Couverture de HERM_066

Article de revue

Les virages du DSM : enjeux scientifiques, économiques et politiques

Pages 85 à 92

Notes

  • [1]
    Nous remercions le CNRS (UMR 5293), l’Institut des sciences de la communication du CNRS, la région Aquitaine (programme C2SM) et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine pour leur soutien.
  • [2]
    Emil Kraeplin, psychiatre allemand mort en 1926, développa une nouvelle classification des maladies mentales. Elle définit les différentes pathologies par un ensemble de symptômes prenant en compte l’évolution de la maladie alors que les classifications proposées à l’époque ne s’appuyaient que sur le symptôme principal. Cela a permis à Kraeplin de distinguer entre la schizophrénie et la maniaco-dépression. Il était convaincu de l’origine organique et héréditaire des psychoses.
  • [3]
    En anglais, un monger est un vendeur, avec une connation péjorative, un bonimenteur.

1Parmi les classifications des savoirs, la classification des maladies mentales publiée par l’American Psychiatric Association (APA) sous le nom de DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est un exemple particulièrement riche en revirements conceptuels. En effet, son histoire est déjà longue puisque la première version du DSM a été publiée en 1952 et qu’elle a été précédée, aux États-Unis comme en Europe, par de nombreuses autres classifications. De plus, le DSM a évolué en même temps que la psychiatrie et il y occupe maintenant une place centrale puisqu’il est souvent présenté comme « la bible de la psychiatrie ». La CIM-10, classification internationale produite par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et la version du DSM actuellement en vigueur, le DSM-IV, ont été conçues comme assez proches et publiées respectivement en 1992 et 1994. Par rapport à elles, les classifications nationales, lorsqu’elles existent, ne jouent qu’un rôle mineur sur l’échiquier international. Enfin, à l’occasion de la sortie prochaine du DSM-V, le DSM a fait l’objet de très nombreuses critiques, dont les plus médiatisées émanent du psychiatre Allen Frances, principal responsable du DSM-IV. Elles ne portent pas seulement sur quelques diagnostics en eux-mêmes, mais aussi sur sa prétention à la scientificité.

Scientificité et utilité du DSM

2Pour être considérée comme scientifique, une classification doit en même temps être fiable et valide (Kendell et Jablensky, 2003). Concernant les maladies, une classification est considérée comme fiable si des médecins distincts portent le même diagnostic concernant un même patient, et valide si elle permet de distinguer chaque maladie de toutes les autres et de la normalité. Les avis des experts convergent : la fiabilité et la validité du DSM sont globalement médiocres (Kendell et Jablensky, 2003 ; Frances et Widiger, 2012 ; Hyman, 2010). En effet, la définition des diagnostics est raisonnablement fiable pour les pathologies sévères (e.g. schizophrénie) et médiocre pour les troubles fréquents (e.g. dépression, anxiété) (Mattison et al., 1979). Cette fiabilité est toujours plus mauvaise en conditions ordinaires de pratique clinique qu’en conditions optimales de recherche scientifique, si bien que le désaccord entre experts et cliniciens de terrain est souvent considérable (Shear et al., 2000).

3La validité du DSM est faible (Kendell et Jablensky, 2003 ; Hyman, 2010). Premièrement, la plupart des patients souffrent d’une combinaison variable de plusieurs troubles psychiatriques : la comorbidité est très fréquente. Ce constat suggère que des combinaisons de pathologies définies comme distinctes par le DSM (par exemple l’anxiété et la dépression) pourraient fort bien être considérées comme une seule pathologie. Deuxièmement, la frontière entre le normal et le pathologique est imprécise, ce qui est cohérent avec le fait que des enquêtes épidémiologiques réalisées à la même période aux États-Unis puissent donner des résultats très différents (Kessler et al., 2005). Par exemple, la prévalence sur un an de la phobie sociale était de 1,6 % dans une étude et de 7,4 % dans l’autre (Ibid.). Troisièmement, une même cause peut entraîner des pathologies distinctes. Par exemple, une altération chromosomique rare (dite DISC1) observée sur plusieurs générations d’une famille écossaise est associée à des troubles très différents : schizophrénie, trouble des conduites, dépression, troubles anxieux. Hyman (2010) en conclut : « Les données génétiques et familiales ne confirment pas les limites des pathologies définies par le DSMIV. » Ceci reflète notre ignorance concernant les troubles mentaux. « La neurobiologie a fait de réels progrès, mais n’a pas encore atteint un niveau qui lui permettrait de contribuer utilement à la définition des différentes pathologies. » (Hyman, 2010)

