Notes
-
[1]
En anglais, les trois termes les plus usités sont multidisciplinarity, interdisciplinarity et transdisciplinarity.
-
[2]
On pense ici à la péripétie dite « affaire Sokal » qui a agité le milieu intellectuel à la fin des années 1990 suite à la publication par le physicien américain Alan Sokal d’un article parodique et volontairement truffé d’erreurs dans la revue de sciences humaines Social Text, avec pour objectif la dénonciation du postmodernisme et du relativisme qui, selon lui, dominait la pensée des SHS à cette époque. Nous ne développerons pas cet exemple qui a fait couler beaucoup d’encre. Le lecteur intéressé peut se référer à l’ouvrage de Sophie Roux Retour sur l’affaire Sokal (Paris, L’Harmattan, 2007).
-
[3]
Ces notions de proximité et d’éloignement des épistémologies sont, en l’état, de l’ordre de l’intuition. Néanmoins, la scientométrie et la cartographie des publications (voir l’article de Pablo Jensen dans ce numéro) permettent d’entrevoir ce que serait une métrique de l’interdisciplinarité.
-
[4]
Si le premier peut, donc, être objectivé dans une certaine mesure (cf. note 3), le second relève, là encore, de l’intuition.
1Le terme « interdisciplinarité » apparaît avec une fréquence sans cesse grandissante dans les discours des décideurs (ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [MESR], direction des établissements publics à caractère scientifique et technique [EPST], etc.) et des organismes de financement et d’évaluation de la recherche, que ce soit au niveau national (Agence nationale de la recherche [ANR], Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [Aeres], etc.) ou européen (European Research Council [ERC], etc.). De nombreux colloques, séminaires et conférences sont donnés sur ce thème, qui définissent une approche de l’interdisciplinarité comme (Pestre, 2010) :
- un moteur du progrès scientifique (fertilisation croisée des connaissances, migration de concepts, épistémologie comparée, etc.) ;
- un outil pour favoriser et penser le lien entre recherche et valorisation ;
- un élément nécessaire pour permettre le dialogue entre science et société ou, de façon moins prononcée ;
- une orientation souhaitable de la formation des jeunes scientifiques.
2Par ailleurs, des structures interdisciplinaires sont créées çà et là autour de thématiques définies (systèmes complexes, sciences de la communication, « hôtels à projets » du Centre national de la recherche scientifique [CNRS], programmes interdisciplinaires, Mission pour l’interdisciplinarité du CNRS, etc.).
3Les premiers travaux sur l’interdisciplinarité sont publiés en 1951 et ne cessent depuis de croître en nombre (Chubin et al., 1986 ; Rico-Lattes et Maxim, à paraître). Depuis les années 1970, ils se focalisent essentiellement sur la façon de mettre en œuvre des projets de recherche interdisciplinaires. À partir des années 1990 apparaissent des recherches sur l’épistémologie de l’interdisciplinarité (Klein, 1990) qui visent à comprendre ce que recouvre le concept, la manière de travailler en collaboration interdisciplinaire et, partant, la façon de l’évaluer.
4Cet article a pour objectif de présenter une taxinomie de l’interdisciplinarité et des notions connectées – mais conceptuellement distinctes – que sont la transdisciplinarité et la pluridisciplinarité. Des pistes sont en effet données dans la littérature récente pour classifier les différentes pratiques interdisciplinaires, selon que les disciplines mises en collaboration sont épistémologiquement proches ou éloignées, selon le modus operandi de cette collaboration ou selon l’objectif que se fixent les chercheurs. D’autres auteurs s’intéressent aux conséquences de l’interdisciplinarité sur les politiques scientifiques et tentent de dégager des critères permettant de l’évaluer. Plus généralement, la dynamique de la recherche contemporaine et la place qu’y occupe l’interdisciplinarité posent question. Pour certains, la science évolue naturellement vers une disparition des disciplines de par son organisation en « programmes » et ses liens de plus en plus forts avec la société. D’autres insistent sur l’importance du positionnement disciplinaire des chercheurs, affirment que les disciplines ont évolué pour devenir « élastiques » et que le soi-disant brouillage des frontières décrit par le postmodernisme est un leurre, et y voient davantage un appel à l’« anti-disciplinarité » qu’à l’interdisciplinarité.
