Notes
-
[1]
Il s’agit ici de son premier travail qui ouvre son itinéraire de documentariste, marqué pour l’essentiel par des sujets portant sur la Shoah. Ce documentaire précède un autre travail d’Emil Weiss tout entier consacré à Fuller intitulé : Tell me Sam, réalisé en 1989 (de 54 et de 75 min selon les versions) qui retrace l’itinéraire du réalisateur américain. Il l’interroge sur ses idées, sur l’écriture, la production, le choix des acteurs et de la musique, et sa conception du cinéma, de l’histoire, de l’homme. Le tournage du film s’est déroulé à travers l’Europe. Nous suivons Samuel Fuller de Paris à Prague, en passant par Nuremberg, Bamberg, Terezin, Bayreuth, Cheb et Sokolov. On retient notamment de son travail documentaire les titres suivants : Sonderkommando Auschwitz-Birkenau (Arte France, 2007, 52 min) ; Kapparot (premier volet avant Tikkoun, MV Production, 2006, 82 min), Tikkoun (bpi, 2009, 1 h41 min) ou encore Le Combat de Serge Klarsfeld (France 2, 1995, 60 min).
-
[2]
Après avoir été dirigé vers le service de communications (Signal Code), Fuller tente d’échapper à quelque chose qu’il ne souhaitait pas faire. Ainsi, à la gare de départ des recrus, il demande à un capitaine s’il peut rejoindre l’infanterie. Ce dernier raye son nom de la liste des Signal Code et dit à Fuller : « Vas-y. » « J’étais si heureux », se souvient Fuller. « Je suis monté dans le train et je me suis senti formidablement bien. »
-
[3]
Jean Narboni, Noël Simsolo, Il était une fois Samuel Fuller, Paris, Éd. Les Cahiers du cinéma, 1986, 346 p.
-
[4]
La firme Bell & Howell avait mis au point en 1927 une caméra portable, la Eyemo, utilisée pour les films d’actualités dans les années 1930 et à laquelle le Signal Corps eut recours pendant le conflit. C’est en partie pour cette raison que Spielberg a filmé les séquences du débarquement avec ce matériel.
-
[5]
Buchenwald (qui comptait 174 sous-camps et Kommandos externes), Dachau (123 sous-camps et Kommandos externes), Auschwitz-Birkenau (51 sous-camps), Majdanek (camp d’extermination, trois sous-camps), voir Martin Gilbert, Atlas de la Shoah. Flossenbürg compte parmi les premiers camps de concentration installés en Allemagne par les nazis. L’emplacement du camp, situé dans ce petit village entouré de forêts et de montagnes, a été choisi par Himmler lui-même, en mai 1938. Il s’agit du 4e camp fondé par les nazis. Les premiers prisonniers arrivent au camp dès cette date. Après l’invasion de la Pologne, le camp de concentration de Dachau, transformé partiellement en centre de formation pour les escadrons ss, a évacué près de 1 000 prisonniers vers Flossenbürg. Devant l’afflux toujours croissant de prisonniers, le camp de Flossenbürg a été soumis à des transformations constantes. Le 5 avril 1940, le premier convoi de prisonniers étrangers pénètre dans le camp. La plupart des prisonniers-internés travaillaient dans des carrières de pierre de granit. La malnutrition, le manque total d’hygiène, l’absence de soins médicaux, la brutalité des gardiens ss constituèrent les principales causes de mortalité du camp ainsi que dans ses « sous-camps ». L’ensemble des camps étaient clôturés par des barbelés électrifiés et des miradors. À Flossenbürg, se trouvaient également des fours crématoires et des chambres d’exécution qui les jouxtaient pour des raisons de commodités. On estime à environ 120 000 le nombre prisonniers – dont une très large majorité d’hommes – qui ont été internés dans le camp de Flossenbürg et ses sous-camps. Près de 80 000 d’entre eux sont morts avant l’arrivée des Alliés, le 23 avril 1945. Ce jour-là, les soldats américains découvrent environ 1 600 détenus malades et affaiblis, principalement dans les baraques de l’hôpital du camp. Entre la date de son établissement, en 1938, et celle de sa libération, en avril 1945, plus de 96 000 prisonniers sont passés par Flossenbürg. Environ 30 000 d’entre eux y ont péri.
-
[6]
Jean Breschand, Le Cinéma français, Paris, adpf, 1993, 49 p.
-
[7]
Voir le cas signalé par la psychiatre israélienne Zahava Solomon sur un soldat israélien pendant la guerre du Liban, chargé de photographier les événements et que le réalisateur de Valse avec Bachir ? Ari Folman, mentionne dans son film.
