Notes
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[1]
Le kava désigne le poivrier sauvage et la boisson narcotique confectionnée à partir de ses racines. Consommé naguère uniquement lors des rituels, il est devenu à l’indépendance du Vanuatu la boisson nationale.
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[2]
Étude quantitative menée en 2009 auprès de 767 personnes âgées de 15 à 80 ans (66 % d’hommes, 65 % de ruraux, 35 ans d’âge moyen). Mais les statistiques des enquêtes pipp semblent parfois biaisées du fait de l’échantillonnage. Par exemple, l’étude pipp 2011 a été menée dans un plus grand nombre de villages bénéficiant depuis peu d’une couverture réseau que l’étude pipp 2009. Le taux d’accès à la téléphonie mobile en 2011 diminue ainsi d’un point par rapport à 2009 (O’Connor, 2012).
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[3]
Cf. <www.digicelvanuatu.com/en/phones/phones_list.php>, consul té le 04/01/2013. Légalement, le salaire mensuel minimum, pour un emploi à temps complet (8 heures par jour, 44 heures par semaine, 22 jours par mois), au Vanuatu est de 26 000 vatus (218 €).
-
[4]
Cf. <www.socialbakers.com/facebook-statistics/>, consulté le 04/01/2013. En comparaison, notons que 54,37 % des internautes français détenaient un tel compte à cette même date.
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[5]
Entretien du 18/11/2011 avec une jeune femme de 15 ans.
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[6]
Entretien du 18/09/2011 avec un homme d’une trentaine d’années.
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[7]
Entretien du 28/07/2011 avec un technicien de laboratoire d’une trentaine d’années.
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[8]
Entretien du 26/06/2011 avec une femme de 25 ans.
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[9]
Entretien du 16/10/2011 avec une femme de 25 ans.
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[10]
Entretien du 04/06/2011 avec un homme d’une trentaine d’années.
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[11]
Entretien du 29/10/2011 avec une jeune fille de 15 ans.
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[12]
Observations et entretiens de mai 2011.
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[13]
Observations et entretiens de septembre à décembre 2011.
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[14]
Entretien du 28/09/2011 avec un homme de 24 ans.
1Au sud-ouest de l’océan Pacifique, l’archipel mélanésien du Vanuatu se compose de 83 îles et îlots d’origine volcanique répartis sur près de 800 kilomètres. La République, restée sous condominium franco-britannique de 1906 à 1980, comptait en 2009 234 000 habitants parlant une centaine de langues. Cette extrême densité linguistique est le reflet d’une forte diversité culturelle, caractéristique de l’archipel et fortement représentée dans la capitale, Port-Vila. Ainsi en 2009, 66 % de la population déclarait ne pas être originaire de ce centre urbain. Si 76 % des habitants du Vanuatu résidaient toujours en dehors des zones urbaines, du fait de la croissance et de l’exode rural, la population de Port-Vila croît de 4,1 % par an, contre 1,9 % en milieu rural. Une des raisons principales de cet exode est la recherche d’un emploi rémunéré en ville. En effet, si les habitants des zones rurales sont en contact avec l’argent, du fait principalement de la vente de kava [1] et de copra, du tourisme et des aides financières de leurs parents citadins, leur accès aux liquidités reste relativement limité. Bien que le climat et la fertilité du sol leur permettent une (quasi) autosuffisance alimentaire, les frais de scolarité, l’organisation de cérémonies, les déplacements, le transport de marchandises et les visites médicales sont des sources de dépenses non négligeables. Les revenus perçus à Port-Vila couvrent cependant parfois difficilement toutes les dépenses engendrées par une vie en ville (loyer, nourriture, électricité, eau, etc.). Dans les logements surpeuplés de certaines communautés de la capitale, cohabitent des migrants arrivés en ville il y a seulement quelques mois ou présents depuis plusieurs dizaines d’années, ainsi que leurs enfants voire petits et arrière-petits-enfants nés pour certains à Port-Vila. Ces personnes viennent non seulement chercher un emploi, mais aussi visiter leurs proches, profiter des services de santé (en particulier du service périnatal et de la maternité) ou souhaitent continuer leurs études dans la capitale. Certains jeunes ruraux sont également attirés par les activités et les facilités de la ville. Les concerts, les boîtes de nuit, la télévision, l’accès à Internet, l’observation des touristes étrangers, les grandes surfaces, l’électricité, les transports collectifs séduisent bon nombre d’habitants du Vanuatu. Les résidents de Port-Vila ne sont donc pas isolés de la culture mondiale dont les flux d’images sont apportés par différents moyens d’information et de communication (Mitchell, 2003, cité par Lindstrom, 2011).
