1Au moment d’écrire ces lignes, le Liban était plongé, pour la énième fois, dans une crise politique qui, aux dernières nouvelles, risque de dégénérer en guerre civile, une autre guerre civile. Des manifestations antigouvernementales, des discours enflammés et des accusations mutuelles entre les belligérants sont le lot du quotidien libanais aujourd’hui. C’était le cas, il y a 30 ans, il y a 60 ans et il y a 140 ans. Faute de consensus sur la répartition des postes ministériels, le pays vit sans président depuis le mois de novembre 2007, sans compter le temps et les énergies dépensés avant de s’entendre sur le nom de celui qui sera choisi au bout du compte. Pourtant, depuis plus de deux ans, au lendemain du départ des troupes syriennes, départ provoqué par l’assassinat du Premier ministre de l’époque Rafic Hariri, le 14 février 2005, le pays fut déclaré libre des ingérences étrangères. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Et en quoi cette crise, tout comme celles qui l’ont précédée, pourrait-elle être le lieu d’une réflexion sur le vivre-ensemble dans ce pays ?
2En d’autres mots, a-t-on le droit de désigner, encore aujourd’hui, le Liban comme terre exemplaire du vivre-ensemble en dépit de ses crises qui risquent un jour ou l’autre de le voir éclater en autant de fragments autonomes qu’il en compte de communautés confessionnelles ? La question n’est pas banale, car tous les ingrédients de la discorde et de l’éclatement du pays sont là, et sa capacité à transcender ses conflits internes afin d’assurer son unité est toujours mise à l’épreuve.
3Cependant, nous croyons que les ingrédients de la libanisation, corollaire de la balkanisation, évoquée par exemple par Benjamin Barber dans l’article qui a précédé la sortie du livre ayant le même titre, Jihad vs McWorld (Barber, 1992), et par d’autres intellectuels non moins informés, sont aussi les ingrédients de la survie du Liban comme idée, comme métaphore, pour reprendre cette belle allusion faite par Mahmoud Darwich (2002) à la Palestine. La métaphore cette fois serait celle de la cohabitation interconfessionnelle et de l’expérience de la diversité au quotidien et au sein des institutions. Pourquoi est-ce possible au Liban ? Avant de répondre à cette question, regardons de plus près ce qui fait du Liban un Balkan en attente de sa décomposition.
Histoire d’une diversité compromise
4Vue de l’extérieur, l’histoire moderne du Liban est une saga de conflits communautaires et de guerres sanglantes fondées sur des appartenances religieuses et des alliances avec des pays et des acteurs étrangers soutenant l’une ou l’autre des communautés confessionnelles en place. À cet effet, le xixe siècle verra l’affaiblissement de l’Empire ottoman et le début de l’intrusion marquée de la France et de la Grande-Bretagne dans la région du Proche-Orient. Le Liban, refuge de communautés confessionnelles chassées d’ailleurs (druzes, chrétiens maronites, chrétiens melkites, musulmans chiites, etc.) et terrain de luttes de pouvoir entre les familles féodales locales, devient l’une des principales portes d’entrée des puissances coloniales voulant déloger et remplacer les Ottomans.
5Sur le plan de la dynamique interne du pouvoir, Bachir Chéhab II (issu d’une famille notable druzo-sunnite convertie au christianisme et ayant pris le pouvoir à partir de 1790) assurera son règne sur l’ensemble de la Montagne libanaise et usera de moyens cruels et humiliants pour mater ses ennemis : des notables druzes pour la plupart. En même temps, cet émir se joindra à l’alliance franco-égyptienne dans son avance vers la région face à l’alliance anglo-ottomane, en 1830. La défaite égyptienne qui a suivi entraînera son exil et la nomination à sa place de l’un de ses cousins, Bachir Chéhab III, un fidèle du sultan.
6Les familles exilées et pourchassées retournent et réclament à Bachir III leurs fonctions et leurs terrains dérobés par son prédécesseur. Il refuse, et tente maladroitement de les emprisonner. C’est à cette époque que les annales historiques fixent les origines de la discorde interconfessionnelle dans la Montagne libanaise. Les familles druzes étaient, en effet, plus touchées par la cruauté des Chéhab que les familles chrétiennes dont Bachir II se servait pour consolider son pouvoir.