-
[8]
Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible, 1986.
1Le documentaire réalisé par Emil Weiss, en 1986 [1], recueille le témoignage de Samuel Fuller sur les images qu’il a prises à la libération du camp de Falkenau avec la 1re division d’infanterie – la fameuse Big Red One – le jour de la capitulation nazie, le 8 mai 1945. Les images, qui se présentent sous la forme d’un document muet en noir et blanc, sont projetées devant le cinéaste lui-même, il les commente plus de quarante ans après les événements. Quelques mois après l’expérience de Falkenau, Samuel Fuller est rentré aux États-Unis pour reprendre son activité de journaliste et d’écrivain. Il n’a pas développé son film. Et ce n’est qu’à l’occasion de sa rencontre avec Emil Weiss qu’il consent à les montrer et surtout à les revoir.
2Samuel Fuller n’accepte de se confronter à nouveau à ses images qu’en réponse à l’invitation de Weiss, le fait ne relève pas de son initiative propre. Sur ses réticences à revoir ses images, il explique : « Je ne pouvais pas voir mon film car il est cette nuit en Tchécoslovaquie, la fin de toute cette guerre, c’est l’Impossible. Pas l’Incroyable, ni l’Horrifiant, mais un mot simple, que tout le monde peut comprendre, un seul mot. La chose importante, c’est que l’Impossible nous choquait, mais pas au sens où l’on utilise le mot “choc”. C’est plus fort que de rendre malade ou d’horrifier. C’est hypnotiser. Et le silence parmi nos soldats était très lourd, quatre ou cinq jours durant, on a gardé le silence. » Il accepte également de retourner sur les lieux de l’événement à Falkenau, en Tchécoslovaquie, devenu en 1948, Sokolov, au risque de voir ressurgir les images traumatiques par des reviviscences ou réminiscences.
3Malgré la distance qui le sépare de l’événement, Fuller reconnaît que ses images demeuraient profondément « imprimées dans sa mémoire ». Il confie ainsi « qu’elles étaient plus fortes sur la plaque sensible de mon regard imaginé que projetées. Ces images et ces cadavres, je les avais gardés en moi. C’est un cauchemar impossible, inoubliable ».
4Si Fuller s’est appliqué à enfouir ses images, et qu’en dépit de cet effort d’enfouissement, elles se soient inscrites profondément dans sa mémoire, il ne paraît pas difficile d’avancer qu’un rapport récurrent entretenu avec ses images à caractère traumatique ait favorisé la fraîcheur mentale qu’il évoque.
5Ce documentaire fait écho aux entretiens accordés par Samuel Fuller à deux journalistes de la revue spécialisée Les Cahiers du cinéma, Noël Simsolo et Jean Carboni, au printemps 1985. Entretiens menés à un rythme particulièrement soutenu puisque le réalisateur américain les recevait et répondait à leurs questions à raison de trois heures par jour, trois fois par semaine et pendant trois mois ! Les interrogations portaient sur les trois grands axes de son expérience – pour ne pas dire de sa vie – à savoir : le journalisme, la guerre et le cinéma. Ce livre-entretien- confession propose une vue d’ensemble de l’œuvre de Fuller alors que le documentaire de Weiss se concentre sur l’expérience matricielle de la libération du camp de Falkenau.
6Cette dernière succédait pourtant à de non moins traumatiques expériences de guerre. En effet, l’expérience guerrière de Samuel Fuller repose sur son engagement dans le Second Conflit mondial, après l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Fuller est alors âgé de 30 ans, ce n’est donc plus un tout jeune soldat. Il s’engage dans le 16e régiment de la 1re division d’infanterie, la fameuse Big Red One, née de la Première Guerre mondiale. Il aurait pu choisir une position beaucoup plus confortable comme journaliste de guerre : à plusieurs reprises, on lui a proposé de se retirer de la Big Red One pour rejoindre la section presse, offres qu’il a déclinées.
7En effet, Samuel Fuller possède une expérience journalistique déjà longue. Né Samuel Rabinovitch à Worcester dans le Massachusetts de parents juifs, immigrés de Russie et de Pologne, il n’a que 11 ans lorsque son père décède. Sa mère déménage alors à New York avec leurs sept enfants. Il commence à vendre des journaux dans les rues de New York avant de couvrir les homicides dès l’âge de 16 ans et demi, pour le New York Evening Graphic.
