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Article de revue

Sur l'expérience de la Résistance : cadre d'étude, outils et méthodes

Pages 73 à 99

Notes

  • [1]
    Alban Vistel, « Fondements spirituels de la Résistance » in Esprit, no 10, octobre 1952, p. 491-492.
  • [2]
    « Fondements spirituels de la Résistance » in Esprit, no 10, octobre 1952, p. 492.
  • [3]
    Henri Michel remarque ainsi, à propos de la thèse de Pierre Laborie publiée en 1980, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1945, Paris, Éditions du cnrs : « Alban Vistel n’aurait pas dit mieux » in Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, no 123, juillet 1981, p. 97.
  • [4]
    Julien Blanc revient sur le « biais » et les pièges que représentent, pour l’appréhension des groupes de résistance, les dossiers d’homologation constitués dans l’immédiat après-guerre. Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme. 1940-1941, Paris, Le Seuil, 2010, p. 452-453.
  • [5]
    Sur cette question, immense, du choix des catégories d’analyse, nous renvoyons à l’article de Pierre Laborie, « L’idée de Résistance, entre définition et sens : retour sur un questionnement » in Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Le Seuil, 2003, p. 65-84. Du même auteur, Le chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011, p. 157-211.
  • [6]
    Sur cette vision de l’histoire de la Résistance voir, par exemple, l’article récent de Robert Belot, « L’identité de la Résistance et la nature du gaullisme : l’aveu de “l’affaire suisse” » in Commentaire, no 132, hiver 2010-2011, p. 957-976. Pour Robert Belot, « ce qu’on a coutume d’appeler “l’affaire suisse” a été la crise la plus grave que la Résistance ait eu à connaître. […] Cette “affaire” recèle une évidente vertu heuristique puisqu’elle nous permet de reproblématiser l’identité de la Résistance et la nature du gaullisme de guerre », p. 957-958. La Résistance se limitant visiblement, dans cette perspective, à quelques grands responsables de mouvements et autres « féodaux » aux personnalités affirmées (Henri Frenay, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, etc.).
  • [7]
    Germaine Tillion, « Première Résistance en zone occupée. Du côté du réseau du “musée de l’Homme-Hauet-Vildé” » in Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, no 30, avril 1958, et « Un profil non ressemblant », à propos du film Le Chagrin et la Pitié, in Le Monde, 8 juin 1971.
  • [8]
    Pour une approche sociale et culturelle de la Résistance, nous renvoyons notamment aux travaux de François Marcot, Jacqueline Sainclivier, Jean-Marie Guillon, Harry Roderick Kedward. Voir les articles de ces auteurs dans François Marcot [dir.], Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Laffont, 2006.
  • [9]
    Jean-Pierre Vernant, « Le mythe au réfléchi » in Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996, p. 352-356.
  • [10]
    Précisons que constater la réalité d’une dimension légendaire associée à l’expérience de la Résistance ne signifie naturellement pas participer à une « forme d’histoire mémorialisante » ou abonder dans le sens des « approches résistancialistes. » Voir Christian Ingrao et Henry Rousso, « La recherche sur la Résistance française » in Historiens & Géographes, no 412, novembre 2010, p. 438.
  • [11]
    Pour Christian Ingrao, la « culture de guerre correspond aux discours et aux pratiques qui permettent d’intérioriser et d’élaborer ce réel très spécifique qu’est la guerre », « Autour de la violence de guerre. Entretien avec Christian Ingrao » in Tracés. Revue de sciences humaines, no 14, ens, 2008, p. 259-275.
  • [12]
    « Faire l’histoire du très contemporain c’est […] admettre que la “vérité” de l’événement qui décide des choix collectifs n’est pas la réalité objective établie par l’historien, mais celle construite par les contemporains dans leurs propres temporalités et leur propre langage », Pierre Laborie, Les Français des années troubles, op. cit., p. 16.
  • [13]
    Jean Cassou, La mémoire courte, Minuit, 1953.
  • [14]
    Nous utilisons le terme « lieu » à la fois parce qu’il désigne un espace particulier (les maquis, par exemple) mais aussi parce qu’il peut définir une position, une situation dans un ensemble plus ou moins hiérarchisé.
  • [15]
    Alban Vistel, La nuit sans ombre, Paris, Fayard, 1970, p. 491.
  • [16]
    Deux ouvrages abordent l’histoire des Mouvements unis de résistance. Le premier de 1970, Alban Vistel, La nuit sans ombre, op. cit., mêle reconstitution historique et témoignage, le second publié en 1976 par John Sweets, The Politics of Resistance in France, 1940-1944. A history of the Mouvements Unis de la Résistance, Northern Illinois University Press, en propose également l’historique.
  • [17]
    Mouvements unis de résistance.
  • [18]
    R1 (Lyon), R2 (Marseille), R3 (Montpellier), R4 (Toulouse), R5 (Limoges) et R6 (Clermont-Ferrand).
  • [19]
    Six journaux clandestins sont ainsi étudiés : un organe national, Combat, un Bulletin intérieur des Mouvements unis de résistance (bimu) destiné aux cadres, et quatre publications régionales : La Libre Comté et La Marseillaise (région R1), Provence Libre (région R2) et Le mur d’Auvergne (région R6).
  • [20]
    Pour Alban Bensa, l’événement est un « […] “présent historique” [qui] n’a rien d’un instantané photographique, puisqu’il se décompose en réalités sociales articulées dans le temps », « De la microhistoire vers une anthropologie critique », in Jacques Revel [s. d.], Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, p. 40. Voir également dans le même ouvrage Bernard Lepetit, « De l’échelle en histoire » in Jeux d’échelles, op. cit., p. 71-94.
  • [21]
    Archives déposées aux Archives nationales sous les cotes 72 AJ 624, 625 et 626. Nous détaillons par la suite le contenu de ce fonds.
  • [22]
    Le Rhône, la Drôme, l'isère, l’Ain, la Savoie, la Haute-Savoie, le Jura, la Saône-et-Loire, la Loire, la Haute-Loire et l’Ardèche.
  • [23]
    Aux Archives nationales, le fonds Alban Vistel dont nous avons déjà fait mention, et le fonds du bcra, plus particulièrement les dossiers relatifs aux mouvements. Nous y revenons.
  • [24]
    Nous développons plus avant les problèmes de méthodes liés à ces documents.
  • [25]
    Voir Laurent Douzou sur Libération-Sud, par exemple.
  • [26]
    Archives nationales, 3 AG2 bcra, Liasses 377, 378, 379.
  • [27]
    Le bcram est créé en janvier 1942.
  • [28]
    Archives nationales. Fonds Alban Vistel, 72 AJ 624, 625 et 626.
  • [29]
    Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud.
  • [30]
    Voir Dominique Maingueneau, L’analyse de discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, 1991, p. 15. Ce qui suppose de tenir compte des conditions de production de ce discours.
  • [31]
    Précisons qu’il n’existe pas de fonds d’archives homogène entièrement consacré aux mur : les documents sont dispersés.
  • [32]
    De tels documents répondraient largement au souhait de réaliser un « sec établissement des faits », selon les instructions que donnait Henri Michel aux correspondants départementaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Laurent Douzou, La Résistance française, une histoire périlleuse, Paris, Le Seuil, 2005, p. 172.
  • [33]
    Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1924, p. 22-23.
  • [34]
    L’expression est de Marc Bloch.
  • [35]
    À la différence des séries complètes de la presse ou de tracts, ce sont des sources lacunaires.
  • [36]
    Sur cette base nous avons finalement retenu 155 documents internes.
  • [37]
    Cf. Laurence Bardin, L’analyse de contenu, Paris, puf, 2001.
  • [38]
    L’analyse de contenu, op. cit., p. 135-138.
  • [39]
    Parfois dénommés également « codes », « variables », « caractères » ou « catégories. » L’analyse de contenu, op. cit., p. 135. Ils permettent de caractériser le document, de le signifier.
  • [40]
    Cette analyse a été exploitée et complétée par une analyse factorielle des correspondances. Elle apporte une vision d’ensemble et une cohérence à la masse des informations, même limitées à 155 documents.
  • [41]
    Défini par la présence (1) ou l’absence (0) de chacun des descripteurs. Un document peut posséder plusieurs descripteurs.
  • [42]
    70 au total.
  • [43]
    Pour Antoine Prost « l’historien peut s’intéresser aux méthodes linguistiques pour leur valeur démonstrative ou pour leur valeur heuristique », « Les mots » in Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988, p. 257.
  • [44]
    Ibidem, p. 269. Ainsi, le fait que les formes « Résistance » et « France » soient les plus fréquemment employées dans l’ensemble du corpus, ressemble beaucoup à une évidence…
  • [45]
    Voir A. Prost, ibidem, p. 280.
  • [46]
    Pour reprendre le mot d’Henri Michel.
  • [47]
    Consultable en ligne sur le site de cairn à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011-2-page-73.htm
  • [48]
    Combat, no 39, janvier 1943, « Le temps de l’épreuve », article rédigé par Henri Frenay.
  • [49]
    Provence libre, n° 6, 30 juin 1944.
  • [50]
    Le mur d’Auvergne, no 6, 20 juin 1944.
  • [51]
    bimu, 10 mai 1943, « Les réfractaires de Corrèze. »
  • [52]
    Combat, no 39, janvier 1943.
  • [53]
    La Libre Comté, no 2, mai 1944.
  • [54]
    In « Les mots », art. cit., p. 264.
  • [55]
    Voir le Guide d’utilisation du logiciel élaborée par étienne Brunet, Proust. Œuvres romanesques complètes. Guide d’utilisation, Honoré Champion, 1998, p. 165-169.
  • [56]
    Consultable en ligne sur le site de cairn à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011-2-page-73.htm
  • [57]
    Alban Vistel, La nuit sans ombre, op. cit., p. 190.
  • [58]
    Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var, op. cit., p. III-IV.
  • [59]
    « Une sorte de psychologie dans le temps » eût dit Proust.
  • [60]
    L’idée est de François Marcot. Voir les Voix de la Résistance, Besançon, Cêtre, p. 208.
  • [61]
    L’expression « les meilleurs » remonte à l’Antiquité grecque (????? ???????).
  • [62]
    Henri Michel, Les courants de pensée de la Résistance, Paris, puf, 1962, p. 770. Nous soulignons.
  • [63]
    « Le bon usage des armes matérielles est étroitement lié à la prise de conscience des raisons et du sens du combat », affirme par exemple Alban Vistel dans La nuit sans ombre, op. cit., p. 287.
  • [64]
    Entre autres exemples, Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, donne l’ordre le 23 août 1944 de faire exécuter 80 soldats allemands prisonniers sans aucune forme de jugement, en représailles du massacre de 120 prisonniers de Montluc perpétré par les Allemands à Saint-Genis-Laval dans la banlieue de Lyon le 20 août. Voir Yves Farge, Rebelles, soldats, citoyens. Carnet d’un commissaire de la République, Paris, Grasset, p. 230 ainsi que Fernand Rude, Libération de Lyon et sa région, Paris, Hachette, 1974, p. 82-83.
  • [65]
    Concept conçu par George Mosse et utilisé très largement par tout un courant de l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Il ne saurait cependant être repris sans nuances ni analyse préalables.
« Le fait Résistance est absolument rebelle à l’analyse marxiste, comme à toute analyse qui se référerait uniquement à son contenu épisodique. C’est parce qu’elle fut tout d’abord une construction aux fondements d’ordre spirituel que cette Résistance mérite l’attention des historiens futurs. Préciser son efficacité militaire n’est pas de notre compétence. Même si l’efficacité militaire de la Résistance eût été négligeable, il demeurerait d’elle une leçon qui ne sera jamais épuisée. Il apparaît clairement que la Résistance fut un refus victorieux de tout déterminisme historique, un refus victorieux de toute fatalité d’anéantissement [1] . »</