2La notion de technologies de l’information et de la communication (TIC) recouvre une réalité multiple. Diverses méthodes peuvent être utilisées pour faciliter la communication ou pour transmettre une information, des livres aux derniers smartphones, en passant par les pièces de théâtre, le fax ou l’aviation. Ne pouvant rendre compte ici de l’ensemble des phénomènes liés au développement des TIC au Vanuatu, j’ai choisi de m’intéresser aux moyens de communication et d’information électroniques (digitales ou analogiques) les plus récemment introduits dans l’archipel, pour tenter de saisir l’articulation entre le développement de la téléphonie mobile, d’Internet et de la télévision à Port-Vila et la modification de certaines idées et pratiques autour de la sexualité.
Les moyens de communication au Vanuatu
3Tandis que la première radio a commencé à émettre à Port-Vila en 1966 et que la presse locale a fait son apparition sous le condominium franco-britannique, la télévision, la téléphonie mobile et Internet sont des moyens de communication et d’information arrivés plus tardivement dans l’archipel (Vandeputte-Tavo, 2011).
4Télévision Blong Vanuatu, la première chaîne de télévision terrestre du Vanuatu, fut lancée à Port-Vila au début des années 1990. Si certains programmes (reportages, journaux télévisés, publicités) sont créés localement, une grande partie du temps d’antenne est une reprise du signal de Nouvelle-Calédonie Première. Les télévisions de Port-Vila captent également des chaînes australiennes diffusant journaux télévisés, séries et films anglophones. À travers le visionnage des programmes de la Nouvelle-Calédonie, de la France et de l’Australie, les téléspectateurs du Vanuatu entretiennent une certaine ouverture sur le monde (Vandeputte-Tavo, 2011). Chaque foyer de la capitale ne dispose pas d’un poste de télévision en état de marche, mais un grand nombre de citadins y accèdent sur leur lieu de travail, dans des espaces ouverts au public (cliniques, petits magasins) ou dans une maison avoisinant la leur. De 13 heures à 13 h 30, lors de la diffusion d’Amour Océan, la sitcom latino-américaine du moment, un grand calme règne dans les rues de la capitale, chacun (et surtout chacune) ayant trouvé place autour d’un téléviseur pour suivre les aventures de son héroïne Estrella Marina. Quelques lieux de la capitale, principalement fréquentés par des expatriés, projettent des films hollywoodiens en version francophone ou anglophone. Mais grâce au piratage, les petits commerçants asiatiques vendent une grande quantité de films d’arts martiaux, d’action ou de comédies tout juste sortis en salle de l’autre côté du globe.
