Hegel 2016/2 N° 2

Couverture de HEG_062

Article de revue

La sculpture, le corps et l’espace

Pages 154 à 157

La sculpture est un art figuratif millénaire attaché à transformer la matière en se soumettant aux lois de la physique et au principe de réalité, attaché à trouver un lieu qui soit à sa mesure, tant dans un espace naturel ou urbain qu’à l’intérieur d’une habitation, pour se confronter à l’image du corps et à sa frontière du dehors/dedans, frontière que l’on cherche à voir mais aussi à toucher.

Que ce soit par la taille, partant du plein de la matière vers l’œuvre ou que ce soit par le modelage, partant du vide en ajoutant de la matière à la matière, le sculpteur transforme celle-ci en se soumettant aux exigences du matériau

1La taille directe du bloc de matière brute reste une attaque à la fois brutale et définitive, nécessitant une maîtrise parfaite sans droit à l’erreur. Le sculpteur doit constamment voir le «ce qui est en trop » cachant la « forme vivante » recherchée en assouplissant la rigidité immobile de la pierre ou du marbre pour lui donner l’illusion du mouvement. Il a constamment à l’esprit que tout morceau retiré du bloc, l’est à jamais comme pour ces Esclaves de Michel Ange, au Musée Municipal de Florence. Fracturés lors de la taille, ils tressent, en vaincus, une haie d’honneur au David en majesté, perdurant intact au travers des siècles, en gage d’immortalité pour Michel Ange. Le modelage c’est pétrir, donner chair à cette terre, avec toujours l’arrière fond culturel du créateur modelant cette glaise pour en faire, le sixième jour, le premier homme. La main de Dieu de Rodin malaxe, elle aussi, un bloc de matière, entre pierre et glaise, dont viennent d’émerger deux jeunes corps. Celui du premier homme et celui de la première femme enlacés dans leur sommeil prénatal. Modeler c’était pour Rodin, s’efforcer de « faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres l’affleurement d’un muscle ou d’un os qui se développait en profondeur sous la peau ». Il ajoutait « c’est de la vraie chair […] on la croirait pétrie sous les baisers » et mettant la main à plat sur la hanche de son modelé, il ajoutait qu’« on s’attendrait presque en tâtant le torse à le trouver chaud ».

Bronze de Sylvie Koechlin. Le baiser de Calypso

Bronze de Sylvie Koechlin. Le baiser de Calypso

2Tout ce travail de la matière est un affrontement aux lois de la pesanteur, de l’équilibre, de la résistance des matériaux pour la taille de la pierre ou du marbre, du temps de séchage pour le modelage, de la fusion incandescente du bronze pour la sculpture à cire perdue. Le sculpteur doit y consacrer son temps, sa patience et tous ses efforts physiques et intellectuels pour affronter la matière. Il y mesure peut-être son pouvoir sur elle tout en se heurtant plus sûrement aux limites de celui-ci !

Hegel dans son Esthétique définissait la sculpture comme un art plastique produisant ses formes dans un espace réel

3La sculpture a un rapport à l’espace. Elle peut même se comprendre comme une mise en confrontation par l’artiste avec un espace restant néanmoins une notion abstraite. Mais qu’est-ce que l’espace direz-vous ? Pour les mieux informés, Le Petit Robert et le Grand Larousse, l’espace est ce que à quoi le sculpteur se confronte. Mais alors qu’est-ce qu’un sculpteur ? C’est l’artiste qui se confronte à l’espace. La boucle est bouclée. Pour sortir d’un tel cercle, Martin Heidegger, violemment controversé, depuis la publication des Cahiers Noirs, pour ses liens avec le parti nazi, avait jadis suggérer de revenir au IVe siècle avant JC à La Physique d’Aristote pour qui l’espace était perçu à partir de notre propre corps occupant un espace, le sien. Mais le grec, plus précis que le français, utilisait trois mots différents pour désigner l’Espace. Le corps dans son espace était le Soma et le volume ainsi délimité par le Soma était le Topos .Les limites de ce Soma et de ce Topos n’étaient pas pour les Grecs, ce par quoi quelque chose prend fin mais ce à partir de quoi commence quelque chose. Quant au troisième mot Kora, il servait à Aristote pour désigner ce qui entoure et contient le Topos. Nous voyons mieux le sens des expressions populaires d’espace vital et de notre espace vital. Mais, direz-vous, qu’est-ce que l’espace en tant qu’espace indépendamment de notre corps ? La réponse sujet-verbe de Heidegger pourra vous troubler : l’espace espace [1].