Les disciplines scientifiques
5Edgar Morin définit la discipline scientifique comme une « catégorie organisationnelle au sein de la connaissance scientifique [qui] institue la division et la spécialisation du travail et répond à la diversité des domaines qui recouvrent les sciences. […] Une discipline tend naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle se constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser et éventuellement par les théories qui lui sont propres » (Morin, 1994).
6Le découpage du savoir n’est pas chose récente (Claverie, 2010). Depuis Aristote jusqu’à Auguste Comte, en passant par Descartes, des catégories sont créées afin d’ordonner à la fois le monde et la connaissance en classes hiérarchiques de compétences. Le « vrai » scientifique est alors celui qui est expert dans son domaine, à l’exclusion de tout autre. Les disciplines peuvent être analysées à la fois en tant qu’unités épistémologiques (lois et principes, ontologies, etc.), cognitives (méthodologies, pratiques, critères d’évaluation, etc.) et contextuelles ou sociologiques (dynamique du système de publications, ouverture à l’« extérieur » de la science, groupes au sein desquels les chercheurs se connaissent, se reconnaissent, se cooptent, etc.) (Marcovich et Shinn, 2011 ; Vinck, 2001). Ce type d’organisation a des vertus qui ne sont plus à démontrer. Il permet de circonscrire des domaines de compétences, de garantir une connaissance précise, de construire des objets de recherche non triviaux. La catégorisation du savoir se caractérise alors par sa puissance explicative et investigatrice. La connaissance est linéarisée, comme dans la classification de Comte, par un effet de réductionnisme méthodologique : chaque objet d’une discipline peut, en théorie, être réduit à des constituants plus simples eux-mêmes objets d’une discipline plus « fondamentale ».
7La place relative de l’interdisciplinarité et des disciplines dans la dynamique interne de la science contemporaine fait actuellement débat. Si on s’accorde généralement pour dire que la façon de faire de la recherche a largement évolué depuis le xixe siècle, le régime dans lequel nous sommes aujourd’hui ne fait pas consensus. Helga Nowotny définit un Mode-2 de la science qui se caractérise par une recherche à visée beaucoup plus applicative que théorique, par l’ouverture à des acteurs extérieurs au monde académique (ce qui implique notamment l’obligation de rendre compte) et, surtout, par la transdisciplinarité (cf. infra) (Nowotny, 2001 ; 2010). Dans ce Mode-2, les barrières disciplinaires ont vocation à être transgressées. La science fonctionne sur le régime des « programmes » de recherche, avec pour critère essentiel la robustesse sociale. Pour d’autres auteurs (Marcovich et Shinn, 2011 ; Forman, 2012), cette approche postmoderne est davantage caractéristique d’une anti-disciplinarité qui se fonde sur la négation des frontières entre les disciplines. Marcovich et Shinn (Ibid.), notamment, s’opposent fermement à une telle interprétation de la dynamique de la science. Ils présentent les disciplines comme des entités élastiques, munies d’un centre et d’une périphérie, mais aux frontières robustes, dans la mesure où chaque chercheur sait toujours de quel côté il se trouve (à l’exception notable des situations où une nouvelle discipline est créée). Dès lors, l’interdisciplinarité se pratique dans les « zones franches » où se rencontrent les disciplines et sur le mode du projet. Chacun reste dans sa discipline et, dans la majorité des cas, y retourne une fois le projet terminé, enrichi des fruits de la collaboration. Cette « nouvelle disciplinarité » est une conséquence de l’accélération et de la complexification considérables de la science moderne, créant de nouvelles opportunités de rencontres par une augmentation mécanique de la densité (des personnes, des théories, des instruments, des publications de résultats, etc.). Reste que, selon ces auteurs, le référent ultime du chercheur est et demeure sa discipline.