1Dans un bel article fondateur rédigé en 1952 pour la revue Esprit, significativement intitulé « Fondements spirituels de la Résistance », Alban Vistel adressait aux « historiens futurs » une mise en garde. À travers une tentative de définition de la Résistance, qui passait en revue les diverses interprétations possibles – de l’idéalisme d’Hegel au matérialisme dialectique de Marx –, il ouvrait des perspectives originales, détachées des schémas traditionnels d’explication. Dans le contexte spécifique « d’accaparement et de dénigrement » [2] de la Résistance, il défrichait le terrain et proposait des pistes de réflexion éloignées des critères militaires ou politiques habituellement utilisés pour comprendre la portée du phénomène. Engagée avec précocité en 1952, l’analyse pionnière d’Alban Vistel n’a pourtant pas trouvé dans les années qui ont suivi de véritable écho, à quelques rares exceptions [3] . Elle pointait alors les limites heuristiques de catégories cloisonnées et compartimentées qui tendent parfois à réduire la Résistance à ses aspects institutionnels, politiques, administratifs [4] voire policiers [5] , ou à la juger au seul prisme d’intrigues mêlant services secrets, financements et conflits de personnes [6] .

2Si elles concourent à l’histoire de la Résistance, ces catégories ne suffisent pas à rendre compte de quelques autres caractéristiques qui en font la singularité. Soulignée à plusieurs reprises par Germaine Tillion [7] , l’analyse du tissu social et culturel de l’événement peut ouvrir la voie à une étude de son environnement social, et rejoint plus généralement les travaux sur les attitudes collectives sous l’Occupation [8] . Par ailleurs, la portée morale de l’idée de Résistance oblige l’historien des conflits contemporains à explorer les liens entre pensée, responsabilité et action, à réinterroger le rapport entre guerre, violence et éthique. Enfin, sur les traces d’un Jean-Pierre Vernant [9] , les outils de l’anthropologie historique peuvent aider à donner sens à la dimension légendaire de l’événement, avec la lucidité et la distance critique inhérentes à toute démarche scientifique [10] . Ces diverses approches (culturelle, sociale, anthropologique) placent l’objet Résistance au cœur de questionnements historiques bien plus larges. Celui par exemple des comportements collectifs dans des régimes d’oppression ou en situation contrainte ; celui de la pertinence et des limites des concepts de « consentement » ou de « culture de guerre » [11]  ; ou encore, à travers la question du légendaire, celui de la perception et de la réception par les contemporains, dans leur propre temporalité, de l’événement et du sens qui lui est donné [12] . On l’entrevoit ici, loin de se restreindre à son « contenu épisodique », pour reprendre l’expression d’Alban Vistel, l’expérience de la Résistance offre des éléments de comparaison et des clés de lecture de phénomènes politiques et sociaux propres aux conflits du xxe siècle. Au risque de se scléroser, son histoire doit pouvoir bénéficier en toute légitimité d’une confrontation libre et ouverte d’idées, d’un débat contradictoire et argumenté indissociable des pratiques historiennes, sans tabou, sans anathème, sans ostracisme.

3Un travail de recherche sur l’identité peut contribuer à approfondir la réflexion sur la part de singularité de la Résistance. L’identité n’est pas figée, elle change avec le temps, s’adapte à la diversité des cultures, s’oppose ou se confronte à autrui. Tenter de restituer une identité, c’est s’attacher à en décrire les épisodes, les lieux, les acteurs et les composantes. Ce travail articule trois niveaux de lecture entremêlés. Il s’agit d’abord de rendre compte, avec les outils d’analyse de l’historien, de ce que Jean Cassou qualifiait, à propos de la Résistance, de « fait moral » [13] . Afin d’éviter toute vision hasardeuse, essentialiste et désincarnée, cette étude historique sur le sens et l’esprit de l’événement s’adosse à un cadre d’étude. Celui-ci est formé par l’ensemble des mouvements non communistes de la Zone sud (Franc-Tireur, Libération-Sud et Combat), regroupés en janvier 1943 dans les Mouvements Unis de Résistance (mur) puis début 1944 dans le Mouvement de Libération Nationale (mln). Enfin, en partant de l’hypothèse que l’expérience de la Résistance modèle le sentiment d’une identité singulière, l’étude s’emploie à décrypter les mécanismes en jeu dans le processus de construction identitaire.

Une identité au long cours : le temps et les lieux

4La description du processus identitaire proposée ici ne doit pas être considérée comme un modèle général et généralisable. A contrario, modelée par son objet, à l’écoute des variations imposées par le temps et les lieux, elle tente de mettre en évidence les composantes, les variables et les mécanismes en jeu dans la formation progressive d’une identité résistante.

Sur les processus de construction identitaire

5En suivant pas à pas le développement, les rapprochements et les transformations des trois mouvements de la Zone sud, de la base au sommet, dans la diversité des composantes, des services et des ancrages géographiques, comme dans la multiplicité des préoccupations et des vécus, deux traits majeurs s’imposent.

6D’abord, l’identité obéit à un processus régulier et dynamique de construction et de maturation. Influencée par diverses variables, elle passe par des mécanismes successifs d’adaptation, d’imprégnations et de recomposition. Un noyau identitaire se forme et perdure dans le temps. Loin de diluer son contenu, la diversification des Mouvements unis multiplie les formes d’appropriation de l’expérience de la Résistance et contribue ainsi à enrichir, étoffer et affermir une identité au caractère de plus en plus multidimensionnel.

7Ensuite, dans le déroulement de cette construction identitaire, quelques éléments structurants et permanents, partagés à des degrés divers par toutes les composantes des Mouvements unis, expriment la conscience, le sentiment d’appartenance et la réalité d’une identité singulière. Cette idée de la Résistance se traduit en particulier par l’expression d’une dimension légendaire constitutive de l’expérience, par la définition progressive d’une conception résistante de l’action qui intègre les rapports entre stratégies, violence, guerre et éthique, enfin par un sens marqué de la responsabilité, à la fois sociale, politique et morale. Ainsi, avec des variations dans le temps et des nuances selon les « lieux », des éléments partagés structurent profondément l’identité résistante des Mouvements unis. Pensée et vécue comme témoignage, elle se caractérise également par ce que l’on pourrait qualifier d’activisme mesuré, où action résistante et sens de la responsabilité se conjuguent étroitement. Enfin, à travers la dimension légendaire, dans l’anticipation stratégique du futur immédiat ou par les réflexions sur le prolongement de la Résistance, s’exprime une volonté forte et constante de s’approprier le temps.

8Comme des lames de fond, des traits dominants d’une identité résistante apparaissent ou s’effacent temporairement selon les moments, puis perdurent dans le temps. Entre l’année 1941 et la Libération, ce processus identitaire se caractérise d’abord par l’appartenance à une identité « mouvements » qui, par la suite, se transforme en une identification progressive à la Résistance, entendue à la fois comme idée et comme entité.

Une prise de conscience progressive

9Entre 1941 et le début de 1943, l’identité des Mouvements unis s’ordonne autour de trois éléments structurants mêlés ; la clandestinité, à travers les critères de l’antériorité, de la longévité et de l’ancienneté, signe l’appartenance aux temps originels et pionniers ; la question de la légitimité, politique et historique ; la volonté de s’approprier le temps, mémoire légendaire et construction de l’avenir. Des variables conjoncturelles, à la fois événements extérieurs, orientations stratégiques et processus interne de rapprochements des mouvements, confortent ces premières composantes, les bousculent aussi et en développent d’autres.

10Au printemps 1943 la question de la responsabilité et de la légitimité sociale d’une part, et celle du rapport entre les stratégies et une conception résistante de l’action, d’autre part, caractérisent l’identité des Mouvements unis.

11Au cours de l’été 1943, avec l’installation et l’organisation des maquis, avec les premiers combats et l’attente du « jour J », les éléments repérés se confirment et s’épanouissent.

12À l’été 1944, l’identité et le légendaire résistants s’enrichissent de l’esprit et de l’univers des maquis. L’identité combattante des Mouvements unis s’affirme en interrogeant la dimension éthique et morale de l’action résistante. La volonté d’agir questionne le rapport entre l’activisme des stratégies et la responsabilité à l’égard des populations. Enfin la question de la maîtrise du temps oriente au cours de l’été 1944 les velléités de pouvoirs et pose le problème du devenir de la Résistance.

13Selon la période, le contexte, les « lieux », des éléments d’identité apparaissent et se développent, parfois avec un certain éparpillement, une certaine dispersion. Il faut des conditions particulières pour qu’un sentiment d’identité fort s’exprime en tant que tel et soit pensé dans sa singularité. Parmi les composantes des Mouvements unis, deux « lieux » de résistance favorisent plus que d’autres l’émergence d’une forme de conscience résistante. L’univers des maquis et le vécu quotidien des dirigeants représentent deux modes d’appréhension de l’expérience de la Résistance bien distincts. Ils possèdent chacun une cohérence interne, fondée sur une histoire et une identité propres, isolées de l’ensemble, et cette singularité dans la singularité les porte à développer une pensée et un légendaire résistants.

14Au moment où la Résistance s’engage dans les combats libérateurs, il est d’usage de constater l’unification accélérée et plus ou moins aboutie de ses composantes (Conseil national de la Résistance, Forces Françaises de l’Intérieur, Mouvement de Libération nationale, etc.). Cette vue d’ensemble sur l’état de la Résistance au début de l’été 1944 relève d’une lecture qui fait la part belle aux grandes structures reconnues. L’analyse, au sein des Mouvements unis, de trois lieux [14] de résistance, de trois expériences distinctes –  celles des maquis, des stratèges et des responsables – nuance le regard.

De multiples formes d’appropriation d’une même identité

15En effet, l’identité résistante ne se construit pas de manière uniforme et linéaire. Comme il existe une multiplicité d’appartenances identitaires – une personne ou un groupe appartiennent à plusieurs identités entremêlées, qu’elles soient sociales, familiales, religieuses, politiques, etc. – il peut exister une « multi-appropriation » d’une même identité partagée. Et partant des façons différentes de la vivre, parfois très éloignées.

16Ainsi, pour les réfractaires devenus peu à peu des maquisards, c’est avant tout le sentiment d’appartenance au maquis – à travers son histoire, ses rites, sa localisation, sa culture, sa composition et ses habitudes – qui signe l’adhésion à l’identité résistante. L’appartenance à la Résistance se fait par le biais de l’identification à l’univers singulier du maquis.

17Les « stratèges », pour leur part, perçoivent la Résistance essentiellement à travers l’efficacité de ses services et de ses moyens d’action. Leur temporalité, dominée par l’urgence, l’imminence, la préparation du futur immédiat et le refus de l’attente, modèle une conception fonctionnelle de la Résistance, d’abord pensée comme un outil stratégique.