8Le travail de Fuller comme journaliste lui permet d’apprendre à écrire. L’essentiel pour Samuel Fuller se situe dans la narration d’une histoire, qu’il place au centre de son œuvre : « Je suis un conteur… » affirmait-il dans son entretien avec Weiss. « Tout raconte une histoire, les histoires sont la sève de nos civilisations et sans elles, nous n’aurions plus d’enfance. »
9Dans les années 1930, Fuller décide de prolonger son expérience d’écriture en collaborant à la rédaction de scripts pour des films de série B. Il écrit aussi à côté, signant en 1935 son premier livre Burn, Baby, Burn puis Test Tube Baby, en 1936, pour lequel il part d’un entretien avec Alexis Carrel sur les essais d’insémination artificielle. Succède Make up and Peace, en 1938, qui traite des produits de beauté.
10À l’entrée en guerre des États-Unis, il s’engage alors comme simple fantassin [2]. Au sein du 26e régiment puis des 16e, 3e bataillons, de la 1re division d’infanterie, il combat en Afrique du Nord, en Sicile, en Normandie où il débarque à Omaha Beach, dans les Ardennes, en Allemagne, avant d’atteindre la Tchécoslovaquie. Samuel Fuller offre aux deux journalistes des Cahiers du cinéma son témoignage d’Omaha. Il compte parmi les très rares survivants à avoir dit son expérience du 6 juin 1944 sur cette portion de plage du débarquement. Il le leur livre ainsi : « Je suis arrivé avec la troisième vague. Il y en a une toutes les sept minutes. (…) Il y a plusieurs milliers de morts sur la plage. La Manche était rouge de sang. Des culs, des couilles, des yeux, des têtes, des intestins, des bras, des doigts, des bouches – juste une bouche… Partout ! Un cauchemar ! » Avant de poursuivre, comme pour installer une hiérarchie dans les événements traumatiques qu’il a vécus : « Omaha Beach c’était l’Horreur, mais pas l’Impossible. Falkenau, c’est l’impossible. Nous n’avions jamais eu ce sentiment de l’Impossible lorsque nous nous battions. » [3]
11C’est en Tunisie, en 1943, qu’il demande à sa mère de lui envoyer une caméra afin de faire quelques plans des combats auxquels il participe. Il lui faut attendre un an et demi pour recevoir le précieux colis, il se trouve alors en Allemagne, à Bamberg, une Bell & Howell de 16 mm, dotée d’une manivelle, à avance manuelle [4]. La guerre tire à sa fin. Fuller a pénétré profondément en Europe et se retrouve avec la Big Red One en Tchécoslovaquie, début mai 1945, plus précisément à Falkenau. Le 7 mai, après avoir pris d’assaut le camp, comme il le mime quarante ans après sur les lieux mêmes des combats, refaisant les gestes de l’attaque, les soldats de la Big Red One se trouvèrent confrontés aux derniers survivants du camp, à ce que Fuller qualifie d’Impossible. Le lendemain, le 8 mai, jour de la capitulation de l’Allemagne nazie, il a filmé ses images. Il explique ainsi : « J’ai croisé le capitaine Walker, qui m’a dit : Vous avez toujours la caméra envoyée par votre mère ? J’ai répondu oui. Il m’a dit d’aller la chercher. Je suis revenu avec ma caméra, de la pellicule et je suis entré dans le camp. J’ignorais que j’allais tourner mon premier film. »
12L’expérience de Samuel Fuller à Falkenau s’inscrit dans son expérience de guerre qui commence en soldat, soumis à la violence du feu de l’ennemi, et s’achève en soldat-témoin, par l’image, de la dimension concentrationnaire.
13Premier film de Fuller mais aussi images quasi originelles de la libération des camps de concentration, en tout cas, fondatrice de son cinéma. Le documentaire de Weiss se compose des images tournées en mai 1945, cette « nuit en Tchécoslovaquie ». Ses images sont projetées devant le réalisateur avec des plans qui montrent Fuller de dos visionnant son film qui se déroule sous ses yeux et qu’il accepte d’accompagner de ses commentaires quarante ans plus tard. Il manque ici l’expression du visage de Samuel Fuller dans sa confrontation à ses propres images qui aurait pu donner à voir justement son émotion. On n’entend que sa voix en off qui tout au long du film couvre les images et guide le spectateur dans l’horreur.
14Aux images de Falkenau s’ajoutent des séquences tournées sur place, plus de quarante ans après les événements, dans ce qui reste du camp et de ses alentours. Samuel Fuller, sur les lieux mêmes du camp, refait les mêmes gestes que ceux qui lui ont permis, avec ses compagnons de la fameuse Big Red One, d’investir les camps gardés par des ss et de s’en emparer avant de découvrir « l’impossible ».
