1Lorsque Jürgen Habermas soutient sa thèse d’habilitation sur l’espace public en 1961, peu après avoir pris ses distances avec l’École de Francfort, et lorsqu’il la publie sous forme de livre en 1962, il ne peut imaginer qu’il mettra ainsi en débat un des concepts les plus débattus depuis cinquante ans dans le champ des sciences sociales, et particulièrement en communication, où il deviendra une des pierres angulaires d’une discipline en voie de constitution qui se cherchait alors des pères fondateurs et des cadres de référence. À son corps défendant, dans la mesure où le philosophe a toujours affirmé qu’il avait seulement voulu proposer un idéal-type de la sphère bourgeoise en Europe occidentale à la charnière des xviiie et xixe siècles, certains ont instauré ce concept en un modèle doxique, dans le chef de disciples empressés comme de contempteurs virulents, acharnés à dénoncer les limites de ce qu’ils ont eux-mêmes instauré en théorie universelle.
2Alain Létourneau (2001) a résumé ce concept phare en un paragraphe, en rappelant sa filiation avec la tradition kantienne :
L’espace public, c’est un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun. Cette idée prend naissance dans l’Europe moderne, dans la constitution des espaces publics bourgeois qui interviennent comme contrepoids des pouvoirs absolutistes. Ces espaces ont pour but de médiatiser la société et l’État, en tenant l’État responsable devant la société par la publicité, la Öffentlichkeit dont parlait Kant.
4Cette conception de l’espace public va être abondamment discutée, entre autres parce que certains lui reprochent une forme d’idéalisme fondé sur la seule raison argumentée. Cet espace, pour Habermas, ne reposerait pas sur la synthèse de positions contradictoires issues de groupes en tension ou sur la mise en commun d’intérêts particuliers mais serait l’expression d’un intérêt général partagé par tous au terme d’une délibération fondée sur des échanges dûment argumentés. Cela entre évidemment en contradiction avec la théorie des champs popularisée par Pierre Bourdieu, qui met en avant la violence symbolique présente à tous les étages de la hiérarchie sociale. Ou encore avec les chercheurs inscrits dans une dialectique issue du marxisme – Bernard Miège, par exemple (1989 ; 2010), pour qui la division de la société en classes sociales antagonistes reste un élément déterminant de l’organisation sociale. Arlette Farge (1992) a également démontré que l’espace public français du xviiie siècle n’était pas limité à l’élite bourgeoise cultivée mais qu’il était aussi composé des masses populaires. Entre un État qui serait un instrument de domination au service des classes dominantes dans la vision marxiste et un État qui défend les intérêts collectifs définis après un débat démocratique, il y a des points de vue irréconciliables.
5Et cette opposition se retrouve dans la contribution des médias à la construction d’un espace public. Habermas considère que la presse écrite, en tout cas du milieu du xviiie siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été décisive en ce qu’elle a permis cette publicité des idées, garante d’un modèle délibératif et raisonné. La presse d’opinion est au cœur de cet espace public. Les tenants de l’École de Francfort ont bien sûr une vision beaucoup plus négative des médias, qu’ils considèrent au mieux comme des objets de divertissement, qui endorment le peuple et contribuent à le maintenir dans un état de soumission et de passivité (d’Adorno à Debord, de Benjamin au Bourdieu de Sur la télévision), au pire comme des outils de manipulation au service du grand capital. Mais sur ce point, Habermas conviendra que sa vision des médias n’avait pas assez pris en compte leur dimension propagandiste ou consumériste. Et il n’est pas certain que l’analyse des échanges tels qu’ils circulent aujourd’hui sur les réseaux sociaux rassure le philosophe allemand sur la dimension participative des citoyens à un espace public structuré grâce à Internet.
