1Ne cherchez pas son nom dans un dictionnaire usuel, vous ne le trouverez pas ! Henri Maldiney est un homme discret, sans carrière médiatique. Son passage sur terre est déjà exceptionnel – un peu plus de cent ans ! Il est né à Meursault (nom du héros de L’Étranger de Camus), a grandi en Franche-Comté, est en khâgne à Lyon avec Pierre Lachièze-Rey comme professeur, devient normalien rue d’Ulm à Paris en 1933, la même année que Georges Gusdorf, Roger Caillois ou Jacqueline de Romilly, puis obtient l’agrégation de philosophie en 1937. Il est nommé au lycée de Briançon mais la guerre, qui ne tarde pas à tonner, le conduit dans différents Oflags, où il passe plusieurs années de 28 à 33 ans. Il revient de captivité avec un exemplaire de Sein und Zeit et des Ideen et un terrible souvenir de guerre, qu’il relate dans In Media Vita (1988). Ces deux jours, les 5 et 6 juin 1940, restent gravés dans sa mémoire comme une violence muette. Il retourne sur place en 1970 et écrit : « Tient-il à nous ce paysage qui nous tient dans ses plis où se verse sans fin l’étendue successive sous son écriture d’herbe ? Ici l’immensité rejoint l’abandonnement et l’étendue des champs n’attend plus personne. Le ciel aborde en eux l’étendue de la terre dans la béance du temps. Eux-mêmes laissés être – ou délaissés ? » Il croit reconnaître la grotte où il était recroquevillé le matin de l’attaque et se souvient : « Il n’y avait rien ni personne à partir de qui, là-bas, délégué de moi-même, je puisse prendre ici la parole qui m’eût nommé à moi. Je n’avais pas de là où habiter mes aîtres, pas de présence opaque à laquelle me heurter comme à l’écran concave d’où j’aurais pu recueillir ma voix ou mon silence. » C’est avec une telle expérience si délicate à circonscrire car inimaginable – la guerre – qu’il renaît au monde des vivants et s’en va intégrer l’École des hautes études de Gand, institut supérieur de culture française, à la demande de Pierre-Henri Simon. Il a comme étudiant Jacques Schotte (1928-2007) qui lui fait connaître Ludwig Binswanger (1881-1966), Roland Kuhn (1912-2005) et plus tard Leopold Szondi (1893-1986) et Gisela Pankov (1914-1998). Ensuite, il rejoint l’université de Lyon où il effectuera toute sa carrière, en amitié avec Gilles Deleuze (1925-1995), lorsque ce dernier y enseigna, et y deviendra professeur en titre en 1974 après la soutenance d’une thèse sur travaux. Tous les témoignages concordent : Henri Maldiney est avant tout un remarquable enseignant, pas un prof, pas un mandarin ! Un enseignant qui enseigne, c’est-à-dire qui pense, qui élabore, construit, argumente, parle, rédige un enseignement. Cette parole enseignante deviendra par la suite des textes, qu’il regroupera dans des livres, ou des ouvrages.
