Notes
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[1]
On pourra notamment se reporter au premier article-synthèse publié en français sur la question : Beauchamp, M., Watine, T., « Le journalisme public aux États-Unis : émergence d’un nouveau concept », Les Cahiers du journalisme, n° 1, juin 1996, p. 142-159.
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[2]
Nous avons par exemple effectué une étude de cas pour le moins concluante d’une campagne organisée dans la région de Québec par le quotidien régional Le Soleil: Beauchamp, M., Watine, T., « Journalisme public et gestion des enjeux sociaux : étude de la campagne spécial emploi du journal Le Soleil de Québec », Communication, vol. 19, n° 2, hiver 1999/2000, p. 91-121. Notons par ailleurs que de nombreuses expériences de journalisme « civique » ou « citoyen » ont également été tentées en Europe au cours des années 1990. On pourra à cet égard consulter le numéro spécial des Cahiers du journalisme, n° 2, décembre 1996, 200 p., intitulé : « Le journaliste acteur de société ».
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[3]
Pout plus d’informations sur le Pew Center for Civic Journalism et les résultats détaillés de l’enquête en question, consulter le site Web de l’organisme à l’adresse [http//www.cpn.org/sections/affiliates/pew.html].
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[4]
Traduction effectuée par les coordonnateurs du numéro.
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[5]
Tous deux sont auteurs d’ouvrages considérés comme « fondateurs »: Charity, Arthur, Doing Public Journalism, New Yotk, Guilford Press Inc., 1995, 188 p. ; Merritt, David, Public Journalism and Public Life : Why Telling the News is not enough, Hillsdale (N.J.), Laurence Erlbaum Associates, 1995, 129 p.
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[6]
Professeur depuis 1986 à l’université de New York, les principaux travaux de Jay Rosen portent sur le rôle des médias dans la vie démocratique. Depuis la fin des années 1980, il est considéré comme « le père » du journalisme public aux États-Unis. Auteur de très nombreuses publications sut la question, son dernier ouvrage-clé sur le sujet date de 1999 et s’intitule : What are journalists for ?, Yale University Press. Pour plus d’informations sur Jay Rosen, on peut consulter ses pages Web à l’adresse [http://www.nyu.edu/gsas/dept/journal/Faculty/bios/rosen/biography.htm] ou entier directement en contact avec lui à l’adresse courriel [jr3@is2.nyu.edu].
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[7]
Outre le très spécifique Pew Center for Civic Journalism (cf. adresse Internet en note 3), mentionnons aussi le Pointer Institute for Media Studies et la Kettering Foundation.
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[8]
Sut ce point précis, on pourra se reporter à la section intitulée « Le blues des journalistes » dans notre article avec Michel Beauchamp, « La nouvelle responsabilité sociale des médias et des journalistes », Les Cahiers du journalisme, n° 2, décembre 1996, p. 108-127.
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[9]
Source : Civic Catalyst Newsletter, été 2000.
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[10]
Source : Juan Antonio Giner, membre de la société américaine Innovation Media Consulting Group présente à la conférence annuelle de l’Association mondiale des journaux à Lisbonne en novembre 2001 (thème de la rencontre : « Le lectorat : nouveaux défis et stratégies gagnantes »).
1Apparu à la fin des années 1980 aux États-Unis [1], le concept de « journalisme public » (public journalism) n’a cessé de prendre de l’ampleur au cours de la dernière décennie. Cette nouvelle approche du métier – qui vise à accroître l’utilité sociale des professionnels de l’information au sein de leur environnement immédiat afin de garantir un meilleur fonctionnement de la vie démocratique – fait désormais école dans un grand nombre d’entreprises de presse nord-américaines [2]. Ainsi, une enquête sans précédent réalisée en juillet 2001 par l’organisme de recherche Pew Center for Civic Journalism (PCCJ) [3] auprès des responsables de 360 quotidiens américains tirant à plus de 20 000 exemplaires révèle que 66 % des éditeurs se déclarent acquis à la philosophie générale du « journalisme public » tandis que 45 % d’entre eux affirment que les journalistes de leurs rédactions utilisent désormais au quotidien les outils et les techniques qui participent de cette nouvelle orthodoxie professionnelle.