Bronzes Jean Roulland (L’Esclave à gauche) et Robert Conte (L’Homme oiseau à droite)

Bronzes Jean Roulland (L’Esclave à gauche) et Robert Conte (L’Homme oiseau à droite)

©jmandre. Coll. Part.

4L’être humain ne fait pas l’espace, il le dégage, lui donne du champ libre, l’aménage en l’arrangeant à sa mesure. L’espace offre ainsi la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions cardinales, des distances, des frontières dont on parle tant, des grandeurs mesurables dans un espace devenu espace-temps, lui restant mystérieux car ni totalement subjectif ni totalement objectif. Notre œil perçoit naturellement l’espace en deux dimensions et nous regardons le monde comme un tableau, en aplat. Mais nous n’en prenons que rarement la profondeur car pour la percevoir, un apprentissage est nécessaire.

5Le sculpteur, lui, doit « se figurer » sans cesse un espace à trois dimensions, y créer son œuvre et remplir un espace. Toute la difficulté de la sculpture réside dans le fait qu’il faut garder présent à l’esprit ce qui ne se voit pas mais qui néanmoins est présent. En bref, il faut développer sa capacité de représentation mentale, car sculpter c’est respecter la permanence de l’objet en ne se contentant pas de représenter successivement ses quatre faces mais son volume dans sa globalité. Giacometti avait trouvé «sa solution » à ce problème avec une cage sans barreau, avec ses arêtes mais sans parois afin de voir intégralement la sculpture en voie de création en tournant autour d’elle ou en la faisant tourner. Pour Giacometti, l’espace pouvait s’assimiler au vide qu’il concevait non comme du rien mais comme une quasi substance dans laquelle les personnages « gesticulaient ». A chacun donc sa représentation de l’espace mais quelle qu’elle soit, elle « doit être » et le sculpteur ne peut en faire l’économie.

Se confronter à l’image du corps et à la frontière du dehors/dedans

6En ayant le don d’imaginer, d’inventer, de créer, de fabriquer, le sculpteur, comme tout artiste, tente d’éclairer ce rapport mystérieux en entrant dans le champ du Poiein grec devenu Poésie en français. En sculptant une tête, un corps, l’artiste peut sembler ne reproduire que ce qui est superficiellement visible. En réalité, il ouvre un espace en rendant visible ce qui est proprement invisible. Il ne se contente pas de représenter un objet absent, il crée une présence. Pour instaurer cette présence, il rend visible la façon dont cette tête regarde le monde des êtres vivants et des choses et la façon dont ce corps ressent et se sent perçu par ce monde. Il tente, à chaque nouvelle création, de nous donner à voir et à ressentir, par cette figure et ce corps, ce qui jusqu’ici n’avait encore jamais été vu ni ressenti.

L’Esclave. Bronze de Jean Roulland

L’Esclave. Bronze de Jean Roulland

©jmandre. Coll. Part

7Contrairement à la peinture et ses aplats permettant une infinité de représentations de paysages, de natures mortes, de portraits et d’animaux, la sculpture a toujours privilégié le corps humain en tant que repère humain. C’est ainsi que la forme de l’artiste lui-même et son visage ont servi de volume et de traits de référence qu’il va inconsciemment projeter dans les volumes des corps et dans les visages qu’il sculpte. Connaître le volume des corps est le premier conseil qu’Auguste Rodin donnait à ses élèves mais la forme humaine ne se résumait pas pour lui à une série de mesures. Regarder le corps humain à travers les traits du modèle, c’était pour lui, se regarder en lui, affronter le dénuement, la nudité, se confronter au schéma corporel enveloppé par la peau, le « moi-peau » étant la frontière entre intérieur et extérieur. Sculpter c’est aussi délimiter le repère du dedans-dehors. Élaborer un volume, c’est décider d’un contour qui va délimiter le vide du plein. Sculpter est cette recherche d’une frontière mêlée d’angoisse pour Giacometti qui cherchait en sculptant la permanence de ce qui lui semblait sans cesse se défaire. Déjà Michel Ange en son temps, y voyait que « les deux côtés de notre être ne font pas une unité, l’un imposant une limite à l’autre : le corps et l’âme, ce qui en nous est solidement établi et ce qui est en devenir » [2].

