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Article de revue

Le jeu vidéo comme sport en Corée du Sud ?

Pages 48 à 51

Notes

  • [1]
    Ce terrain de plusieurs mois s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat en cours, Des pixels pour se situer dans le monde : ethnographie de concepteurs de jeux vidéo en Corée du Sud, sous la direction de Laurence Caillet, au sein du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • [2]
    Starcraft est un jeu de stratégie américain développé par Blizzard en 1998. Il consiste à s’approprier les ressources d’un territoire disputé avec un adversaire. Le joueur doit avant tout choisir une « race » (Zerg, Protoss ou Terran) dotée d’une technologie spécifique. Lim Yo-Hwan est spécialiste des Terran.
  • [3]
    « Gosu » est un terme coréen, employé internationalement dans les communautés de joueurs de Starcraft, qui désigne un joueur professionnel ou qualifie un amateur particulièrement virtuose.
  • [4]
    Environ deux mille euros par mois pour le Français Bertrand Grospellier, qui décrit la Corée comme un « paradis » (Werly, 2001).
  • [5]
    Outil de légitimation, cette appellation de « sport » est revendiquée pour certains jeux moins prestigieux tels que la pétanque ou le jeu de fléchettes.
  • [6]
    Sur l’importance des enjeux et des acteurs dans le débat sur l’esport, (Héas et Mora, 2003).

1

Dimanche 15 août 2010, Séoul. Jour de l’indépendance.
Alors que les rues débordent de défilés chamarrés, les plus fervents amateurs de sport électronique sont venus applaudir leurs héros au championnat E-Stars. La journée touche à sa fin. Le personnel – des jeunes gens en tenue décontractée – range distraitement les chaises qui peinaient tant à contenir la foule des jours précédents. Les champions, plus jeunes encore, se disputent les dernières parties devant leurs supporters qui brandissent des pancartes d’encouragement. Signe de l’effervescence passée, une femme serre contre elle l’autographe de son idole, obtenu après quelques heures d’attente dans une longue file : le célébrissime Lim Yo-Hwan – celui dont, me dit-on, « personne n’ignore le nom ».
[extrait remanié d’un carnet de terrain [1]]

2En Corée du Sud, certains pro-gamers (joueurs professionnels de jeu vidéo) font trépigner des grappes de lycéennes hystériques après les matches, tournent des spots publicitaires, et prennent la pose en survêtement en couverture de magazines spécialisés. Chaque Séoulien peut suivre au quotidien leur évolution dans les classements officiels en attrapant le journal des jeux vidéo qui côtoie les autres quotidiens gratuits distribués à l’entrée du métro. Le plus célèbre de ces champions se nomme Lim Yo-Hwan, qu’on surnomme « l’Empereur ». Il est l’emblème d’une culture en plein essor, qui rassemble un public hétérogène, composé aussi bien d’enfants surexcités qui se pressent dans les compétitions que de trentenaires qui commentent fébrilement les matches diffusés sur les télévisions de certains bars, échangeant des verres avant de se lancer des défis qui les emmèneront passer une partie de la nuit dans l’un des innombrables PC bang, cafés Internet ouverts jour et nuit, bon marché et extrêmement populaires.

La légende Lim Yo-Hwan

3Avec un million d’admirateurs dans son fan-club, une notoriété absolue à l’échelle du pays et une reconnaissance internationale, Lim Yo-Hwan est la plus grande vedette du sport électronique. Il perçoit annuellement près d’un demi-million de dollars en exerçant sa spécialité : le jeu Starcraft[2]. C’est une victoire remportée en 1998 qui l’a fait connaître : elle fut fortement médiatisée en Corée, dans un contexte de crise économique où la diffusion de compétitions de jeux vidéo représentait un divertissement peu coûteux, au succès garanti par l’engouement massif et persistant pour Starcraft.

4Ce « gosu [3] » est connu pour son style innovant et divertissant ; ses tactiques sont devenues classiques. Il est également connu pour avoir créé l’équipe de l’armée de l’air – l’une des plus importantes aujourd’hui – lorsqu’il fut appelé pour son service militaire en 2006. Il détient plusieurs records, dont l’un est d’avoir occupé le plus longtemps la première place du classement de la KeSPA, la Korean e-Sports Players Association, chargée d’organiser l’e-sport sous la houlette du ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme.