2En dépit du scepticisme initial d’une partie de la profession, parfois des critiques virulentes qu’il a suscitées (tant sur le fond que sur la forme), le « journalisme public » s’est imposé dans un laps de temps relativement court comme une alternative – certes parmi d’autres – à une conception plus traditionnelle du métier d’informer. Le 17 octobre 1996, le très sérieux Wall Street Journal prenait acte de l’influence déjà considérable des travaux et initiatives du Pew Center for Civic Journalism pour transformer le journalisme aux États-Unis, n’hésitant pas à qualifier l’organisme de « l’une des institutions les plus influentes dans le journalisme américain, laquelle fait régulièrement parvenir aux journaux des recommandations pour les inciter à modifier la façon dont ils couvrent les activités du gouvernement et la politique. Le but visé est clair : il s’agit de diffuser une nouvelle approche du métier qualifiée de journalisme civique » [4]. Plus récemment, à l’occasion des élections présidentielles américaines en 2000, la prestigieuse Columbia Journalism Review notait même une évolution considérable parmi ceux des journalistes jusqu’ici réfractaires au nouveau concept. Selon la CJR, la plupart d’entre eux – d’un océan à l’autre – se sont très largement inspirés des principes et des techniques du journalisme public dans la façon d’aborder la campagne électorale : « Les journalistes et rédacteurs en chef de tout le pays, dont beaucoup récusent encore l’étiquette même du journalisme public, sont aujourd’hui nombreux à expérimenter certaines méthodes préconisées par le journalisme civique en cherchant notamment à donner davantage de sens à leur manière de couvrir les campagnes électorales. »
3D’une façon générale, explique la directrice exécutive du PCCJ, Jan Schaffer, les débats sur le journalisme mettent aujourd’hui trop souvent l’accent sur les seules questions liées à l’économie des médias, l’emprise du marché, les effets de la concurrence, la concentration de la presse, etc. Or l’enquête récente du Pew Center indique qu’il est beaucoup plus urgent pour la profession de se réinterroger sur les attentes du public en général et des individus en particulier. En clair, les journaux ne pourraient plus se contenter de diffuser des nouvelles dans une logique d’arrosage indifférencié et à grande échelle, mais assumer plutôt une nouvelle responsabilité sociale qui replace le citoyen au cœur des finalités journalistiques. Dans cet esprit de reconquête du terrain – et, partant, des acteurs sociaux qui l’animent – 87 % des répondants de l’enquête du PCCJ estiment que les entreprises de presse n’ont d’autre choix que de jouer un rôle beaucoup plus actif au sein de leur milieu (a broader community rôle).
Les fondements du journalisme public
4Principal initiateur du mouvement avec Arthur Charity et David Merritt [5], Jay Rosen, professeur chercheur au département de journalisme de l’université de New York [6], définit le journalisme public à la fois comme une série de « principes », une « réalité professionnelle » et un « mouvement ».
5Selon Rosen, quatre principes clé doivent animer ceux qui se réclament du journalisme public :
- les lecteurs des journaux sont a priori des citoyens actifs (c’est-à-dire prêts à s’engager, si on les sollicite, dans la vie publique), et non pas de simples spectateurs passifs – voire des victimes – de l’actualité quotidienne ;
- la presse peut aider les citoyens à régler concrètement certains problèmes plutôt que de les inciter – consciemment ou non – à la passivité ou au désengagement ;
- contrairement à leur inclination naturelle à mettre de l’huile sur le feu, les médias doivent davantage contribuer à une amélioration de la qualité et de l’utilité des débats publics ;
- les entreprises de presse ont, d’une façon générale, un rôle déterminant à jouer dans la vie publique.