4L’universalité de la science est une conviction largement partagée. Bien qu’il n’ait jamais prétendu l’être, le DSM est de plus en plus largement considéré comme un manuel scientifique de psychiatrie et il est enseigné comme tel dans de nombreuses universités. Une enquête réalisée en 2010 par l’OMS et portant sur près de 5 000 psychiatres dans 44 pays a montré que 83 % d’entre eux utilisent régulièrement soit le DSM-IV soit la CIM-10 (Reed et al., 2011). Même si c’est difficile à prouver, le point de vue couramment admis selon lequel ces deux classifications sont fondées scientifiquement a très probablement contribué à leur diffusion mondiale.

5La plupart des experts estime que la validité des définitions diagnostiques décrites par le DSM n’est acceptable que pour quelques pathologies sévères, mais considèrent que les autres définitions diagnostiques, même les moins valides, sont néanmoins utiles (Kendell et Jablensky, 2003 ; Frances et Widiger, 2012). De fait, on a du mal à voir comment la psychiatrie clinique pourrait se passer de toute classification. Même si le diagnostic en psychiatrie est en partie subjectif et incertain, le médecin doit choisir le traitement le plus adapté à chaque patient et le DSM structure les savoirs cliniques propres à chaque pathologie. Mais contrairement à la validité – qui est un critère scientifique et donc, en principe, universel –, le degré d’utilité dépend de l’utilisateur. Selon son intention affichée, le DSM était destiné aux chercheurs en psychiatrie et aux psychiatres cliniciens. En pratique, le DSM est utilisé par de multiples agents : les chercheurs en psychiatrie biologique, en épidémiologie et en psychopharmacologie clinique ; les médecins, du psychiatre universitaire au généraliste, les psychologues, les infirmiers et les travailleurs sociaux ; les experts judiciaires ; les patients et leur famille, notamment via Internet ; l’industrie pharmaceutique pour ses essais cliniques mais aussi pour son marketing ; les caisses d’assurances publiques et privées ; enfin les enseignants en psychologie et psychiatrie. Le DSM ne peut pas satisfaire également des utilisateurs aussi divers.

1980 : le virage du DSM-III

6Ce virage, qui n’était pas le premier dans l’histoire des classifications américaines, a été sans aucun doute le plus révolutionnaire. Il a été amorcé dès la publication du DSM-II en 1968, dans le contexte culturel et politique de contestation radicale particulier à cette décennie. Dans ce grand chambardement aucune institution n’est épargnée et la psychiatrie n’y échappe pas. Kesey (2002), par exemple, publie en 1962 Vol au-dessus d’un nid de coucous. Le DSMII, dominé alors par la psychanalyse (qui règne aussi dans les universités et à l’APA), ne va pas faire bon ménage avec cette montée des radicalismes. Les homosexuels, qui s’organisent dans tout le pays, lui reprochent la place majeure accordée à l’homosexualité parmi les « déviations sexuelles » et les vétérans du Vietnam la disparition de la névrose traumatique. Les premiers s’illustreront en faisant reculer les psychanalystes et l’APA, qui retirera de la dernière réimpression du DSM-II le diagnostic d’homosexualité, les seconds en faisant céder l’administration des vétérans et l’APA, qui réinscrira dans le DSM-III le diagnostic de stress post-traumatique. La question de la validité des diagnostics était ainsi bruyamment posée par les diagnostiqués eux-mêmes.