18Enfin les responsables nationaux et régionaux des Mouvements unis envisagent le devenir de la Résistance à plus long terme, bien au-delà de son contexte originel, et tentent de lui bâtir une identité politique pérenne. La confrontation, par cercles concentriques, à d’autres groupes de résistance et d’autres sensibilités, a accéléré une prise de conscience et rendu nécessaire l’élaboration d’une doctrine cohérente et originale. Il semble cependant qu’elle soit très largement conditionnée par le poids et l’influence des Mouvements unis dans les rapports de force avec les autres entités issues de la Résistance – et en particulier le Front national. Dès lors que se pose la question de l’héritage, l’enjeu identitaire devient essentiel. Le risque étant de réduire l’existence des Mouvements unis à une posture plutôt qu’à un contenu. Comment maintenir, sans la dénaturer, l’identité résistante ? Sous quelles formes envisager son avenir ? Par la maîtrise des pouvoirs et la participation à des élections démocratiques, par la formation d’un mouvement partisan – le mln – ou par le biais d’un prolongement moral ? Au moment de la libération, les réponses apportées dépendent étroitement de l’idée que les Mouvements unis se feront alors de la Résistance, de ce qu’ils y projetteront comme de la centralité ou de la relativité de cette identité dans leur parcours à venir.

19La diversification des modes d’appropriations de la Résistance, loin d’éclater l’identité résistante, la conforte dans ses grandes lignes. Des appartenances intermédiaires renforcent le sentiment d’identité et multiplient des visions de la Résistance qui donnent sens à chaque expérience. Trois grandes constantes traversent ces diverses conceptions ; la dimension légendaire, le rapport entre activisme et responsabilité, l’appropriation du temps. Autant de tendances lourdes qui parcourent toute la période, absorbent en les intégrant ou en s’en imprégnant des variables nouvelles et définissent une identité résistante multidimensionnelle.

20Ces quelques résultats s’appuient sur un cadre d’analyse formé par les mouvements non communistes de la Zone sud. Il permet la multiplication des angles d’observation, et le choix d’une démarche comparative rend compte de la diversité des composantes, des ancrages géographiques, des préoccupations et des vécus.

Une histoire incarnée

21Les mouvements de la Zone sud, analysés sur le long terme dans la perspective de leur rapprochement – et non pour eux-mêmes –, constituent avant tout un cadre d’analyse à l’expérimentation de la problématique d’une identité forgée par l’expérience de la Résistance. Ils forment un terrain d’observation plus à même de contourner, autant que possible, les pièges d’une histoire désincarnée.

Définir un cadre d’étude

22Notre étude privilégie deux échelles entremêlées. L’approche par l’organisation – les mouvements de la Zone sud, les mur et le mln – se double d’une réflexion sur le parcours et la pensée d’un responsable régional, Alban Vistel. À la tête du directoire régional des mur (Lyon) depuis janvier 1944, ce dernier est nommé chef régional des Forces françaises de l’intérieur le 16 juillet [15] . Il cumule ainsi au cours de l’été 1944 les responsabilités civiles, politiques et militaires. Cette situation le place au centre des décisions et démultiplie ses fonctions, dans l’urgence de l’action comme dans l’appropriation réflexive.

Une démarche comparative

23Il s’agit d’abord de retracer la formation, le développement et les modes d’appropriation d’une identité résistante en croisant le cadre d’un regroupement progressif d’organisations avec celui d’un itinéraire individuel. La comparaison et la confrontation des situations sont en effet nécessaires. En distinguant des manières spécifiques de penser et de vivre l’expérience de la Résistance, elles aident à situer dans une hiérarchie d’appartenances identitaires multiples la place plus ou moins relative, plus ou moins centrale, plus ou moins structurante de celle-ci.

24Parce qu’il répond à un certain nombre de critères distinctifs, le choix d’étudier les trois mouvements de la Zone sud s’est peu à peu imposé [16] . À la différence d’autres groupes, ces trois mouvements, séparés puis unis, et tout en préservant chacun une certaine autonomie, ne revendiquent pas de filiation idéologique ou d’appartenance politique spécifiques (gauche socialiste, communistes, autres) qui détermineraient leur lecture de la réalité. Au premier abord la Résistance semble être leur dénominateur commun, et le nom qui les désigne à partir de 1943 est à cet égard significatif [17] . Par ailleurs ces trois mouvements, qui résultent eux-mêmes de fusions antérieures – mêlant patriotes de droite, socialisants et démocrates-chrétiens – participent progressivement à un processus de regroupement et d’unification. Ces rapprochements successifs finissent par lisser les différences et créent, par confrontation ou par imprégnation, un sentiment d’identité fondé sur une expérience partagée, qui dépasse les appartenances politiques. Cet ensemble s’insère dans une chronologie étendue couvrant presque toute la période de l’Occupation, du milieu de l’année 1941 à l’été 1944. Elle offre la possibilité de suivre pas à pas un processus de construction identitaire qui s’étale sur le « long terme. » Par ailleurs, l’unification dans la Zone sud des trois mouvements obéit à une double hiérarchisation, horizontale et verticale. Organisés en six « régions » [18] , elles-mêmes divisées en départements, en secteurs géographiques spécifiques (montagnes) ou en zones de maquis, les Mouvements unis se spécialisent également dans de nombreux services cloisonnés (presse clandestine, noyautage des administrations publiques, maquis et action immédiate). Enfin l’existence et la disponibilité de fonds d’archives regroupant quantité de documents internes (circulaires, directives, procès-verbaux de réunion, notes de services ou consignes d’action) émis par ces trois mouvements et par les entités qui les regroupent (mur et mln), ainsi que des séries entières de la presse clandestine [19] , confortent le choix de ce cadre d’étude.

25Les trois mouvements, s’ils fusionnent à partir de 1943, ont à leur création de nombreux points communs. Chacun est issu du regroupement de plusieurs petits groupes, Libération nationale, France-Liberté, La Dernière Colonne, Vérités et Liberté. Chacun d’entre eux se forme entre l’été et la fin de l’année 1941 autour de la même activité, inspirée par un objectif fondamentalement politique, la contre-propagande et la reconquête de l’opinion par la diffusion d’un journal clandestin. Autre point commun aux trois mouvements, l’intégration à leur stratégie de l’option militaire est très progressive, elle se fait tardivement à la fin de l’année 1942, et reste soumise aux objectifs politiques. Les stratégies élaborées par les responsables de ces mouvements, ainsi que leur évolution étroitement liée au contexte de la guerre, rythment également les processus de construction identitaire. La position des mouvements au sein des forces de résistance, l’élargissement du recrutement, les objectifs qu’ils se fixent, politiques ou militaires, modèlent leur rapport au temps. Mises en œuvre par les responsables régionaux et locaux, les stratégies bousculent également d’autres temporalités et d’autres objectifs, ceux de la base et des plus simples militants, dont les préoccupations peuvent être différentes de celles des dirigeants, et parfois même les influencer en retour.

Jeux d’échelles

26Par jeux d’échelles, il faut entendre ce que les spécialistes de la microstoria désignent comme l’articulation des expériences et des angles d’observation [20] . La diversification progressive des lieux, des hiérarchies et des services démultiplie en effet les modes d’appropriation de l’expérience de la Résistance. De même, s’il existe une certaine identité résistante, on peut émettre l’hypothèse qu’elle se construit et se diffuse différemment selon le type d’échelle adoptée. Trois échelles se combinent : l’échelle géographique (zones de maquis, secteur urbain, niveau local, départemental et régional, Zone sud) ; l’échelle sociale (individuel et collectif, niveaux de responsabilités, univers personnel, poids des personnalités) ; enfin l’échelle du temps (rapport au passé et à l’histoire, priorités et hiérarchie des préoccupations, temporalité de la guerre et de l’Occupation, lien entre l’action et le futur).

27L’étude est centrée essentiellement sur la grande région de Lyon, dite « R1. » Le fait qu’elle bénéficie d’archives abondantes, recueillies et rassemblées par son chef régional Alban Vistel [21] , pèse dans ce choix. La région R1 se caractérise par sa grande diversité géographique ; possédant comme capitale régionale une ville très importante, Lyon, regroupant onze départements [22] , elle dispose également de milieux semi-montagneux et montagneux propices à la constitution de maquis, dans l’Ain, en Savoie et Haute-Savoie, dans le Jura, dans le Vercors aussi.

28C’est au croisement de ces deux échelles géographiques, la grande région lyonnaise et les onze départements qui la composent, qu’agissent et interviennent les différents acteurs et responsables des services des mur. Nul besoin de préciser que selon le lieu, le contexte et le niveau de responsabilité de ces résistants, les choses ne sont pas pensées, perçues et reçues avec les mêmes intentions ni la même intensité, et que le sens donné à tel ou tel fait peut varier très sensiblement d’une situation à une autre. C’est en fonction de ces différentes échelles de responsabilité, dirigeants de la Zone sud, chef régional d’une région, chefs départementaux et responsables de services régionaux, que nous avons élaboré un corpus de rapports et de circulaires présents dans deux grands fonds d’archives [23] , et permettant d’approcher la diversité des points de vue et des préoccupations ainsi que les divers niveaux de discours qui s’y expriment [24] .

Les mots et le discours

29Comment saisir et décrire une identité résistante en train de se construire ? Quels sont les signes et les traces de sa présence ? Plus simplement, où trouver les sources susceptibles d’apporter quelques éléments de réponse ? Le fait a déjà été souligné par les historiens des grands mouvements de résistance [25]  ; les résistants ont conservé, malgré le risque, une bonne partie des documents de la clandestinité. Outre des séries entières de la presse clandestine, rapports d’activité, circulaires, directives des comités directeurs et des services spécialisés, télégrammes ou courrier des responsables, reflètent une forte imprégnation de la culture administrative. En dépit des inévitables lacunes liées aux aléas de la clandestinité, les sources ne manquent pas. Mais, à la différence des documents produits en temps de paix ou au cours de périodes plus ordinaires, les écrits de la Résistance sont surchargés de sens. S’ils disent une présence face à l’inéluctable, ils sont aussi un support à l’action, l’essence de l’action. Une réflexion sur l’action résistante – et sur l’identité construite autour de cette action – est donc indissociable d’une analyse des documents produits dans la clandestinité : nature, fonctions et conditions de production.

30Au plus près des temporalités changeantes du temps de l’Occupation, le cœur du corpus documentaire doit écarter les reconstructions de la mémoire et les souvenirs postérieurs à cette période, sans pour autant les exclure par la suite. Pour l’essentiel nous avons privilégié les écrits clandestins, dans la diversité de leurs destinataires comme de leurs auteurs.

