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Article de revue

Entre sensation et cognition : l’illusion explicative

Pages 66 à 70

1Tout commence par un cocktail, dans les années 1950. Le spécialiste des radars et des télécommunications, Collin Cherry, qui a suivi les cours de Norbert Wiener, père de la cybernétique, remarqua un fait curieux. Si vous écoutez un enregistrement d’une réunion festive au cours de laquelle tout le monde discute, rien n’est vraiment compréhensible. Tout se fond dans le brouhaha des voix et du bruit des verres qui s’entrechoquent. Rien n’émerge de cette espèce de bruit de fond et tout se confond, sans grande signification. En réalité pourtant, ça ne se passe pas comme ça, et chacun peut tenir une conversation au milieu de la cacophonie. Cherry rapporta en 1953 ce « cocktail party effet » ; il en devint psychologue, spécialiste de l’audition et des propriétés particulières de détection qui y sont attachées.

2La réalité psychologique permet en effet à chacun, dans la situation du cocktail, de comprendre ce qui lui est spécifiquement destiné. Il n’y a donc pas d’autres solutions que celle de l’existence d’un processus performant qui permet de trier l’information pertinente parmi tous les bruits. Force est de constater que la performance cognitive est telle qu’aujourd’hui aucun système artificiel n’est vraiment capable d’égaler l’aptitude du participant au cocktail. Autrement dit, le meilleur des robots invité à la fête serait encore probablement dépassé.

Filtrer l’information

3Alors, comment le cerveau sélectionne-t-il les sons pertinents en temps réel ? En effet, il n’y a souvent pas de seconde chance, pas de possibilité de réécouter ou « refaire passer la bande ». Voilà plus d’un demi-siècle que les chercheurs tentent de comprendre objectivement ce que le cerveau réalise comme performance et comment, ou pourquoi, parfois il ne la réalise plus, ou mal, chez certains patients ou avec l’âge qui s’avance. Pour étudier cela, Cherry inventa l’un des plus célèbres tests de la psychologie scientifique : le test d’écoute « dichotique ». Cela consiste à faire entendre simultanément aux deux oreilles d’un même sujet, deux messages différents. L’individu ferme alors les yeux et se concentre en n’étant pourtant capable de prendre conscience que d’un seul des deux messages, et cela d’autant plus qu’on l’a prévenu du côté sur lequel il devait faire porter son « attention ».

4Le mot est lâché : attention… et les spécialistes se sont engouffrés dans le domaine d’une « psychologie intentionnelle » de l’attention, qu’elle soit focalisée, partagée, spécifique ou même flottante. Les premières théories, à la suite de Broadbent (1958), de Treisman ou autres Deutsch et Deutsch (1963), se sont intéressées à ce qui passait du monde extérieur (l’environnement) au monde intérieur (le cerveau). Ce sont les théories du « filtrage », une notion venue tout droit de l’électronique et dont la cybernétique a fait l’un de ses concepts phares. Pour Broadbent, tout ce qui vient des sens n’est évidemment pas bon à prendre : il y a donc un filtre qui supprime la majeure partie des informations afférentes. Tout doit se passer comme dans un réseau, avec un canal à « capacité limitée » : le filtre est là pour faire le ménage entre ce qui est utile et ce qui n’est que du « bruit ».

5L’information prend donc une « valeur » et celle-ci dépend non pas de ce qui est à voir ou à entendre, mais de ce que l’on peut ou veut voir ou entendre. Les discussions occupèrent les psychologues, électroniciens et biologistes pendant quelque vingt ans pour savoir s’il s’agit d’un filtre en « tout ou rien » ou d’un « atténuateur » laissant passer ou non des informations en fonction de leur charge potentielle affective ou d’intérêt cognitif. Certains discutèrent même de la place du filtre dans le « canal unique » du modèle du traitement de l’information théorisé par Shannon : « filtre précoce », « filtre tardif » ou même « filtre mouvant ». Peu importe l’endroit où il est et la grosseur de son ouverture, de sa nature biologique ou psychologique, le filtre est un processus cognitif « d’en-moins » qui permet de sélectionner des informations pour ne laisser entrer dans le système que certaines d’entre elles. C’est un gommeur des bruits, un estompeur des couleurs, un minimiseur des sensations, un sélecteur des caractéristiques de l’environnement pour n’en laisser passer que ce qui est utile au sujet, mais aussi un protecteur du système, le préservant de la surcharge comme des informations nocives.

