1Les chansons constituent la bande-son de notre histoire (Calvet, 2013), bande-son pouvant d’ailleurs être pris en deux sens différents : ce qui accompagne notre histoire, qui vient en sus, et ce qui en est le produit. Pour cette raison, tenter – comme nous y invitent les initiateurs de ce numéro – de conceptualiser la communication au xxe siècle à travers la chanson, ou les chansons, s’apparente à un pari impossible. Il nous faudrait suivre les bouleversements technologiques (des « petits formats » ou des cahiers de chansons de la fin du xixe siècle aux disques compacts et au streaming), prendre en compte l’évolution organologique (des instruments acoustiques à l’électrification puis au sampling), retracer la mondialisation des styles et des thèmes (du jazz importé par les armées américaines en 1918 jusqu’au reggae venu de la Jamaïque en passant par les rythmes latino ou africains, faire une typologie des thématiques, etc.), et soupeser le rôle de ces différents facteurs dans la « communication ». C’est pourquoi j’ai choisi de réduire la focale sur une période limitée, quelques mois, et sur quelques chansons qui en sont issues. Ces chansons informent-elles sur ces mois ? Et que communiquent-elles ?
2Le 14 mai 1968, l’École supérieure des beaux-arts de Paris est occupée, et les étudiants créent un « atelier populaire des Beaux-Arts » qui va pendant un mois concevoir et imprimer – sur du papier journal fourni par les imprimeries de presse en grève – des affiches que des militants viennent régulièrement chercher et collent sur les murs de Paris. La chienlit c’est lui ; Halte à l’expulsion de nos camarades étrangers ; Dire non c’est penser ; Les cheminots sont en grève soutenons-les ; Les frontières on s’en fout ; Soutien aux usines occupées pour la victoire du peuple ; RATP tiendra ; Solidarité avec la grève des postiers ; Sois jeune et tais-toi ; etc. Des centaines d’affiches vont constituer un contre-discours, ou une contre-communication au jour le jour, innovants sur le plan formel, radicaux sur le plan du contenu, des affiches dont le style sera ensuite souvent imité, détourné par la publicité commerciale. Chacune constitue aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, un catalyseur de mémoire et quatre d’entre elles (ORTF en lutte ; La police à l’ORTF c’est la police chez vous ; La police vous parle tous les soirs à 20 h ; Information libre) nous rappellent que du 13 mai au 23 juin 1968, l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) était en grève et que la France vivra un temps sous le régime du service minimum. Nous allons donc dans un premier temps retracer brièvement l’impact de cette situation, l’impact des grèves et des manifestations sur la chanson, du point de vue de sa diffusion comme de sa création.
Acte 1 : Paris s’éveille, Animal on est mal
3Dans le cadre de ce service minimum, deux chansons vont être diffusées pratiquement en continu. D’une part celle d’un inconnu, Gérard Manset, qui, refusé par plusieurs maisons de disques, a décidé de se produire lui-même et sort Animal on est mal ; de l’autre, Jacques Dutronc, vedette yéyé qui a déjà à son actif un certain nombre de « tubes » (Et moi et moi et moi, Les cactus, Les play-boys, On nous cache tout on nous dit rien, etc.) et sort Il est cinq heures. Ces deux titres passeront donc en boucle et s’ils ne nous disent rien de Mai 68, ils nous disent beaucoup sur le fonctionnement de la mémoire et de ses rapports avec la chanson. En entendant Animal on est mal (que Manset vient de réenregistrer en 2014), les oreilles qui étaient actives en mai 1968 se souviennent…
4Parallèlement, dans les manifestations de rue, on entend le répertoire traditionnel, L’internationale, La jeune garde, chansons faites pour être entonnées en marchant et qui, sur le plan rythmique, s’apparentent à toutes les chansons de marche, en particulier à La Marseillaise, mais aussi aux musiques militaires.
5Deux types de chansons, donc, que nous pourrions, dans une typologie sommaire, classer en deux ensembles – chanson commerciale vs. chanson militante –, sauf que la chanson de Dutronc aurait de toute façon connu une large diffusion tandis que celle de Manset n’aurait sans doute jamais été diffusée s’il n’y avait pas eu de grève et ne relevait pas vraiment de la chanson commerciale. Comme l’occasion fait le larron, la « révolution » a fait, sans le savoir, la promotion d’Animal on est mal, qui pourrait donc figurer dans la liste des acquis de Mai 68.
Acte 2 : « Écoutez-les nos voix qui montent des usines »
6La rue, la radio publique : nous avons deux canaux de communication différents qui nous font entendre deux types de chansons, les unes relevant de la tradition révolutionnaire et les autres de l’industrie du disque. Dans le même temps, est fondé un Comité révolutionnaire d’agitation culturelle, le CRAC, qui se voulait « un pavé lancé dans la société de consommation » et, dans son orbite, vont sortir sous le label « expression spontanée » un certain nombre de 45 tours branchés directement sur l’actualité. Dominique Grange, qui a connu jusque-là une carrière confidentielle, publiant entre 1963 et 1967 quelques 45 tours, collaborant avec Guy Béart, dont elle est la protégée, pour son émission Bienvenue, va changer de style et entonne, À bas l’état policier, La pègre, Les nouveaux partisans (ce dernier titre enregistré en 1969). Pour sa part Évariste (Joël Sternheimer), docteur ès sciences, chargé de cours à l’université de Vincennes, qui avait déjà enregistré des chansons gag (Le calcul intégral, 1966) entonne La Révolution et La faute à Nanterre. Dans les deux cas, nous avons la volonté de chanter le mouvement en cours, ou de l’accompagner par la chanson.