Priorités et hiérarchie des préoccupations : les documents internes des mouvements

31Le choix de lecture des documents internes se démarque d’une utilisation habituellement destinée à établir les faits. Elle obéit à un objectif précis : suivre de l’intérieur, en le déroulant, un processus de construction identitaire forgée par l’expérience de la Résistance. Les directives, les circulaires et les rapports d’activité ne sont pas des textes théoriques ou réflexifs. Ils n’ont pas pour fonction de penser le sens de l’action résistante, mais servent à l’organiser, la préparer et l’anticiper. Et pourtant, la lecture proposée ici, attentive avant tout aux modes d’inscription dans le temps, révèle bien plus que les seuls éléments factuels apparents, qu’ils soient politiques ou stratégiques. Derrière la technicité des mots, entre les lignes des consignes d’action et dans les interstices d’un vocabulaire parfois bureaucratique s’immiscent fréquemment des traces lisibles et fortes d’une vision de la Résistance et d’une certaine présence au monde. Et c’est peut-être justement parce que l’action résistante n’est pas ordinaire qu’affleure si facilement dans des documents qui pourraient sembler au premier abord banals et anodins, l’expression plus ou moins aboutie de la conscience d’une singularité. La constitution de ce corpus appelle ainsi deux ensembles de remarques sur les objectifs, le contenu et les limites.

Nature et conditions de production

32Les spécificités de la presse clandestine étant largement connues et analysées, nous nous attacherons ici à décrire plus longuement les particularités des fonds de documents internes exploités. Il s’agit essentiellement d’insister sur les conditions générales de production des écrits qui s’y trouvent – tous rédigés entre 1941 et 1944 – ainsi que les intentions des auteurs. Deux grands fonds ont ainsi été dépouillés, les archives du Bureau central de renseignement et d’action et celles déposées dans les années 1970 par Alban Vistel aux Archives nationales.

33L’ensemble des documents relatifs aux mouvements de résistance [26] présents dans les archives du bcra ne constitue pas une série homogène. À la différence des dossiers des réseaux, composés en grande partie de renseignements militaires, économiques ou autres, les dossiers des mouvements contiennent des pièces de natures variées, récoltées par le Bureau de renseignement, soit qu’elles aient été envoyées de France par les responsables de mouvements, ou parfois, mais moins fréquemment, rédigées par des agents. Couvrant la période 1942-1944 [27] ces dossiers sont plus ou moins lacunaires, selon tel ou tel mouvement de résistance. Ils nous permettent cependant d’avoir une idée de l’évolution, entre 1942 et 1944, des préoccupations et du rapport au temps d’une petite catégorie de résistants, celle des chefs de mouvements s’adressant à la France libre.

34La diversité et la quantité des documents varient d’un dossier à un autre, leur contenu est toutefois relativement régulier ; on trouve le plus souvent des rapports d’activité et des historiques de mouvements rédigés par leurs responsables, quelques circulaires et directives internes précisant l’organisation et les structures des mouvements, des courriers et des lettres personnelles, des comptes rendus de réunion réunissant différents responsables en France occupée, des procès-verbaux d’interrogatoire de résistants arrivés à Londres, quelques messages et télégrammes, des consignes, quelques tracts isolés ou annexés à des rapports d’activité, enfin des projets et des programmes.

35Ce fonds se caractérise également par une certaine cohérence quant aux auteurs des textes, des récits, des historiques et des rapports d’activité. Pour l’ensemble des mouvements, quelle que soit leur importance réelle ou perçue comme telle par le bcra, il s’agit essentiellement de responsables exprimant à l’égard des autorités de la France libre des attentes et des préoccupations analogues, et témoignant d’un même souci de reconnaissance.

36Les archives des Mouvements unis de résistance de la région R1 [28] , organisme créé en janvier 1943, couvrent une période un peu plus courte que celle des dossiers relatifs aux mouvements conservés dans les archives du bcra. Ces documents sont pour l’essentiel rédigés à deux échelles géographiques distinctes : celle de l’ensemble de la Zone sud et plus spécifiquement de la grande région lyonnaise, pour laquelle les directives et les circulaires émanant des responsables des mouvements appartenant aux mur[29] sont diffusées à sens unique aux chefs régionaux. L’échelle du département ensuite, où les échanges se font dans les deux sens, de façon plus « horizontale », ce que reflète du reste la nature des documents : outre des directives et des consignes, on trouve également des récits d’événements locaux (attaques de maquis, opérations et faits d’armes).

37Afin d’éviter toute ambiguïté, nous qualifions de « discours » le type d’énoncé que Dominique Maingueneau définit comme « l’énoncé considéré dans sa dimension interactive, son pouvoir d’action sur autrui, son inscription dans une situation d’énonciation (un sujet énonciateur, un allocutaire, un moment, un lieu déterminés)[30] . » Les deux fonds d’archives exploités pour notre corpus traduisent des points de vue distincts : ce sont deux niveaux de discours différents, les « buts », c’est-à-dire les intentions, les objectifs et les attentes, ne sont pas tout à fait les mêmes.

38Les archives du bcra, plus « institutionnelles », sont composées de courriers et de rapports rédigés par les principaux responsables des mouvements de résistance, adressés à Londres aux autorités de la France libre. Le rapport au temps qui s’y exprime est celui des chefs des grandes organisations clandestines, notamment à travers le prisme de leur relation à la France libre et à de Gaulle, autant en terme de reconnaissance officielle qu’en terme de rapports de force. Tel est leur « cadre spatio-temporel » ou, pour faire plus simple, leur position d’énonciation. À cette position particulière faite d’attente, d’impatience et d’affirmation de soi, il faut ajouter le décalage temporel parfois très long, atteignant des semaines à plusieurs mois, entre le moment d’écriture de ces discours et celui de leur réception. Le temps de la clandestinité étant à la fois dense et rapide, et les liaisons entre la France occupée et Londres si aléatoires, certains rapports retardés ont pu paraître à leur arrivée caducs.

39Les archives relatives aux Mouvements unis de résistance se situent à une tout autre échelle, à un niveau plus « bas [31]  » ; ces documents ne concernent que la France occupée et l’organisation interne de la Résistance. Ici, à l’échelle de la Zone sud et de la région étudiée R1, les mêmes responsables de mouvements, à travers les consignes et les circulaires, utilisent un discours très différent. Alors que les questions de pouvoir et de prérogatives au sein de la Résistance, les difficultés de l’unification et les tensions entre les chefs de mouvements sont très présentes dans les rapports et les messages envoyés à Londres, au même moment ces questions sont absentes des circulaires internes adressées aux chefs régionaux. L’unification n’est plus à être pensée, elle doit être organisée et mise en place concrètement. Au-delà du simple discours et de son contexte singulier, ces circulaires révèlent aussi de la part de leurs auteurs une véritable réflexion sur les textes qu’ils produisent, le cadre et les limites dans lesquels ils doivent être diffusés, ce qui doit être dit ou tu. En effet, les responsables des mur définissent eux-mêmes très précisément – nous dirions même qu’ils les construisent – le « contexte » et les conditions de rédaction et de diffusion des discours (rapports d’activité ou mots d’ordre).

40Destinés à un usage interne, diffusés dans le cercle très étroit des décideurs, des chefs de régions, de départements ou des responsables de services, ne franchissant pas les limites de l’organisation résistante, les circulaires, les directives et les rapports d’activité sont rédigés à la fois dans le présent de l’action et pour l’action. Ils témoignent au plus près de l’évolution des préoccupations immédiates, des prises de décision et des stratégies mises en œuvre à l’intérieur des mouvements. Le choix de reconstituer des régimes de temporalités à partir de l’étude de ces documents permet de résoudre en partie les inévitables difficultés liées au caractère quasi insaisissable, irréductible, définitivement perdu du présent de l’action. Ils apportent une part de signification et de lisibilité à l’action résistante, que les faits objectifs et les expressions manifestes qui en résultent ne peuvent seuls donner. S’il n’atteste pas toujours de la matérialité des faits, des gestes et des actes clandestins, l’ensemble des circulaires, des directives et des rapports d’activité est rédigé dans le présent de l’action. Les documents internes représentent les traces écrites les plus immédiates de l’action, traces quasi instantanées sur lesquelles le temps n’a que très peu agi. Ces sources dévoilent une part de ce qui entoure le moment de l’action résistante ; elles l’anticipent, l’accompagnent et l’analysent. Parce qu’elles sont clandestines et ont pour fonction première d’organiser l’action, ces sources sont aussi une action, de l’action, un acte brut. Cet acte, on peut s’en servir comme tel pour établir des faits objectifs [32]  ; on peut aussi le questionner autrement et en faire une clef de lecture de la réalité qui, au-delà, reflète une certaine vision du monde.

Nécessité d’une analyse de contenu

41Au plus près des priorités de l’action résistante et à l’écoute des variations du temps, l’étude des circulaires internes doit pouvoir aider à reconstituer l’évolution des rapports au temps. Nous avons tenté d’en établir la chronologie à partir d’une description fine des préoccupations immédiates qui forment l’essentiel de ce type de documents. Elles révèlent aussi, à travers le présent et par-delà les évidences d’une première lecture, différentes formes de représentations du passé et du futur. La méthode d’analyse adoptée oblige à tenir compte du caractère non sériel et lacunaire des documents internes comme de la qualité particulière de l’outil utilisé – le rapport au temps. Elle s’appuie sur un choix de descripteurs qui oriente les modes de calcul et la technique statistique.

42Dans son introduction aux Rois thaumaturges Marc Bloch soulignait la difficulté à trouver les écrits ou les images qui puissent à la fois témoigner de la croyance au miracle royal de guérison et en dévoiler la signification. « Il est bien peu de documents dont il soit permis de dire à l’avance, avec quelque certitude : il fournira, ou ne fournira pas, une indication utile sur l’histoire du miracle royal. Il faut aller à tâtons, se fier à la fortune ou à l’instinct et perdre beaucoup de temps pour une maigre récolte[33] . » Dans le domaine de l’histoire des représentations et de la « conscience collective [34]  » les sources sont rarement données, encore moins offertes ficelées et prêtes à l’emploi. Le problème se pose aussi pour une étude des rapports au temps et des représentations du passé et du futur des résistants. Lorsque les sources existent, encore convient-il de déblayer un peu la surface des choses. Certaines – la presse ou la littérature clandestines, par exemple – sont très signifiantes, d’autres moins. Les documents internes de mouvements sont avant tout des textes techniques, administratifs ; pour l’essentiel ils organisent, ordonnent, dirigent, structurent, décident, tranchent, comptent, établissent des bilans, prospectent. Il a donc fallu trier, faire un choix et ne retenir vraiment que ceux qui laissaient entrevoir une forme d’inscription dans le temps. Les documents sélectionnés disent beaucoup des priorités, des préoccupations et des perceptions immédiates des mouvements ; avec des intensités variables ils parlent aussi, au présent, d’un passé et d’un futur qui est d’abord celui de leur présent. Et c’est en cela qu’ils nous intéressent au premier plan, à condition de les écouter et de les faire parler.

43Le choix d’une technique d’analyse dépend autant du questionnement que de l’état des sources, de leur quantité et de leur fréquence. Il doit aider à résoudre les difficultés liées à la nature des documents – comment les exploiter ? avec quelle méthode ? – et à la problématique d’ensemble – comment décrire et évaluer des représentations du passé, du présent et du futur ? Pour les documents internes des mouvements, le principe d’une analyse du champ lexical était totalement exclu. Ils ne représentent pas une série homogène de textes d’égale longueur, équitablement distribués dans le temps, et permettant d’élaborer des échantillons composés sur le mode aléatoire [35] . Pour constituer un corpus d’étude relativement pertinent il a donc fallu pallier les lacunes propres à cet ensemble de documents, et faire en sorte qu’ils satisfassent trois critères : refléter la diversité des acteurs et des niveaux de responsabilité ; rendre compte sur la durée des évolutions, par une répartition chronologique aussi régulière que possible ; exprimer des formes d’inscription dans le temps [36] .

