Notes
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[1]
Référence au travail d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini (1957), évoquant un changement épistémique profond dans l’ordre des sciences mais peut-être pas si profond dans celui de la « vulgarisation » des sciences.
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[2]
Cette relation complexe amorce déjà un débat que les conquêtes des sciences ne cesseront de déplacer puisque ce sont précisément les sciences qui sont en train d’en devenir le moteur, le point d’ancrage.
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[3]
Voir note 1.
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[4]
Voir pour une histoire très résumée mais efficace de cette conception B. Schiele et D. Jacobi, « La divulgation du savoir comme objet », Protée, vol. 16, n° 3, 1988, p. 2.
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[5]
Cet article inaugure une réflexion sur la forme du message vulgarisateur en analysant les successions du message en phases narratives et scientifiques et montre que, « malgré [ou plutôt grâce à] l’éclatement qu’il impose aux contenus scientifiques, le message vulgarisé télévisuel produit un sens [autre que celui de simples connaissances] », portant notamment sur les conceptions sur l’activité scientifique. Ce numéro de Communications s’intitulait précisément « Apprendre des médias ».
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[6]
C’est moi qui souligne cognitif par l’italique. Dans les essais de dépassement du modèle paradigmatique émetteur-message-récepteur, il y a souvent repli sur le cognitif – même si celui-ci concerne l’activité scientifique plutôt que les connaissances. Quelques lignes plus haut, les auteurs écrivent : « Le message vulgarisateur télévisuel prive le récepteur de l’acquisition d’un savoir véritable, l’illusionne par la manipulation symbolique des signes de ce savoir ». Retour sur le message, contradictoirement. Soulignons « insoupçonnés » !
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[7]
Selon S. Macdonald, « there is more to the communication of science than this supposedly value-free simplification and packaging, from the world of science to the public (transportation model) or else as a relatively straitghtforward matter of simplification and translation (translation model) ». A. Irwin et B. Wynne (dir.), Authorising Science : Public Understanding of Science in Museums, 1996, p. 152.
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[8]
« Einstein n’est pas arrivé à l’heure annoncée. Étant donné ses théories sur la relativité du temps et de l’espace, il n’y a pas lieu de s’en étonner » (La Presse). Ou bien : « Tout est relatif, on le voit, même l’heure d’arrivée du protagoniste du relativisme » (L’Intransigeant).
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[9]
Une copie de cette lettre m’a été communiquée par M. Henri Mollaret, pasteurien aujourd’hui décédé et auteur de plusieurs travaux sur Yersin, pour lesquels il avait eu accès à ses archives. Pour une présentation complète, voir Raichvarg (2008).
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[10]
Et-il est évidemment important de saisir que les figures différentes de la vulgarisation sont ainsi avancées par des scientifiques eux-mêmes.
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[11]
Se souvient-on d’Anne-Marie Casteret de L’Événement du Jeudi, évoquant les premiers éléments de ce qui allait devenir l’affaire du sang contaminé. Mais, rapidement, les défenseurs scientistes de la science diront : « Ce n’est pas de la science, c’est de l’application de la science »…
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[12]
La microbiologie naissante est un bon exemple de fonction épistémocritique de la vulgarisation (D. Raichvarg, 1995).
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[13]
Le laboratoire CIMEOS (EA 4177, Université de Bourgogne) développe ainsi une ligne de recherche Imaginaires, Savoirs et Médiations (Daniel Raichvarg et Philippe Ricaud).
« La traduction endort »
1Penser la vulgarisation des sciences comme une simple traduction d’un langage savant en un langage vulgaire conduit à endormir la société sur l’acte de vulgariser, sur son inventivité et sur sa fonction sociétale. Cette conception de l’approche de l’activité de vulgarisation comme un passage de connaissances entre une communauté scientifique supposée savante et une masse informe de publics, supposés ignorants et désireux de savoir, réduit aussi les problématiques potentiellement à l’œuvre dans les programmes de recherche sur cette vulgarisation des sciences. Nous analyserons d’abord comment cette conception, que l’on peut considérer comme une conception-écran, s’appuie sur des prémisses historiques et épistémologiques à revisiter pour, ensuite, interroger les conséquences de son (nécessaire) renversement copernicien.