7Dans ce climat, la France s’est rapprochée des chrétiens maronites, l’Angleterre des druzes, la Russie des chrétiens orthodoxes et la Turquie des sunnites. Une recette simple, mais qui s’est avérée fortement opérationnelle. Et c’est en l’appliquant que les historiens justifient les premiers accrochages interconfessionnels et sanglants entre les habitants du Liban. Comme le décrit bien Georges Corm (1986, p. 121), « les liens tribaux […] viendront à se confondre malheureusement avec les liens sectaires au xixe siècle ».
8Ainsi, des accrochages sanglants entre chrétiens et druzes, se soldant par 300 morts, auront lieu en 1840 dans le Chouf, zone qui représentait le cœur de la politique libanaise de l’époque. Les puissances européennes, la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse, proposèrent alors un plan pour diviser la montagne en deux districts différents : druze au sud et maronite au nord. La proposition sera adoptée, mais la répartition démographique mixte dans la montagne, notamment au centre et au sud, augure son échec. Les ingénieurs de ce plan auraient même envisagé des transferts de populations, mais ils constatèrent vite qu’une telle alternative serait bien trop laborieuse.
9Les accrochages culminent en 1860 où des massacres eurent lieu partout dans la région. Dans les guerres des chiffres, ce sont les chrétiens, surtout les maronites, qui accusent les pertes les plus considérables. On y compte plusieurs milliers de victimes.
10Les puissances européennes décidèrent alors d’intervenir directement. Dès lors, le sultan sera contraint à agir au plus vite, en châtiant certains responsables des massacres et en négociant avec les Européens le sort du Liban. Les négociations débouchent sur le système de la Moutassarrifia, ou province autonome, administrée par un sujet ottoman chrétien aidé par un conseil administratif local qui représente les principales confessions de la montagne. Ensuite, chacun des sept districts, Cada ou Caza, de la Moutassarrifia, sera administré par un gouverneur issu de la majorité confessionnelle de sa région.
11La Montagne libanaise survivra à ce régime jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale quand le Grand Liban verra le jour dans ses frontières actuelles, une initiative française récupérant les villes côtières et la plaine de la Bekaa, à grande concentration musulmane, et accordant aux maronites la plus grande part de l’exercice du pouvoir. Le pays se dotera d’une constitution en 1926 et obtiendra son indépendance en 1943.
12La naissance de la République libanaise allait faire jaillir une controverse idéologique quant à la légitimité de ses frontières et à l’allégeance de ses citoyens et, surtout, quant aux privilèges accordés par la France aux chrétiens et aux maronites en particulier. En même temps, Beyrouth, capitale du pays, devint le pivot central de son développement économique. En peu de temps, elle fut le pôle d’attraction de tous les milieux ruraux défavorisés. Sa population passa de 120 000 en 1920 à plus d’un million à la veille de la guerre civile, en 1975. C’est-à-dire plus du tiers de la population du pays. Par conséquent, il n’est pas étonnant de voir, dans le conflit libanais à l’époque, une confrontation entre « la ville » qui « représente surtout des logiques et des formes d’organisation sociale nouvelles » et « la montagne » dans son repli clanique et familial (Salam, 1998, p. 47).
13Ainsi, la guerre éclate en 1975 au croisement de multiples contradictions : divisions politiques internes et régionales sur la distribution des pouvoirs et sur la légitimité de la lutte armée des Palestiniens à partir du sol libanais ; rencontre de la migration rurale et de l’effervescence économique et intellectuelle de la capitale ; débats idéologiques sur l’identité véritable des citoyens de la « Suisse du Moyen-Orient ». L’idéologie de la diversité est désormais compromise. Le Liban n’a plus sa raison d’être.