44Une analyse qualitative de contenu s’est rapidement imposée comme étant la mieux adaptée au corpus élaboré selon ces critères. Pour mener à bien cette analyse nous avons tenté de suivre les différentes étapes de la démarche proposée par Laurence Bardin [37] . D’abord la formulation d’hypothèses confortées ou nuancées par une « lecture flottante » des documents. En quoi l’étude des rapports au temps – et de leur évolution entre 1941 et 1944 – peut-elle éclairer les intentions, les processus de décision et les mécanismes qui fondent les choix et les modes de l’action ? Les représentations du passé et du futur – et leurs effets réciproques – sont-elles révélatrices du contenu et des caractères d’une identité ? Ensuite la détermination de « l’unité de signification à coder » ou de « l’unité d’enregistrement [38]  », pour emprunter au vocabulaire linguistique. Pour cette étude, chaque document interne forme une unité (155 unités en tout). Considérer le document dans sa globalité permet à notre sens de contourner le problème de la longueur inégale des textes, en cherchant à éviter les déformations de sens. Enfin la construction des descripteurs [39] thématiques et diachroniques, par un va-et-vient constant entre le contenu des textes et les premières hypothèses [40] .

45Nous avons construit trois catégories de descripteurs thématiques qui permettent de caractériser chaque document (la période, les acteurs, les formes de représentation du temps) [41] . La combinaison des documents et de l’ensemble des descripteurs [42] , grâce à l’analyse factorielle des correspondances, vise à mettre en valeur des cohérences et des logiques internes, des phases continues ou cycliques, des transitions et des moments de rupture.

46Le maniement empirique de cette masse d’informations – en particulier par l’élaboration d’une série de tableaux croisés – atteint très vite ses limites et peut s’avérer périlleux. Aussi le recours à la technique de l’analyse factorielle des correspondances (afc) nous a semblé être un moyen plus efficace et plus sûr pour exploiter pleinement et de façon performante l’ensemble des données. Précisons toutefois que cette technique ne prétend en aucune manière remplacer la réflexion critique, ni se substituer à l’intervention interprétative et compréhensive de l’historien. Ainsi exploitée par l’analyse factorielle des correspondances, l’analyse de contenu des documents internes met en évidence plusieurs modes d’inscription dans le temps qui se suivent, se croisent, se superposent parfois. Des périodes se distinguent, que caractérise une certaine continuité dans le rapport au temps. L’analyse factorielle des correspondances établit en effet une classification des documents (ou individus) ; regroupés dans des ensembles (ou classes), ils forment de grandes unités de signification, qu’il reste à interpréter. Construite à partir d’un questionnement sur les rapports au temps, cette classification apporte une vue globale du corpus. Elle permet une périodisation nuancée des modes d’inscription dans le temps et met en valeur la hiérarchie des priorités et des niveaux de responsabilité. Nous proposons ci-après le tableau interprétatif de cette classification.

Tableau – Chronologie de la hiérarchie des préoccupations

Tableau 1

Tableau – Chronologie de la hiérarchie des préoccupations

47Quatre ensembles se distinguent, formés chacun par trois facteurs structurants : le temps (phases, ruptures, événements), les niveaux de responsabilité, ainsi que la hiérarchie des préoccupations. La variable temporelle ordonne et distribue l’ensemble des documents dans un continuum chronologique révélateur d’un processus. Trois périodes, de longueur inégale, sont nettement délimitées : de 1941 au début de l’année 1943 (classe A), de l’été 1943 au mois de juin 1944 (classe B) puis l’été 1944 (classe C). À l’intérieur de ces trois classes, tous les facteurs se combinent ; ils déterminent avec une influence variable la signification de ces regroupements. Si les trois premiers ensembles correspondent à un intervalle de temps précis et rythment une périodisation claire, le dernier groupe (classe D) se détache complètement. Il représente non pas une durée mais un moment imprévisible ou une transition (printemps 1943, l’immédiat après 6 juin). En effet, ce groupe ne s’inscrit pas dans la continuité chronologique et on peut l’interpréter comme l’expression d’une rupture provoquée par deux faits qui font événement. La nécessité soudaine de répondre aux attentes de populations menacées au printemps 1943 puis, en juin et juillet 1944, les conséquences dramatiques des combats bousculent et fragilisent un temps les Mouvements unis.

48Ainsi, trois périodes et un moment, à l’intérieur desquelles les préoccupations ne changent pas fondamentalement, enveloppent des durées plus ou moins longues et se caractérisent par une relative unité dans le rapport au temps. Une première étape s’étire de l’année 1941 au début de 1943 [« Le temps de penser le temps », classe A] ; ouverte sur le passé et le futur, elle est dominée par les préoccupations des chefs de Mouvements. Une courte phase de rupture et de transition lui succède. Il s’agit du printemps 1943 [« Ruptures, fragilités, responsabilité », classe D], à la fois replié sur un événement – l’instauration du travail obligatoire – et tendu vers un futur immédiat perçu comme menaçant. Le sentiment de l’imminence, l’urgence dans l’unification et la préparation de ce qui est communément appelé le « jour J », la volonté d’agir sur l’événement, rythment un long moment qui s’étend de l’été 1943 au 6 juin 1944 [« Attendre, ne pas attendre, refuser l’attente », classe B]. Enfin, l’été 1944 [« Combats et Libération », classe C] est une période très dense au cours de laquelle convergent les multiples préoccupations antérieures, amplifiées par la participation aux combats et la question des pouvoirs.

49Au plus près de l’action, dans sa structuration comme dans son déroulement, quelques constantes identitaires émergent et s’imposent progressivement. On passe, en 1941, d’une résistance de mouvements isolés et encore cloisonnés, à la pleine identification, en 1944, des Mouvements unis à l’entité Résistance. Référence centrale, ses modes d’appropriation se révèlent multiples et diversifiés. L’expérience se vit et se conjugue différemment selon les lieux de résistance. Parmi ceux-ci, les maquis et la clandestinité des responsables se distinguent par une construction originale, plus affirmée et plus aboutie, de l’identité résistante. La revendication d’une triple légitimité – politique, sociale et historique –, le légendaire, la responsabilité dans l’action et le témoignage en dessinent les principaux traits. Il reste maintenant à saisir l’idée que les Mouvements unis se font de la Résistance. Parmi les expressions manifestes de leur action, les publications clandestines énoncent publiquement une parole qui donne peu à peu sens et contenu à leur identité. Le discours résistant des Mouvements unis définit une manière d’être singulière. Il façonne les mots et les catégories de pensée autour desquels s’ordonne leur rapport au monde.

Les mots des résistants : la presse clandestine

50Là encore des précisions s’imposent ; comme celle de l’analyse factorielle des correspondances, les techniques de l’analyse lexicale ne peuvent en aucune façon tenir lieu de raisonnement. Elles viennent à l’appui d’une démonstration, infirment ou confirment des hypothèses, les réorientent éventuellement, et aident à limiter les risques de sur ou de sous interprétation. L’analyse lexicale est à la fois une précaution et un outil, un moyen, un instrument de travail étroitement associé à un questionnement préalable [43] . Elle peut parfois donner le sentiment de déboucher sur des évidences [44] … Elle apporte cependant une vision globale de la masse documentaire et met en valeur des articulations difficilement perceptibles par une simple lecture littérale.

51Quelques critères ont présidé à la constitution du corpus de journaux clandestins [45] . Il lui fallait en effet être contrastif – diversité des locuteurs et des lieux de résistance – et diachronique – évolution dans le temps. Les articles sélectionnés ont ainsi été divisés et étudiés selon deux modalités :

52– un découpage par locuteur, qui permet une approche synchronique du vocabulaire en formant six sous-ensembles : Combat, bimu (pour Bulletin interne des mur), La Libre Comté, La Marseillaise, Provence Libre, Le mur d’Auvergne ;

53– un découpage par période afin de mener une étude diachronique de la presse clandestine des Mouvements unis, avec cinq sous-ensembles : 1941-1942, premier semestre de 1943 (début 1943), second semestre de 1943 (fin 1943), premier semestre de 1944, jusqu’au 6 juin (début 1944), été 1944 (fin 1944).

54Une première approche quantitative du corpus consiste à dénombrer les formes pleines les plus utilisées, à les classer dans un tableau en fonction de leurs occurrences et de leurs fréquences, puis à comparer entre eux les sous-ensembles, en respectant le double découpage diachronique et synchronique (voir Encart 1). De cette mise à plat du vocabulaire, trois traits dominent. D’abord, pour les Mouvements unis, l’identité de la Résistance ne surgit pas ex nihilo ; son idée et sa réalité se forment peu à peu. De même l’entité, l’organisation et ses structures se construisent progressivement et finissent par se diversifier. Par ailleurs, cette analyse lexicale simple confirme la multiplicité des appropriations du phénomène selon les lieux de résistance. Enfin, quelques constantes traversent le temps et dépassent les sensibilités : valeurs et qualités, dénonciation morale de l’ennemi, identification à la France, sens et formes de l’action, présence et témoignage, dimension légendaire.

55L’observation du vocabulaire valide l’idée d’une construction progressive de l’identité résistante et de son caractère multidimensionnel. Elle révèle aussi une forte adéquation entre le contenu de la presse clandestine et celui des documents internes. On retrouve en effet dans les journaux des Mouvements unis, au même moment et dans les mêmes lieux, les préoccupations et les thèmes présents dans les circulaires. Alors que l’on pourrait imaginer des décalages, des écarts, voire des divergences entre la confidentialité des discussions et des consignes et le discours public de la presse clandestine, on constate au contraire une cohérence étroite entre l’identité en action exprimée dans les documents internes et l’identité affirmée à l’extérieur.

56Cette concordance de l’action et de la pensée sur l’action semble caractériser la résistance des Mouvements unis. Les propos des textes publiés ne diffèrent pas fondamentalement des perspectives débattues dans les réunions. La réflexion accompagne, prolonge et donne sens à l’action résistante. Celle-ci ne peut dès lors se définir seulement comme une idéologie, ou une pratique sans horizon. Parce qu’elle ne dissocie pas l’être du faire et d’une idée du faire, cette résistance ressemble beaucoup à une éthique. Aussi, loin de constituer uniquement de la « pure propagande » [46] , les feuilles clandestines reflètent aussi avec sincérité des conceptions diversifiées de la Résistance. On peut même y voir s’esquisser les premiers traits d’historiographies distinctes.

57De cet aperçu d’ensemble, un mot se détache par sa fréquence élevée et sa constance : celui de France. Plus qu’une simple forme lexicale, il renvoie à l’une des catégories essentielles de l’identité résistante. Quant à la forme « résistance », sa fréquence, encore faible entre 1941 et 1942, progresse régulièrement puis s’impose comme l’une des plus fortes à partir de 1943. Elle confirme très simplement l’idée d’une construction.