Les limites du modèle
6Une des limites principales du concept habermassien réside certainement dans sa dimension normative (ce qui a été abondamment discuté), mais aussi dans son ancrage historique et socioculturel, qu’il ne contextualise pas suffisamment. Habermas s’inscrit dans la tradition des Lumières, pour analyser un moment où, en Europe, et pour la classe bourgeoise uniquement, cet espace délibératif se développe conjointement à la naissance d’une presse d’opinion qui publicise ces débats. Mais ce modèle idéal ne fonctionne bien sûr pas dans des systèmes non démocratiques où les médias sont intégralement au service du pouvoir, et il s’organise aussi d’une autre manière dans des sociétés construites sur d’autres systèmes de représentation (en Afrique ou en Amérique latine, par exemple). Le modèle peut dont être opératoire pour les démocraties naissantes de l’Europe occidentale du xixe siècle, mais il semble devoir être adapté quand il s’applique à d’autres lieux et à d’autres temps, voire être inadéquat.
7Les traductions mêmes du terme allemand montrent que la réception du concept varie d’un espace socioculturel à l’autre. L’œuvre originale allemande parle d’Öffentlichkeit, que l’on peut traduire par « le public » ou « l’opinion publique », même si les versions françaises retiennent toutes le terme « espace public », ce qui est déjà un choix interprétatif. Mais les versions anglophones qui parlent de « public sphere » orientent autrement les usages du concept. La notion d’espace réduit le concept à sa dimension matérielle, en référence explicite à l’agora grecque, comme lieu fondateur (et mythifié) de la démocratie occidentale. « Il s’agit, dit Ilaria Casillo (2013), de tout espace de rencontre, qu’elle soit fortuite ou programmée, où l’on peut faire l’expérience de l’Autre et où la différence, même sa propre différence, est protégée par l’anonymat. » Alors que la notion de sphère, probablement plus proche de la conception habermassienne, renvoie autant à une dimension matérielle qu’intellectuelle et abstraite, recouvrant le champ des échanges dialogiques entre tous les individus participant à la construction du débat collectif. Ce terme semble d’ailleurs plus approprié car il prend plus centralement en compte la dimension communicationnelle du concept (en quoi il est fondateur des sciences de l’information et de la communication) qui amènera plus tard Habermas à construire sa théorie de l’agir communicationnel.
8Le choix des termes n’est donc pas neutre, à la fois parce qu’il va entraîner d’autres types de discussion dans les champs intellectuels francophone et anglophone, mais aussi parce que la limitation à un espace géographique limite les possibilités de penser ce qu’est la sphère privée. C’est ainsi au départ de la notion de sphère publique que Richard Sennett va contester sa suprématie au profit de l’émergence grandissante de la sphère privée (cf. Casillo, 2013).
9D’autres critiques vont aussi porter sur l’illusion d’égalité entre les participants à ces délibérations qui feraient émerger la « force du meilleur argument », comme si celui-ci n’était pas aussi déterminé pour partie par le poids plus grand d’un groupe dans les débats. Cela renvoie bien sûr à l’influence relative suivant l’appartenance sociale et au conflit entre classes, mais aussi à des sous-représentations de certains groupes. Les mouvements féministes auront ainsi beau jeu de rappeler la quasi-absence des femmes dans l’espace public aux xviiie et xixe siècles (Fraser, 2001), et donc la confiscation du débat au seul bénéfice des citoyens de sexe masculin.
L’espace public médiatisé
10Si le modèle a été amplement discuté, il faut reconnaître qu’Habermas lui-même l’a revisité, dans sa préface à l’édition de 1990. Il y prend ses distances avec le concept de totalité issu de son héritage hégélien, et avec l’illusion d’une automaticité de la prise de conscience politique dès l’accès à cette sphère publique. Mais il a surtout compris l’importance du rôle des médias de masse dans la société post moderne, et l’abolition des frontières qu’ils ont imposée entre culture ordinaire et haute culture. Si la création d’une « publicité critique » repose sur des groupes organisés comme les partis politiques ou les mouvements associatifs, il doit bien accepter que ces groupes divers entraînent un « pluralisme d’intérêts irréconciliables » qui conduisent plutôt à la « tyrannie de la majorité » (Habermas, 1992).