Histoire d’une diversité vénérée
14Parallèlement à ses conflits intercommunautaires, et en dépit de la guerre qui l’a ensanglanté de 1975 à 1990, le Liban verra renaître sa réputation de terre d’asile tout au long de la première moitié du xxe siècle, en accueillant sur son sol des Arméniens, des Palestiniens et des Kurdes, victimes d’exodes et de persécutions dans leurs pays d’origine. En même temps, la migration rurale du début du siècle vers Beyrouth verra des maronites, des melkites, des chiites et des druzes s’installer en ville ou en banlieue. Ces migrations vont provoquer l’excroissance de quartiers relativement pauvres et surpeuplés, mais, en même temps, elles vont accentuer la symbiose intercommunautaire qui va caractériser la capitale et ses environs.
15D’autre part, Beyrouth arrachera à la montagne le monopole de l’histoire du Liban, en lui octroyant sa réputation contemporaine : à la fois comme centre commercial du Proche-Orient, à cause de son activité marchande sans cesse croissante, et comme capitale intellectuelle du monde arabe, où libre expression et publications de livres, productions théâtrales et débats idéologiques seront les marques de son quotidien. Elle accueillera une part importante d’opposants aux régimes arabes des pays environnants.
16En peu de temps, le Liban refuge et le Libanais commerçant, le Liban intellectuel et le Libanais libre, le Liban des religions et le Libanais tolérant, le Liban de la diversité culturelle et le Libanais du vivre-ensemble ont permis d’accrocher le pays des cèdres à son passé historique, depuis le temps des Phéniciens jusqu’aux époques récentes où toutes les minorités persécutées y trouvaient asile. Ces images traduites dans la littérature, les arts de la scène et les chansons populaires, permettront de donner à l’histoire du Liban une continuité mythique qui voit dans les événements qui l’ont secoué, non des moments de rupture, mais des épreuves parfois nécessaires se noyant dans le prolongement de sa biographie. Le Liban a toutes les raisons d’être.
Un sens au non-sens
17Malgré les déplacements massifs des populations en raison de leur appartenance religieuse, notamment de 1975 à 1984, sapant la symbiose interconfessionnelle sur le terrain, le pays est demeuré intact dans sa composition géopolitique et ses frontières. Car au-delà de la catégorisation parfois abusive des belligérants pendant la guerre (milices chrétiennes, mouvements musulmans, forces druzes, etc.), et malgré les revendications politiques fondées sur des questions de répartition religieuse du pouvoir, les alliances internes et les luttes de pouvoir n’ont jamais été purement confessionnelles.
18À titre d’exemple, en 1975, face à l’alliance du Front libanais composé de politiciens chrétiens, le Mouvement national n’avait pas de prétentions confessionnelles. Sa composition faite de politiciens de gauche et de quelques notables chrétiens allait atténuer, sur le plan interne, le critère de la division sectaire.
19En même temps, au sein des rangs chrétiens, les luttes de pouvoir, souvent militaires et sanglantes, allaient saper toute prétention à la défense exclusive des chrétiens face à l’ennemi musulman. À cet effet, la liste des chroniques des guerres intra-chrétiennes est assez longue. Ces guerres qui coûtèrent la vie à des milliers de coreligionnaires pendant la guerre continuent aujourd’hui sous forme de rhétorique véhémente contre l’ennemi juré accusé, de part et d’autre, d’être à la merci de forces étrangères et sapent, par conséquent, la prospérité de la communauté qu’on prétend vouloir préserver.
20Ainsi, l’ancien chef de l’armée et Premier ministre par intérim de 1988 à 1990, Michel Aoun, est accusé aujourd’hui de connivence avec la Syrie dans le blocage politique actuel, alors qu’il avait entrepris une guerre de libération en 1989, dont le but était de chasser les Syriens du Liban. C’est Aoun qui fut chassé par la Syrie et forcé de s’exiler en France où il passera quinze ans avant son retour triomphal à Beyrouth en mai 2005. En même temps, plusieurs alliés de longue date de la Syrie sont devenus aujourd’hui les ennemis jurés de cette dernière, prêts à souder des alliances avec quiconque voudrait les aider dans cette lutte. Ironie du sort, les deux grands ennemis de guerre des années 1980, dont les milices confessionnelles, druze et chrétienne, sont responsables de massacres et de déplacements forcés des civils du camp adverse dans la montagne, en 1983 et 1984, Walid Joumblatt et Samir Geagea, sont devenus de grands alliés dans la lutte contre l’hégémonie syrienne au Liban.