Essai de taxinomie
8De nombreux termes décrivent l’activité scientifique consistant en la collaboration de chercheurs de disciplines différentes. On parle d’interdisciplinarité, de transdisciplinarité, de pluridisciplinarité, parfois de polydisciplinarité ou de multidisciplinarité [1]. Plusieurs auteurs se sont attachés à définir ces différents noms et à en préciser les différences et les spécificités. On pourrait légitimement s’interroger sur la nécessité de définir ces termes, arguant que les querelles sémantiques ne font en général guère avancer la science. Néanmoins, comme il sera exposé ci-dessous, chaque terme recouvre des pratiques, des épistémologies et des méthodologies différentes, appelant ainsi un traitement individualisé, y compris en termes de politique de recherche (évaluation, financement, etc.).
Pluri-, multi- et polydisciplinarité
9On remarque tout d’abord une convergence entre les termes de pluridisciplinarité, de polydisciplinarité et de multidisciplinarité qui semblent recouvrir des acceptions similaires chez la quasi-totalité des auteurs. On peut, par exemple, citer la définition d’Alain Glykos (2010) de la pluridisciplinarité :
Sous cette forme – que Julie Thompson Klein (2010) qualifie de « faible » ou d’« encyclopédique » –, la rencontre entre disciplines n’a pas réellement lieu. Après avoir défini un objectif commun (par exemple : soigner la maladie d’Alzheimer), chacun poursuit ses recherches dans sa spécialité. Il n’y a pas ou peu de communication entre les membres des différentes équipes et les résultats du travail d’ensemble sont obtenus par juxtaposition des résultats disciplinaires individuels. Typiquement, les journaux Nature ou Science seront ainsi qualifiés de pluridisciplinaires, car ils exposent des articles de recherche qui, certes, couvrent un large panel de disciplines, mais sans aucun lien entre eux. De même, Klein réfute l’argument selon lequel certaines sciences seraient « intrinsèquement interdisciplinaires » de par la largeur de leur objet d’étude comme, par exemple, la philosophie ou l’anthropologie. Un objet large ne suffit pas à constituer l’interdisciplinarité d’un champ de recherche.Association de disciplines qui concourent à une réalisation commune, mais sans que chaque discipline ait à modifier sa propre vision des choses et ses propres méthodes.
Transdisciplinarité
10À l’inverse des trois précédentes, les notions de transdisciplinarité et d’interdisciplinarité ne font pas l’objet d’une définition plus ou moins consensuelle. La transdisciplinarité a été définie pour la première fois en 1972 comme la recherche d’« un système d’axiomes communs pour un ensemble de disciplines » (Apostel et al., 1972). Elle consisterait donc en un canevas général, une sorte de super- ou de métadiscipline, dont chaque discipline serait une réalisation particulière.
11Durant les décennies suivantes, son usage s’est élargi tout en recouvrant des réalités de plus en plus larges. Basarab Nicolescu, président et fondateur du Centre international de recherches et études transdisciplinaires (Ciret) créé en 1987, établit en 2002 les « trois piliers de la transdisciplinarité » qui dirigent selon lui la recherche transdisciplinaire : la complexité, les niveaux multiples de la réalité et le principe du tiers inclus (cité par Klein, 2004). Pour Nicolescu, la transdisciplinarité est « l’art et la manière de découvrir des ponts entre les êtres et les domaines de connaissance » par le biais de la création d’un langage, d’une logique et de concepts communs permettant un véritable dialogue (Ibid.). Edgar Morin (1994), qui fut lui aussi membre de ce groupe, définit la transdisciplinarité comme « des schèmes cognitifs qui peuvent traverser les disciplines, parfois avec une telle virulence qu’elle les met en transe ». Il insiste par ailleurs sur la nécessité d’« écologiser » les disciplines, c’est-à-dire de les contextualiser (culturellement, historiquement, socialement, etc.) et de créer des concepts capables de jouer le rôle d’opérateurs liant les disciplines entre elles.