58Par « catégorie », il faut entendre un ensemble de référents, de codes culturels et de concepts plus ou moins élaborés qui, à un moment donné, fondent tout un univers mental et en modèlent les représentations. Comme les mots, les catégories de pensée et les formes de langage varient, et le temps transforme parfois leur signification et leurs usages. Avec son

ENCART no 1. Le vocabulaire des Mouvements unis. Approche quantitative. Répartition diachronique des formes, des occurrences et des fréquences

Le tableau diachronique [47] , distribue dans la colonne « corpus » les premières formes pleines et significatives de l’ensemble du corpus. Dans les colonnes suivantes on procède à la même distribution pour chaque période : « 1941-1942 », « début 1943 », « fin 1943 », « début 1944 », « fin 1944. »
Pour chaque colonne, les formes définissent les mots en excluant les articles (le, la, les…), les mots outils (donc, ainsi…), les conjonctions de coordination (et, car…), les chiffres (à l’exception des dates : 1940, par exemple) et les signes de ponctuation. Nous n’avons pas distingué majuscules et minuscules. L’occurrence désigne le nombre de fois qu’une forme apparaît dans le corpus sélectionné. La fréquence (1/1 000, ‰) d’une forme indique le rapport entre le nombre d’occurrences de la forme et le nombre total d’occurrences du corpus choisi. La fréquence permet de comparer l’utilisation d’une même forme à l’intérieur des différents sous-ensembles. Par exemple, le mot « France » est bien plus fréquemment utilisé par Combat (7,7 ‰), organe national, que par La Libre Comté (1,58 ‰), journal dont le caractère régional est particulièrement affirmé. La fréquence du mot « résistance » est plus forte à la fin de 1943 (5,25 ‰), c’est-à-dire au moment où elle s’affirme, que pendant la période 1941-1942 (1,24 ‰). Ce dernier constat appuie l’idée d’une Résistance qui se construit progressivement.
Le vocabulaire dans le temps (diachronique)
La répartition chronologique des formes fait apparaître des changements dans la hiérarchie des préoccupations, le rapport au passé, au présent et au futur, ainsi qu’une évolution dans l’autodésignation. L’observation met également en valeur la rupture déjà relevée du printemps 1943 et révèle des constantes dans le vocabulaire des valeurs, des qualités, de l’action et de l’injonction.
1) Hiérarchie des priorités et rapport au temps
– La réflexion sur les causes de la défaite concerne essentiellement la période 1941-1942 et début 1943 (armistice, an 1940, défaite, épreuve) : « Depuis plus de deux ans la France souffre dans son corps et dans son âme. C’est pour elle le temps de l’épreuve : une épreuve à laquelle rien ne l’avait préparée. Elle a souffert l’angoisse de la retraite, le déchirement de la défaite, la honte de l’armistice. » [48] Puis le passé disparaît pour ne réapparaître qu’à l’été 1944 ; il s’agit alors de celui de la France occupée ou de la Résistance (quatre, ans) : « Provençaux ! Vous venez pendant plus de quatre ans de subir la plus terrible des oppressions » [49] , « Il y a quatre ans une voix s’élevait qui appelait les Français à la résistance, qui clamait l’espérance et disait la volonté de lutter et de vaincre » [50] .
– Le vocabulaire du printemps 1943 dévoile une double préoccupation. Des formes nouvelles se détachent ; déportation, réfractaires et Laval indiquent clairement qu’elle est alors la priorité des Mouvements unis : « Le mouvement des réfractaires devant partir pour le Reich semble avoir pris des proportions importantes en Corrèze »[51] . Ils cherchent par ailleurs à se faire reconnaître ou à se démarquer des hommes et des institutions de la France libre (de Gaulle, Giraud, comité, chef) : « Nous adjurons le Général Giraud d’entendre le magnifique appel que lui a adressé de Gaulle. Nous l’adjurons avant tout de liquider la dangereuse camarilla qu’il a maintenue en place et qui, jour et nuit, travaille à entraver l’union qui signifiera leur condamnation. Général Giraud, la France attend ! »[52]
– Enfin, s’il reste vague et lointain jusqu’en 1943 (libération, victoire, demain, espoir) l’avenir semble se préciser à partir de la fin de 1943 (révolution, république, sera, après) : « le peuple vrai, celui de la Résistance sait qu’il lutte maintenant pour la libération de sa Patrie, pour sa liberté pour l’émancipation du Prolétariat, pour que naisse enfin le règne de la Justice Sociale dans une République vraie » [53] .
2) Autodésignation et énonciation
La chronologie du vocabulaire montre à la fois une affirmation progressive de l’idée et de l’entité Résistance, et une diversification dans le temps des termes employés pour la qualifier.
– Ce qui frappe d’abord, c’est la faible fréquence du mot résistance (1,24 ‰) pendant la période 1941-1942, les formes nous (12,89 ‰) et de Gaulle (1,81 ‰) le surpassant largement.
– Sauf au printemps 1943, période de rupture sur laquelle nous revenons ci-dessous, le pronom nous s’impose toujours comme la forme la plus utilisée.
– Après 1943 la référence à de Gaulle disparaît et la Résistance s’identifie ou s’associe soit à des institutions (comité, Alger), soit à des phénomènes comme celui des maquis (maquis, camps), soit à des personnalités (Frenay, chef), soit aux mouvements eux-mêmes et à leurs structures (mouvements, mouvement, combat, libération, ffi), soit à des ensembles de personnes (groupes, camarades, patriotes, militants, soldats) ou à ses martyrs (fusillés, morts).
3) La rupture du printemps 1943
Le printemps 1943 est marqué par un certain effacement, une mise en retrait des Mouvements unis, et parallèlement une présence plus marquée de catégories particulières de population auxquelles ils s’adressent directement : la fréquence des formes notre (1,29 ‰ contre une moyenne sur l’ensemble du corpus de 3,16 ‰), tu (1,29 ‰ début 1943), ouvriers (1,04 ‰), réfractaires (0,91 ‰) révèle une modification des priorités. Dans la presse clandestine comme dans les documents internes l’instauration du travail obligatoire est perçue comme une rupture.
4) Des constantes
Trois thèmes ne varient pas fondamentalement entre 1941 et l’été 1944 : la dénonciation de l’ennemi, la définition des valeurs et des qualités « résistantes », l’injonction et la place de l’action.
– Les ennemis sont multiples. Désignés d’abord sous le terme générique et globalisant d’ennemi (1,46 ‰ sur toute la période), il s’agit de nommer
les personnes (maréchal, Pétain, Hitler, Laval), le gouvernement de Vichy et sa politique (Vichy, gouvernement, déportation, politique, police), ainsi que l’Allemagne et ses forces d’occupation (Allemagne, allemande, Gestapo, allemands, armée, soldats). La dénonciation adopte un registre essentiellement moral ; à travers eux sont stigmatisés le mensonge pour Vichy (mensonge, trahison) et la violence pour les Allemands (fusillés, déportation, épreuve, répression, guerre, mort, morts).
– Quelques valeurs et qualités s’imposent et perdurent tout au long de la période. Elles s’opposent aux comportements de l’ennemi et définissent à la fois une attitude de résistance, de présence et de refus : liberté, vie, devoir, honneur, volonté, courage, unité, contre, dire, jamais.
– Enfin, étroitement lié à ces manières d’être, le vocabulaire de l’action, assez général (action, faire, lutte, combat), relève davantage de l’injonction (faut, doit) que de l’urgence et des appels précis à agir.
Nota bene : Cette présentation s’inspire très largement de celle proposée par François Marcot dans son article « Les mots des résistants. Essai lexicographique » in 19-20. Bulletin du centre d’histoire contemporaine, Besançon, 1997. Par ailleurs, nous avons utilisé pour effectuer ce travail quantitatif le logiciel de lexicométrie Hyperbase, élaboré par étienne Brunet à l’université de Nice.

59éloignement, le risque est grand de déformer un sens originel dont le contenu peut sembler étranger, et par là même entièrement nous échapper. Parmi d’autres éléments – ainsi du rapport à l’action – certains mots et des catégories distinctives participent aussi de la singularité du phénomène. Par ailleurs, les préoccupations changent comme le rapport au passé et au futur, et des ruptures temporelles cristallisent des prises de conscience et des affirmations identitaires. La Résistance se construit et s’étoffe par paliers.

60La chronologie adoptée ici tente d’en décrire les caractéristiques. Elle repose sur une approche qualitative du lexique des six journaux clandestins. L’étude des spécificités donne pour chaque phase les formes sous-employées ou suremployées, en régression ou en progression (voir Encart 2). Une nouvelle fois, il faut préciser que le recours aux méthodes de la lexicométrie a une vocation essentiellement démonstrative. Quatre moments se distinguent, scandés par des continuités et des ruptures comparables à celles déjà repérées dans les circulaires et les directives.

61Dans les premiers temps, au cours des années 1941 et 1942, on peut s’interroger sur la réalité, comme sur la claire conscience, d’une « identité résistante » structurée. Cette période voit surtout se dessiner et s’élaborer dans une inventivité permanente des manières d’être qui témoignent à la fois d’un refus et d’une présence. Les attitudes préconisées, de dimension morale, ne ressortent pas encore explicitement de la Résistance – le terme est d’ailleurs peu employé au cours de cette période. De même on ne remarque pas de différenciation nette entre « résistants » et « populations » ; les uns et les autres partagent le même sort et se confondent dans l’ensemble plus large des victimes de la guerre et de l’Occupation. Le suremploi des mots fusillés, otages, juifs, exécutions, exécution en est une bonne illustration. Parmi cet ensemble indifférencié de victimes, on constatera la présence particulièrement significative des juifs, dont le sort est dénoncé par les journaux de la période 1941-1942.

ENCART No 2. Le vocabulaire des Mouvements unis. L’analyse diachronique des spécificités

C’est en suivant la définition qu’en donne Antoine Prost que nous avons voulu compléter la première approche lexicale quantitative (occurrences et fréquences de l’encart no 1) par une analyse des spécificités. « L’analyse des spécificités calcule pour chaque terme, dans chaque partie d’un corpus “partitionné”, la probabilité qu’il aurait eue d’apparaître aussi souvent, ou aussi peu souvent, si son emploi avait été également réparti dans l’ensemble du corpus. […] Le chercheur n’a plus alors qu’à analyser ces spécificités positives (suremplois) ou négatives (sous-emplois). »[54] Antoine Prost rappelle néanmoins les limites heuristiques, pour les historiens, de cette méthode ; elle risque de « traiter les textes comme des populations de mots » et non comme des énoncés porteurs de sens. L’analyse des spécificités est menée ici à partir du corpus formé par les six journaux clandestins, découpé en cinq sous-ensembles qui correspondent chacun à une période : 1941-1942, premier semestre 1943, Seconde semestre 1943, premier semestre 1944 (jusqu’au 6 juin), été 1944 (juin, juillet et août).
Le logiciel Hyperbase permet d’établir la liste des spécificités de chaque sous-corpus (fonction « spécificités d’un texte ») ; on obtient ainsi deux colonnes par sous-ensemble, les excédents et les déficits, avec pour chaque colonne les formes et l’écart réduit, celui-ci devant être strictement supérieur à 2. En d’autres termes, les formes présentes dans ces listes ont au minimum trois chances pour 1 000 d’apparaître – valeur positive (+) – ou de ne pas apparaître – valeur négative (–) [55] . Le tableau produit [56] donne une vision d’ensemble assez précise de l’évolution des préoccupations, de l’image de soi ainsi que de l’appropriation progressive de la Résistance.
Quatre périodes se détachent :
– Les années 1941 et 1942 se caractérisent par un sous-emploi (– 5) de la forme « résistance » ; la Résistance est encore absente, ou du moins éloignée, de l’univers des mouvements. On constate en revanche le suremploi des termes désignant les victimes indifférenciées des débuts de l’occupation allemande : fusillés, otages, juifs, exécutions, exécution.
– À cette absence fait suite, au premier semestre 1943, un certain effacement des « résistants » (sous-emploi de « nous », suremplois de catégories de populations, « ouvriers », « déportés », « réfractaires », « fils », etc.).
– En revanche la période de l’été 1943 à juin 1944 est marquée par une affirmation forte de la Résistance (suremploi).
– Enfin on peut interpréter la non-présence de la forme « résistance » au cours de l’été 1944, en termes de suremploi ou de sous-emploi, comme traduisant une forme d’adhésion ou une assimilation large de l’idée de Résistance. Partagée et reconnue, elle n’a plus besoin de s’affirmer en tant que telle ; elle a fini par s’imposer « naturellement » à tous.