Les « gosu »

5La KeSPA régule la diffusion des matches, le travail de journalistes spécialisés et la pratique de douze équipes, généralement sponsorisées par de grandes entreprises. Si Starcraft reste le jeu le plus populaire, il cohabite avec d’autres disciplines vidéolympiques (Counter-Strike, Crossfire, etc.). Les « gosu », spécialisés dans une discipline, s’affrontent régulièrement soit en équipe, soit en duels, offrant au public une succession de spectacles de quelques minutes dans l’une des salles dédiées à l’e-sport. On y croise parfois quelques joueurs étrangers, ravis de faire carrière au « paradis » du jeu vidéo moyennant un salaire décent [4].

6Les « gosu » débutent leur carrière à peine sortis du lycée – au grand dam de leur famille – après avoir été repérés lors de compétitions amateur. Ils rencontrent alors l’équipe avec qui ils vont s’entraîner plusieurs heures par jour (Dion, 2001) sous l’œil d’un coach plus âgé. Bien que la journée de travail d’un pro-gamer compte un entraînement physique, les entretiens avec d’anciens « gosu » évoquent fréquemment une immobilité pénible, une monotonie rendue pesante par les réprimandes des entraîneurs et l’éternelle insatisfaction d’un jeu dépouillé de son caractère ludique. Après des carrières souvent courtes, où la notoriété ne s’accompagne que très rarement d’un enrichissement, ces joueurs peuvent poursuivre dans l’univers du jeu en tant que commentateurs ou enseignants, ou bien choisir une autre voie.

7Tous les « gosu » ne connaissent donc pas la même gloire que Lim Yo-Hwan. Certains sont même éclaboussés par des scandales : ce fut le cas en 2010 lorsqu’on découvrit que plusieurs pro-gamers perdaient sciemment des matches pour lesquels les paris d’argent étaient truqués (Chikh, 2011). Les tricheurs furent condamnés à des peines de prison avec sursis, des travaux d’intérêt général et, pour certains, à une thérapie contre l’addiction au jeu (d’argent). Cette affaire a ravivé les grandes accusations portées contre le jeu vidéo, soulignant les aspérités du discours coréen sur le sujet. Les attitudes coréennes vis-à-vis du jeu vidéo ne sont pas uniformément positives. Les jeunes filles sermonnent au téléphone leur fiancé parti rejoindre des amis dans un PC bang ; les parents s’inquiètent de voir leur enfant passer son temps face à un écran au lieu de s’adonner à une activité « saine » – un « vrai » sport, par exemple … Tout semble indiquer que dans le sens commun, là-bas comme ici, le sport relève avant tout du corps en mouvement.

La catégorie des sports

8Si les grands noms de l’e-sport sont familiers aux jeunes générations, ils restent moins connus du grand public que les vedettes de la chanson, de la télévision ou… du football. Le jeu vidéo est reconnu officiellement comme un sport à l’échelle nationale – sans être pour autant le sport national. L’appellation « sport » fait débat, tant dans les médias que dans le secteur de la santé ou dans les universités.

9L’analogie entre jeu vidéo et sport repose sur des critères de forme et de structure, notamment la compétition, la médiatisation … et la professionnalisation elle-même. Les joueurs amateurs ne sont pas traités comme des sportifs : seuls le sont les « gosu ». Notons qu’en coréen, « gosu » désigne aussi les grands joueurs d’échecs ou de go (baduk en coréen). La Corée, comme le Japon, compte depuis longtemps ses professionnels du baduk, célèbres, entraînés et rémunérés (Moinard, 2003) ; leurs stratégies brillantes circulent et captivent le public, à l’instar des stratégies starcraftiennes de Lim Yo-Hwan. Cela fait-il du baduk un sport ? Loin d’être propre aux jeux vidéo, le débat sur l’appellation « sport » concerne d’autres jeux de stratégie, le cas le plus connu étant celui des échecs. Cependant, il prend une résonance particulière dans le cas du jeu vidéo qui, contrairement aux prestigieux jeux sus-mentionnés, est un objet récent, attaché aux jeunes générations et encore fortement décrié. L’entrée dans la catégorie des sports lui offre une reconnaissance salutaire [5].