6Si ces principes généraux sont respectés, estime Rosen, les journalistes pourront regagner la confiance du public, rétablir des liens constructifs avec les citoyens et, pour certains d’entre eux, retrouver la flamme pour le métier. Mieux encore, ils pourront contribuer à un meilleur « rendement » de la démocratie : « Si les journalistes sont prêts à suivre ces recommandations, ils pourront contribuer (…) à la vitalité de la démocratie américaine, ce qui est d’ailleurs la raison pour laquelle on leur accorde autant de privilèges et qu’ils bénéficient de certaines garanties. »
7Au-delà de ces grands principes (auxquels adhèrent désormais deux éditeurs sur trois aux États-Unis), le journalisme public est devenu en l’espace d’une décennie une réalité professionnelle très concrète puisque plus de 300 entreprises de presse américaines, assure Rosen, ont aujourd’hui recours à ses principales techniques dans « l’approche terrain ». Cela étant, les expériences – et les priorités – sont très diverses selon les entreprises de presse. Certaines d’entre elles se contentent de mettre l’accent sur une couverture journalistique qui cadre davantage avec les préoccupations quotidiennes des citoyens ; d’autres vont plus loin en cherchant à trouver des réponses ou des solutions – via des initiatives multiples qui élargissent le mandat habituel de la presse – à certains dysfonctionnements sociaux ; d’autres encore ont plutôt choisi de mettre en place des campagnes visant à inciter les citoyens à se réengager dans la vie publique et à réinvestir les principaux lieux de débat et de décision au plan local ; d’autres enfin ont opté pour une réorientation de l’attention médiatique – souvent braquée sur les traditionnels porte-voix institutionnels – vers les véritables acteurs de la vie locale. Point commun toutefois entre ces différentes approches : la nécessité de repenser les canons traditionnels de la couverture journalistique (the routines of standard news reporting).
8Le sentiment de partager avec d’autres journalistes certaines valeurs nouvelles, elles-mêmes à l’origine de pratiques inédites depuis une douzaine d’années, a progressivement conduit bon nombre de professionnels de l’information et de chercheurs en communication à se regrouper en réseaux, avec le soutien financier de plusieurs fondations et centres de recherche [7]. Le journalisme public, explique Rosen, se doit donc d’être également appréhendé comme un mouvement en plein essor (annonciateur d’un nouveau paradigme ?) dont les principaux déclencheurs ont été clairement identifiés : les faiblesses, voire les errements, de la presse en matière de traitement de la politique (notamment au moment des campagnes électorales) ; les dérapages éthiques à répétition ; le double phénomène du tassement et la segmentation du lectorat ; la crise de confiance du public (attestée par des sondages à répétition depuis une quinzaine d’années) ; le cynisme et le désengagement grandissant des citoyens vis-à-vis de la chose publique (avec, en période électorale, des taux de participation régulièrement en dessous du seuil des 50 %) ; les états d’âme – et dans certains cas, le découragement – de plus en plus fréquents au sein des rédactions (de nombreux journalistes se questionnant sur l’utilité sociale de leur métier) [8]. Face à l’ensemble de ces constantes préoccupantes pour l’avenir de la profession, l’objectif du journalisme public, résume Rosen, est sans équivoque : « contribuer à la montée d’un esprit de réforme ». Il ne s’agit plus simplement de s’ajuster à une conjoncture défavorable, mais bien de revoir en profondeur certains fondements de la pratique du journalisme.