12Dans la littérature récente, on rencontre globalement deux caractéristiques principales de la transdisciplinarité :
- création d’un terrain, d’un système (framework) conceptuel commun incluant les concepts, les théories et les approches des différentes disciplines sources (Mitchell, 2005) ;
- un accent mis sur la notion de « transgression » des barrières disciplinaires, vues comme un frein à une connaissance globale (Nowotny, 2010).
13Un des problèmes majeurs que peut susciter – si l’on n’y prend garde – la transgression des barrières disciplinaires concerne les emprunts de concepts d’une discipline dans une autre à des fins métaphoriques (Bouveresse, 1999). Sans développer ici davantage, il apparaît en effet qu’une notion ne peut pas être purement et simplement arrachée de son champ disciplinaire d’origine pour être implantée dans un autre sans précaution [2].
Interdisciplinarité
14Le terme d’interdisciplinarité, comme celui de transdisciplinarité, n’a pas de définition fixe dans la littérature. Dans l’acception probablement la plus faible, la démarche interdisciplinaire consisterait à regrouper « des chercheurs travaillant ensemble, chacun à partir de leur base disciplinaire pour résoudre un problème commun » (Mitchell, 2005). Elle se différencierait ainsi de la pluridisciplinarité dans la mesure où les scientifiques ne travailleraient plus en parallèle, mais communiqueraient entre eux de façon régulière.
15De fait, la plupart des auteurs insistent sur les notions d’intégration et d’interaction entre les différents savoirs disciplinaires (Klein, 2010) pour parvenir à une approche interdisciplinaire. On distingue plusieurs types d’interdisciplinarité.
16– En ce qui concerne le champ disciplinaire couvert, on sépare l’interdisciplinarité « étroite » (narrow ID) – qui a lieu entre disciplines ayant des thématiques, des méthodes et des épistémologies proches (e.g. l’informatique et les mathématiques appliquées) – de l’interdisciplinarité « large » (broad ID ou wide ID), a priori plus complexe, qui voit interagir des disciplines aux épistémologies plus éloignées [3] (e.g. une science formelle et une science humaine).
17– Sur le plan de la collaboration et de la communication entre chercheurs, on distingue l’interdisciplinarité « partagée » (shared ID) et l’interdisciplinarité « coopérative » (cooperative ID). Dans le premier cas, différents groupes aux compétences complémentaires s’attaquent à différents aspects d’un problème donné. Les scientifiques échangent leurs résultats régulièrement mais n’interviennent pas dans le travail des autres groupes. Dans le second cas, un travail d’équipe quotidien est nécessaire. Klein cite l’exemple du projet Manhattan qui a nécessité la collaboration de physiciens, de chimistes, d’ingénieurs et de mathématiciens (Ibid.).
18– Enfin, en ce qui concerne les objectifs, on sépare l’interdisciplinarité « méthodologique » (methodological ID) de l’interdisciplinarité « théorique » (theoretical ID). La première est motivée par une amélioration du résultat du travail disciplinaire par l’apport interdisciplinaire ; la seconde a une visée plus intégrative et se fixe pour objectif la création d’un schéma conceptuel général au sein duquel les problèmes des disciplines particulières pourront être traités, de nouvelles pistes de recherche pourront émerger, etc.