7La fiabilité diagnostique était, elle, interrogée par le psychologue David Rosenhan (1973). Son expérience avait consisté à faire admettre dans divers hôpitaux psychiatriques huit faux patients qui devaient se plaindre d’hallucinations puis, une fois admis, se comporter normalement. Tous sortirent avec des diagnostics de schizophrénie en rémission. Puis Rosenhan paria avec les psychiatres d’un hôpital universitaire qu’ils ne seraient pas capables de reconnaître les faux patients qu’il allait faire admettre chez eux. Plusieurs affirmèrent les avoir reconnus alors que Rosenhan n’en avait introduit aucun (Rosenhan, 1973). Cette question avait aussi été abordée d’une autre manière par une étude anglo-américaine qui avait montré le peu de fiabilité des diagnostics de la CIM-9 de l’OMS, y compris pour des affections largement connues comme la schizophrénie ou la dépression grave, et les manières sensiblement différentes de diagnostiquer de part et d’autre de l’Atlantique (Cooper et al., 1972).

8Dans toutes ces problématiques diagnostiques, un psychiatre de l’université Columbia se fit remarquer, en jouant un rôle diplomatique avec les homosexuels et les vétérans, en répondant à l’article de Rosenhan et en participant à l’étude anglo-américaine : Robert Spitzer, ex-conseiller du DSM-II. C’est lui qui, nommé à la tête du DSM-III, fit entrer dans les groupes de travail les partisans d’une psychiatrie biologique, auto-baptisés « néo-kraepeliniens [2] », très opposés à une psychanalyse hégémonique qu’ils estimaient incapable d’évaluer ses pratiques. La théorie psychanalytique fut purement et simplement évacuée du DSM-III. Citant Thomas Kuhn, les néo-kraepeliniens invoqueront son concept de changement de paradigme dans les sciences pour amorcer un virage à 180 degrés par rapport aux taxonomies américaines antérieures. Le DSM-III devint purement descriptif et n’intégra aucune théorie étiologique. Après avoir décrit chaque trouble et ses caractéristiques, il établit pour chacun d’eux une liste de critères et fixa le nombre minimal de critères pour porter le diagnostic de ce trouble. Une agence fédérale, le National Institute of Mental Health (NIMH), finança les études cliniques de terrain nécessaires. Le DSM-III s’adressait aux cliniciens, mais aussi aux chercheurs qui espéraient rapidement découvrir la cause organique de chaque maladie mentale.

9Son succès éditorial fut immédiat et sa diffusion internationale inespérée. Le DSM-III marqua un déclin certain de la psychanalyse, un rapprochement des autres spécialités médicales, une réaction face à l’antipsychiatrie, mais aussi des changements de rapports de force à l’APA et dans les universités. Il suscita l’intérêt grandissant des compagnies d’assurance, qui y virent la possibilité de limiter leurs dépenses. L’industrie pharmaceutique en tira également profit. En effet, les instances régulatrices, comme la Food and Drug Administration aux États-Unis, n’autorisent la mise sur le marché d’un médicament que pour une pathologie précise. Lorsque le brevet d’un médicament ancien tombe dans le domaine public et entre en compétition avec un générique, les compagnies pharmaceutiques peuvent déposer une autre demande de mise sur le marché pour une nouvelle pathologie. Il suffit alors d’alerter le public sur cette nouvelle maladie et son traitement. Par exemple, le valproate de sodium, découvert en 1967, a été initialement autorisé aux États-Unis comme antiépileptique en 1983. Il a ensuite été breveté par les laboratoires Abbott en 1995 comme stabilisateur de l’humeur recommandé pour les troubles bipolaires et poursuit depuis une très lucrative carrière (Healy, 2006). Parallèlement, la psychose maniaco-dépressive a été étendue à des formes modérées, le trouble bipolaire de type II, et la prévalence est passée de 0,1 % à 5 % de la population adulte. De plus, ce diagnostic a été étendu aux enfants avec une prévalence qui est passée aux États-Unis de 0,3 ‰ en 1995 à 10 ‰ en 2003. Enfin, de nombreux articles scientifiques ont présenté le trouble bipolaire comme une maladie chronique nécessitant un traitement préventif à vie, alors qu’aucune étude de long terme n’en a prouvé l’efficacité (Healy, 2006). Cet élargissement tous azimuts des indications concerne d’autres pathologies mentales. Ce processus est porté par un intense marketing des compagnies pharmaceutiques d’où son nom en anglais : « disease mongering [3] ».