Rétablir les liens avec le public
9D’une façon générale, l’enquête du PCCJ permet de constater au sein des entreprises de presse américaines une volonté de renouer un dialogue beaucoup plus étroit avec les lecteurs, remettant au goût du jour le débat sur la nécessaire interactivité entre producteurs et consommateurs de nouvelles. Selon cette enquête, 90 % des éditeurs de journaux américains sont convaincus que la survie même de la presse écrite (future health of the newspaper industry) passe par un renforcement des liens avec les lecteurs, lequel impose une meilleure réponse à leurs attentes en termes de choix de sujets et de traitement journalistique. Même si l’idée n’est pas nouvelle, c’est donc bien la verticalité de la relation médias-publics (les premiers imposant leur agenda aux seconds) qui est une fois de plus remise en question. D’où le mot d’ordre des journalistes publics : « mettre en place un journalisme qui ne prenne pas la forme d’un canal à sens unique, mais plutôt celle d’une conversation bi-direcionnelle ». S’opposant à l’orthodoxie professionnelle où le journaliste se contente – dans le cadre de son « magistère » – d’annoncer les bonnes et les mauvaises nouvelles, l’approche désormais suggérée est d’associer étroitement le lecteur au travail journalistique sous la forme d’un nouveau partenariat : « Les citoyens nous demandent, entre autres, de les associer davantage à ce forum social que nous contrôlons, ce qui serait plus utile que jamais. » [9]
10Sur un plan pratique, les nouvelles technologies jouent un rôle de premier plan dans le renforcement de l’interaction journaux-lecteurs. Au cœur même des stratégies du journalisme public, elles constituent aujourd’hui le principal relais de la rétroaction des citoyens en direction de leurs médias. De plus en plus de titres de presse publient ainsi l’adresse courriel des journalistes en marge de leur signature (parfois même leur numéro de téléphone personnel) ; les lecteurs peuvent aussi, dans la plupart des cas, laisser des messages à la rédaction par le biais d’une boîte postale électronique installée sur le site Web du journal. Grâce à ces adaptations, la traditionnelle – et parfois laborieuse – rubrique du courrier des lecteurs semble, dans la plupart des cas, retrouver des couleurs. Dans une chronique au titre évocateur de « 10 792 fois merci ! », Pierre-Paul Gagné, responsable du courrier des lecteurs et des pages Forum du quotidien montréalais La Presse, révèle qu’en 2001, 10 792 lecteurs ont fait parvenir une lettre d’opinion au journal, soit une augmentation de près de 30 % par rapport à 2000 (7 618 lettres). Raisons invoquées : la richesse de l’actualité internationale (attentats du 11 septembre en tête), mais aussi la popularité exponentielle du courriel (près de 80 % du total des messages reçus par le journal !). La Presse publie 20 % de tous les messages dans ses pages Forum, et compte accentuer la tendance : « Il y a là sans conteste une voie à suivre, qui correspond au désir profond de nos lecteurs. » (La Presse, 30 décembre 2001).
11Faciliter la communication des lecteurs avec leur journal ne suffit toutefois pas. Renouer des liens efficaces avec le public passe aussi par une reconquête progressive du terrain. Le développement d’un « journalisme assis » – résultat d’une rationalisation des tâches et d’une gestion de plus en plus serrée des emplois du temps au sein des entreprises de presse – n’est sans doute pas tout à fait étranger aux difficultés éprouvées par les journaux en termes de fidélisation du lectorat. Conscients de ce risque de déconnection avec le « pays réel », 80 % des répondants de l’enquête du PCCJ expliquent que la rédaction de leur journal prévoit désormais à l’horaire des journées de « vacance » (roaming days) ou de « recherche ciblée » (beat development days) permettant à certains reporters d’être ponctuellement dégagés de toute obligation de publication afin d’avoir le temps de mieux s’informer sur les réalités quotidiennes des citoyens et, partant, sur leurs attentes en tant que lecteurs.