5L’entreprise irlandaise Digicel, déjà bien établie dans les Caraïbes et le Pacifique, est arrivée sur le marché des télécommunications mobiles du Vanuatu en 2008 (Sijapati-Basnett, 2008). En étendant sa couverture réseau à l’ensemble des îles de l’archipel, Digicel a démocratisé l’utilisation des téléphones portables (Vandeputte-Tavo, 2011). Selon l’Unescap (2011) en 2009, 54,1 % des habitants du Vanuatu en possédaient un (contre 0,2 % en 2000) et 92 % des personnes interrogées par le Pacific Institute of Public Policy (PIPP) la même année ont déclaré avoir accès à un téléphone portable (97 % en ville, 89 % en milieu rural) (Sijapati-Basnett, 2009) [2]. Ceci a permis l’augmentation de la fréquence et de la rapidité des contacts entre des collaborateurs ou des membres de familles trans-insulaires et transnationales, et l’amélioration du coût et de la rapidité des transferts d’informations concernant des transactions commerciales ou des événements familiaux tels que des funérailles, des mariages ou des prises de grade (Sijapati-Basnett, 2008 ; Lindstrom, 2011). En 2009, un téléphone portable coûte en moyenne 6 400 vatus (54 €) en milieu urbain et 3 300 vatus (28 €) en zone rurale (Sijapati-Basnett, 2009). Les modèles les plus sophistiqués, comme les smartphones de marque BlackBerry, sont très convoités mais encore peu répandus en raison de leur coût (entre 30 000 et 70 000 vatus, soit 251 € et 586 € – entre 1,2 et 2,7 fois le salaire mensuel minimum légal [3]). Aux fonctions de base (à savoir l’envoi et la réception d’appels et de textos) peuvent s’ajouter un appareil photo, une caméra, voire un accès à Internet. Un panneau publicitaire posté près de l’un des principaux axes routiers de la ville annonce ainsi en bislama, la langue véhiculaire du Vanuatu : Facebook lo fon blo yu wetem Digicel nomo (« Facebook sur ton téléphone mobile uniquement avec Digicel »). Les sommes dépensées chaque mois pour acquérir des unités téléphoniques sont mal connues par les utilisateurs (rares sont ceux qui souscrivent à des forfaits téléphoniques) mais représentent bien souvent plus de 1 000 vatus (8 €) (Sijapati-Basnett, 2009). Dans les zones rurales généralement dépourvues d’électricité, recharger la batterie d’un téléphone portable par l’utilisation d’un groupe électrogène à essence représente également un poste non négligeable de dépenses.
6Bien que peu de ni-Vanuatu disposent d’un ordinateur, le taux d’accès à Internet est en constante augmentation depuis le début des années 2000, passant de 2,2 % en 2000 à 7,3 % en 2009 (Unescap, 2011). Si les jeunes dé scolarisés peuvent surfer sur la Toile dans certains centres de la capitale, l’utilisation d’Internet reste l’apanage d’une population urbaine de milieu socio-économique plutôt élevé (étudiants de l’université, employés dans les administrations). Les réseaux sociaux tels Facebook et Twitter sont fortement plébiscités. Au 1er mai 2012, 47,53 % des internautes ni-Vanuatu possédaient un compte Facebook [4]. En plus des pages personnelles, des groupes Facebook à tonalité communautaire (Sheperd Group), politique (Graon mo jastis pati), commerciale (Cake Fantasy Vanuatu) ou sportive (Vanuafoot) ont été créés. Les membres de ces groupes sont principalement des habitants de Port-Vila ou Luganville, des expatriés de longue date ou des ni-Vanuatu étudiant ou travaillant à l’étranger (Naupa, 2011).
Progrès technique et sexualité
7Bien que la télévision, la téléphonie mobile et Internet se soient beaucoup développés ces dernières années, seule la première est véritablement devenue un outil dans les campagnes de prévention des infections sexuellement transmissibles (IST). Télévision Blong Vanuatu passe ainsi les publicités de la marque de préservatifs Score et diffuse des téléfilms éducatifs réalisés par l’organisation non gouvernementale Wan Smol Bag Theatre. Si Vanuatu Family Health Association (vfha) a mis en place un numéro vert en 2011, la plupart des appels n’ont pas pour finalité de recueillir des informations sur la sexualité mais de se divertir gratuitement en appelant les standardistes. La télévision, la téléphonie mobile et Internet jouent cependant un rôle dans le développement des idées et des pratiques liées à la sexualité.