La seconde partie du documentaire de Weiss interroge le réalisateur sur la représentation, c’est-à-dire, comme il le précise lui-même, la manière de « présenter une seconde fois » l’événement, cette fois au cinéma.
Fuller a représenté à de nombreuses reprises la guerre, en particulier la guerre de Corée, avec deux réalisations, qui interviennent pendant le conflit même, en 1950 : I Steel Helmet, J’ai vécu l’enfer de Corée, qui souligne toute l’absurdité de la guerre et l’année suivante, en 1951, Fixed Bayonets, Baïonettes au canon. Il impose ainsi sa recette du genre, la guerre auquel son expérience combattante confère toute sa légitimité et toute sa force : un petit groupe, une escouade, avec des personnages identifiés, identifiables, dont on suit l’évolution et où les petites histoires individuelles s’inscrivent dans l’Histoire. Et des dialogues très épurés, non stylisés, sans sophistication car pour Fuller, à la guerre, le combattant est obsédé par une seule chose : « Vivre, vivre, vivre. Rien d’autre. Rien. »
Il nous intéressera ici de voir en quoi l’événement de Falkenau est constitutif de son trauma avant d’envisager la manière dont le réalisateur a représenté ou non, ce qu’il a vu et ce qu’il a montré, de cet événement, au cinéma, en particulier à travers deux de ses œuvres de fiction : Verboten !, traduite bizarrement par Ordres secrets aux espions nazis, et The Big Red One, en français Au-delà de la gloire, sorties respectivement en 1958 et en 1980.
Montrer l’impossible : les images de Samuel Fuller à Falkenau
15Le documentaire s’ouvre sur des images reconstituées par Samuel Fuller dans son film The Big Red One de l’assaut donné au camp de Falkenau par les hommes de la 1re division d’infanterie américaine. On ne trouve pas d’indication chronologique, si ce n’est plus loin dans le commentaire de Fuller qui explique que le papier signé par les Alliés – la capitulation – leur avait interdit de « tous les tuer », il faut entendre ici les habitants de la ville où le camp se situait. Néanmoins, dans un autre entretien avec les journalistes des Cahiers du cinéma, le réalisateur convenait qu’il avait pris des films le lendemain de leur arrivée. L’armée américaine a libéré le camp de Falkenau le 7 mai 1945, Fuller a donc tourné son film le jour même de la capitulation allemande, le 8 mai 1945. « Si on avait découvert ça avant le 8 mai, on aurait descendu tous les salauds responsables. Mais à la guerre, une fois qu’on a signé le bout de papier qui dit que c’est fini, si on tue quelqu’un ça s’appelle un meurtre », the verb is murder. Ce qu’il ne précise pas, c’est que les hommes de la Big Red One ont tué tous les ss qui se trouvaient dans le camp.
16Suit l’intitulé du documentaire et l’intertitre « Samuel Fuller témoigne ». Et ici, le réalisateur témoigne à double titre : d’abord comme soldat-témoin et a posteriori, il fait acte de témoignage par une prise de parole, par laquelle il s’attache à dénoncer le mensonge de la population de la ville de Falkenau qui niait savoir ce qui se passait à quelques mètres de chez eux.
17Après les premières images de représentation, le documentariste Emil Weiss filme Samuel Fuller quarante plus tard, sur les lieux de cet épisode, à Falkenau, devenu Sokolov en 1948, situé à la frontière de la Tchécoslovaquie et de l’Allemagne. On est frappé alors par l’aisance avec laquelle Samuel Fuller parvient à reconnaître les emplacements qui jalonnent le camp, qui pourtant n’ont fait l’objet d’aucune attention particulière – il ne reste du camp que les fondations de quelques bâtiments et la chambre de cadavres – de hautes herbes recouvrent le site, rendant compte de l’absence de sauvegarde du lieu. Retrouvant ses repères, Fuller refait les gestes – courir et jeter les grenades – qui ont été les siens et ceux de ses camarades au moment de la prise du camp, il décrit les positions des sections ss, les miradors… Avant de se placer devant la caméra pour prendre à son tour à témoin le spectateur à propos du « mensonge le plus ridicule qu’il ait jamais entendu » de l’ignorance de la population civile alentour sur l’existence du camp.