Dés-ancrages
2Largement répandue chez les acteurs de la vulgarisation, cette première conception leur assigne un rôle de traducteur au sens traditionnel du terme. « La vulgarisation reprend ici les fonctions de la vulgate, la traduction de la Bible par saint Jérôme », compare Bernadette Bensaude-Vincent (1992). Saint Jérôme aurait mis le texte sacré à la portée de tous, en le traduisant en latin (sur le modèle de la Bible des Septante traduite de l’hébreu vers le grec à partir du iiie siècle av. J.-C.). Mais Valérie Larbaud (1946, p. 34, 39, 44, 70) montre que sa traduction ne se résuma pas à un travail technique d’adéquation en faisant référence à une lettre écrite par saint Jérôme à l’occasion d’une polémique, lettre dont le titre est explicite : De optima genere interpretandi. Valérie Larbaud insiste aussi sur l’artiste qu’était saint Jérôme et sa nécessaire grande culture pour « fondre ensemble les traditions littéraires latine et hébraïque ». Enfin, le saint patron des traducteurs écrit que pour traduire il faut recréer. En s’appuyant sur cette origine sacerdotale, la contestation du modèle de la traduction peut être mise en œuvre de deux manières différentes.
Dés-ancrage de la forme et du sens à l’époque du monde clos [1]
3Au début de la diffusion du christianisme, il n’était pas question d’une seule forme de traduction, mais de plusieurs, selon les publics. Le christianisme a pu devenir une religion populaire (Duby, 1967) quand il commença à sortir du livre – inaccessible pour la majorité des gens – par une sorte de traitement multimédiatique : les images (les peintures accrochées aux murs des églises) et la statuaire mettant l’accent sur des événements symboliques à « mémoriser » ; les récits (les stations du Christ en vitraux) ; les sermons ; les reprises de « refrains » debout (car le corps participe aussi à l’élan communicationnel et mnémonique) ; la musique et l’encens (car tous les sens sont convoqués) ; enfin, le théâtre de foire, les sacre rappresentazioni, comme le rappelle Georges Duby (id., p. 33).
4On peut aussi contester ce modèle de la traduction en parcourant les travaux des scientifiques avant que ne s’explicite cette question de la traduction. Image du monde de Gossuin de Metz (1245) ou encore Mineralia, De animalibus et De vegetalibus, trilogie d’Albert le Grand achevée en 1260, relèvent d’une même volonté de leurs auteurs : en intégrant les connaissances scientifiques de leur époque, donner aux membres de la clergie, leurs frères et leurs pairs non savants, les éléments pour comprendre les conséquences qu’elles ont sur la place nouvelle de la religion dans l’ordonnancement du monde. Ce sont autant des livres de connaissances, déjà adressées à un autre public que celui des savants, que des livres répondant à un souci d’une construction d’un sens à destination d’une certaine société : Dieu a rangé tout ce que nous voyons dans le monde sous l’ordre de la Raison ; donc, la Foi n’a pas à réprouver les sciences ou à s’en défier. Il y a beaucoup plus qu’un exercice rhétorique d’aménagement d’un corpus de données scientifiques. Il s’agit de conduire le lecteur à réfléchir sur une relation à trois termes – Dieu, la Nature et l’Homme – médiatisée par quelque chose qui cherche encore sa place : les sciences [2].
Dés-ancrage de la forme et du sens à l’époque de l’univers infini [3]
5Quand, au tournant du xvie et du xviie siècle, les scientifiques décident de troquer le latin pour le français comme langue de communication et que se produit l’ouverture de la communauté des sciences vers un public qui va, désormais, devenir de plus en plus large et de plus en plus diversifié, la traduction relève d’un sens politique et philosophique qui va aussi au-delà de la connaissance. Bernard Palissy, le potier charentais (1510-1589), spécialiste des choses de la nature – les roches, les fossiles, les eaux et les fontaines – désire convier au banquet des sciences du Récepte véritable (1563) et des Discours admirables (1580) « tous les hommes de France qui pourront apprendre à multiplier et à augmenter leurs trésors ». Or, n’ayant jamais eu connaissance des lettres, dit-il, par ailleurs, ne sachant ni le latin, ni l’hébreu, il préfère s’exprimer en « langage rustique » plutôt qu’en « langage rhétorique ».