8En Papouasie occidentale (West Papua) et aux îles Salomon, Sarah Hewat (2008), Jack Morin (2008), Holly Buchanan-Aruwafu et Rose Maebiru (2008) ont souligné l’influence de la mondialisation sur les connaissances en matière de sexualité, sur la construction des fantasmes et des désirs ainsi que sur les pratiques sexuelles « à risque ». La pornographie (blue movies), les feuilletons et chansons d’amour romantiques semblent en effet modifier les conceptions du couple et de la sexualité. Mes recherches dans la capitale du Vanuatu, tout comme les enquêtes du PIPP (Sijapati-Basnett, 2009 ; O’Connor, 2012), montrent que certains habitants de Port-Vila (en particulier des jeunes hommes) téléchargent régulièrement des images pornographiques depuis Internet et utilisent leurs téléphones portables pour les diffuser. Des dessins et photos pornographiques sont envoyés via les téléphones portables au sein du couple, entre ami(e)s et tawi (cousins croisés et, par extension, toute personne avec qui Ego et ses frères et sœurs peuvent se marier). Une jeune fille de quinze ans me disait ainsi que « les acteurs blancs des blue movies qu’elle voit à l’école sur les téléphones portables de ses amis, ne mettent pas de préservatifs [5] ». Les films et les images pornographiques disponibles sur Internet et mettant en scène des ni-Vanuatu sont encore rares bien qu’il soit dit que certaines vidéos sont désormais réalisées localement. Buchanan Aruwafu et Maebiru (2008) notent qu’à Auki, aux îles Salomon, 47 % des femmes et 82 % des hommes qui regardent de la pornographie déclarent que cela affecte leurs comportements sexuels : ils sont stimulés et apprennent de nouvelles techniques sexuelles. À Port-Vila, la diffusion des blue movies et des films hollywoodiens montrant des scènes de relations sexuelles paraissent également favoriser la construction de nouveaux fantasmes. Il est vrai que les Mélanésiens s’interrogent régulièrement sur l’existence de personnages et créatures de fiction (comme ceux du Seigneur des Anneaux) et considèrent parfois des scènes de films comme des événements réels (comme Des Dieux sont tombés sur la tête). Mais Florian Voros (2010) a montré que les images pornographiques n’ont pas d’effets directs sur les comportements, mais « des lectures, des décodages et des appropriations » personnelles et culturelles. Si les spectateurs des blue movies ne reproduisent pas nécessairement les scènes des films pornographiques, leur curiosité et leurs envies sont attisées. Demandant à un homme de Port-Vila pourquoi son frère trompait sa femme, celui-ci me répondit : « c’est peut-être parce qu’ils ont des rapports sexuels de différentes façons alors que sa femme est passive et reste allongée sur le dos [6] ». En participant à la construction de nouvelles conceptions de ce que peut être la sexualité, les films pornographiques incitent en partie à l’infidélité et à la multiplication des partenaires afin de trouver « la bonne », celle qui les satisfait sexuellement. Ces films montrant des scènes d’orgasme féminin attirent également la curiosité sur la façon dont une femme peut ressentir du plaisir. Un homme travaillant pour un organisme de prévention me rapporta que de nouvelles pratiques s’étaient développées dans une école de la capitale. Les préservatifs seraient ainsi parfois coupés et emplis de tous petits noyaux ronds afin d’augmenter le plaisir sexuel féminin. Certains jeunes hommes de Port-Vila se feraient également implanter des petites billes sous la peau de leur pénis afin d’augmenter le plaisir des jeunes filles ainsi que le nombre de leurs conquêtes. La personne réalisant ces implants me dit qu’elle soignait aussi les IST de ses clients qui ont souvent de multiples partenaires, du fait me dit-il du « bouche-à-oreille [7] ». Cette pratique, originaire d’Asie du Sud-Est (Buchanan Maebiru, 2008), a été apprise par mon interlocuteur lors d’un séjour à Fidji. En Asie, les raisons données pour faire usage des implants péniens sont l’esthétisme, l’inhibition des érections, leurs pouvoirs magiques ou médicinaux, l’augmentation du plaisir sexuel de la partenaire ou au contraire la volonté de la blesser (Brown, Edwards et Moore, 1988, et Hull 2000, 2001, cités par Buchanan Maebiru, 2008). Les films pornographiques ne sont pas seulement visionnés par des hommes. Une jeune femme me raconta qu’elle en regardait avec ses amies et qu’elle avait ainsi appris à faire une fellation [8]. Une seconde m’assura que « pour rendre un homme fou de vous, il faut faire avec lui toutes les positions sexuelles qu’on voit dans les blue movies ou dans les manuels [9] ».