2À écouter ces livres, on entend sa voix, son accent, sa rythmique, son souffle, ses ascensions (plutôt que des « envolées », ce qui pour un montagnard de bon niveau ne nous surprend pas), ses questionnements. Il distingue « origine » de « commencement », mais revient toujours aux Grecs. C’est là sa source. Le fleuve de sa pensée emprunte alors divers cheminements qui le conduisent à la phénoménologie, mais une phénoménologie inclassable, la sienne. Bien sûr on y retrouve les trois « H » (Hegel, Husserl et Heidegger), mais aussi bien d’autres lectures (psychologie, psychanalyse, psychiatrie, anthropologie, etc.), avec une préférence pour la poésie, celle de Francis Ponge et d’André du Bouchet, sur qui il écrira plusieurs essais. Il publie de nombreux articles, à l’écriture exigeante, dans des revues académiques, mais ne sort son premier livre qu’en 1973 à l’âge de 61 ans. Il confie à ses anciens étudiants, devenus des amis : « Je suis un philosophe du pré-paléolithique, d’avant l’écriture ! » (selon le témoignage de Roger Brunot, dans Henri Maldiney : penser plus avant …, 2012). Du reste il rédige au stylo-bille et doit faire taper ses textes à la machine et plus tard, saisir sur ordinateur. Il précise dans Écrire, résister (1991) : « J’écris pour ceux que cet écrit éveillera. À quoi ? À ce pourquoi j’écris. J’écris en tant que témoin de la signifiance de l’Être qui me traverse et m’enveloppe irruptivement. Cela conduit à un livre. » À le lire et surtout à le relire, car on n’entre pas aussi facilement que cela dans la lecture de ses écrits, le lecteur devient familier d’un ton, d’un phrasé, de termes de son vocabulaire et aussi de formules qu’il reprend régulièrement et on a l’impression d’une écriture amie, d’une continuité de pensée qui exprime bien le fait de penser continuellement. Le lecteur liste sans effort les « thèmes » sur lesquels le philosophe revient régulièrement, comme la question du « rythme », ce qu’« exister » signifie, quel sens révèle une œuvre d’art, ce qu’« habiter » veut dire, qu’est-ce que « l’ouvert », « le sentir », « la folie », le « rien », etc. Il y a incontestablement un lexique spécifique à cet auteur, qu’il enrichit, peaufine, précise d’année en année. Ainsi, par exemple, brandit-il à plusieurs reprises la formule de Paul Klee, « Werk ist Weg », qui lui parle et qu’il considère éclairante. Regarder un tableau est une chose, laisser venir à soi l’œuvre en est une autre. Un tableau n’attend pas une explication, une description, une interprétation, il se suffit à lui-même. De même un poème ou une symphonie. Maldiney ne supporte pas cet exercice bien scolaire du commentaire de texte, au contraire ! Cela revient à tuer le poème ! À propos de du Bouchet, il note : « La parole poétique est une parole dans l’être de laquelle il y va de l’être de la parole. Et tout le reste est littérature. » (repris dans L’Art, l’éclair de l’être, 1993). Bernard Rordorf nous éclaire sur la place qu’occupe la poésie (jamais à commenter, à analyser, à décortiquer, mais à considérer comme un « événement ») dans la parole de Maldiney : « La prose, du latin prorsus, c’est ce qui avance devant soi en ligne droite. À l’inverse, le vers, du latin versus, formé sur le verbe vertere, retourner, rappelle le mouvement de retourner la charrue au bout du sillon. En s’affranchissant de la linéarité des signes, la poésie tend ainsi à briser la téléologie qui commande toute phrase et, pour ce faire, elle établit des barrages, des ruptures, des blancs … » (dans Henri Maldiney : penser plus avant …, op. cit.) Si l’œuvre est voie, elle doit indiquer le chemin qui conduit à son être. Parfois, elle réclame beaucoup d’attention, refuse de faire sens au premier coup d’œil, le regardant doit alors s’en imprégner longuement avant d’en saisir la puissance expressive. « Un événement-avènement est son propre advenir, constate-t-il dans Vers quelle phénoménologie de l’art ?. Il consiste dans une déchirure de la trame de l’étant et il apparaît, tel qu’en lui-même, dans le jour de cette déchirure. » (texte repris dans L’Art, l’éclair de l’être, op. cit.) Pour lui, regardant les tableaux de Tal Coat, « l’art n’est pas le mémorial du sentir. Il en est la vérité. […] L’histoire de son art, l’histoire de chacune de ses peintures, tant de fois reprises en même temps que des dizaines d’autres, se joue entre l’innocence de l’étant et le risque de l’être. » (L’Art, l’éclair de l’être, op. cit.) Henri Maldiney traduit l’aphorisme de Paul Klee ainsi : « Une œuvre d’art est incessamment en voie d’elle-même et l’art est cette voie. Il n’est pas à hypostasier hors d’elle. Il est immanent à l’être- œuvre de l’œuvre. » (Ouvrir le rien l’art nu, 2000) Aussi pour lui, « Il n’y a pas de jugement esthétique », car chaque œuvre d’art est incomparable, elle n’est pas un objet, elle « ex-iste ». Que veut-il dire par là ? Ceci : que « Son existence ne consiste pas à se mettre en vue mais à donner à voir et à être. L’art n’est pas un objet de représentation. Il est une forme de présence. La présence n’a pas de signe. » (Ibid.)