19Sur le plan des pratiques de l’interdisciplinarité, Véronique Boix-Mansilla (2006) a réalisé une enquête empirique auprès de 55 scientifiques travaillant dans des instituts interdisciplinaires. Elle en a déduit les épistémologies de l’interdisciplinarité des chercheurs et les a réparties en trois familles d’approches :
- une approche centrée sur les concepts (conceptual bridging approach), qui consiste à examiner des concepts, des principes ou des lois pouvant rendre compte de phénomènes étudiés dans plusieurs disciplines (e.g. le comportement des réseaux) ;
- une approche centrée sur l’explication (comprehensive approach), qui cherche à expliquer des phénomènes complexes dont les composants sont typiquement du ressort de plusieurs disciplines (e.g. la variabilité culturelle et biologique de l’homme) ;
- une approche centrée sur les résultats (pragmatic interdisciplinarity), qui aspire à apporter des solutions à des problèmes dans les domaines sociaux, médicaux, techniques, politiques, etc.
20Chaque élément de cette taxinomie étant susceptible de se combiner (ou non) avec chaque autre, on remarque aisément qu’il existe un vaste éventail de définitions et de pratiques de l’interdisciplinarité. Certaines se rapprochent sans doute de la pluridisciplinarité (étroite, méthodologique, centrée sur l’explication), d’autres de la transdisciplinarité (coopérative, théorique, centrée sur les concepts), d’autres encore de l’expertise scientifique (large, partagée, méthodologique et centrée sur les résultats).
Le délicat problème de l’évaluation
21Dans la plupart des articles qui traitent des modalités pratiques de l’interdisciplinarité se pose la question de l’évaluation de ce type de recherches. Le problème est multiple car, comme le soulignent ces auteurs, les critères disciplinaires classiques ne peuvent s’appliquer (Klein, 2008 ; Huutoniemi, 2010 ; Pfirman et Martin, 2010). Les instances qui évaluent les chercheurs individuels, équipes ou structures fonctionnent selon des critères hérités de la science disciplinaire. Les évaluateurs eux-mêmes ne savent comment juger un travail dont une partie échappe à leur domaine d’expertise. Les revues proprement interdisciplinaires sont très rares et mal évaluées (pour les mêmes raisons). Tout cela concourt à éloigner les jeunes chercheurs de l’interdisciplinarité, qui représente encore aujourd’hui un risque pour l’avancement de leur carrière (Graybill et Shandas, 2010). Ce constat étant posé, une littérature récente se penche sur ce problème et produit des méthodes et recommandations à destination des évaluateurs. Même si les guidelines et la mise en pratique de l’évaluation ne sont, pour l’instant, pas claires, des auteurs s’emploient à donner aux évaluateurs 1) les moyens de repérer les travaux interdisciplinaires ; et 2) les spécificités à prendre en compte lors de l’évaluation de ces travaux. Ainsi, l’Aeres, dans son référentiel des critères d’évaluation paru en mai 2012, relève deux marqueurs qui permettent aux évaluateurs de repérer l’interdisciplinarité : le type d’interaction et la proximité (Aeres, 2012). Le rapport distingue quatre types d’interaction : 1) des chercheurs d’une discipline « pilote » appliquent des méthodes ou utilisent des outils issus d’une autre discipline ; 2) des chercheurs appartenant à (au moins) deux disciplines ont un objet de recherche commun. Chacun travaille sur ses propres questions et partage ses résultats ; 3) des chercheurs appartenant à (au moins) deux disciplines ont construit une problématique commune et les résultats dépendent des avancées dans chacune de ces disciplines ; et 4) des chercheurs confirmés dans la pratique de l’interdisciplinarité du type précédent sont impliqués dans un ou plusieurs réseaux disciplinaires et participent à l’animation d’une nouvelle communauté de recherche. La proximité est, quant à elle, définie selon deux critères : le degré d’interaction entre les disciplines (copublications, citations, parcours des auteurs, etc.) et la « proximité épistémologique » (cadres de pensée, paradigmes, concepts, nature des données, des instruments, etc.) [4].