9Les séries latino-américaines comme Amour Océan diffusent quant à elles un tout autre type de message à leur public essentiellement féminin mais pas seulement. Les concepts chrétiens y sont très présents : amour, mariage, fidélité, abstinence, pureté, virginité. Les personnes passionnées par ces séries et celles qui regardent des films pornographiques peuvent néanmoins être les mêmes. L’un de mes interlocuteurs souligna le décalage entre ces séries qu’il dit occidentales et la réalité de Port-Vila : « dans Amour Océan, les jeunes sont ensemble mais n’ont pas de relations sexuelles, ici il faut avoir des relations sexuelles tout de suite et les jeunes filles tombent enceintes [10] ». D’autres personnes critiquent cependant ces séries parce qu’elles inciteraient les jeunes femmes à être infidèles et à avoir de multiples partenaires.
10Les séries latino-américaines, comme la plupart des chansons des string bands (groupes de musique) locaux, des films hollywoodiens en vente dans les magasins asiatiques et des feuilletons européens diffusés sur la chaîne néocalédonienne, parlent d’histoires d’amour romantique et sont à l’origine de nouvelles idées sur les comportements et les sentiments appropriés aux relations hommes/femmes. Les jeunes gens affichent de plus en plus souvent, sur les murs de leur chambre ou leur écran d’ordinateur, des montages photo les représentant avec leur partenaire encerclés par d’immenses cœurs rouges. Les joueurs des équipes nationales de rugby (en particulier des All Blacks) ou les joueurs de football des clubs français dont les matchs sont diffusés à la télévision font souvent chavirer le cœur des jeunes filles et attirent l’admiration des jeunes hommes qui épinglent leurs portraits aux murs. Si les couples sont de plus en plus souvent liés par les sentiments à Port-Vila, les mariages « arrangés » sont encore très nombreux, surtout lorsqu’une première union avec une personne extérieure à la communauté n’a pas fonctionné.
11À Port-Vila, les nouveaux moyens de télécommunications sont devenus des outils indispensables dans les relations amoureuses. Demandant à une jeune fille de treize ans si elle avait un petit ami, celle-ci me répondit spontanément « non, je n’ai pas de téléphone » (no, mi no gat phone [11]). Les téléphones portables, qui permettent d’appeler mais aussi d’envoyer et de recevoir des textos à moindre coût, facilitent une prise de rendez-vous secrète et sans intermédiaire. Si l’obtention d’un numéro de téléphone se fait encore bien souvent par un tiers – ami(e), cousin(e) ou expetit(e) ami(e) –, les deux individus sont par la suite dans une relation directe. Les flirts à distance ont également fait leur apparition avec l’arrivée du téléphone portable et d’Internet dans la capitale. Aux Philippines, Ellwood-Clayton (2003) note que certaines jeunes femmes correspondent pendant plusieurs mois avec des hommes qu’elles considèrent comme leurs petits amis sans jamais les avoir rencontrés. À Port-Vila, les flirts platoniques semblent davantage constituer une étape brève avant le début d’une relation charnelle. Mais ils peuvent également constituer un leurre, un jeu de séduction qui n’a pour but que de se divertir en se moquant de son interlocuteur. Ce jeu, qui a souvent lieu en présence d’un ami complice aux côtés du séducteur, aboutit rarement à un rendez-vous. Une femme se fit ainsi passer auprès d’un collègue (marié et père de famille) pour une jeune fille nommée Zamina (terme tiré de la chanson Waka waka de Shakira) [12]. Ils s’appelèrent et s’envoyèrent des textos (parfois à caractère sexuel) pendant plusieurs jours avant que la supercherie ne soit découverte. Quant au réseau social Facebook, il rend possible les communications amoureuses virtuelles à une échelle internationale.
12Si les nouveaux moyens de télécommunications donnent une certaine liberté aux individus dans leurs flirts et prises de rendez-vous, le téléphone portable est également présenté comme un moyen de contrôle. Une jeune femme travaillant dans la capitale appelait quotidiennement son petit ami resté sur l’île d’Espiritu Santo, puis contactait chaque soir en secret sa sœur pour s’assurer qu’il était bien endormi dans le lit conjugal [13]. L’enquête menée par le PIPP en 2009 a révélé que des pères se servaient des téléphones portables pour tenter de maintenir un certain contrôle sur leurs filles adolescentes (Sijapati-Basnett, 2009). Des femmes interrogées dans l’enquête PIPP de 2008 déclarent que les téléphones portables peuvent à la fois prévenir et provoquer la séparation des époux – en permettant aux femmes suspicieuses de garder un œil sur leurs maris, mais en leur donnant aussi l’occasion de s’apercevoir qu’ils utilisent leur téléphone pour appeler d’autres femmes (Sijapati-Basnett, 2008). Par le biais de leur caméra et de leur appareil photographique, les téléphones portables peuvent aussi être un outil de chantage. Un jeune homme m’avoua ainsi que certains de ses amis réalisaient des films de leurs ébats amoureux et s’en servaient comme moyen de pression auprès des jeunes femmes qui se vantaient ou les dédaignaient [14].