3Ses propos sur l’art (il faudrait mesurer le rôle de sa femme Elsa, artiste), qu’il s’agisse de Cézanne ou de la peinture chinoise, sont d’une rare intensité. Maldiney ne se place pas sur le terrain de la « critique », ne cherche aucunement à fonder une « esthétique », son approche est fondamentalement existentielle. Du reste, le verbe « exister » est fréquemment convoqué. « Exister, dit Heidegger, c’est se tenir à l’intérieur du hors, avoir sa tenue hors de soi, en avant de soi, dans l’ouverture … Mais quelle ouverture ? Je ne rencontre l’autre qu’en avant de lui et de moi. Mais où ? Je ne peux rencontrer l’autre – si chacun de nous est l’ouvreur de son monde – qu’à l’intérieur du mien, en l’intégrant à mon projet et en l’expropriant du sien – ce qui abolit au départ toute possibilité de rencontre. […] Mais l’ouvert où s’inaugure une rencontre authentique, sans condition ni préalable, n’est l’horizon d’aucun projet. Être là dans l’ouvert c’est y être sans le y, hors de visée et d’attente, se livrer à l’horizon d’un authentique possible et qu’il soit passible de choix. » (« Rencontre et ouverture du réel », dans Henri Maldiney : penser plus avant …, op. cit.). C’est en partant de ce qu’« exister » veut dire qu’il interprète les difficultés liées à l’adolescence, par exemple. Dans Existence : crise et création (2001), il explique : « La crise de l’adolescent est co-originairement une crise de soi et une crise du monde. C’est une crise de l’être-au-monde, du pouvoir-être au monde à dessein de soi, d’un soi qui n’est pas là donné, ni à titre réel ni à titre idéal, un soi qui n’existe qu’à s’ouvrir soi. L’adolescent ne veut pas être aimé, il veut être compris. Il ne veut pas être aimé avant d’être soi, c’est-à-dire être aimé pour un autre. Il veut être compris et selon son être propre. » Plus loin, il observe lumineusement : « L’adolescent découvre le temps. […] Ce qu’il découvre, c’est la précarité du présent dans l’infinité du temps. » L’adolescence se révèle un entredeux temps, un passage au cours duquel la conscience de la mort s’affirme, un temps instable, indécis, avec sa part de vertige que l’on ressent à tout départ. C’est cela qu’il pointe dans « Psychose et présence » : « L’existence assume le fond, dont l’issue en elle dépend de son départ ; et c’est de ce départ que son rapport au fond se détermine, sans assignation préalable. Par delà toute forme possible de passivité son rapport au fond est transpassibilité. » (article repris dans Penser l’homme et la folie, 1991). Pour bien comprendre cette phrase, il convient de lire « De la transpassibilité », en particulier la conclusion, que je cite intégralement : « La transpassibilité implique une ouverture, ab-solue de tout projet. Dans l’accueil de l’événement ouvrant à chaque fois un monde autre, l’être-là se transforme. Souvent quand éclate l’ancien monde, il y a un moment d’incertitude où l’être-là est suspendu à l’événement dans la béance. Mais l’être-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patience de l’ouvert, comme ailleurs et de même, le vertige dans le rythme. L’être-là s’expose à lui-même sous un autre horizon. Cet horizon n’est pas le côté tourné vers nous des choses. Il est l’horizon du hors d’attente, d’où tout arrive, et tel qu’à l’exister nous nous arrivons nous-mêmes. » (in Penser l’homme et la folie, op. cit.)