1999-2013 : le virage annoncé et raté du DSM-V

10Le DSM-III était purement descriptif et toutes les hypothèses étiologiques présentes dans les classifications antérieures en ont été écartées. Il s’agissait de créer des conditions supposées faciliter la recherche de l’étiologie biologique des maladies mentales et la mise au point de marqueurs biologiques permettant d’objectiver les diagnostics psychiatriques. Lorsque la conférence de préparation du DSM-V s’est réunie pour la première fois en 1999 les participants étaient confiants : de nombreux marqueurs biologiques allaient prochainement être validés et les catégories diagnostiques du DSM-V allaient êtres réorganisées en fonction de ceux-ci (Miller et Holden, 2010). Cet espoir était nourri par une explosion d’études initiales publiées dans les années 1990 et portant sur des index génétiques et des observations en imagerie cérébrale supposées spécifiques de chaque pathologie. Treize ans plus tard, ces études initiales ont été réfutées ou largement atténuées (Gonon et al., 2012). Comme l’a regretté l’APA le 1er décembre 2012, le DSM-V, qui paraît en mai 2013, ne retient donc aucun marqueur biologique d’aide au diagnostic et il n’y aura pas de différence conceptuelle entre le DSM-IV et le DSM-V ; les modifications ne portent que sur quelques pathologies. Le changement de paradigme espéré, c’est-à-dire la définition des pathologies mentales sur des bases biologiques, n’aura pas lieu.

11Même en ce qui concerne ces modifications mineures, le DSM-V est vigoureusement critiqué car les nouveaux critères vont dans le sens d’un abaissement du seuil entre normal et pathologique. Ces critiques s’inquiètent en particulier d’une accentuation de l’inflation de certains diagnostics, alors que cette tendance inflationniste avait déjà été dénoncée dans le DSM-IV (Frances et Widiger, 2012). Plus radicalement, certains chercheurs considèrent que les incertitudes du DSM ont handicapé la recherche de gènes impliqués dans les troubles psychiatriques. Le NIMH, qui finance aux États-Unis l’essentiel de la recherche publique en neurosciences, en a tiré les conséquences. Considérant, selon son ancien directeur Steven Hyman, que « le DSM a été un obstacle pour la recherche », le NIMH a ouvert des programmes de financement pour des projets de recherches hors DSM (Miller, 2010). Quant à l’épidémiologie des troubles mentaux, il est apparu que l’usage du DSM entraînait de larges divergences dans l’estimation de leur prévalence (Regier et al., 1998) en raison de l’importante comorbidité (Krueger et Markon, 2006) et de l’imprécision des limites entre normal et pathologique (Frances et Widiger, 2012).

12Cet échec du DSM-V à représenter un gain en scientificité par rapport au DSM-IV a précipité sa contestation. Parmi les critiques les plus incisifs, Steven Hyman et Allen Frances disent en substance : puisque le DSM n’a rien de mieux à offrir qu’une utilité limitée, il faut construire un système classificatoire privilégiant l’utilité clinique et la facilité d’usage pour la plupart des soignants. Cette conclusion ressort clairement de l’enquête réalisée par l’OMS : 90 % des 5 000 psychiatres jugent le DSM trop compliqué, avec ces 410 diagnostics distincts et ses interminables listes de critères (Reed et al., 2011). Ils recommandent une classification simplifiée comportant moins de 100 diagnostics et des définitions pathologiques plus flexible. En bref, la prochaine version de la CIM, dont la publication est prévue pour 2015, pourrait présenter certaines caractéristiques du DSM-II : retour à une classification resserrée et définition de chaque pathologie par une description type plutôt que par listes de critères.