6Inspirés non plus de l’électronique mais de la physique énergétique, les modèles de « ressources » sont basés sur des considérations issues des capacités et de l’engagement du sujet. Dans le dernier quart du siècle, des psychobiologistes tels que Norman et Bobrow (1975) se sont intéressés à l’effort de traitement et aux capacités combinées de la mémoire et des canaux de communication. La métaphore énergétique prend en compte la motivation, l’attente et l’effort subjectif de celui qui va chercher l’information, et de son évaluation d’utilité ou de superflu. Le sujet dispose d’un pool de ressources qu’il mobilise en fonction de sa motivation qui, elle-même, rencontre ou non des caractéristiques attendues, ou non, du signal. On a pu discuter du nombre de réservoirs de telles ressources, de leur place par rapport aux différents étages de la mémoire, ou même de leur constitution, passive ou active, en « compétences » innées ou acquises. Dans tous les cas, ce sont des caractéristiques descendantes, issues de l’appareil cognitif, qui donnent sa valeur en « en-plus » à l’information que relèvent les organes sensoriels.

7Dans la dernière partie du siècle, et face à l’insuffisance des théories des filtres et des ressources, certains scientifiques se sont intéressés à la flexibilité des processus « ascendants » ou « descendants ». Ceux-là s’articulent un peu comme si une répartition se jouait en « allocation » de puissance en fonction des caractéristiques de nos sens et de nos envies de sens. Certains ont pu mettre en évidence l’intervention de deux processus dans les processus sensoriels : une activation automatique et une attention contrôlée. La théorie intégrative ACP (automatic-controlled processes) qui en émergea est largement due à Shiffrin et Schneider (1977). Ils déterminèrent ainsi l’existence de deux façons de voir les choses. L’une est rapide, parallèle, involontaire et sans contrôle, et rencontre l’autre, plus lente, séquentielle, dépendant largement de la motivation et sous le contrôle de la volonté consciente ou inconsciente du sujet.

8La théorie intégrative qui en émerge est évidemment imprégnée des modèles précédents. L’information arrive filtrée au cerveau depuis les sens. Elle est facilitée selon certains critères décidés par le cerveau lui-même. Elle est dépendante de certains réservoirs de ressources et de mémoire. Et l’information ascendante sous dépendance sensorielle rencontre l’information descendante sous dépendance de la mémoire dans un espace de motivation qui constitue à la fois la perception et l’émergence de la conscience du monde. Les processus automatiques croisent alors les processus contrôlés dans une articulation combinée du rapport au monde qui à la fois soumet et est soumis aux contraintes de la perception. Celle-là est à la fois soumise et active, montante et descendante, automatique et contrôlée, pour la constitution d’un monde intérieur aussi subi que construit. La mémoire y est conçue comme un ensemble de nœuds issu des perceptions montantes entre lesquels s’établissent des relations, les constructions cognitives, donnant à la fois de la stabilité et du sens aux représentations du monde.

9Lorsque ces nœuds sont transitoirement actifs, ils constituent la mémoire à court terme (MCT). Ceux qui sont en sommeil, prêts à être activés dans la rencontre des montées sensorielles et des activations cognitives, composent la mémoire à long terme (MLT). Celle-ci est alors conçue comme un réseau de connexions associatives établies par apprentissage. L’activation de certains nœuds peut y exciter d’autres, permettant l’évocation ou la constitution d’images mentales même hors de l’existence des sens, comme c’est le cas dans l’imagerie mentale, l’évocation, le rêve ou l’illusion. Dans un tel système, un processus automatique correspond à l’activation en mémoire à court terme d’un ensemble en réponse à une combinaison d’informations du monde externe ou, éventuellement, interne. Un processus contrôlé est une mobilisation d’un ensemble ou d’une famille de nœuds de la mémoire à long terme, potentiellement recrutables, et qui facilite le travail ascendant des premiers dans une sorte de réservoir temporaire et dynamique appelé alors « mémoire de travail ».

