’action de Stop TTIP (auto-organisation [12] après refus d’enregistrement) et de New Deal 4 Europe (conversion en pétition auprès du Parlement européen). Les acteurs ne se restreignent pas, ils convertissent, ils contournent, ils inventent.
12La rigidité des institutions se manifeste également par l’imposition de cadres stricts lors des rencontres avec les participants. Les intervenants sont choisis pour leur capacité à se plier aux règles d’une audition publique, les temps de parole sont stricts et le contenu déterminé à l’avance avec l’accord des institutions organisatrices. Plus généralement, le cadre contraignant de l’ICE va révéler la capacité des acteurs à entrer dans différentes situations en respectant les codes de l’institution, à passer du débat à la communication, à gérer le fond des dossiers, à comprendre la procédure et à diversifier leurs actions. Les acteurs des initiatives ont la capacité de se présenter sous différentes formes, de jongler avec des identités plurielles et de se projeter sur différentes arènes. Auray (2010) emploie le terme d’identités « feuilletées » pour rendre compte des articulations entre ces engagements communautaires multiples des individus.
13Face à l’incapacité de nouer un dialogue avec la Commission européenne, les promoteurs d’initiatives espèrent pouvoir compter sur un large soutien des citoyens à faire valoir pour, dans un second temps, tenter d’entrer en négociation avec la Commission. Le dispositif, tel qu’il est conçu par la Commission, prévoit bien que les promoteurs essayent de convaincre le grand public du bien-fondé de leur proposition. Toutefois, les participants déploient bien plus de formes de communication qu’il n’est prévu au départ. Ils font preuve d’inventivité dans le cadre et hors du cadre. Au sein d’une initiative, la récolte des signatures s’avère n’être qu’un des éléments d’un plan d’action plus large. Une initiative nécessite différents types d’actions qui s’entremêlent, choisies dans un « répertoire d’action », notion qui désigne le choix de modalités d’action qui sont à la disposition d’un mouvement dans un contexte donné. Ce qui donne lieu à une redéfinition régulière des stratégies et des actions à mener. Récolter le million de signatures après avoir convaincu autant de citoyens nécessite d’organiser toute une série d’actions visibles et créatrices de sens et de questionnement. L’ICE pousse donc les acteurs à l’inventivité, au renouvellement des pratiques, au développement de répertoires plus étendus, à l’utilisation de moyens différenciés tels que : des campagnes Twitter (avec une liste de parlementaires à viser par exemple), l’interpellation directe et spectaculaire de l’opinion publique ou de la sphère politique par des flashmobs dans des lieux publics, des mises en scène spectaculaires (déguisement, objets symboliques), des chœurs contestataires qui vont chanter pour perturber des événements institutionnels. Ils mettent également en place des actions en justice ou des actions symboliques (comme les villes ou communes « zone hors TTIP »). Ils font pression auprès des députés européens et des élus nationaux (par le suivi des votes ou la demande de positionnement officiel), ou ils utilisent leur expertise pour entrer dans un bras de fer. Il s’agit pour les participants de se faire connaître et de se rendre visibles, d’élaborer et de transmettre de l’information sur le fond du dossier, et de mettre en place une communication d’influence (pour persuader, convaincre, convertir), une communication instrumentale. Ils se retrouvent dès lors face à la difficulté de communiquer l’Europe et ses enjeux de manière concise, simple, percutante et transnationale. Leurs pratiques de la communication instrumentale révèlent une résignation à passer par là pour pouvoir passer à autre chose, à pouvoir participer en somme. Les promoteurs en arrivent, souvent malgré eux, à boucler la boucle décrite plus haut en communiquant de manière stratégique pour pouvoir participer.
14En guise de conclusion, il est également intéressant de relever une série de réalisations concrètes autour de l’ICE qui montrent que certaines situations d’incommunicabilité semblent s’améliorer : la communication de l’Europe et de ses enjeux au grand public et la communication entre citoyens et associations à travers l’Europe.