6Galileo Galilei, le mathématicien et astronome pisan (1564-1642) prend la décision d’écrire Il Saggiatore (L’Essayeur), en 1623, en italien populaire pour que son message, parti des étoiles, inonde un maximum de gens qui pourront éventuellement le défendre face à une papauté fulminant, elle, en latin. Derrière cette volonté de traduire, les auteurs témoignent ainsi de leurs désirs, certes quelque peu différents, d’intervenir dans la société : une diffusion des sciences utiles pour Palissy, proche de celle d’Albert le Grand, s’adressant à des ignorants qui en auront besoin pour améliorer leur vie, et une diffusion des sciences dont l’enjeu philosophique est plus proche de Gossuin de Metz, pour Galilée, cherchant à situer différemment l’homme dans ses relations avec la nature et la religion, qui s’adresse, déjà, à une bourgeoisie naissante et aussi à des lettrés.
7Mais ce qui est plus intéressant encore à considérer ici, c’est que, parallèlement à ce sens attribué à l’opération de traduction, les deux hommes choisissent la même forme pour leurs écrits : des personnages dialoguant entre eux. Palissy installe deux protagonistes dans le Recepte véritable : Théorique, représentant de la scolastique aristotélicienne ; Practique, tenant d’une science rénovée s’appuyant non sur des textes mais sur l’observation et la manipulation d’objets. Dans Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), Galilée, plus riche grâce à Cosme de Médicis, en installe trois : Simplicio, porte-parole des idées de Ptolémée ; Salviati, porte-parole de celles de Copernic ; Sagredo, fort de son seul bon sens, ne cherchant qu’à atteindre la vérité.
8De question en question, le lecteur est amené à être en sympathie avec Practique – qui parvient à « coller » Théorique – ou avec Sagredo – représentant sur scène du specta(c)teur. Le dispositif d’identification organisé par Galilée est plus sophistiqué que celui de Palissy : chez Palissy, le spectateur, n’est que spectateur, alors que, chez Galilée, il y a déclenchement d’une collaboration du spectateur qui doit pouvoir se dire : « Voyons, si j’étais à la place de Sagredo, quelle question poseraisje ? » Dans tous les cas, et grâce à ce dispositif d’accompagnement de la connaissance scientifique, le spectateur est amené à choisir le camp de l’expérimentation, celui de la science moderne. Au-delà des connaissances, c’est la philosophie du travail du scientifique qui est en cause.
9Cette conception de la traduction a trouvé son schéma-modèle, pivot autour duquel de nombreuses recherches ont été bâties : le schéma émetteur-récepteur, provenant des sciences de la communication, importé dans les questions de vulgarisation des sciences et valorisé, si l’on peut dire, par les études qui raisonnent en terme d’understanding ou d’effectiveness – l’un, le scientifique, fabrique un savoir et transmet un message scientifique à un récepteur, avec ou sans « troisième homme » (Moles et Oulif, 1967) [4]. Un postulat sous-tend ce modèle du troisième homme ou ce schéma émetteur-récepteur, c’est celui de l’indépendance et de l’antériorité de la production scientifique par rapport à l’activité de communication et de divulgation, d’où le top-down and dissemination-oriented model du monde anglo-saxon (Irwin et Wynne, 1996, p. 9). Avec, pour conséquence, l’idée d’une fatale dégradation du contenu du message circulant : c’est le deficit model comme l’ont dénommé Irwin et Wynne (ibidem). S’appuyant sur le modèle de l’entropie et de la diffusion de l’énergie, le philosophe Georges Canguilhem (1961, p. 5) en déduisait même, il y a quarante ans, « une sorte de casuistique en déontologie scientifique : dans quels cas et pour quelles fins une perte de savoir par diffusion du savoir vaut-elle d’être acceptée ? » La remise en cause de cette « fausse » traduction conduit donc aussi à la remise en cause de la fonction sociétale de la vulgarisation.