Acte 3 : « Et chacun est rentré chez son automobile »
7Puis vient l’après-mai. L’internationale ressortira à chaque nouvelle manifestation, Dominique Grange et Évariste seront vite oubliés et Jacques Dutronc poursuivra sa carrière. Gérard Manset pour sa part entamera la sienne, travaillant seul dans son studio, enregistrant tous les instruments, se créant un public fidèle et touchant le grand public avec quelques titres comme Il voyage en solitaire (1975), Marin’bar (1999).
8Mais la chanson n’en a pas fini avec Mai 68. Dès l’automne, des artistes confirmés vont le chanter sur différents temps et différents modes. Claude Nougaro avec Paris mai, Philippe Clay avec Mes universités, Jean Ferrat avec Au printemps de quoi rêvais-tu ?, Léo Ferré avec L’été 68 et Comme une fille, évoquent, encensent ou vomissent les « événements ». Après l’expression spontanée, c’est l’expression contrôlée qui prend la parole. Mais c’est aussi une écriture textuelle et musicale plus classique, des chansons orchestrées de façon plus travaillée et, surtout, diffusées par l’industrie du disque.
Communication, information, expression
9Et cette succession, si nous tentons de la lire au filtre des rapports entre information et communication, n’est pas sans intérêt. L’acte 1 met en effet en scène une communication de masse (les chansons du répertoire révolutionnaire, les classiques des manifestations) et une communication individuelle dont le contenu est, dans les deux cas, sans rapport avec l’information. L’internationale accompagne les manifestants comme Dutronc ou Manset accompagnent les auditeurs d’une radio en grève, mais ils ne parlent pas de ce qui s’est passé durant ces deux mois qui ont ébranlé le régime politique.
10Avec l’acte 2 apparaît une autre posture, une communication individuelle, celle d’auteurs-compositeurs-interprètes qui veulent exprimer l’événement, lui faire écho, avec tous les tics de la « chanson engagée », une tendance à faire rimer révolution et autogestion, drapeau rouge et prolétariat bouge, une sorte de caricature d’un genre que la vague yéyé avait mis à mal. Évariste reste un gagman, Dominique Grange se prend plus au sérieux, et leurs œuvres, qui se veulent des témoignages sur l’histoire en train de se faire, ne marqueront pas outre mesure l’esthétique chansonnière ni l’expression révolutionnaire…
11Enfin, l’acte 3 voit le retour sur le devant de la scène de vedettes reconnues, avec leurs styles et leur univers propres. Nougaro poétise Mai 68, Ferrat l’idéalise, Ferré vitupère l’époque et s’attendrit sur les lanceurs de pavés, tandis que Clay prend la défense de la bourgeoisie qui se crut un instant menacée. Et, avec ces réactions a posteriori, nous sommes dans le commentaire de l’information, dans l’évocation.
12Entonnées dans la rue, gravées dans la cire, diffusées sur les ondes ou interprétées sur les scènes des music halls, ces chansons participent bien sûr, comme toutes les chansons, d’une forme de communication. On allait au début du xxe siècle écouter des chansons dans les cafés concerts, on les reçoit désormais à domicile, en tournant un bouton, mais dans tous les cas elles communiquent quelque chose. Le problème posé par les « chansons de 1968 » est ailleurs, il est de savoir si elles informent. Et force est de constater qu’elles n’informent guère sur l’événement, sur les actants, sur les actions, mais plutôt sur ceux qui les chantent. Il y a certes communication, mais elle penche du côté de l’expression individuelle et non pas de l’information. Ces chansons ont évidemment des formes variées, selon leurs créateurs et leurs interprètes, sur le plan du contenu en revanche elles se ramènent essentiellement à un message unique : « Mai 68 et moi ».
L’exception Magny
13Il y a cependant une exception, avec le disque que Colette Magny va sortir en 1969 sous le titre de Magny 68. Elle aura les plus grandes difficultés pour l’enregistrer, se heurtant à la censure de sa maison de disque habituelle, le Chant du Monde (contrôlée par le parti communiste français). Le problème montera jusqu’au comité central du parti, jusqu’à Roland Leroy, qui mettra son veto. Elle décide donc de produire elle-même son disque et parviendra finalement à le faire diffuser par le Chant du Monde.
14Il s’agit une sorte d’odni (« objet discographique non identifié »), une fresque sonore, mixage d’enregistrements de foules, de militants répondant au téléphone à des parents à la recherche de leurs rejetons, de reportages sonores entrecoupés de chansons, de slogans, en bref de collages auditifs constituant un message global. Et cette entreprise surprenante renvoyait la chanson, et plus particulièrement la « chanson engagée », dans les poubelles de l’histoire. Mais si ce disque informait réellement sur une partie de ce qui s’était passé en Mai 68, on n’entendra jamais Magny 68 sur les ondes. Comme si la chanson, aux yeux des médias, n’avait pas pour fonction d’informer, mais uniquement de distraire.
Référence bibliographique
- Calvet, L.-J., Chansons, la bande-son de notre histoire, Paris, L’Archipel, 2013.