18Les prises de vue de Samuel Fuller le 8 mai 1945 donnent à voir de l’état du camp au lendemain de sa libération. Il ne montre donc pas l’instant où les libérateurs affrontent les occupants du camp. Instants qu’il s’est attaché à reconstituer avec minutie dans The Big Red One, et qui constituent un moment clé dans la confrontation avec l’Impossible.
19En 1985, il s’était ouvert à deux journalistes des Cahiers du cinéma qui lui consacraient une biographie, et auxquels il confiait en ces termes : « Ce qu’on voyait, c’étaient des visages avec des yeux noirs comme ceux des rats. Des corps qui ne pèsent rien. Des corps, des corps tout autour ; certains entassés, d’autres jetés épars. (…) Nous sentons que quelque chose attrape notre pied. Les prisonniers n’arrivaient pas à croire qu’ils étaient libres. Ils ne savaient pas ce qui se passait. Ils savaient une chose : leurs gardiens sont morts. Pour eux, cela signifie la liberté. Et il fallait qu’ils voient, de leurs yeux. Personne ne pouvait leur dire : « Ça va ? ». Cela n’aurait rien signifié pour eux.
20Confrontation que Fuller désigne par le mot « choc », qui s’apparente ici à une forme de sidération. Ce n’est qu’après qu’il s’engage dans une démarche « d’attestation » de la vérité de l’événement par la réalisation d’un document filmique. Ici, la confrontation avec les regards des morts- vivants apparaît ainsi décisive dans la constitution du trauma. Rien ne l’avait préparé à l’horreur absolue des camps, personne ne les avait préparés à un tel spectacle. Cette confrontation marquait définitivement la fin de leur innocence. Il explique plus loin : « L’Impossible, c’est quand tout a été porté au grand jour et que chacun de nous devait se boucher le nez. Vous savez ce que “camp de concentration” veut dire ? Cela veut dire : l’odeur ! Pour chacun de nous, c’était cela. On prenait un mouchoir. N’importe quoi. Pour l’attacher autour de notre visage. L’odeur. Épouvantable ! » À la dimension visuelle de l’événement s’attache une dimension olfactive particulièrement importante dans la perception des images traumatiques.
21Le néoréalisateur n’offre pas de plans larges du camp et moins encore de vues aériennes comme pour Auschwitz. Pas plus qu’il n’apporte de précision quant à la nature du camp, camp d’extermination ou camp de concentration.
22On ne dispose que de très peu d’informations sur le camp de Falkenau. En fait, il semble que le camp appartenait aux 93 autres « sous-camps » et « Kommandos » externes du camp de concentration, beaucoup plus important par le nombre de déportés, de Flossenbürg, en Allemagne [5]. Les premières images de Fuller montrent de manière très furtive, deux hommes, recouverts de vêtements civils, qui se tiennent debout derrière des barbelés. Ils ne portent pas de tenues rayées. Et c’est sans doute pourquoi la pellicule du film en noir et blanc ne permet pas toujours de bien distinguer les internés, des civils qui sont entrés dans le camp et même des soldats russes. Ces derniers rejoignent en effet Falkenau le lendemain de la prise du camp, opérant ainsi la jonction avec l’armée américaine.
23L’une des lignes principales du film tourné par Fuller a trait à la tâche imposée aux notables de la ville de Falkenau par le capitaine de la Big Red One, Kimbald R. Richmond, qui les a sélectionnés. Pour les punir, commente Fuller, non seulement d’avoir jeté des gens dans la salle des cadavres comme si c’étaient des ordures, mais aussi parce qu’ils prétendaient ne pas savoir ce qui se passait dans le camp. Fuller dit dans son commentaire : « Il va faire quelque chose qui n’a jamais été fait dans un camp : il les contraint à sortir tous les cadavres et à les habiller avant de leur offrir une sépulture décente. »
24En fait, la présence de civils dans les camps apparaît comme une constante des films tournés par les libérateurs. Ces derniers ont contraint les populations situées à proximité des camps à se rendre dans le camp afin de les confronter aux morts et aussi aux survivants. On peut voir ainsi de longues files se rendant à Ohrdruf, l’un des premiers camps libérés par les soldats américains. Les images montrent aussi les civils obligés d’aider à l’exhumation des cadavres afin d’en assurer la « comptabilité », avant de les réinhumer ou de passer devant les corps squelettiques disposés en tas. Mais ce que les autres documents filmiques ne montrent pas, c’est le rituel funéraire qu’impose à Falkenau le capitaine Richmond.