13Au Vanuatu, les progrès des moyens de communication ont favorisé la circulation internationale des savoirs et des idées concernant la sexualité. L’augmentation des flux d’individus (grâce à l’aviation), de biens (comme le téléphone portable) et d’idées apportés par la mondialisation (par le biais d’Internet, de la télévision, du téléphone portable, des DVD, des déplacements internationaux, etc.) a permis de nouvelles pratiques (implants péniens, utilisation du préservatif, visionnage d’images pornographiques), la création de nouveaux fantasmes sexuels ou encore la facilitation des flirts et des rencontres amoureuses. Une « panique morale » autour des nouveaux moyens de communication s’est ainsi installée à mesure du développement des TIC. Ces paniques morales sont définies par Amanda Rohloff (2008) « comme des processus par lesquels un problème social réel ou imaginaire est mis au jour ou fabriqué ». Au Vanuatu, le développement des moyens de communication, en particulier de la téléphonie mobile, a renforcé d’anciennes croyances et a participé à la création de nouveaux mythes autour de la magie noire et des conséquences que le téléphone portable peut avoir sur la santé de ses utilisateurs (Sijapati-Basnett, 2008 ; Lindstrom, 2011). Celui-ci et Internet sont présentés par mes interlocuteurs et par les personnes qui ont répondu à l’enquête PIPP 2011 comme des gouffres financiers, favorisant la paresse et le manque d’attention des jeunes, engendrant l’augmentation de la criminalité et le manque de respect des aînés. Mais ils sont surtout accusés d’aller à l’encontre des valeurs morales chrétiennes de fidélité et d’abstinence sexuelle, en favorisant l’accès à la pornographie et aux séries télévisées montrant des femmes infidèles, ainsi qu’en permettant la rencontre de personnes éprises d’un amour illicite (O’Connor, 2012). Tout comme les boîtes de nuit, l’alcool et la marijuana, Internet, la télévision et la téléphonie mobile à Port-Vila représentent des formes modernes de plaisirs urbains suscitant, parce qu’ils sont considérés comme des vecteurs d’immoralité, des peurs nouvelles.
Références bibliographiques
- Buchanan Aruwafu, H. et Maebiru R., « Smoke From Fire Desire and Secrecy in Auki, Solomon Islands », in Butt, L. et Eves, R., Making Sense of AIDS : Culture, Sexuality, and Power in Melanesia, Honolulu, University of Hawaii Press, 2008, p. 168-186.
- Ellwood-Clayton, B., « Virtual Strangers : Young Love and Texting in the Filipino Archipelago of Cyberspace », in Nyíri, K., Mobile Democracy : Essays on Society, Self, and Politics, Vienne, Passagen Verlag, 2003, p. 225-235.
- Hewat, S., « Love as Sacrifice : the Romantic Underground and Beliefs about HIV/AIDS in Manokwari, Papua », in Butt, L. et Eves, R., Making Sense of AIDS : Culture, Sexuality, and Power in Melanesia, Honolulu, University of Hawaii Press, 2008, p. 150-167.
- Lindstrom, L., « Urbane Tannese : Local Perspectives on Settlement Life in Port-Vila », Journal de la Société des Océanistes, n° 133, 2011, p. 255-266.
- Morin, J., « It’s Mutual Attraction Transvesties and the Risk of HIV Transmission in Urban Papua », in Butt, L. et Eves, R., Making Sense of AIDS : Culture, Sexuality, and Power in Melanesia, Honolulu, University of Hawaii Press, 2008, p. 41-59.