13Hormis dans les organes de presse de l’APA, les objections aux critiques du DSM dans la presse spécialisée nous semblent étonnamment discrètes. Ceci est cohérent avec le fait que le DSM est en train de voir fléchir ses soutiens traditionnels. On a vu que le NIMH incite les chercheurs à s’en affranchir. De même, les grands groupes pharmaceutiques ont récemment fermé ou considérablement réduit leurs centres de recherche sur de nouveaux médicaments psychotropes, car cet investissement leur semble trop risqué. Patrick Vallance, responsable de la recherche chez GlaxoSmithKline, avance trois raisons (Smith, 2011). Premièrement, le développement actuel des connaissances en neurobiologie fondamentale est encore trop limité pour y adosser la recherche de nouvelles cibles thérapeutiques. Deuxièmement, les modèles animaux sont trop éloignés de la réalité des troubles mentaux. Troisièmement, les difficultés de diagnostic rendent très difficiles les essais cliniques de nouveaux médicaments. Autrement dit, le manque de fiabilité et de validité du DSM pose aussi problème à l’industrie pharmaceutique. Bien entendu, les dépenses en marketing n’ont pas été réduites et les démarches pour élargir le champ de prescription des psychotropes déjà existants sont activement poursuivies, particulièrement pour les enfants. Enfin, il est probable que les assurances maladies, publiques ou privées, se réjouissent secrètement lorsque Frances critique le DSM pour avoir favorisé l’inflation des diagnostics et la forte augmentation des dépenses qu’elle entraîne.

Discussion

14Les soixante ans d’histoire du DSM ont été riches en revirements conceptuels effectifs ou annoncés, ainsi qu’en sophistication toujours plus grande de la classification des troubles mentaux, passée de 60 à 410 diagnostics distincts. Pourtant, le DSM n’a pas vraiment progressé en scientificité et en adéquation aux besoins des professionnels de la santé mentale. Si son évolution était le fidèle reflet des progrès de la psychiatrie et des neurosciences on aboutirait donc à un bilan scientifique extrêmement sombre. Or, la psychiatrie clinique a fait de réel progrès pendant ces soixante ans. Les psychotropes, découverts par le hasard d’observations cliniques pendant les années 1950 et 1960, ont fait pratiquement disparaître certains traitements aussi dangereux qu’inefficaces comme la lobotomie. S’il est vrai que les neurosciences n’ont pas permis de découvrir de nouvelles classes de médicaments, les innombrables études cliniques systématiques ont permis de préciser l’efficacité des médicaments existants et leurs effets secondaires. Certes, le considérable développement des neurosciences n’a eu que peu de retombées en psychiatrie clinique, mais ceci ne veut pas dire que nous n’avons pas progressé dans notre compréhension des maladies mentales. Pendant le xixe et la première moitié du xxe siècle, la psychiatrie a été très influencée par la théorie de la dégénérescence, puis par des théories réductionnistes qui ont fait le lit de l’eugénisme. Ces théories étaient fondées sur la croyance en un fort déterminisme génétique des maladies mentales. Il faut mettre au crédit des études épidémiologiques et génétiques récentes une relativisation de cette croyance. En effet, pour les pathologies fréquentes comme la dépression, les facteurs génétiques ne jouent au mieux qu’un rôle mineur par rapport à l’environnement, tout particulièrement celui de l’enfance (Kendler, 2012). Même pour les maladies mentales sévères comme la schizophrénie, les facteurs psychosociaux ont une influence substantielle (van Os et al., 2010). De plus, au niveau moléculaire comme au niveau des réseaux de neurones, la plasticité et la complexité du système nerveux apparaissent beaucoup plus grandes qu’on ne le pensait il y a seulement vingt ans. Cette évolution des conceptions scientifiques devrait nous aider à admettre que, sauf pour les maladies mentales les plus sévères, la frontière entre normal et pathologique est nécessairement arbitraire et fluctuante.