25En effet, ce dernier après avoir sélectionné une douzaine de notables, il leur a ordonné de sortir les corps des morts dénudés qui se trouvaient dans un baraquement de petite taille, en pierre, et de les habiller avec ce qu’ils apporteraient comme vêtements avant de leur offrir une sépulture plus « digne ». On peut voir les civils de Falkenau pénétrer dans l’enceinte du camp munis de pelles et de pioches et aussi de linge – vêtements, nappes, draps… L’un des premiers plans montre ainsi le corps d’un homme mort, nu, dans un état de maigreur squelettique, porté par deux hommes avant que la caméra ne change de point de vue. En effet, sur le talus adossé au baraquement d’où l’on sortait les morts, s’étaient assis les survivants du camp. La séquence montre ainsi, juchés sur un talus, les survivants du camp, qui dominent la scène, et en bas, les notables sélectionnés par Richmond qui sortent de la salle des cadavres les corps, les habillent avant de les déposer sur un drap.
26Fuller est impressionné par le mouvement spontané des survivants qui se lèvent comme un seul homme. Il refait le mouvement quarante ans plus tard sur le site, « ils se sont levés à la vue du premier cadavre découvert et emporté », et détourne sa caméra du premier cadavre pour se tourner vers les survivants. Il insiste par l’image sur l’état des corps de ces hommes souvent jeunes, en particulier, les premiers corps sortis du baraquement, dominés par la rigidité, la crispation dans la mort, l’expression de la souffrance inscrite sur les visages, la bouche ouverte, l’état des pieds, des membres gonflés par l’œdème… La caméra de Fuller se pose sur les corps comme hypnotisée. Et l’on note les longues phases de silence de Fuller dans son commentaire a posteriori comme si le visionnage prolongeait cet état. « C’était un calvaire pour tout le monde », avoue Fuller dans son commentaire. Comme il le souligne dans le documentaire, pendant tout le temps où les habitants de Falkenau ont rhabillé les morts, il filmait. « J’avais l’avantage, déclare-t-il, d’être occupé à filmer. Les autres étaient condamnés à regarder. »
27Filmer l’a ainsi autorisé à mettre un peu à distance l’événement traumatique, à subir, peut-être de manière moins violente, l’événement, que ceux qui n’étaient que spectateurs. Il convient néanmoins de nuancer le rôle de la caméra comme objet protecteur de l’événement traumatique, en particulier par le sentiment « d’extériorité » que peut éprouver l’opérateur qui se trouve derrière la caméra. En effet, comme l’indiquait Jean Breschand, filmer, c’est aussi « être présent à ce que l’on filme, être sensible à la présence de la personne filmée, être réceptif de façon instinctive, animale à sa respiration » [6]. L’opérateur n’est donc pas seulement un œil derrière la caméra, il est au centre de l’événement, et par là, il est acteur bien plus que spectateur [7].
28L’impact de cette séquence sur les soldats américains dans l’immédiateté de leur confrontation rend compte du silence qui succède à « l’hypnose » : « Notre réaction a été le rejet. Le silence parmi nos soldats était très lourd. Le seul bruit venait des prisonniers vivants. Le silence a duré. Un jour, deux jours, trois jours, quatre jours, cinq jours ! Seulement rompu quand on nous demandait : “Qui va à Berlin ?”, Qui va en Russie ?, « Qui va aux États-Unis ? » Nous attendions tous pour repartir chez nous… » [8].
29Après avoir sorti les corps du baraquement, les avoir rhabillés un à un, les notables de Falkenau ont aligné les corps sur des draps disposés au centre du camp. Dans un long travelling, Fuller revient sur chacun des cadavres alignés ainsi. On en compte 19. Mais rien n’est dit non plus par Fuller de l’exhumation qui s’est produite la veille, sur le nombre de cadavres déjà exhumés ou inhumés, ni sur le nombre de survivants qui jonchent le talus, conviés eux aussi au « spectacle » mortuaire imposé par les Américains. Fuller ne nous renseigne pas non plus quant à l’identité des morts et des survivants. Le mot « juif » n’apparaît pas dans son commentaire. On peut lire cependant dans la transcription de son long entretien avec Simsolo et Carboni : « Ils avaient sorti tous les corps d’un bâtiment en pierre. Des centaines, serrés les uns contre les autres, comme des sardines. On ne savait pas qui ils étaient ni de quel pays ils venaient. » Fuller filme ce qu’il reste du camp, les derniers cadavres, au lendemain de la libération, accumulés dans un espace donné, un petit baraquement, et « réduit » ainsi l’ampleur des crimes.