- Naupa, A., Social Networks With a Conscience : Vanuatu on the Brink of a New Social Revolution ? En ligne sur : <www.pacificpolicy.org/component/k2/item/17-social-networks-with-a-consciencevanuatu-on-the-brink-of-a-new-social-revolution>, consulté le 16/12/2012.
- O’connor, S., Naemon, A. et Sijapati-Basnett, B., Net Effects Social and Economic Impacts of Telecommunications and Internet in Vanuatu : Research Findings Report 2011, Port-Vila, Pacific Institute of Public Policy, 2012.
- Rohloff, A., « Moral Panics as Decivilizing Processes : Towards an Eliasian Approach », New Zealand Sociology, n° 23, vol. 1, 2008, p. 66-76.
- Sijapati-Basnett, B., Social and Economic Impact of Introducing Telecommunications Throughout Vanuatu : Research Findings Report November 2008, Port-Vila, Pacific Institute of Public Policy, 2008.
- Sijapati-Basnett, B., Social and Economic Impact of Introducing Telecommunications Throughout Vanuatu : Research Findings December 2009, Port-Vila, Pacific Institute of Public Policy, 2009.
- Unescap, Statistical Yearbook for Asia and the Pacific 2011, Bangkok, United Nations Publication, 2011.
- Vandeputte-Tavo, L., « Mécanismes d’identification linguistique et jeunesse urbaine à Port-Vila (Vanuatu) : une approche anthropologique », Journal de la Société des Océanistes, n° 133, 2011, p. 241-253.
- Vanuatu National Statistics Office, National Census of Population and Housing, Port-Vila, Ministry of Finance and Economic Management, 2009.
- Voros, F., Usage de pornographie audiovisuelle et rapport individuel au risque VIH : sortir de la perspective des « effets des images sur les comportements », Pantin, journées scientifiques du réseau Jeunes chercheurs, sciences sociales et VIH/sida, 3 juin 2010.
Mots-clés éditeurs : Vanuatu, Mélanésie, mondialisation, urbain, TIC, sexualité
Date de mise en ligne : 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51511Notes
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[1]
Le kava désigne le poivrier sauvage et la boisson narcotique confectionnée à partir de ses racines. Consommé naguère uniquement lors des rituels, il est devenu à l’indépendance du Vanuatu la boisson nationale.
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[2]
Étude quantitative menée en 2009 auprès de 767 personnes âgées de 15 à 80 ans (66 % d’hommes, 65 % de ruraux, 35 ans d’âge moyen). Mais les statistiques des enquêtes pipp semblent parfois biaisées du fait de l’échantillonnage. Par exemple, l’étude pipp 2011 a été menée dans un plus grand nombre de villages bénéficiant depuis peu d’une couverture réseau que l’étude pipp 2009. Le taux d’accès à la téléphonie mobile en 2011 diminue ainsi d’un point par rapport à 2009 (O’Connor, 2012).
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[3]
Cf. <www.digicelvanuatu.com/en/phones/phones_list.php>, consul té le 04/01/2013. Légalement, le salaire mensuel minimum, pour un emploi à temps complet (8 heures par jour, 44 heures par semaine, 22 jours par mois), au Vanuatu est de 26 000 vatus (218 €).
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[4]
Cf. <www.socialbakers.com/facebook-statistics/>, consulté le 04/01/2013. En comparaison, notons que 54,37 % des internautes français détenaient un tel compte à cette même date.
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[5]
Entretien du 18/11/2011 avec une jeune femme de 15 ans.
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[6]
Entretien du 18/09/2011 avec un homme d’une trentaine d’années.
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[7]
Entretien du 28/07/2011 avec un technicien de laboratoire d’une trentaine d’années.
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[8]
Entretien du 26/06/2011 avec une femme de 25 ans.
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[9]
Entretien du 16/10/2011 avec une femme de 25 ans.
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[10]
Entretien du 04/06/2011 avec un homme d’une trentaine d’années.
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[11]
Entretien du 29/10/2011 avec une jeune fille de 15 ans.
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[12]
Observations et entretiens de mai 2011.
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[13]
Observations et entretiens de septembre à décembre 2011.
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[14]
Entretien du 28/09/2011 avec un homme de 24 ans.