Renversements coperniciens
10Au contraire, à la suite de Larbaud, parlant de re-création, il faut prendre, écrivent Bernard Schiele et Gabriel Larocque, le message vulgarisateur comme « un message distinct et autonome dont les règles et procédures de mise en forme ne reconduisent pas celles des messages scientifiques et didactiques » et accepter que « le message vulgarisateur ne soit pas un message lacunaire dont il suffirait de corriger les imperfections ou les erreurs pour le faire accéder au statut du message scientifique ou didactique » (Schiele et Larocque, 1981, p. 168) [5]. En ne considérant le message vulgarisateur ni comme un message scientifique dégradé ni comme un message didactique tronqué, il s’agirait alors d’y trouver moins « une perversion des formes légitimes de transmissions du savoir que l’émergence d’une économie fonctionnelle de la diffusion dont les effets cognitifs sont encore insoupçonnés » (ibid., p. 182) [6]. Il faut alors, pour les saisir, inverser les regards que l’on peut porter sur les formes et sur les acteurs en jeu.
Renversement de l’interprétation
11Inversant en paraphrasant la proposition de Georges Canguilhem, il s’agit alors de considérer que le message dit plus et autre chose que la connaissance dont il est issu [7]. Les dialogues de Galilée ou le frontispice de la Fabrique du Corps humain (1542) représentant le prosector, l’ostensor et le demonstrator (Canguilhem, 1970, p. 27-36), l’arrivée d’Einstein à Paris et son cortège de jeux de mots (Biezunski, 1991) [8], une photo de Watson et Crick posant devant leur modèle de l’ADN ou une photo de Jacob et Monod dessinant l’opéron à travers une vitre, une émission de télévision opposant les chimistes Jean Jacques et Jacques Benveniste sur la mémoire de l’eau sont autant de petites sociologies médiatiques des sciences évoquant les instruments des scientifiques, le sens de leur travail, la vie de leur communauté. C’est le packaging tout entier qui devient révélateur de ce « plus » de connaissances.
12À l’extrême, l’ampoule peinte dans le tableau de Picasso, Guernica, à la place de la pupille dans un œil-soleil dont les rayons n’ont plus l’aspect diffus qu’ils ont lorsqu’on regarde le Soleil mais sortent comme des triangles pointus qui, s’agrandissant, vont couper les corps d’humains ou d’animaux, exactement dans la position de l’avion des forces franquistes quand il a lâché les bombes, déplace et condense l’objet technoscientifique mortifère – l’avion et les bombes. Picasso propose ainsi au public de l’Exposition universelle de 1937, une métaphore pour l’interroger : l’électricité, l’avion, les technosciences au service des hommes (Raichvarg, 2008) ? Avec cet exemple, et bien d’autres – comme les multiples pièces de théâtre consacrées à Galilée et évoquant sa « fille » (Raichvarg, 1992) – nous approchons à la fois de la limite des objets que l’on pourrait inclure dans la série des objets de vulgarisation et de l’espace d’une vulgarisation agissant comme « critique des sciences ».
Renversement des acteurs
13Le deuxième renversement, concomitant, est celui de la conception que l’on peut avoir du « troisième homme » et des analyses que l’on peut mener. Ce renversement peut tenir en deux citations. La première citation, un modèle du genre sans doute, est extraite d’un paratexte d’un genre un peu particulier : la lettre d’un savant à sa… maman. Dans cette lettre à sa maman [9], en février 1889, le pasteurien Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste, se plaint, sur fond de Tour Eiffel en train de se construire, de facéties des douaniers, de beurre et de bas, des « journalistes qui, quand ils se mêlent de science, ne disent que des bêtises » quand ceux-ci rendent compte de l’état de ses recherches sur la vaccination contre le croup.