22Ces recommandations incitent à appliquer à la recherche interdisciplinaire des critères d’évaluation différents de ceux de la recherche disciplinaire. Sans toutefois en donner une définition opératoire, Julie Thompson Klein (2008) en identifie sept, par ordre d’importance décroissant : 1) variabilité des objectifs (prise en compte de la dépendance au contexte, valorisation de la flexibilité) ; 2) variabilité des critères et des indicateurs (ne pas appliquer les critères hérités de la pensée disciplinaire et s’ouvrir à de nouveaux, par exemple, les critères esthétiques ou le potentiel d’ouverture à de nouvelles pistes de recherche) ; 3) intégration (importance de l’appropriation par tous les collaborateurs. Intégration des différentes perspectives des disciplines en présence en amont de la recherche) ; 4) aspects sociologiques (capacité à résoudre des conflits, communication entre les participants, etc.) ; 5) management du projet (efficacité dans la recherche du consensus, analyse de la répartition des tâches, du temps laissé aux rencontres et discussions) ; 6) itération et transparence (le programme fournit-il les moyens de sa propre évaluation en définissant des objectifs clairs et des critères de réussite ?) ; et 7) efficacité et impact (moins important, dans la mesure où les impacts d’une recherche interdisciplinaire se font en général sentir à long terme).
23Beaucoup de chercheurs ont l’impression de travailler de manière interdisciplinaire, que ce soit dû à la largeur de leur objet (l’environnement, l’univers, etc.), aux interfaces naturellement créées par leur discipline (chimie/physique, chimie/biologie, mathématiques/informatique, etc.) ou à leur pratique (implication dans des projets et programmes regroupant des disciplines différentes). Les travaux récents qui s’intéressent à cette dynamique du travail scientifique tendent à montrer qu’il existe de nombreuses façons de pratiquer l’interdisciplinarité. La taxinomie présentée ici vise à synthétiser les repères donnés dans la littérature qui permettent de se situer au sein de cette multiplicité.
Références bibliographiques
- Aeres, Critères d’évaluation des entités de recherche : Le référentiel de l’Aeres, document numérique, mai 2012. Disponible en ligne sur : <www.aeres-evaluation.fr>.
- Apostel, L. et al., Interdisciplinarity. Problems of Teaching and Research in Universities, Paris, OCDE, 1972.
- Boix Mansilla, V., « Interdisciplinary Work at the Frontier : An Empirical Examination of Expert Interdisciplinary Epistemologies », Issues in Integrative Studies, n° 24, 2006, p. 1-31.
- Bouveresse, J., Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’Agir, 1999.
- Chubin, D. E., Porter, A. L. et Rossini, F. A., « Interdisciplinarity : How Do We Know Thee ? A Bibliographic Essay », in Chubin, D. E., Porter, A. L., Rossini, F. A. et Connolly, T., Interdisciplinary Analysis and Research, Mt Airy, Lomond, 1986, p. 427-439.
- Claverie, B., « Pluri-, inter-, transdisciplinarité : ou le réel décomposé en réseaux de savoirs », Projectics/Proyéctica/Projectique, n° 4, 2010, p. 5-27.
- Forman, P., « On the Historical Forms of Knowledge Production and Curation : Modernity Entailed Disciplinarity, Postmodernity Entails Antidisciplinarity », Osiris, n° 27, 2012, p. 56-97.
- Glykos, A., Approche communicationnelle du dialogue artiste/scientifique, note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches, Paris, université Paris 7 Diderot, 1999.
- Graybill, J. K. et Shandas, V., « Doctoral Student and Early Career Academic Perspectives », in Frodeman, R., Klein, J. T. et Mitcham, C. (dir.), Oxford Handbook of Interdisciplinarity, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 404-418.
- Huutoniemi, K., « Evaluating Interdisciplinary Research », in Frodeman, R., Klein, J. T. et Mitcham, C. (dir.), Oxford Handbook of Interdisciplinarity, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 309-320.
- Klein, J. T., Interdisciplinarity : History, Theory, and Practice, Detroit, Wayne State University Press, 1990.