30Un autre élément que la caméra de Fuller ne peut rendre palpable, mais qu’il décrit en commentant les images, c’est l’inimaginable tension qui régnait dans le camp, et qu’il décrit comme « une poudrière ». Il ajoute : « Si un seul de ces hommes avait rechigné, ça aurait mis le feu aux poudres. » Il faut entendre ici, si un seul des habitants de la ville avait renoncé à sa tâche, les survivants auraient fondu sur lui et n’auraient pas épargné les autres. Dans son commentaire a posteriori, Fuller revient aussi sur un élément qui échappe à sa caméra, à savoir l’odeur : « Ces gens prétendaient ne rien savoir sur le camp, ils en ignoraient tout, ils n’avaient pas remarqué cette puanteur, c’était plus qu’une puanteur, c’était une infection. C’est sans doute le mensonge le plus ridicule que l’on puisse proférer. » Un peu plus loin, lorsqu’il montre des soldats américains qui se protègent le visage avec des mouchoirs, il précise : « L’odeur de chair gangrénée est la raison pour laquelle ils mettent leurs mouchoirs sur le nez. »
31Après le choc visuel, le choc olfactif contribue à inscrire la séquence traumatique dans sa psyché. Le rapport visuel à l’événement traumatique intervient en premier dans la constitution du trauma, vient ensuite l’olfactif, le goût, le toucher … Sur ce dernier élément, notons que les images de Falkenau présentent l’un des seuls cas où les civils ont eu un rapport tactile direct avec les cadavres. Mais ce que ne dit pas Fuller, c’est la manière dont ils sont morts. De malnutrition bien sûr, on le devine à l’état des corps, mais il n’est rien mentionné sur la logique mécanique de l’extermination.
32Fuller rapporte cependant de quelle manière un médecin russe s’est adressé aux hommes sur le talus. Rappelons que les Russes ont investi la Tchécoslovaquie, et la ville de Falkenau, peu de temps après les Américains. Il explique aux survivants, ceux qui parmi eux, vont pouvoir vivre et ceux qui ne pourront pas survivre, en déclinant trois groupes. Samuel Fuller explique : « Il a pris les plus cruelles et les plus nécessaires décisions qu’un médecin militaire ait à prendre et il a eu raison de le faire », ajoute Samuel Fuller. Pour procéder au « triage » des survivants, le médecin russe désigne trois groupes qu’il définit en fonction de l’état des uns et des autres. À certains, il prescrit un traitement antibacillaire avant de les autoriser à partir. Quelques-uns vont mourir. C’est trop bête. Vingt à 30 % de ce groupe-là va mourir de malnutrition. Il y a une petite chance de les sauver. Un autre groupe : « Vous êtes déjà tous morts, nous ne pouvons pas vous toucher. » Un médecin a dit cela ; je l’ai filmé… » Le réalisateur américain ne dit rien quant à la taille du camp ni sur sa « fonction », sur les conditions de vie des prisonniers-internés, les causes de leur mort, le nombre de morts et de survivants, leur nationalité…
33Pour revenir sur le mensonge des habitants de Falkenau, Fuller met en exergue la situation de la ville et sa proximité au camp. En ce sens, il effectue un long travelling depuis la ville jusqu’au camp, en répétant : « Je n’ai pas coupé, j’ai fait un panoramique des maisons jusqu’au camp. C’est un plan, c’est tout près. C’est toujours le même plan. Toujours pas de coupe. » Ce souci de ne pas être suspecté d’avoir « truqué » ses images apparaît récurrent dans le documentaire. Le panoramique filmé représentait pour lui « la forme cinématographique la plus respectueuse de l’événement filmé ».