11Certains considèrent (Miège, 2010) que les médias et les nouvelles technologies de l’information créent même une sphère intermédiaire entre espace public et espace privé, mais imaginer trois sphères indépendantes, même si elles sont en intersection, semble peu pertinent. Il faut plutôt considérer les médias contemporains non comme de simples transmetteurs de contenu (ce qu’a trop souvent privilégié une approche sociologique fondée sur l’analyse des effets), mais comme des « intermédiaires symboliques collectifs » (Wolf, 1993). C’est dans ce sens que vont les travaux de Mihai Coman (2003) quand il parle d’espace public symbolique. Habermas avait entièrement centré son concept initial d’espace public sur la raison, où l’argumentation primait sur la persuasion ou la séduction. Mais aujourd’hui, privé et public interfèrent de plus en plus, de même que persuasion et argumentation, rationnel et non rationnel, culture d’élite et culture populaire. Pour Coman, la dimension publique de la production des messages et la dimension privée de leur consommation s’entrecroisent de plus en plus. Le nouvel espace public est de plus en plus hétérogène, et s’y créent des « public sphericules », selon l’expression de Gitlin (1998), de petits espaces multiples et alternatifs. Cet espace symbolique plus éclaté met en tension des discours d’acteurs sociaux souvent contradictoires, issus des mondes politiques, religieux, culturels, associatifs (Wolton, 1997). Il fait se rencontrer de multiples « discours circulants », pour reprendre l’expression de Patrick Charaudeau (1997), qui établissent des rapports de pouvoir et de contre-pouvoir. Les exemples récents des mouvements citoyens, en Europe (los Indignados en Espagne et ses copies aux quatre coins du continent), aux États-Unis (Occupy Wall Street) ou dans le monde arabe (les révolutions tunisienne et égyptienne, avec toutes les limites sur les illusions des réseaux sociaux dans leur rôle à faire émerger ces opinions opposées au pouvoir en place) montrent bien cet éclatement de l’espace public en sous-groupes multiples, voire en individualités autonomes, à l’âge de l’individuation (Fernandez, 2011).
12L’âge d’or de l’espace public a donc disparu sous les coups de boutoir de la communication de masse, pour autant que celui-ci ait jamais existé. La rationalité n’est en tout cas plus seulement liée à l’argumentation logique, il existe aussi des rationalités narratives, symboliques, rituelles, ce qu’Habermas a d’ailleurs reconnu.
13Ce nouvel espace public a partie liée avec l’émergence forte du divertissement, de la marchandisation de l’information, de la spectacularisation, mais aussi avec des formes d’investissement de citoyens actifs (en tout cas via les réseaux sociaux). Désormais, tout peut être dit dans l’espace public, y compris ce qui relève du privé, de l’affectif, de l’émotionnel. Les modèles journalistiques, mais aussi les types discursifs utilisés, que ce soit le narratif, le dialogal ou l’argumentatif, sont en train de se transformer. Et avec eux se transforment les rapports au politique. Quand le site web d’une candidate à l’élection présidentielle française s’intitule « Désirs d’avenir », cela pose question sur les rapports nouveaux entre argumentation, persuasion et séduction, puisque le désir était une notion jusqu’ici peu présente dans le vocabulaire politique et limitée à la sphère privée. Cet exemple est symptomatique d’un constat déjà posé par Dominique Wolton en 1996 : « La victoire du concept d’espace public masque la crise de la représentation » (repris dans Wolton, 2012).
14Un nouveau type d’espace multimédiatique est né, et il ne correspond plus au modèle de l’espace public tel que proposé par Habermas, d’autant plus que les formes de participation générées par le développement des réseaux sociaux sont encore loin d’être utilisées comme des outils de démocratisation (Bronner, 2013). Cela ne signifie pas que des formes de démocratie participative ne sont pas en train d’émerger pour contrebalancer un système fondé sur la démocratie élective jugé peu adapté à nos époques de crise de la représentation (Bougnoux, 2006), comme le montre l’exemple belge repris en encadré.
15Bref, l’espace public, ou plutôt la sphère publique, ou mieux encore les sphères publiques, voire les sphères publico-privées et médiatiques ont encore de beaux jours devant eux pour nourrir les analyses de notre système social organisé en intrication forte avec le système médiatique, comme le disait déjà Jean-Marc Ferry (1991) il y a plus de vingt ans.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : représentation, Habermas, opinion publique, argumentation, espace public
Date de mise en ligne : 15/12/2014.
https://doi.org/10.3917/herm.070.0075