- Klein, J. T., « Prospects for Transdisciplinarity », Futures, vol. 36, n° 4, 2004, p. 515-526.
- Klein, J. T., « Evaluation of Interdisciplinary and Transdisciplinary Research. A Literature Review », American Journal of Preventive Medicine, vol. 35, n° 2, 2008, p. 116-123.
- Klein, J. T., « A Taxonomy of Interdisciplinarity », in Frodeman, R., Klein, J. T. et Mitcham, C. (dir.), Oxford Handbook of Interdisciplinarity, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 16-30.
- Marcovich, A. et Shinn, T., « Where Is Disciplinarity Going ? Meeting on the Borderland », Social Science Information, vol. 50, n° 3-4, 2011, p. 1-25.
- Mitchell, P. H., « What’s in a Name ? Multidisciplinarity, Interdisciplinarity, and Transdisciplinarity », Journal of Professional Nursing, vol. 21, n° 6, 2005, p. 332-334.
- Morin, E., « Sur l’interdisciplinarité », Bulletin interactif du Centre international de recherches et études transdisciplinaires [en ligne], n° 2, 1994. Disponible en ligne sur : <ciret-transdisciplinarity.org>.
- Nowotny, H., Scott, P. et Gibbons, M., Re-thinking Science. Knowledge and the Public in an Age of Uncertainty, Cambridge, Polity, 2001.
- Nowotny, H., « Le potentiel de la transdisciplinarité », in Origgi, G. et Darbellay, F. (dir.), Repenser l’interdisciplinarité, Genève, Slatkine, 2010, p. 88-99.
- Pestre, D., « L’évolution des champs de savoir, interdisciplinarité et valorisation », in Origgi, G. et Darbellay, F. (dir.), Repenser l’interdisciplinarité, Genève, Slatkine, 2010, p. 39-56.
- Pfirman, S. et Martin, P. J. S., « Facilitating Interdisciplinary Scholars », in Frodeman, R., Klein, J. T. et Mitcham, C. (dir.), Oxford Handbook of Interdisciplinarity, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 387-403.
- Rico-Lattes, I. et Maxim, L., « Évolutions contemporaines des pratiques de recherche en chimie durable. Développements empiriques à partir de l’exemple du programme interdisciplinaire du CNRS Chimie pour le développement durable », in Llored, J.-P. (dir.), La Chimie, cette inconnue, Paris, Hermann, à paraître.
- Vinck, D., Pratiques de l’interdisciplinarité. Mutations des sciences de l’industrie et de l’enseignement, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Génie industriel », 2001.
Mots-clés éditeurs : interdisciplinarité, pluridisciplinarité, transdisciplinarité, antidisciplinarité, évaluation
Date de mise en ligne : 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51898Notes
-
[1]
En anglais, les trois termes les plus usités sont multidisciplinarity, interdisciplinarity et transdisciplinarity.
-
[2]
On pense ici à la péripétie dite « affaire Sokal » qui a agité le milieu intellectuel à la fin des années 1990 suite à la publication par le physicien américain Alan Sokal d’un article parodique et volontairement truffé d’erreurs dans la revue de sciences humaines Social Text, avec pour objectif la dénonciation du postmodernisme et du relativisme qui, selon lui, dominait la pensée des SHS à cette époque. Nous ne développerons pas cet exemple qui a fait couler beaucoup d’encre. Le lecteur intéressé peut se référer à l’ouvrage de Sophie Roux Retour sur l’affaire Sokal (Paris, L’Harmattan, 2007).
-
[3]
Ces notions de proximité et d’éloignement des épistémologies sont, en l’état, de l’ordre de l’intuition. Néanmoins, la scientométrie et la cartographie des publications (voir l’article de Pablo Jensen dans ce numéro) permettent d’entrevoir ce que serait une métrique de l’interdisciplinarité.
-
[4]
Si le premier peut, donc, être objectivé dans une certaine mesure (cf. note 3), le second relève, là encore, de l’intuition.