15Pour la première fois au niveau européen, le participant final (signataire) d’un dispositif participatif institutionnel est bel et bien la plupart du temps le citoyen « individuel [13] ». Pour trouver un million de signatures, les associations supportrices d’une initiative abordent le citoyen individuel qui se voit mis au courant de différents enjeux européens. Ceux-ci deviennent parfois des enjeux « grand public », comme le TTIP et le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), les zones 30 km/h dans les villes ou le revenu inconditionnel de base. L’ICE donne l’occasion d’observer la construction de publics autour de préoccupations citoyennes et de thématiques transversales, à travers différents pays européens. En effet, un des objectifs principaux des participants est de contribuer, par leurs actions, à l’espace public européen, de débattre de sujets spécifiquement européens et de nouer des discussions à travers l’Europe au sein d’un réseau d’acteurs. On peut donc noter la création de sphères discursives au niveau national et européen, malgré l’obstacle majeur des différentes langues. Ces initiatives contribuent manifestement à une plus grande conflictualisation des débats et des enjeux (sur les traités transatlantiques par exemple).
16Des petites associations nationales ou régionales viennent également connecter leur travail de terrain à cette grande coalition. Il s’agit donc d’un nouveau public de la participation européenne, d’ordinaire cantonnée aux grandes associations européennes ou à l’expertise des groupes d’intérêts. Par l’alliance d’associations partenaires, des formes de collaboration, parfois inédites au niveau européen, se sont ainsi créées entre des acteurs sociaux, associatifs, politiques et syndicaux. Ce que l’on pourrait appeler une communauté de l’ICE s’est créé, notamment par les actions d’ECI Campaign, une coalition d’une centaine d’organisations non gouvernementales soutenant le mécanisme de l’ICE et, plus largement, la démocratisation de l’UE. La communauté de l’ICE représenterait une forme de « communauté de pratique » (Wenger, 1998) au sein de laquelle des apprentissages et des répertoires communs se construisent en pratiquant : cette communauté de l’ICE partage effectivement un engagement mutuel, une entreprise commune et un répertoire partagé. Des compétences diverses sont acquises et mises ultérieurement au service d’autres engagements dans l’espace public.
17La participation citoyenne est ici l’un des révélateurs d’un type d’incommunicabilité européenne tout en constituant l’un des moyens de la réduire. Ces résultats considèrent donc comme central l’enjeu communicationnel de la participation citoyenne, dont la portée et les effets sur l’espace public permettent de comprendre que des processus d’information-communication, institués par les pouvoirs publics, et, dans le cas des initiatives par les associations, jouent un rôle majeur dans l’évolution des représentations et des pratiques socio-politiques collectives. Ils soulignent également l’importance des processus d’intercompréhension entre citoyens, associations et institutions au niveau européen, tout en réinterrogeant les rapports entre espaces médiatiques, espaces publics et espaces politiques au niveau européen.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Blondiaux, L. et Sintomer, Y., « L’impératif délibératif », Politix, no 15, 2002, p. 17‐35.
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- Dufrasne, M., La Participation composite. Extensions et déclinaisons de la participation citoyenne vues au travers des pratiques de l’initiative citoyenne européenne, thèse de doctorat en information et communication, Bruxelles, université Saint-Louis, 2016b.
- Dufrasne, M. et Patriarche, G., « Applying Genre Theory to Citizen Participation in Public Policy Making : Theoretical Perspectives on Participatory Genres », Communication Management Quarterly, no 21, 2011, p. 61-86.
- ECAS, The European Citizens’ Initiative Registration : Falling at the First Hurdle ? Analysis of the Registration Requirements and the “Subject Matters” of the Rejected ECIs, Bruxelles, Ecas, 2014. En ligne sur : <http://www.ecas.org/wp-content/uploads/2014/12/ECI-report_ECAS-2014_1.pdf>, consulté le 19/01/2017.
- Rui, S., « Changer la donne ou donner le change ? », Économie et humanisme, no 382, 2007, p. 66-69.
- Saurugger, S., « The Social Construction of the Participatory Turn : The Emergence of a Norm in the European Union », European Journal of Political Research, vol. 49, no 4, 2010, p. 471-495.
- Van Campenhoudt, L. et de Saint-Georges, P., Enseignement et transformation sociale, Louvain-la-Neuve, Presses de l’Université catholique de Louvain, 1982.