4On le voit, toute sa pensée est mobilisée dans l’exploration de ce qui fait monde au cours de l’existence de chacun, qu’il soit en accord avec ses rythmes ou en désaccord (d’où son attention à diverses pathologies associées à la folie). Il faut savoir que pour lui, « le monde est l’horizon d’un projet dont je suis l’ouvreur. Et je suis moi-même en jet dans ce projet » (in Younes, C. (dir.), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, 2007) et que « Le rythme surgit avec sa propre ouverture. […] Le rythme surgit dans l’ouvert pour autant que l’ouvert s’ouvre en lui sous la forme de ces riens que sont ses failles dans lesquelles il risque de s’anéantir et desquelles, comme ses propres ressources, il renaît. » (Ibid.) Quant à l’Ouvert, il « ne désigne pas l’espace libre en opposition à un espace clos. Il est le où d’une présence qui est à elle-même hors de soi, en suspens dans l’ouverture qu’elle existe en endurant. L’Ouvert entre en question avec l’avènement en l’homme de l’existant. » (Ouvrir le rien l’art nu, 2000) Dans la conférence intitulée « La rencontre et le lieu » (in Younès, C., op. cit.), il s’évertue à bien expliciter en quoi un lieu n’est ni un exemple ni un symbole, qu’il n’est réel que parce qu’il est existentiel : « Il est un espace de présence au sens de la nôtre qui existons “à l’intérieur du hors”, à l’avant de nous, dans l’ouverture. Le rythme est l’articulation de cette ouverture. » (Ibid.). Cette présence en se manifestant révèle l’Ouvert spécifique à celle et celui qui habite, sachant toutefois qu’on ne peut habiter « un lieu qui a déjà eu lieu » (Ibid.). « Habiter » ne consiste pas à « loger », pas plus qu’à « résider », mais à « exister », en cela « un lieu, par conséquent, n’existe que là où l’existence est en question. » (Ibid.).
5En 2003, Chris Younès demande à Henri Maldiney : « Aujourd’hui quel est votre champ de travail ? », et il lui répond : « Je suis très embarrassé par la question de l’être, j’essaie de comprendre l’abîme qu’il y a entre signifiance et signification. C’est toujours une signifiance insignifiable. Voir les tentatives qui ont été faites pour retrouver ce sens premier, qui ont échoué. Toutes les philosophies de la négativité tournent autour de cela, de l’être. L’espace n’est pas un milieu étalé, il est tension. Prenez l’article “un” ou “le”, il est vecteur tensionnel, double, fermant d’un côté, ouvrant de l’autre. » Alors Henri Maldiney ? Panseur de l’être et penseur de l’Ouvert …
Bibliographie
- Quelques ouvrages d’Henri Maldiney
- Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.
- Henri Maldiney,Le Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974.
- Henri Maldiney,Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975.
- Henri Maldiney,Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985.
- Henri Maldiney,In media Vita, Seyssel, Comp’Act, 1988.
- Henri Maldiney,Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991.
- Henri Maldiney,Écrire, résister, Fougères, Encre marine, 1991.
- Henri Maldiney,L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, éditions Comp’Act, 1993.
- Henri Maldiney,Le Vouloir dire de Francis Ponge, Fougères, Encre marine, 1993.
- Henri Maldiney,Aux déserts que l’histoire accable. L’art de Tal-Coat, Paris, Deyrolle éditeur, 1995.
- Henri Maldiney,L’Avènement de la peinture dans l’œuvre de Bazaine, Fougères, Encre marine, 1999.
- Henri Maldiney,Ouvrir le rien l’art nu, Fougères, Encre marine, 2000.
- Henri Maldiney,Existence. Crise et création (avec des textes d’André du Bouchet, Roland Kuhn et Jacques Schotte), Fougères, Encre Marine, 2001.
- Sur Henri Maldiney
- Charcosset, J.-P. (textes rassemblés et présentés par), Présent à Henri Maldiney, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.
- Charcosset, J.-P. (dir.), Henri Maldiney : penser plus avant …, actes du colloque de Lyon (13 et 14 novembre 2010), précédés de trois textes d’Henri Maldiney (« Sur le Vertige », « Notes sur le rythme » et « Rencontre et ouverture du réel »), Chatou, éditions de la Transparence, 2012.
- Meitinger, S. (dir.), Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002.
- Younès, C. (dir.), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence (avec des contributions de Maria Villela-Petit, Philippe Grosos, Bernard Salignon, Michel Couade, Jean-Marc Ghitti, Thierry Paquot, deux conférences et deux entretiens avec Henri Maldiney par Chris Younès et Michel Mangematin), Paris, Cerf, 2007.
- Il existe également deux associations des amis du philosophe.