15La psychiatrie combine des savoirs scientifiques (la schizophrénie n’est pas une maladie mono-génique), des savoirs pratiques (telle thérapie est bénéfique pour tel type de patient) et des savoir-faire implicites (tel soignant sait s’y prendre avec ce type de malade difficile). Elle remplit aussi plusieurs missions : accueillir la folie, soulager la souffrance psychique, assister le pouvoir judiciaire pour évaluer la responsabilité des délinquants, aider le système éducatif à prendre en charge les enfants en échec scolaire. Tous ces savoirs et missions sont structurés par une classification des maladies mentales. Malgré les critiques de toutes sortes, le DSM et sa sœur la CIM continuent donc d’offrir à une multitude d’acteurs un langage commun qui a contribué à leur succès.

16Le DSM-III se voulait purement descriptif. En rejetant une approche psychique des maladies mentales très influencée par la psychanalyse, le but était d’intégrer la médecine moderne en refondant la nosologie psychiatrique sur la biologie. Dans un article de 2012, Kenneth Kendler, l’un des pionniers de la psychiatrie génétique américaine, souligne que les progrès de la psychiatrie ont été entravés par des oppositions dualistes dans la manière de concevoir les maladies mentales. Pour lui le désir de développer une étiologie univoque des pathologies mentales est hautement problématique. « Les troubles psychiatriques sont le résultat d’une multitude de processus étiologiques intervenant à différents niveaux et entremêlés par des interactions modératrices entre ces niveaux. Il n’est pas possible a priori d’identifier un niveau privilégié qui permettrait de développer un système nosologique. » De son côté, Allen Frances, le « père » du DSM-IV, ne rate pas une occasion médiatique de sonner l’alarme. L’élargissement des critères diagnostiques combiné à une demande sociale croissante d’améliorer la santé mentale des citoyens ne peut que conduire à une médicalisation exagérée de tous, avec les risques iatrogènes et l’escalade des coûts qui en résultent. On assiste donc à un paradoxe : alors que les scientifiques les plus éminents questionnent non seulement la scientificité actuelle du DSM, mais aussi son potentiel d’évolution vers plus de scientificité, ses utilisateurs toujours plus nombreux en font un langage commun et qui tend à s’universaliser (Watters, 2010). Dans un article paru en 2010 dans le New York Times, Ethan Watters pointe les institutions qui ont contribué à l’universalisation du DSM-III et à la conception étroitement réductionniste des maladies mentales qu’il véhicule. Il souligne que les grandes revues de psychiatrie et les universités de médecine les plus prestigieuses sont américaines et que la plupart des grands laboratoires pharmaceutiques sont anglo-saxons. Cette universalisation a des conséquences. Ethan Watters rapporte qu’à Hong Kong, la première description de l’anorexie mentale dans les médias en novembre 1994 a précédé l’apparition explosive de cette pathologie qui y était auparavant pratiquement inconnue. Ainsi, l’incapacité du DSM à s’établir sur de solides bases scientifiques n’a pas empêché son universalisation par ses usagers, y compris les plus concernés, les patients eux-mêmes.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Watters, E., « The Americanization of Mental Illness », The New York Times, 8 janv. 2010.

Notes

  • [1]
    Nous remercions le CNRS (UMR 5293), l’Institut des sciences de la communication du CNRS, la région Aquitaine (programme C2SM) et la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine pour leur soutien.
  • [2]
    Emil Kraeplin, psychiatre allemand mort en 1926, développa une nouvelle classification des maladies mentales. Elle définit les différentes pathologies par un ensemble de symptômes prenant en compte l’évolution de la maladie alors que les classifications proposées à l’époque ne s’appuyaient que sur le symptôme principal. Cela a permis à Kraeplin de distinguer entre la schizophrénie et la maniaco-dépression. Il était convaincu de l’origine organique et héréditaire des psychoses.
  • [3]
    En anglais, un monger est un vendeur, avec une connation péjorative, un bonimenteur.
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