21D’un autre côté, le Hezbollah, vénéré par tous les Libanais pour avoir forcé l’armée israélienne de se retirer du Liban en mai 2000, se retrouve aujourd’hui marginalisé et accusé d’être à la tête du mouvement prosyrien visant à déstabiliser le Liban. Ses adversaires, eux, sont accusés d’être à la merci des Américains et des Européens.
22Cet échantillon minuscule des va-et-vient d’alliances politiques et de changements d’allégeances ayant cours aujourd’hui, et qui se font sur le même modèle décrit sous les Chéhab au xviiie et au xixe siècles, emportent dans leur sillage les partisans des uns et des autres et traduisent bien le non-sens du terrain libanais. Cet échantillon traduit en même temps la grande complexité des analyses exigées pour interpréter la résistance du Liban à la désintégration, ou sa capacité à surmonter ses peines pour garder sa réputation de lieu par excellence de la diversité au Proche-Orient.
23Du point de vue communicationnel, ce non-sens et cette complexité produisent, à notre avis, les conditions nécessaires à la survie de la diversité, car malgré leur ancrage confessionnel aigu, les appartenances ne sont jamais cristallisées autour de l’unique appartenance religieuse. Un certain désarroi, un certain brouillage de cartes les maintient à l’écart de la soumission totale à la communauté et à ses représentants du moment.
Conclusion
24Dans une étude percutante sur les rumeurs, portant entre autres sur l’avenir du Liban en 1988 et 1989, Fadia Kiwan (1998, p. 343-344) situe le choix de ses répondants « entre la partition du pays et l’immigration ». Elle explique que non seulement il y avait une convergence des points de vue chrétiens et musulmans, mais que la partition était vue comme « une mauvaise chose pour tous ». Il s’agit donc d’une perception qui va à l’encontre du clivage pratiqué sur le terrain et de l’évolution militaire confessionnellement extériorisée et soudée par les milices.
25Ce constat reste valide en 2008, lorsqu’on remarque, par exemple, que la communauté sunnite, longtemps soupçonnée de manquer d’allégeance au Liban, est devenue, depuis l’assassinat de Rafic Hariri, le fer de lance de cette allégeance infaillible. Et c’est ce qui constitue, paradoxalement, la base même de la survie de la diversité au Liban, de sa capacité à faire preuve d’ingéniosité dans sa résistance au démantèlement. Aux yeux des citoyens du pays, ses voisins, notamment la Syrie et Israël, sont devenues le modèle à ne pas suivre, car fondé sur la pensée unique dans le cas de la première et sur une appartenance unique dans le cas de la seconde.
26En effet, nous en avions nous-même fait la démonstration dans nos recherches auprès des déplacés de guerre qui retournent dans leurs villages depuis la fin de la guerre. Nous avions alors constaté que la reconstruction sélective de la mémoire de guerre – dont le grand trait est de valoriser le projet commun d’un vivre-ensemble malgré le caractère douloureux des souvenirs – témoigne de la capacité du Liban de survivre à ses paradoxes.
27Cette survie demeure certes fragile, et risque à tout moment d’être compromise. Mais, comme les Libanais aiment se le répéter, le Liban est comme le Phénix, il renaîtra toujours de ses cendres. Une maxime simple, mais qui s’avère efficace pour justifier la raison d’être de ce pays : point de rencontre des conflits et des intérêts régionaux et internationaux et, en même temps, refuge des minorités qui le composent.
28De par sa composition, le destin du Liban est celui d’être à cheval entre l’expérience de l’adversité et l’expérience de la diversité. Les conflits qu’il génère semblent être à la base même de sa survie.
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Mots-clés éditeurs : allégeances confessionnelles, Liban, vivre ensemble, diversité religieuse
Date de mise en ligne : 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24185