14La deuxième citation à mettre en regard vient, aussi, d’un scientifique [10], Jean-Marc Lévy-Leblond. En 1981, alors qu’il a été chargé du programme mobilisateur pour la culture scientifique du premier septennat du Président Mitterrand, il fait l’analyse suivante : « Il ne suffit pas que quelques hérauts de bonne volonté sortent de leur tour d’ivoire proclamer la bonne parole. Il faut aussi que des éclaireurs et des sapeurs issus du bon peuple y pénètrent pour mettre à jour ce que les maîtres des lieux ne peuvent ou ne veulent montrer. Un rôle indispensable revient donc à des auteurs profanes, journalistes par exemple, et pas nécessairement spécialisés dans l’information scientifique, bien au contraire. Seuls ils peuvent avoir l’audace de l’ignorance et la vigueur nécessaire pour exiger des scientifiques que soit mené au plus loin l’impossible et indispensable travail d’élucidation et de vulgarisation au meilleur sens du mot. La science doit être, comme la politique ou la justice, objet d’enquêtes publiques serrées et sans compromis avec la déférence qu’elle inspire » (Lévy-Leblond, 1981, p. 14).
15Retenons les deux expressions : « audace de l’ignorance et vigueur nécessaire », « travail d’élucidation et de vulgarisation au meilleur sens du mot »… Jean-Marc Lévy-Leblond pousse à ouvrir la porte de l’ignorance, face à une vulgarisation qui serait centrée (voire obsédée) par sa relation aux connaissances. Il reconnaît en particulier une fonction sinon nouvelle du moins forte aux journalistes, même si, et peut-être surtout, s’ils ne sont pas issus du sérail de la science. Ces journalistes sont à même de découvrir des « choses » que les scientifiques eux-mêmes, le nez dans leurs éprouvettes et à la vue limitée par les carreaux de faïence blanche, ne peuvent apercevoir. Et cela dans tous les sens du terme : non seulement à l’occasion d’événements aussi particuliers que « le scandale du sang contaminé », mis en évidence par une journaliste, qu’à l’occasion de réflexions sur la science dans sa vie interne [11]. La vulgarisation serait vue alors comme opérant un double travail de veille : une veille sociale et une veille épistémologique [12].
16Il faut enfin déplacer la question du cadre organisé autour de la science, qui est, en fait, le même cadre opérant dans le cas d’une approche du récepteur. Et peut-on dès lors employer le même terme : spectateur, specta(c)teur, mais encore ? De la même manière que l’interprétation produisait des figures nouvelles, que le troisième homme devenait créateur, le récepteur peut devenir un « discuteur de sciences » et la vulgarisation, espace de discussion.
17Historiquement, cette demande avait déjà été formulée par le scientifique, pédagogue, vulgarisateur et homme politique Paul Bert. Dans le feuilleton scientifique du numéro du 30 juillet 1878 du journal démocratique La République Française, Bert commente la première exposition d’Anthropologie, science nouvelle s’il en est à l’époque : « On peut bien l’avouer, maintenant que le succès a couronné les efforts de ses organisateurs, l’exposition d’Anthropologie, cette exhibition d’une science trop haute et trop nouvelle pour être seulement entrée dans l’enseignement classique, cette exhibition était une hardiesse. » Après avoir décrit l’état de l’art, Paul Bert poursuit : « Il est un autre point de vue plus important peut-être que nous devons surtout développer à cette place. L’anthropologie est une science en marche à l’avancement de laquelle les recherches de cabinet ne suffisent pas. Ses matériaux d’études sont dispersés sur le globe entier. L’Exposition universelle était une occasion unique de soumettre à contrôle et à discussion les matériaux amassés et de leur donner une publicité nécessaire. »
18Derrière l’image « Soumettre à contrôle et à discussion les matériaux amassés », la vulgarisation apparaît donc bien comme faisant partie du procès-même des sciences sous l’angle de la production de critiques et de discussions.
Conclusion
19De (fausse) traduction à (vraie) interprétation, la vulgarisation des sciences, qui était machine à transmettre des savoirs, s’est transformée en un fait social et communicationnel total. Si l’on se contente d’un seul exemple contemporain, l’acide désoxyribonucléique est bien la star des médias quand elle apparaît dans son plus simple appareil : trois lettres, ADN. Elle a éclaté au grand jour avec Dolly et les OGM. Elle est devenue l’héroïne de la série CSI (Crime Scene Investigation – Les Experts). Elle sous-tend la trame narrative du film d’anticipation Bienvenue à GATTACA, récit truffé de symboles comme le mot Gattaca, allusion claire aux quatre constituants : Guanine, Adénine, Thymine, Cytosine (les connaisseurs apprécieront !) ou la scène de l’escalier en forme de double hélice que le héros ne peut gravir.