10Mais quels rôles respectifs ces processus automatiques et contrôlés jouent-ils dans la perception et la conscience du monde ? D’autres scientifiques, tels Treisman et Gelade (1980), se sont intéressés au problème en rapport avec la constitution même de l’appareil neuronal dont une fonction est de segmenter le senti, de le couper en éléments sensoriels ségrégués, sectorisant les éléments constitutifs des « images sensorielles » en tout petits morceaux. Le système nerveux relève des morceaux sensoriels, des « attributs » qui sont les dimensions perceptives de base. Le jaune est, par exemple, une excitation combinée de deux types de récepteurs qui gèrent des « dimensions perceptives de base » ; voir un mobile jaune nécessite pourtant bien d’autres attributs à associer, des couleurs pour une seule, la couleur avec la forme, la forme avec le mouvement, etc. Ainsi l’appareil constitue-t-il une analyse hiérarchique recombinante que les neurobiologistes avaient montrée bien avant eux, mais qui prend une valeur dynamique dans une « théorie intégrative ». Celle-là est fondée sur des « activités de synthèse » équipées de moyens de filtrage ascendants et descendants, de processus d’orientation et de mobilisation automatiques et contrôlés. Ces derniers activeraient des réseaux établis par la génétique et l’apprentissage qui permettent à l’individu de disposer de copies internes des éléments du monde et d’éviter le chaos des activations multiples issues de l’environnement et des souvenirs.

11Il est évident qu’on voit mieux la nuit dans le faisceau d’un phare ; c’est un peu pareil dans la perception, si les nœuds sont éclairés par le faisceau attentionnel. Un tel dispositif s’établit alors par habituation et motivation, comme Cowan (1988) le propose dans une théorie basée sur la mobilisation d’un « centre supérieur exécutif », le gestionnaire du phare interne, réactivant un réseau de nœuds mnémoniques dans un « foyer d’attention ». La sensation n’est donc rien sans la mémoire, et la perception devient le processus global d’éclairement des détails du monde, à partir de ce que l’on connaît déjà et que l’on active par attention.

Un débat aux enjeux financiers importants

12On assiste en cette fin de siècle à un débat épistémologique surprenant. Une opposition acharnée s’engage à partir de l’existence d’un « superviseur attentionnel » qu’avaient proposé Shallice et Norman en 1980 (voir notamment Shallice et Norman, 1988). Ce système supérieur jouerait un rôle d’arbitre en sélectionnant l’information pertinente selon des informations de la mémoire à long terme, il bloquerait l’information distractive et mettrait en attente celle qui n’est que secondaire. Ce système attentionnel superviseur (SAS) aurait donc à la fois le pouvoir d’éclairer et celui de hiérarchiser. Et s’il est sensible aux choix de la mémoire sémantique, c’est probablement qu’il est programmé. Deux questions restent alors à débattre : en quel langage l’est-il et, surtout, qui l’a programmé ? Est alors réactivé le débat sur l’existence ou non d’un langage de programmation cérébral, tel le « mentalais » de Fodor (1983) ou Chomsky (2009), hypothèse qui plaît tant aux tenants de la métaphore cognitiviste du cerveau ordinateur. Les neurophilosophes du matérialisme connexionniste, tels les Churchland (1986 ; 1995), Dennett (1992), etc., privilégient quant à eux la vision émergentielle : le langage n’est que le produit de l’activité du système. Parallèlement, un autre débat s’engage. Avec les progrès de l’imagerie cérébrale, et après que Baddeley (2007) ait introduit à partir du modèle du SAS un concept d’« administrateur central » de la mémoire de travail, avec deux boucles esclaves, l’une parallèle à dimension visuelle et l’autre séquentielle de valeur audio-phonatoire, les scientifiques se sont mis en tête de localiser les phénomènes, dans un retour anatomo-fonctionnel simpliste dans une néo-phrénologie toujours triomphante.

13Les débats sont encore féroces à ce jour. D’une part, des adeptes quasi religieux d’une programmation interne du cerveau-machine en un langage dont les mathématiques nous donneront un jour le codage parient sur la programmation possible d’un futur cerveau artificiel. C’est les « Google brain » et autre « Human brain project » que l’intelligence artificielle promet pour cette première moitié du nouveau siècle. De l’autre côté, des scientifiques partisans de l’émergence neuronale s’attachent à étudier la complexité et la plasticité physique des réseaux biologiques. En émergeraient les différents processus de prise et de recombinaison d’information, de filtrage, de facilitation, d’apprentissage et de prise de conscience. Dans une autre opposition, certains s’engagent dans la course effrénée du détail et de la précision des images permettant de « voir » le cerveau en action, et donc de « localiser » la computation mentale ; d’autres sont persuadés que la cognition reste avant tout un phénomène global, impliquant le cerveau et l’ensemble du corps, dans un être entier, lui-même élément d’un monde qu’il perçoit en illusion pour tenter de croire qu’il n’en est pas qu’un simple morceau. Le nouveau siècle n’a rien changé à la réalité, si ce n’est que les partisans de la computation mentale ont récemment rencontré des alliés inattendus. Le retour du religieux dans le domaine des sciences trouve dans ces arguments la trace d’une programmation initiale dans l’impulsion d’une forme de pensée universelle, désincarnée et peut-être proche de l’âme. À l’opposé, un courant transhumaniste matérialiste s’attache à la conviction de pouvoir perfectionner, augmenter, voire substituer par des machines intelligentes les morceaux des processeurs intellectuels et cognitifs, dans une forme d’hybridité future, cognitiviste et informatique. Dans les deux cas, la sensation et la pensée naturelles sont secondaires, peut-être même superflues.