12Mises au point pour la plupart à l’occasion de campagnes électorales (périodes durant lesquelles, traditionnellement, nombre d’électeurs assistent souvent impuissants aux rituelles – et souvent stériles – joutes entre les candidats, médiatisées à grands frais), les principales techniques utilisées par les journalistes publics visent essentiellement à une plus grande consultation des citoyens à partir de moyens désormais bien rodés :
- recours intensif à des sondages locaux, des focus-groupes et des entretiens individuels en profondeur afin de mieux cibler les attentes des individus (citizens’agenda) ;
- organisation régulière de forums et d’assemblées de citoyens (town meetings) pour déterminer les priorités « communautaires » du moment ;
- tenue de réunions publiques élargies – associant citoyens, responsables associatifs, décideurs et institutionnels locaux – pour tenter de définir des consensus sur les actions à mener au sein du milieu (possibles solutions) ;
- coordination de groupes de discussion mixtes (journalistes-citoyens) chargés de faire des suggestions sur les moyens à mettre en place pour améliorer la couverture journalistique des entreprises de presse (bow to make the coverage even more effective).
Redéfinir les priorités éditoriales
13L’enquête du PCCJ indique que la plupart des éditeurs interrogés ont non seulement incité leurs rédactions à modifier la façon de couvrir les événements, mais aussi à repenser le choix même des sujets habituellement abordés. Les agendas ont été réexaminés à la lumière du nouveau feedback des lecteurs et de nouvelles priorités ont été établies en termes de couverture. Concrètement, tous les événements de l’actualité quotidienne ayant trait à l’éducation, la santé, l’environnement, les habitudes de consommation, la famille, la vie de quartier, les nouvelles technologies, etc. font l’objet d’un soin tout particulier de la part des journalistes publics. En revanche, les sujets strictement politiques (c’est-à-dire sans répercussions directes sur le quotidien des gens), les affaires judiciaires ou les faits divers – en somme, les principaux ingrédients d’une information plus spectaculaire que citoyenne – ont de plus en plus tendance à être écartés… ou à tout le moins minorés dans le traitement des nouvelles.
14Selon les responsables du PCCJ, il s’agit là d’un changement majeur (sea change) pour la nouvelle génération des journalistes qui ont rejoint la profession après le Watergate (1974), époque où l’accent était davantage porté sur les enquêtes en profondeur et les révélations fracassantes. En d’autres mots, les médias auraient pris peu à peu conscience qu’une presse obnubilée par les conflits, les controverses et la compétition, au détriment d’un journalisme d’abord au service des citoyens, constituerait l’une des causes centrales de la désaffection massive du lectorat depuis 30 ans.
15Un répondant sur deux de l’enquête du PCCJ indique ainsi que des consignes précises ont été données aux rédactions concernées pour que les articles publiés ne mettent pas systématiquement l’accent sur « ce qui ne va pas » dans la société, les trains qui déraillent (ou n’arrivent jamais à l’heure), les usines qui ferment ou les « manifestants-qui-manifestent ». L’idée est de renverser au moins partiellement la tendance : en clair, privilégier les solutions au seul exposé des problèmes. Dans cette vision des choses, un journaliste « publiquement responsable » ne peut plus se cantonner au rôle de greffier passif des dysfonctionnements sociaux, mais il est tenu de s’intéresser aussi aux réponses, aux remèdes, aux solutions éventuelles. Bref, avoir une approche plus constructive de l’information : 81 % des sondés de l’étude du PCCJ soutiennent qu’ils publient régulièrement des reportages et dossiers qui offrent des perspectives (stories with solutions).
Un concept qui ne fait pas encore consensus…
16Depuis ses débuts, le journalisme public n’a cessé de susciter des réactions souvent épidermiques au sein de la profession. Les arguments des détracteurs de la nouvelle approche touchent à des dimensions fondamentales du métier :
- en s’investissant dans l’action (notamment politique), les médias risquent de perdre progressivement leur indépendance vis-à-vis des différents pouvoirs ;
- en collant aux seules attentes des citoyens, ils risquent à terme de se faire ni plus ni moins « dicter » leur agenda : les journalistes publics n’informent plus, ils répondent à des commandes (c’est la dérive marketing) ;
- en devenant acteurs – et non plus simplement observateurs de la vie publique –, les journalistes vont fatalement devoir prendre parti, avec le danger de renoncer – consciemment ou non – à leur traditionnel devoir d’objectivité, voire de manipuler l’information. Un journaliste peut-il accepter, sans risque de remettre en question à la fois son statut, sa mission et surtout son indépendance, d’être aussi un travailleur social ? un go-between attitré entre les citoyens et les pouvoirs ? un nouvel agent au service de la « communication civique » et de ses stratégies marketing ?