- Wenger, E., Communities of Practice. Learning, Meaning, and Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
- Wojcik, S., « Participer… et après ? L’expérience des consultations européennes des citoyens 2009 », Politique européenne, no 34, 2011, p. 135-166.
Mots-clés éditeurs : impasse communicationnelle, institutions européennes, initiative citoyenne européenne, espace public, associations
Mise en ligne 26/05/2017
https://doi.org/10.3917/herm.077.0063Notes
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[1]
Une initiative citoyenne européenne est une invitation qui peut être faite à la Commission à présenter une proposition législative dans un domaine dans lequel l’UE est habilitée à légiférer. Après constitution d’un comité de sept citoyens issus de sept États membres différents, l’initiative peut être enregistrée et faire certifier son système de collecte de signatures. Si la Commission accepte l’enregistrement, l’initiative a alors un an pour parvenir à récolter le soutien d’au moins un million de citoyens issus d’au moins un quart des États membres de l’Union. Les signatures doivent être certifiées par les autorités nationales. Si l’initiative a remporté au moins un million de signatures, elle est présentée à la Commission, qui l’examine et y donne une réponse après une audition publique auprès du Parlement européen. Si la Commission adopte la proposition, la procédure législative classique démarre. Il s’agit d’un dispositif participatif transnational de très grande ampleur en ce qu’il a déjà généré une cinquantaine d’initiatives et mobilisé plus de 10 millions de citoyens.
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[2]
Direction générale de la communication, Commission européenne : <ec.europa.eu/dgs/communication/index_fr.htm>.
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[3]
Cet article s’appuie sur les résultats d’une thèse de doctorat en communication (Dufrasne, 2016b), dont l’approche interactionniste m’a poussé à me placer du point de vue des acteurs et à observer les pratiques participatives au quotidien, dans l’interaction, pour suivre les acteurs dans la multiplicité de leurs lieux et moments de participation (réunions, auditions, manifestations) et d’interaction avec les institutions. J’ai choisi de réaliser de l’observation participante en intégrant, au moment de leur constitution, deux comités d’initiatives et ce durant environ deux ans. J’ai participé à l’ensemble des activités de ces comités au même titre que la vingtaine d’acteurs qui les composaient. Il s’agissait de l’initiative New Deal 4 Europe (réclamant un plan d’investissement proprement européen pour favoriser l’emploi des jeunes et le développement durable) et de l’initiative auto-organisée Stop TTIP (demandant l’arrêt des négociations entre l’UE et les États-Unis ou le Canada sur les traités commerciaux TTIP et CETA). J’ai également été puiser, à d’autres niveaux, des éléments secondaires sur des terrains périphériques : l’observation d’autres initiatives portées par d’autres acteurs, des entretiens, l’observation d’événements institutionnels, l’observation en ligne (pour un total de 80 acteurs observés et rencontrés), la lecture de documents institutionnels ou associatifs, une revue de presse et du web.
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[4]
Président de la commission AFCO, Parlement européen.
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[5]
Consultant auprès de la Commission européenne.
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[6]
Membre du Comité économique et social européen.
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[7]
Promoteur de l’initiative Right2Water.
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[8]
Promoteur de l’initiative New Deal 4 Europe.
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[9]
Membre de l’Initiative and Referendum Institute.
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[10]
Promoteur de l’initiative Right2Water.
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[11]
La coopération conflictuelle est une forme de coopération, de participation à la même production, qui est nécessairement conflictuelle car les acteurs sont inégaux. Le conflit traduit l’opposition entre les acteurs qui ont des positions et des intérêts différents dans cette collaboration (voir notamment Van Campenhoudt et de Saint-Georges, 1982).
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[12]
Ayant été refusée pour l’enregistrement par la Commission européenne, la coalition qui soutenait Stop TTIP a décidé de mener tout de même cette initiative, en marge du dispositif officiel, tout en respectant les prescrits de la réglementation.
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[13]
Que certains appellent « ordinaire ». En ce qui me concerne, je choisis de l’appeler citoyen « individuel » pour le différencier des promoteurs des initiatives qui sont des membres d’associations de la société civile organisée.