20L’ADN est aussi au théâtre, dans les coulisses de la pièce Anthropozoo. Il inspire des expositions comme Dialogue from DNA de l’artiste japonaise Shiraru Shiota (Cracovie, 2000) ou celle de Delphine Coindet (Université de Bourgogne, 2009). On le met en chansons – le Tango de l’ADN. Sans oublier un jeu multimédiatique à l’occasion d’un fait divers : un hold-up dans la banlieue parisienne et voilà les experts en première page du Parisien (20 octobre 2008). La nouvelle est suivie, sur une double page, des analyses de la scène du crime selon les méthodes utilisées par les sciences forensiques (comprenez : la science criminelle) et d’un entretien avec une lycéenne de terminale qui rêve de devenir experte. L’équipe du journal termine, évidemment, par une revue des séries qui font de l’audience. Nous sommes bien, donc, en présence d’une multiplicité de dispositifs médiatiques. La conséquence de cette multiplicité est bien évidemment la circulation des situations et des discours.
21Ainsi, le modèle d’analyse produit sur le discours médiatique de la météo pourrait être étendu à l’ensemble des domaines de la vulgarisation. Transformée en récits radio-télévisés, absorbée par les discussions quotidiennes sur la pluie et le beau temps, coincée, en nos époques de changements climatiques, entre science, politique et grand public, la météo est « un exemple significatif de cohabitation entre rationalité scientifique, sagesse populaire et dispositifs de pouvoirs » (Viallon et Jannet, 1997). Dès lors, « on ne saurait s’en tenir aux débats désormais balisés sur la production et la réception de l’information spécialisée ou sur la “diffusion” du savoir scientifique et technique ». La météo, les sciences sont prises dans des discours et des situations discursives innombrables et insoupçonnées. L’idée de discussion et de « discuteur » va donc ainsi avec l’idée d’un discours second, troisième, n-ième, bref d’un discours sans fin : plus Wonderful que la pile Wonder, le discours sur les sciences devrait augmenter sans cesse quand on s’en sert. Paraphrasant Barbara Cassin (1990), « plus wonderful que la pile Wonder, non seulement le discours ne s’use pas quand on s’en sert, mais il augmente » [13].
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bensaude-Vincent, B., Les Sciences et leurs publics. Programme de recherche international, document ronéoté, Paris, Cité des sciences et de l’industrie, Centre de recherches en Histoire des sciences, 1992.
- Biezunski, M., Einstein à Paris, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1991.
- Canguilhem, G., « Nécessité de la diffusion scientifique », Revue de l’Enseignement supérieur, n° 3, 1961.
- Canguilhem, G., « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic », dans Études d’Histoire et de Philosophie des Sciences, Paris, Vrin, 1970.
- Cassin, B., « Le lien rhétorique », Philosophie, n° 28, 1990.
- Duby, G., « La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale », dans Niveaux de culture et groupes sociaux, Paris, Mouton, 1967.
- Irwin, A., Wynne, B., « Introduction », Misunderstanding Science ? The Public Reconstruction of Science and Technology, Cambridge University Press, 1996.
- Larbaud, V., Sous l’évocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard (NRF), 1946.
- Lévy-Leblond, J-.M., Bulletin d’Information de l’A.E.S.F., octobre 1981.
- Moles, A., Oulif, J.-M., « Le troisième homme, vulgarisation scientifique et radio », Diogène, n° 58, 1967.
- Raichvarg, D., « La Fille de Galilée : dramaturgie et scientisme », Alliage, n° 13, 1992, p. 49-61.
- Raichvarg, D., « Mots contre Maux : essai sur la Microbiomanie scientifique et vulgaire », Alliage, n° 22, 1995, p. 32-38.