17Au fil des années et compte tenu de la récurrence des critiques, la riposte des journalistes publics s’est articulée autour de positions solidement établies :
- inciter les citoyens à se réengager dans la vie publique n’a rien à voir avec une attitude partisane ni même la défense d’une cause : les médias ont toujours été un des piliers de la démocratie et, dans cette optique, sont tout à fait fondés à chercher à améliorer le fonctionnement de ses principaux rouages ;
- suggérer aux citoyens d’être plus actifs au sein de leur milieu ne signifie pas qu’on les accompagne, partie prenante, jusqu’au terme de leur engagement : les journalistes publics sont conscients des limites à ne pas dépasser et n’ont en aucun cas renoncé au sacro-saint principe de leur indépendance ;
- il est hypocrite, ou naïf, de diaboliser une participation plus active des médias dans leur environnement alors qu’ils constituent déjà, depuis longtemps, un quatrième pouvoir qui a une influence déterminante (mais rarement avouée) à la fois sur le milieu politique et la société en général.
18Par ailleurs, pour Jan Schaffer, directrice du Pew Center, les rituelles objections et résistances au journalisme public n’ont, au final, qu’un poids très relatif car elles n’émanent jamais, selon elle, des seuls interlocuteurs significatifs pour les journalistes, c’est-à-dire les citoyens : « Nous avons tous entendu dire que le journalisme public serait militant, qu’il aurait tendance à amplifier certains phénomènes ou à relever d’une approche marketing. Au Pew Center, nous nous demandons qui peut bien alimenter pareilles polémiques. Chose certaine, ces critiques n’émanent pas des communautés où cette approche du journalisme est en vigueur. »
Conclusion
19Qu’il soit qualifié de citoyen, civique ou public, ce type de journalisme que pratiquent aujourd’hui des milliers de professionnels de l’information à travers le monde (parfois en inventant de nouvelles manières de faire le métier, dans certains cas en se contentant d’amplifier ce qui se faisait déjà par le passé en matière de journalisme de proximité), constitue une bonne illustration des transformations aujourd’hui à l’œuvre dans l’univers journalistique. Selon ses promoteurs, le journalisme public est à la fois le symptôme et le remède d’une crise qui, au-delà du casse-tête posé aux dirigeants de la presse écrite par la baisse généralisée des tirages, a surtout montré depuis plusieurs décennies la grande difficulté des journaux à répondre – avec l’approche traditionnelle – aux attentes réelles des citoyens.
20Même s’il semble avoir aujourd’hui le vent en poupe (les expériences se multiplient sous des formes les plus diverses, aidé en cela par le succès phénoménal d’Internet), le journalisme public n’en reste pas moins confronté à un immense défi : inverser (pour les plus optimistes) ou ralentir (pour les autres) une tendance lourde – conséquence de la baisse régulière des tirages – qui a conduit la plupart des entreprises de presse écrite à multiplier les stratégies de séduction. Lesquelles relèvent parfois du marketing le plus élémentaire : cadeaux multiples, concours tous azimuts, réductions tarifaires diverses en cas d’abonnement, etc. Parfois, c’est la politique éditoriale même du journal qui, de façon manifeste ou plus subtile, est mise au service des intérêts commerciaux de l’entreprise : prime à l’information spectacle et au divertissement, « peoplelisation » des contenus, éditorialisation des textes, hybridation des registres de l’information et de la communication, inflation des artifices de mise en page, progression des espaces dédiés aux éléments visuels, etc. En termes de citoyenneté, les territoires à reconquérir ne manquent pas !
