1Dans le domaine de l’image, le jeu vidéo a réalisé une rupture radicale avec le règne des médias de masse centralisés parce qu’il offre une véritable participation iconique à ses destinataires, modifiant la source. Il apparaît dans un contexte où la réponse possible face aux médias consiste à pouvoir changer de salle de projection, de station ou de chaîne, voire à acheter en fonction des modes de vie consumériste que valorisent émissions et publicités. Dès le début des années 1970, sous l’allure anodine d’un produit de simple divertissement pour enfants et adolescents, aux États-Unis, en Europe et au Japon, les jeux vidéo mettent soudain en situation d’agir et de réagir tout de suite à un message audiovisuel. Comment ? Juste en manipulant une image sonorisée devenue interactive et porteuse d’enjeux. À travers une console raccordée à son téléviseur ou sur les bornes d’arcade des lieux publics, des petites scènes simplistes s’affichent sur un écran. Elles attribuent une responsabilité envers les événements, donnent un rôle, des règles et un objectif ludique.
Naissance d’une industrie
2Leur succès est fulgurant et une nouvelle industrie se structure, à la croisée du jouet, de l’électronique et de l’informatique. En actionnant des manettes, et maintenant en touchant l’écran ou en bougeant son corps capté à distance, le vidéo-joueur peut prétendre à de nombreuses missions plus ou moins extraordinaires : piloter, conquérir, diriger, tirer, construire, gérer, progresser, résoudre, etc. D’où l’intitulé des grands genres de jeux vidéo, dits de course, de stratégie, de combat, de gestion, de rôle, d’aventure, etc. Quelles que soient la thématique ou la jouabilité, le processus communicationnel à l’œuvre entre l’humain et la machine à jeu vidéo est de nature cybernétique. Il est non seulement de contrôle et de commande finalisés, mais il repose aussi sur la modélisation et l’automatisation d’un micro-monde et d’une dynamique de jeu chargée d’histoires. Ainsi, les participants se voient de facto institués en co-producteurs des situations vécues. Les jeux vidéo leur donnent à expérimenter un rapport interactif à l’image et au son pour les instancier dans un univers simulé, que peuplent divers protagonistes et forces. Ils subissent au passage, le temps du jeu, une transformation identitaire soit en prenant en charge un héros déjà configuré, soit en s’auto-engendrant sous la forme d’une entité appelée génériquement un « avatar ». Forgé au sein des premiers jeux en réseau, ce terme vaut aujourd’hui pour toute manifestation du joueur à l’image, y compris quand il s’agit d’une abstraction fonctionnelle, comme cette simple flèche de pointage bien utile pour opérer l’interface ou le monde.
3Avec le recul permis par plus d’un demi-siècle de commercialisation et d’expansion du jeu vidéo sur tous les nouveaux supports informatiques, l’ampleur du phénomène frappe. S’il a été longtemps ignoré ou réduit par les médias généralistes à des problématiques sensationnalistes (violence, immoralité, addiction, isolement, sociabilités étranges), c’est l’omniprésence de sa pratique chez les jeunes et son poids économique qui a justifié l’intérêt, notamment à travers une comparaison récurrente avec le cinéma, en termes de qualité d’images et d’histoire, ou de chiffre d’affaires. Puis, la rencontre du jeu vidéo et du réseau informatique mondial Internet a fasciné. Elle a rendu possible une interconnexion généralisée entre machines, logiciels et joueurs, dont résultent notamment cinq révolutions : 1) l’émergence des univers massivement multijoueurs dits persistants, c’est-à-dire durables ; 2) la dématérialisation des jeux vidéo, de plus en plus distribués via des plateformes en ligne ; 3) la naissance de nouveaux modèles économiques (abonnement, gratuité avec options payantes dit « freemium », etc.) ; 4) l’apparition de nouveaux contextes de jeux : sites web, mais surtout réseaux techno-sociaux de type « Facebook » ; 5) la diversification de l’offre, y compris avec des jeux vidéo indépendants ou artistiques, comme le célèbre Minecraft dernièrement tout juste racheté par Microsoft.
Naissance d’une culture
4Au fil des décennies, une véritable culture vidéo-ludique s’est constituée, avec des œuvres reconnues (Starcraft, Ico, etc.), des grands ancêtres (Mario, Sonic, etc.), des adaptations littéraires, télévisuelles ou cinématographique de titres et licences à grand succès (Lara Croft, Resident Evil, Silent Hill), des événements industriels et commerciaux (congrès, salons, foires, etc.), des compétitions entre joueurs à échelle locale ou planétaire et, plus récemment, une patrimonialisation grâce à des expositions à succès dans les musées ou centres culturels. En plus d’un cortège de magazines, émissions de télévision, romans ou essais, de véritables recherches universitaire en sciences humaines et sociales s’y consacrent depuis les années 1990. Elles étudient la diversité des objets, pratiques et situations, qui peuvent toucher toutes les tranches d’âges, genres, catégories, cultures, nations, en fonction de la machine informatique et des programmes à portée de main. La traditionnelle console de jeu vidéo reliée au téléviseur est devenue connectée et centre de médias. Dans la lignée des consoles portatives, les téléphones mobiles intelligents offrent des usages plus occasionnels et connectés, tout en autorisant des jeux géolocalisés. Quant aux ordinateurs personnels fixes ou portables, ils favorisent les détournements et bidouilles, à base de logiciels et matériels innovants. Les passionnés du réseau ou des interactions entre web et jeux vidéo exploitent de tels potentiels, sous forme par exemple de « machinimas », petits films à base d’images vidéoludiques, ou en « modifiant » des jeux vidéo.
5À l’heure des tablettes et des montres connectées, et bientôt des casques numériques, les nombreux genres et sous-genres, styles et références vidéoludiques s’hybrident pour proposer des usages occasionnels ou soutenus, extensifs ou intensifs, solitaires ou collectifs. Cantonnés au xxe siècle dans leur secteur bien à part, les jeux vidéo essaiment aujourd’hui leurs principes et technologies selon plusieurs axes structurants. Certains sont dits « sérieux » parce qu’ils prétendent à des finalités utilitaires, éducatives ou promotionnelles, alors que la ludification (gamification) étend à d’autres activités ordinaires des logiques éprouvées d’engagement ludique. Enfin, la fameuse convergence technologique couplée aux usages multi-écrans rend les médias centralisés et interactifs de plus de plus interdépendants. Cela ouvre à la promesse du transmédia, que les jeux vidéo défrichent avec inventivité. Là encore, ils assument leur rôle originel, celui de précurseurs technologiques et de matrices des possibles. Car les nombreuses innovations qui y ont été prototypées, testées ou généralisées (carte interactive, géolocalisation, réalité augmentée, traçabilité, monnaie virtuelle, robots, cyborg, etc.) tendent à prouver que les jeux vidéo font office, depuis leur invention, de véritables laboratoires virtuels d’expérimentation et de prospective, capables d’anticiper et de performer les grandes mutations technosociales.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Berry, V., L’Expérience virtuelle. Jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
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- Genvo, S., Le Jeu à son ère numérique : comprendre et analyser les jeux vidéo, Paris, L’Harmattan, 2009.
- Natkin, S., Jeux vidéo et médias du xxie siècle. Quels modèles pour les nouveaux loisirs numériques ?, Paris, Vuibert, 2010.
- Pereny, E., Image interactive et jeu vidéo. De l’interface iconique à l’avatar numérique, Paris, Questions théoriques, coll. « L>P », 2013.
- Ruffat, S. et Ter Minassian, H., Les Jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions théoriques, coll. « L>P », 2012.