- Raichvarg, D., « La vulgarisation des sciences, espace critique du scientisme », in Chazal, G. (dir.), Valeurs des sciences, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Histoire et Philosophie des Sciences », 2008, p. 31-43.
- Schiele, B., Larocque, G., « Le message vulgarisateur », Communications, n° 33, 1981.
- Viallon, P., Jannet, A.-M., « La météo entre science et sens commun », Sciences de la Société, n° 41 [communications du Colloque sur la médiatisation de l’information scientifique. « Le cas de la météo », Lyon, décembre 1995], Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997.
Mots-clés éditeurs : vulgarisation, traduction, interprétation, science/société, modèle
Mise en ligne 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/37401Notes
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[1]
Référence au travail d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini (1957), évoquant un changement épistémique profond dans l’ordre des sciences mais peut-être pas si profond dans celui de la « vulgarisation » des sciences.
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[2]
Cette relation complexe amorce déjà un débat que les conquêtes des sciences ne cesseront de déplacer puisque ce sont précisément les sciences qui sont en train d’en devenir le moteur, le point d’ancrage.
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Voir note 1.
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[4]
Voir pour une histoire très résumée mais efficace de cette conception B. Schiele et D. Jacobi, « La divulgation du savoir comme objet », Protée, vol. 16, n° 3, 1988, p. 2.
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[5]
Cet article inaugure une réflexion sur la forme du message vulgarisateur en analysant les successions du message en phases narratives et scientifiques et montre que, « malgré [ou plutôt grâce à] l’éclatement qu’il impose aux contenus scientifiques, le message vulgarisé télévisuel produit un sens [autre que celui de simples connaissances] », portant notamment sur les conceptions sur l’activité scientifique. Ce numéro de Communications s’intitulait précisément « Apprendre des médias ».
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[6]
C’est moi qui souligne cognitif par l’italique. Dans les essais de dépassement du modèle paradigmatique émetteur-message-récepteur, il y a souvent repli sur le cognitif – même si celui-ci concerne l’activité scientifique plutôt que les connaissances. Quelques lignes plus haut, les auteurs écrivent : « Le message vulgarisateur télévisuel prive le récepteur de l’acquisition d’un savoir véritable, l’illusionne par la manipulation symbolique des signes de ce savoir ». Retour sur le message, contradictoirement. Soulignons « insoupçonnés » !
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[7]
Selon S. Macdonald, « there is more to the communication of science than this supposedly value-free simplification and packaging, from the world of science to the public (transportation model) or else as a relatively straitghtforward matter of simplification and translation (translation model) ». A. Irwin et B. Wynne (dir.), Authorising Science : Public Understanding of Science in Museums, 1996, p. 152.
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[8]
« Einstein n’est pas arrivé à l’heure annoncée. Étant donné ses théories sur la relativité du temps et de l’espace, il n’y a pas lieu de s’en étonner » (La Presse). Ou bien : « Tout est relatif, on le voit, même l’heure d’arrivée du protagoniste du relativisme » (L’Intransigeant).
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[9]
Une copie de cette lettre m’a été communiquée par M. Henri Mollaret, pasteurien aujourd’hui décédé et auteur de plusieurs travaux sur Yersin, pour lesquels il avait eu accès à ses archives. Pour une présentation complète, voir Raichvarg (2008).
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[10]
Et-il est évidemment important de saisir que les figures différentes de la vulgarisation sont ainsi avancées par des scientifiques eux-mêmes.
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[11]
Se souvient-on d’Anne-Marie Casteret de L’Événement du Jeudi, évoquant les premiers éléments de ce qui allait devenir l’affaire du sang contaminé. Mais, rapidement, les défenseurs scientistes de la science diront : « Ce n’est pas de la science, c’est de l’application de la science »…
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La microbiologie naissante est un bon exemple de fonction épistémocritique de la vulgarisation (D. Raichvarg, 1995).
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Le laboratoire CIMEOS (EA 4177, Université de Bourgogne) développe ainsi une ligne de recherche Imaginaires, Savoirs et Médiations (Daniel Raichvarg et Philippe Ricaud).