10Finalement, la définition du jeu vidéo comme sport en Corée du Sud est intimement liée à un contexte sociohistorique spécifique mettant en relation de multiples acteurs et enjeux – notamment économiques comme le montre le succès de Lim Yo-Hwan [6] – qui ont été ici simplement esquissés. Culture de masse en Corée du Sud, l’esport est présent au quotidien, extrêmement développé, médiatisé et structuré ; il est reconnu officiellement par l’État et possède ses héros, aux yeux d’une partie de la population. Objets de fierté nationale pour les uns, les « gosu » cristallisent pour les autres des angoisses contemporaines, parmi lesquelles la question de l’addiction et le développement des technologies de la virtualité qui semblent mettre en danger la socialisation des corps, ou encore l’exacerbation du jeu, perçue comme une menace pour la valeur travail. Le débat autour de la notion de sport électronique ou e-sport ne se réduit pas à l’apparente contradiction entre une virtuosité essentiellement intellectuelle et une conception du sport communément attachée à la performance physique. Il soulève des enjeux de légitimation fortement marqués par des rapports de pouvoir, de genre et de générations. En décrétant que le jeu vidéo est officiellement un sport, le gouvernement coréen détient le pouvoir de sceller une définition locale originale d’un objet global. Mais cette catégorisation, qui fait rêver la communauté internationale de joueurs et tend à se développer ailleurs, ne fait pas consensus à l’échelle de la nation.

Références bibliographiques

  • Caillois, R., Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, [1958] 1992.
  • Chikh, N., « Corée du Sud : Bienvenue au pays du “sport électronique” », LeMonde.fr, 8 avril 2011. En ligne sur <http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/04/08/coree-du-sud-bienvenueau-pays-du-sport-electronique_1496513_1477893.html>, consulté le 20/01/2012.
  • Dion, J., « Une Coréenne, star des jeux vidéo », L’Express, déc. 2001.
  • Heas, S. et Mora, P., « Du joueur de jeux vidéo à l’e-sportif : vers un professionnalisme florissant de l’élite ? », in Roustan, M. (dir.), La Pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ? Paris, L’Harmattan, 2003, p. 131-146.
  • Moinard, G., « Le baduk, un art majeur », La Croix, 15 août 2003.
  • Werly, R., « Jeux vidéo : les Français se sont révélés bons joueurs lors des cyberjeux mondiaux de Séoul », Libération, 11 déc. 2001.

Mots-clés éditeurs : sport électronique, Corée, compétition, « gosu », jeu professionnel

Date de mise en ligne : 23/11/2013

https://doi.org/10.4267/2042/48276

Notes

  • [1]
    Ce terrain de plusieurs mois s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat en cours, Des pixels pour se situer dans le monde : ethnographie de concepteurs de jeux vidéo en Corée du Sud, sous la direction de Laurence Caillet, au sein du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • [2]
    Starcraft est un jeu de stratégie américain développé par Blizzard en 1998. Il consiste à s’approprier les ressources d’un territoire disputé avec un adversaire. Le joueur doit avant tout choisir une « race » (Zerg, Protoss ou Terran) dotée d’une technologie spécifique. Lim Yo-Hwan est spécialiste des Terran.
  • [3]
    « Gosu » est un terme coréen, employé internationalement dans les communautés de joueurs de Starcraft, qui désigne un joueur professionnel ou qualifie un amateur particulièrement virtuose.
  • [4]
    Environ deux mille euros par mois pour le Français Bertrand Grospellier, qui décrit la Corée comme un « paradis » (Werly, 2001).
  • [5]
    Outil de légitimation, cette appellation de « sport » est revendiquée pour certains jeux moins prestigieux tels que la pétanque ou le jeu de fléchettes.
  • [6]
    Sur l’importance des enjeux et des acteurs dans le débat sur l’esport, (Héas et Mora, 2003).

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