21Mais quelles sont aujourd’hui les nouvelles terres de conquête ? Plus personne ne s’y trompe… et les chiffres le démontrent : la lecture des journaux-papier, sous leur facture actuelle, ne va plus cesser de décroître. Même si un Américain sur deux déclare encore lire un quotidien, cela ne se produit au mieux… qu’une fois par semaine ! Pire encore, entre 18 et 30 ans, plus personne ne lit régulièrement un journal aux États-Unis [10]. En revanche, les Américains consacrent aujourd’hui déjà près de 5 fois plus de temps à naviguer sur Internet (une dizaine d’heures par semaine) qu’à lire des journaux. Une tendance qui, si elle se maintient, légitimera les efforts actuels des promoteurs du journalisme public à investir désormais massivement sur le réseau des réseaux…
Mots-clés éditeurs : changement de paradigme, confiance, opinion publique, démocratie, engagement
Mise en ligne 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9339Notes
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On pourra notamment se reporter au premier article-synthèse publié en français sur la question : Beauchamp, M., Watine, T., « Le journalisme public aux États-Unis : émergence d’un nouveau concept », Les Cahiers du journalisme, n° 1, juin 1996, p. 142-159.
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Nous avons par exemple effectué une étude de cas pour le moins concluante d’une campagne organisée dans la région de Québec par le quotidien régional Le Soleil: Beauchamp, M., Watine, T., « Journalisme public et gestion des enjeux sociaux : étude de la campagne spécial emploi du journal Le Soleil de Québec », Communication, vol. 19, n° 2, hiver 1999/2000, p. 91-121. Notons par ailleurs que de nombreuses expériences de journalisme « civique » ou « citoyen » ont également été tentées en Europe au cours des années 1990. On pourra à cet égard consulter le numéro spécial des Cahiers du journalisme, n° 2, décembre 1996, 200 p., intitulé : « Le journaliste acteur de société ».
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Pout plus d’informations sur le Pew Center for Civic Journalism et les résultats détaillés de l’enquête en question, consulter le site Web de l’organisme à l’adresse [http//www.cpn.org/sections/affiliates/pew.html].
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Traduction effectuée par les coordonnateurs du numéro.
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Tous deux sont auteurs d’ouvrages considérés comme « fondateurs »: Charity, Arthur, Doing Public Journalism, New Yotk, Guilford Press Inc., 1995, 188 p. ; Merritt, David, Public Journalism and Public Life : Why Telling the News is not enough, Hillsdale (N.J.), Laurence Erlbaum Associates, 1995, 129 p.
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Professeur depuis 1986 à l’université de New York, les principaux travaux de Jay Rosen portent sur le rôle des médias dans la vie démocratique. Depuis la fin des années 1980, il est considéré comme « le père » du journalisme public aux États-Unis. Auteur de très nombreuses publications sut la question, son dernier ouvrage-clé sur le sujet date de 1999 et s’intitule : What are journalists for ?, Yale University Press. Pour plus d’informations sur Jay Rosen, on peut consulter ses pages Web à l’adresse [http://www.nyu.edu/gsas/dept/journal/Faculty/bios/rosen/biography.htm] ou entier directement en contact avec lui à l’adresse courriel [jr3@is2.nyu.edu].
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Outre le très spécifique Pew Center for Civic Journalism (cf. adresse Internet en note 3), mentionnons aussi le Pointer Institute for Media Studies et la Kettering Foundation.
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Sut ce point précis, on pourra se reporter à la section intitulée « Le blues des journalistes » dans notre article avec Michel Beauchamp, « La nouvelle responsabilité sociale des médias et des journalistes », Les Cahiers du journalisme, n° 2, décembre 1996, p. 108-127.
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Source : Civic Catalyst Newsletter, été 2000.
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Source : Juan Antonio Giner, membre de la société américaine Innovation Media Consulting Group présente à la conférence annuelle de l’Association mondiale des journaux à Lisbonne en novembre 2001 (thème de la rencontre : « Le lectorat : nouveaux défis et stratégies gagnantes »).