Que l’on accepte l’idée de cette limite du dehors-dedans ou qu’on la récuse, cette frontière que l’on cherche à voir peut aussi se toucher

8Dans un musée ou une exposition, approchez la main d’un corps ou d’un buste sculptés afin d’en sentir la fraiche et ferme douceur du marbre ou du bronze, et vous déclencherez sur le champ un système d’alarme qui pourrait, dans un monde sécuritaire, vous transporter dans la délinquance ! A la limite, le seul marbre que vous pourriez un jour toucher sans interdit, serait celui de votre pierre tombale. Raté là aussi, surtout si vous avez choisi la crémation ! La sculpture appelle la main et le toucher et elle est d’ailleurs la seule œuvre d’art qu’un aveugle puisse « voir » avec les mains. L’approche sensuelle de la sculpture ne peut échapper tant au sculpteur qu’au spectateur. Paul Claudel parlait même de « fureur érotique » en découvrant les sculptures de Rodin. Il ajoutait que le besoin de toucher chez l’enfant est très précoce avec la joie de prendre la terre à pleines mains et de découvrir « l’art de modeler, de posséder, durablement entre ses dix doigts, ces formes rondes ».

Le Baiser. Marbre de Carrare, G.Ducouret

Le Baiser. Marbre de Carrare, G.Ducouret

©jmandre. Coll.Part.

9Heureusement, il vous reste l’espace privé de la sculpture et des sculpteurs vous incitant à le faire de votre vivant. Je pense plus particulièrement au Baiser, marbre blanc de Carrare, du sculpteur Gérard Ducouret, réalisé il y a une trentaine d’années. Le souvenir du contact manuel et quasi quotidien avec cette œuvre m’amène tout naturellement à penser que la sculpture appelle naturellement le toucher dans un espace débouchant sur la caresse. La caresse ne vise pas spécialement un être vivant ou un objet. Elle fait naître un monde intermédiaire, ou chacun, à la fois touchant et touché, n’est plus exactement lui-même sans pourtant devenir un autre. A force de ne rien saisir, la caresse se contente d’effleurer. Elle glisse indéfiniment ; elle cherche sans savoir quoi trouver et sans rien trouver tout en ne cessant pas de le faire. Elle marche à l’invisible. La caresse transcende le sensible disait Emmanuel Levinas, le siècle dernier.

L’homme oiseau Bronze de Robert Conte

L’homme oiseau Bronze de Robert Conte

©jmandre. Coll. Part

10Ces corps et ces formes crée par le sculpteur sont des corps à la limite du pensable, à la limite du dicible, qui nous ramènent à l’espace et à son propre espace. Paradoxalement obscur et lumineux à la fois comme peut l’être le marbre de Belgique ou de Carrare, jamais entièrement présent, toujours en devenir, comme en-deçà du monde des choses. A la pensée du regard qui depuis Platon voyait l’autre comme une chose parmi les autres choses en privilégiant sa seule identité, Emmanuel Levinas oppose une pensée du toucher que l’on pourra juger déconcertante car elle n’est plus bardée de certitudes mais gorgée de sensations.

Bibliographie

Références

  • 1. Martin Heidegger. Remarques sur art-sculpture-espace, Rivages poche/Petite Bibliothèque. 2009, N° 624
  • 2. Hélène Jousse. Spécificité des processus psychiques en œuvre chez le sculpteur. Topique. Psychanalyse et Sculpture. N°104.2008. Éditions L’Esprit du Temps. p. 73-100

Date de mise en ligne : 27/08/2020.

https://doi.org/10.3917/heg.062.0154

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