62Au cours du printemps 1943, la place des populations l’emporte sur celle des « résistants. » Si les deux groupes se démarquent, la désignation des seconds se limite toutefois aux responsables et aux institutions.

63Il faut attendre la fin de 1943 et le début de 1944 pour que l’identité résistante s’affermisse, dans un double mouvement d’absorption et de diversification. La Résistance devient dès lors une sorte de point d’ancrage, le dénominateur commun qui fédère et rassemble la multiplicité de ses modes d’appropriation.

64Enfin, par un incessant mécanisme de reconstruction, gommant les différences, donnée à tous et revendiquée par tous – y compris de façon exclusive par le mln – elle s’impose définitivement, à l’été 1944, comme la seule référence légitime.

Conclusion. L’identité d’une expérience

65L’analyse, sur la longue durée et dans un cadre diversifié, d’un processus identitaire forgé par l’expérience de la Résistance, aide à dépasser les interprétations binaires comme les explications monocausales. L’approche par l’identité rompt avec la vision d’une Résistance conçue comme un bloc. Elle confirme a contrario l’idée d’un « organisme vivant [57]  », d’une « construction permanente [58]  », d’une invention chaque jour obligée, qu’il s’agisse de l’entité, de l’idée, des institutions, des lieux ou des groupes. Afin de comprendre le fonctionnement interne du processus, il faut essayer d’en déconstruire les mécanismes, de démêler les éléments et les interactions qui, dans le temps et selon les lieux, contribuent à façonner peu à peu l’identité résistante des Mouvements unis. Tenter en somme de déployer un espace à trois dimensions [59] dont l’observation devrait permettre de saisir à la fois les variations de la chronologie, les divers lieux de résistance et les modes d’appropriation identitaire.

66Maturation et prise de conscience progressive. Comme le contenu et les formes de l’action, l’expérience de la Résistance varie considérablement entre le milieu de l’année 1941 et l’été 1944, en fonction du contexte de l’Occupation et de la guerre, en fonction aussi des bouleversements propres aux Mouvements unis. Deux grandes périodes, aux préoccupations changeantes, parfois même récurrentes, révèlent ici une maturation et une prise de conscience progressives. Entre 1941 et le début de 1943, elle s’exprime soit par l’appartenance à un ensemble « mouvements » soit par l’adhésion à un groupe de résistance particulier – ainsi de Combat. La résistance est alors conçue essentiellement comme un témoignage. Par la suite, jusqu’à la Libération, cette identité de groupe se transforme en une identification de plus en plus affirmée à une Résistance conçue à la fois comme idée et comme entité.

67Des lieux de résistance. La diversification des services et des niveaux de commandement multiplie les lieux de résistance. Trois expériences distinctes, situées à des échelles géographiques, sociales et de responsabilités croisées – locales, régionales, nationales ; individuelles et collectives – se distinguent. Elles forment chacune des unités d’appartenance spécifiques – maquis, « stratèges » et responsables – qui semblent échapper aux découpages traditionnels des institutions de la Résistance.

68Multiplicité des modes d’appropriation. Une image multiforme et diversifiée de la Résistance se dessine, qui ne peut se réduire à la représentation définitivement figée d’un bloc uni et quelque peu désincarné. Cette approche fait apparaître un noyau matriciel, une référence centrale, dont les divers modes d’appropriation obéissent à des logiques de pensée et des perceptions du temps différentes. Ceux-ci donnent à l’identité résistante une signification particulière qui répond aux préoccupations et au vécu de chaque lieu de résistance. Sans la disperser ni la diluer, la diversification et l’éclatement des lieux et des points de vue amplifient le caractère multidimensionnel de l’identité résistante et contribuent à l’enrichir. Ils obligent à porter sur un phénomène qui se complexifie avec le temps un regard d’ensemble multicentré, qui ne soit jeté ni seulement d’en haut ou d’en bas, ni situé uniquement dans le centre ou la périphérie. En effet, ces lieux, parfois isolés, sont soumis à des interactions et des influences réciproques – et ce en dépit d’une organisation clandestine qui exige un cloisonnement de sécurité. La porosité et la perméabilité des lieux au sein des Mouvements unis contribuent très largement à précipiter ou faciliter l’adhésion à une identité résistante partagée.

69Au cœur de ce processus dynamique, quelques grandes constantes s’imposent, avec des variations dans le temps et des nuances selon les lieux ; indissociables, partagées à des degrés divers avec une intensité plus ou moins marquée, elles caractérisent l’identité résistante des Mouvements unis. Elles témoignent à la fois d’une conception éthique de l’action et d’une manière d’être, d’un mode de présence au monde spécifiques.

70Le témoignage et la fidélité. Caractéristique des premiers temps de l’Occupation jusqu’en 1942, la dimension du témoignage apparaît essentielle aux Mouvements unis et perdure à l’été 1944. Elle s’exprime notamment à travers les principes de la fidélité et de l’honneur. Entendue comme l’affirmation d’une présence morale face à l’inéluctable, l’idée du témoignage est partagée par nombre de groupes de résistance, en particulier ceux des années 1940-1942.

71Responsabilité sociale et élitisme. Relativement isolés jusqu’à l’automne 1942 du reste de la société, les mouvements s’ouvrent à celle-ci par nécessité lorsqu’elle se trouve directement menacée. Au printemps 1943 se pose dans l’urgence la question de leur responsabilité sociale : la survie des Mouvements unis dépend étroitement de leur capacité à répondre aux attentes et aux angoisses des populations. Au même moment, l’afflux dans les premiers maquis de jeunes réfractaires dépourvus de toute expérience clandestine suscite d’abord réserve, perplexité et doutes. Pour quelques responsables, la crainte est grande en effet de voir se perdre l’édifice patiemment bâti depuis deux ans, et s’effacer ainsi la nature originelle de la Résistance. L’élitisme naît de cette relation entre une Résistance qui se pense comme une avant-garde exemplaire et la représentation qu’elle se fait de sa fonction sociale et politique. Il confère des droits et des prérogatives. Conçue comme une entité supérieure, un « ordre » [60] qui s’impose à tous, la Résistance des Mouvements unis hiérarchise fortement les rôles. Dans la clandestinité et jusqu’aux derniers instants de l’Occupation, elle s’imagine logiquement au sommet du pouvoir et à la tête de la rénovation du pays. Par ailleurs le sacrifice des « meilleurs » [61] nourrit le sentiment d’appartenir à une élite minoritaire. Il modèle profondément l’image que les acteurs conserveront après guerre de leur engagement, inspirant même l’écriture de l’histoire de la Résistance. Henri Michel, responsable des Mouvements unis dans la région R2, conclura en 1962 sa thèse, Les courants de pensée de la Résistance, par ces mots amers :

72

« Dans la nation, les Résistants n’ont jamais été qu’une minorité, dont les meilleurs ont succombé avant d’achever leur tâche. L’approbation et la louange des masses leur sont venues avec le succès ; 1944 a vu adhérer à la Résistance des éléments qui ne la connaissaient guère et qui ne poursuivaient pas ses buts ; une fois la victoire remportée, chacun retourne à ses préoccupations premières ; les pionniers, les survivants du moins, se retrouveront vite entre eux, remâchant leurs souvenirs et, bientôt, leur amertume [62] . »

73Du point de vue de l’historiographie, on peut s’interroger sur l’effet à long terme produit par cette conception très élitiste ; elle a pu induire en négatif une vision sombre de l’attitude des Français sous l’Occupation. De telles allégations, ressenties dans les derniers temps de la clandestinité, figées par la suite dans les amertumes de l’après-guerre, semblent fixer pour longtemps l’interprétation dominante d’une masse attentiste jusqu’aux ultimes jours de l’été 1944.

74Maintenir une éthique de l’action. De la défaite française à la Libération deux conceptions antinomiques de l’action et de la guerre se font face. Elles recouvrent des enjeux multiples, militaires, stratégiques, mais surtout idéologiques et humains. Indissociable du témoignage, conçue comme une nécessité, l’action est consubstantielle à la Résistance et la question de sa signification éthique traverse continûment les écrits des Mouvements unis. Jusqu’à la fin 1942 et le début de 1943, à quelques exceptions près – les coups de main des groupes francs –, leur action résistante reste éloignée des perspectives de la lutte armée. À partir de l’été 1943, dans l’attente interminable du jour J, la perspective d’une participation des Mouvements unis à la libération du territoire fait définitivement entrer la lutte armée dans leurs stratégies. Sur fond de légitimité et de concurrence avec d’autres groupes de résistance, un débat intense s’engage sur les formes et les modalités de l’action immédiate. Pour l’essentiel, tout en condamnant l’attentisme, les Mouvements unis s’orientent, avec des nuances selon les lieux, les secteurs et les dirigeants, vers un activisme responsable et mesuré, dans le discours comme dans la pratique. Par ailleurs, les logiques de guerre, de même que les tortures, les exécutions et les exactions sans précédents commises par l’occupant et ses collaborateurs français obligent la Résistance à penser sans cesse son rapport à la violence. Ces crimes exacerbent des sentiments et des intentions parfois contradictoires. Ils soulèvent le problème de la singularité de l’action résistante comme celui de la nature profonde de la guerre menée par les Mouvements unis. La responsabilité morale et la défense des principes fondamentaux forment en théorie la toile de fond des actions, des combats et des stratégies mises en œuvre [63] . Pourtant l’aggravation brutale et aveugle de l’état de guerre repousse toujours plus loin les seuils et les points de non-retour. Les Mouvements unis n’échappent pas aux violences et aux vertiges de leur temps. Tiraillés entre des contradictions intenables, sentiments de haine et de vengeance mêlés aux aspirations humanistes et pacifistes, ils parviennent néanmoins dans le dépassement à ne pas franchir la ligne rouge. Lucides sur la condition humaine, conscients de leurs faiblesses, confrontés parfois dans leurs propres rangs à des dérives [64] , ils résistent à une brutalisation[65] à laquelle ils ne consentent pas, et maintiennent, envers et contre tout, une certaine éthique de l’action. En cela l’expérience de la Résistance se distingue nettement des expériences combattantes ordinaires. Elle pourrait, à certains égards, être pensée comme un refus du consentement à la guerre et à ses logiques, comme une « non-culture de guerre. »