14Quoi qu’il en soit des hypothèses et des futurs, c’est entre sensation et cognition que s’élaborent des processus d’en-moins, d’en-plus et de complément d’information pour un traitement efficace des données du monde. Celui-ci est bien entendu dépendant des données physiques, mais si peu. Des choix de filtrage, d’attente et d’habituation pour former une mémoire contribuant à la conscience du monde diffusent dans tout l’appareil nerveux. Savoir où ils sont, à notre sens, n’en a pas beaucoup. Le seul intérêt, sinon celui de justifier des sommes faramineuses détournées d’une recherche conceptuelle vers une pratique instrumentale, est de faire tourner des machines de plus en plus chères, de plus en plus compliquées et de plus en plus orientées vers l’explication descriptive, positiviste et microscopique. Et à ceux qui veulent tout maîtriser et reproduire avec des ordinateurs, on peut dire que ce n’est pas parce que ça paraît fonctionner pareillement que c’est la même chose. Ce n’est certainement pas dans l’explication du bruit de la machine ou de l’organe que l’on arrivera à comprendre ce qui lui permet de fonctionner aussi bien, après quelques millénaires d’évolution prudente, ni à le remplacer par une technologie toute récente dont le progrès exponentiel ne se concentre que sur une hypothèse bien peu réaliste.

Références bibliographiques

  • Baddeley, A.D., Working Memory, Thought and Action, Oxford (UK), Oxford University Press, 2007.
  • Broadbent, D.E., Perception and Communication, New York/Londres, Pergamon Press, 1958.
  • Cherry, E.C., « Some Experiments on the Recognition of Speech With One and With Two Hears », The Journal of Acoustical Society of America, vol. 25, n° 5, 1953, p. 975-979.
  • Chomsky, N., Cartesian Linguistics, New York, Harper & Row, 1966 [3e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2009].
  • Churchland, P., Neurophilosophy : Toward a Unified Science of the Mind-Brain, Cambridge (USA), MIT Press, 1986.
  • Churchland, P., The Engine of Reason, The Seat of the Soul, Cambridge (USA), MIT Press. 1995.
  • Cowan, N., « Evolving Conception of Memory Storage, Selective Attention and Their Mutual Constraints Within the Human Information-processing System », Psychological Bulletin, vol. 104, n° 2, 1988, p. 163-191.
  • Dennett, D., Consciousness Explained, Boston, Back Bay Books, 1992.
  • Deutsch, J.A. et Deutsch, D., « Attention : Some Theoretical Considerations », Psychological Review, vol. 70, n° 1, 1963, p. 80-90.
  • Fodor, J., La Modularité de l’esprit : essai sur la psychologie des facultés, Paris, Minuit, 1983.
  • Norman, D.A., « Toward a Theory of Memory and Attention », Psychological Review, vol. 75, n° 6, 1968, p. 522-536.
  • Norman, D.A. et Bobrow, D.G., « On Data-limited and Ressource-limited Processes », Cognitive Psychology, n° 7, 1975, p. 44-64.
  • Shallice, T., From Neuropsychology to Mental Structure, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1988.
  • Shiffrin, R.M. et Schneider, W., « Controlled and Automatic Human Information Processing II », Psychological Review, vol. 84, n° 2, 1977, p. 127-190.
  • Treisman, A.M. et Gelade, G., « A Feature-Integration Theory of Attention », Cognitive Psychology, 12, 1980, p. 97-136.

Mots-clés éditeurs : sensation, mémoire, filtrage, faisceau attentionnel, phénomènes émergentiels

Date de mise en ligne : 12/05/2016

https://doi.org/10.3917/herm.074.0066

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