Notes

  • [1]
    Alban Vistel, « Fondements spirituels de la Résistance » in Esprit, no 10, octobre 1952, p. 491-492.
  • [2]
    « Fondements spirituels de la Résistance » in Esprit, no 10, octobre 1952, p. 492.
  • [3]
    Henri Michel remarque ainsi, à propos de la thèse de Pierre Laborie publiée en 1980, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1945, Paris, Éditions du cnrs : « Alban Vistel n’aurait pas dit mieux » in Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, no 123, juillet 1981, p. 97.
  • [4]
    Julien Blanc revient sur le « biais » et les pièges que représentent, pour l’appréhension des groupes de résistance, les dossiers d’homologation constitués dans l’immédiat après-guerre. Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme. 1940-1941, Paris, Le Seuil, 2010, p. 452-453.
  • [5]
    Sur cette question, immense, du choix des catégories d’analyse, nous renvoyons à l’article de Pierre Laborie, « L’idée de Résistance, entre définition et sens : retour sur un questionnement » in Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Le Seuil, 2003, p. 65-84. Du même auteur, Le chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011, p. 157-211.
  • [6]
    Sur cette vision de l’histoire de la Résistance voir, par exemple, l’article récent de Robert Belot, « L’identité de la Résistance et la nature du gaullisme : l’aveu de “l’affaire suisse” » in Commentaire, no 132, hiver 2010-2011, p. 957-976. Pour Robert Belot, « ce qu’on a coutume d’appeler “l’affaire suisse” a été la crise la plus grave que la Résistance ait eu à connaître. […] Cette “affaire” recèle une évidente vertu heuristique puisqu’elle nous permet de reproblématiser l’identité de la Résistance et la nature du gaullisme de guerre », p. 957-958. La Résistance se limitant visiblement, dans cette perspective, à quelques grands responsables de mouvements et autres « féodaux » aux personnalités affirmées (Henri Frenay, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, etc.).
  • [7]
    Germaine Tillion, « Première Résistance en zone occupée. Du côté du réseau du “musée de l’Homme-Hauet-Vildé” » in Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, no 30, avril 1958, et « Un profil non ressemblant », à propos du film Le Chagrin et la Pitié, in Le Monde, 8 juin 1971.
  • [8]
    Pour une approche sociale et culturelle de la Résistance, nous renvoyons notamment aux travaux de François Marcot, Jacqueline Sainclivier, Jean-Marie Guillon, Harry Roderick Kedward. Voir les articles de ces auteurs dans François Marcot [dir.], Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Laffont, 2006.
  • [9]
    Jean-Pierre Vernant, « Le mythe au réfléchi » in Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996, p. 352-356.
  • [10]
    Précisons que constater la réalité d’une dimension légendaire associée à l’expérience de la Résistance ne signifie naturellement pas participer à une « forme d’histoire mémorialisante » ou abonder dans le sens des « approches résistancialistes. » Voir Christian Ingrao et Henry Rousso, « La recherche sur la Résistance française » in Historiens & Géographes, no 412, novembre 2010, p. 438.
  • [11]
    Pour Christian Ingrao, la « culture de guerre correspond aux discours et aux pratiques qui permettent d’intérioriser et d’élaborer ce réel très spécifique qu’est la guerre », « Autour de la violence de guerre. Entretien avec Christian Ingrao » in Tracés. Revue de sciences humaines, no 14, ens, 2008, p. 259-275.
  • [12]
    « Faire l’histoire du très contemporain c’est […] admettre que la “vérité” de l’événement qui décide des choix collectifs n’est pas la réalité objective établie par l’historien, mais celle construite par les contemporains dans leurs propres temporalités et leur propre langage », Pierre Laborie, Les Français des années troubles, op. cit., p. 16.
  • [13]
    Jean Cassou, La mémoire courte, Minuit, 1953.
  • [14]
    Nous utilisons le terme « lieu » à la fois parce qu’il désigne un espace particulier (les maquis, par exemple) mais aussi parce qu’il peut définir une position, une situation dans un ensemble plus ou moins hiérarchisé.
  • [15]
    Alban Vistel, La nuit sans ombre, Paris, Fayard, 1970, p. 491.
  • [16]
    Deux ouvrages abordent l’histoire des Mouvements unis de résistance. Le premier de 1970, Alban Vistel, La nuit sans ombre, op. cit., mêle reconstitution historique et témoignage, le second publié en 1976 par John Sweets, The Politics of Resistance in France, 1940-1944. A history of the Mouvements Unis de la Résistance, Northern Illinois University Press, en propose également l’historique.
  • [17]
    Mouvements unis de résistance.
  • [18]
    R1 (Lyon), R2 (Marseille), R3 (Montpellier), R4 (Toulouse), R5 (Limoges) et R6 (Clermont-Ferrand).
  • [19]
    Six journaux clandestins sont ainsi étudiés : un organe national, Combat, un Bulletin intérieur des Mouvements unis de résistance (bimu) destiné aux cadres, et quatre publications régionales : La Libre Comté et La Marseillaise (région R1), Provence Libre (région R2) et Le mur d’Auvergne (région R6).
  • [20]
    Pour Alban Bensa, l’événement est un « […] “présent historique” [qui] n’a rien d’un instantané photographique, puisqu’il se décompose en réalités sociales articulées dans le temps », « De la microhistoire vers une anthropologie critique », in Jacques Revel [s. d.], Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, p. 40. Voir également dans le même ouvrage Bernard Lepetit, « De l’échelle en histoire » in Jeux d’échelles, op. cit., p. 71-94.
  • [21]
    Archives déposées aux Archives nationales sous les cotes 72 AJ 624, 625 et 626. Nous détaillons par la suite le contenu de ce fonds.
  • [22]
    Le Rhône, la Drôme, l'isère, l’Ain, la Savoie, la Haute-Savoie, le Jura, la Saône-et-Loire, la Loire, la Haute-Loire et l’Ardèche.
  • [23]
    Aux Archives nationales, le fonds Alban Vistel dont nous avons déjà fait mention, et le fonds du bcra, plus particulièrement les dossiers relatifs aux mouvements. Nous y revenons.
  • [24]
    Nous développons plus avant les problèmes de méthodes liés à ces documents.
  • [25]
    Voir Laurent Douzou sur Libération-Sud, par exemple.
  • [26]
    Archives nationales, 3 AG2 bcra, Liasses 377, 378, 379.
  • [27]
    Le bcram est créé en janvier 1942.
  • [28]
    Archives nationales. Fonds Alban Vistel, 72 AJ 624, 625 et 626.
  • [29]
    Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud.
  • [30]
    Voir Dominique Maingueneau, L’analyse de discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, 1991, p. 15. Ce qui suppose de tenir compte des conditions de production de ce discours.
  • [31]
    Précisons qu’il n’existe pas de fonds d’archives homogène entièrement consacré aux mur : les documents sont dispersés.
  • [32]
    De tels documents répondraient largement au souhait de réaliser un « sec établissement des faits », selon les instructions que donnait Henri Michel aux correspondants départementaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Laurent Douzou, La Résistance française, une histoire périlleuse, Paris, Le Seuil, 2005, p. 172.
  • [33]
    Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1924, p. 22-23.
  • [34]
    L’expression est de Marc Bloch.
  • [35]
    À la différence des séries complètes de la presse ou de tracts, ce sont des sources lacunaires.
  • [36]
    Sur cette base nous avons finalement retenu 155 documents internes.
  • [37]
    Cf. Laurence Bardin, L’analyse de contenu, Paris, puf, 2001.
  • [38]
    L’analyse de contenu, op. cit., p. 135-138.
  • [39]
    Parfois dénommés également « codes », « variables », « caractères » ou « catégories. » L’analyse de contenu, op. cit., p. 135. Ils permettent de caractériser le document, de le signifier.
  • [40]
    Cette analyse a été exploitée et complétée par une analyse factorielle des correspondances. Elle apporte une vision d’ensemble et une cohérence à la masse des informations, même limitées à 155 documents.
  • [41]
    Défini par la présence (1) ou l’absence (0) de chacun des descripteurs. Un document peut posséder plusieurs descripteurs.
  • [42]
    70 au total.
  • [43]
    Pour Antoine Prost « l’historien peut s’intéresser aux méthodes linguistiques pour leur valeur démonstrative ou pour leur valeur heuristique », « Les mots » in Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988, p. 257.
  • [44]
    Ibidem, p. 269. Ainsi, le fait que les formes « Résistance » et « France » soient les plus fréquemment employées dans l’ensemble du corpus, ressemble beaucoup à une évidence…
  • [45]
    Voir A. Prost, ibidem, p. 280.
  • [46]
    Pour reprendre le mot d’Henri Michel.
  • [47]
    Consultable en ligne sur le site de cairn à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011-2-page-73.htm
  • [48]
    Combat, no 39, janvier 1943, « Le temps de l’épreuve », article rédigé par Henri Frenay.
  • [49]
    Provence libre, n° 6, 30 juin 1944.
  • [50]
    Le mur d’Auvergne, no 6, 20 juin 1944.
  • [51]
    bimu, 10 mai 1943, « Les réfractaires de Corrèze. »
  • [52]
    Combat, no 39, janvier 1943.
  • [53]
    La Libre Comté, no 2, mai 1944.
  • [54]
    In « Les mots », art. cit., p. 264.
  • [55]
    Voir le Guide d’utilisation du logiciel élaborée par étienne Brunet, Proust. Œuvres romanesques complètes. Guide d’utilisation, Honoré Champion, 1998, p. 165-169.
  • [56]
    Consultable en ligne sur le site de cairn à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011-2-page-73.htm
  • [57]
    Alban Vistel, La nuit sans ombre, op. cit., p. 190.
  • [58]
    Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var, op. cit., p. III-IV.
  • [59]
    « Une sorte de psychologie dans le temps » eût dit Proust.
  • [60]
    L’idée est de François Marcot. Voir les Voix de la Résistance, Besançon, Cêtre, p. 208.
  • [61]
    L’expression « les meilleurs » remonte à l’Antiquité grecque (????? ???????).
  • [62]
    Henri Michel, Les courants de pensée de la Résistance, Paris, puf, 1962, p. 770. Nous soulignons.
  • [63]
    « Le bon usage des armes matérielles est étroitement lié à la prise de conscience des raisons et du sens du combat », affirme par exemple Alban Vistel dans La nuit sans ombre, op. cit., p. 287.
  • [64]
    Entre autres exemples, Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, donne l’ordre le 23 août 1944 de faire exécuter 80 soldats allemands prisonniers sans aucune forme de jugement, en représailles du massacre de 120 prisonniers de Montluc perpétré par les Allemands à Saint-Genis-Laval dans la banlieue de Lyon le 20 août. Voir Yves Farge, Rebelles, soldats, citoyens. Carnet d’un commissaire de la République, Paris, Grasset, p. 230 ainsi que Fernand Rude, Libération de Lyon et sa région, Paris, Hachette, 1974, p. 82-83.
  • [65]
    Concept conçu par George Mosse et utilisé très largement par tout un courant de l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Il ne saurait cependant être repris sans nuances ni analyse préalables.
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