34Intervient ensuite, la phase du cheminement des corps à travers la ville, jusqu’au cimetière local. Après les avoir habillés, étendus sur des draps, les notables de la ville hissent les corps décharnés dans deux chariots. Ils traversent la ville en poussant ou en tirant les chariots remplis de cadavres, qu’ils doivent montrer à la population locale pour leur présenter la preuve de ce qu’ils prétendaient ignorer, jusqu’au cimetière de la ville, où Richmond a repéré un espace pour les inhumer. Les corps sont ainsi déposés dans une vaste fosse commune, sans cercueils, recouverts d’un seul drap, alignés. Le capitaine Kimbald R. Richmond avait repéré dans la population un jeune Allemand qui portait des bretelles des jeunesses hitlériennes. Il l’a obligé à descendre dans la fosse et à recouvrir les corps, sous la menace : « Il lui a dit que s’il leur marchait dessus, il lui casserait la tête. Sans qu’on traduise, le gamin a compris que c’était une menace. C’est difficile de marcher entre les morts sans leur marcher dessus. » Fuller achève le commentaire de ses images ainsi : « Je n’ai aucun mal à me souvenir de ces visages. C’est un cauchemar impossible, que je n’oublierai jamais. »
Fuller n’appartient pas, comme c’est le cas pour la plupart des équipes d’opérateurs, au milieu cinématographique professionnel qui produisent des films destinés aux actualités ou à des fictions. Les images tournées à Falkenau constituent sa première expérience de réalisation, il s’agit de son premier film. C’est sans doute pour cela qu’on lui reconnaît une certaine « fraîcheur ». En effet, il ne s’embarrasse pas comme les films tournés dans les autres camps qui relèvent souvent de documentaristes ou d’opérateurs expérimentés, de codes de couverture filmique à assurer et à faire figurer à l’image – tels que barbelés, vivants filmés à côté des morts, témoins des atrocités… – ou de considérations techniques. Alors que les images réalisées par les Alliés ont été pour une large part conditionnées par une volonté politique de communiquer sur les crimes nazis.
Comme Samuel Fuller, les opérateurs qui découvrent les camps après les avoir « libérés » rendent compte de leur état, au moment où ils pénètrent ou peu après. Il ne s’agit pas pour eux de montrer le fonctionnement du camp pendant la guerre. Les documents qu’ils réalisent sont des témoignages d’après-coup. Et ils travaillent davantage sur les conséquences des politiques nazies, avec pour objectif d’attester du mécanisme de la concentration et de l’extermination et ainsi de l’ampleur des crimes commis.
Ainsi, un court montage d’images, tourné par le Signal Corps, dirigé par John Ford dans les camps libérés entre le 5 et le 12 avril 1945, à Ohrdruf, à Nordhausen, à Buchenwald et à Hadamar, a ainsi pu être réalisé quasiment en direct. La durée des plans et la taille des cadrages permettant de construire sur le champ un récit inspiré des codes d’écriture du système mis en place à Hollywood avec une alternance de plans larges et de plans rapprochés. Des images accompagnées d’une histoire centrée sur les individus, d’une dramaturgie le plus souvent tendue vers un dénouement teinté d’optimisme. C’est là, l’essentiel des codes mis en place pour ce type de documentaire, que les opérateurs américains se sont efforcés d’intégrer afin d’assurer la couverture filmique de ces événements. En ce sens, le film réalisé à Buchenwald apparaît comme caractéristique de la « méthode » retenue par les Américains. D’une durée de 4 min 33 s, sa dernière séquence comporte une série de trois plans pris successivement et montrant des cadavres entourés de soldats américains : le premier plan montre une pile de cadavres qui domine l’image, le deuxième offre un panoramique de la gauche vers la droite qui place au centre des soldats américains pris de face et dans le troisième plan, les soldats se sont légèrement écartés pour que la caméra puisse se placer entre eux et montrer aux spectateurs ce que les soldats regardent. Par la présence des soldats – de vivants – et une certaine mise en scène, les opérateurs tentent ainsi de renforcer la croyance du spectateur en ce qu’il voit. Le film se pose comme une preuve.
Le film de Fuller est un document « brut » avec un montage qui rend compte d’une intervention minimaliste, voire sans intervention, improvisé, amateur avec des prises de vue spontanées même si l’on note une certaine maîtrise technique – différents mouvements de la caméra –, mais avant tout soucieux d’asseoir une « vérité » respectueuse de l’événement.
Le document filmique que Fuller accepte de montrer plus de quarante après l’événement contient tous les éléments qui lui confèrent sa dimension traumatique, et qui ont sans doute fait « effraction » chez le réalisateur. La confrontation aux morts, aux regards des survivants, à la déshumanisation de leurs corps, l’odeur des cadavres… Dans son commentaire, Fuller souligne l’hypnose de la confrontation, le « choc », le mutisme qui a succédé, l’infection qui domine sa confrontation à l’événement. Ici, sa caméra ne s’érige pas en barrière protectrice. Elle inscrit le réalisateur au cœur de l’action.
Représenter l’Impossible : l’expérience de Falkenau dans l’œuvre cinématographique de Samuel Fuller
35Fuller a réalisé Verboten !, en 1959, bien avant donc The Big Red One, sorti en 1980, et dans lequel il retrace toute son expérience de guerre mais dont le scénario avait été écrit dès le début des années 1950. Un constat s’impose : dans l’un comme dans l’autre film, Fuller n’a pas montré ses images filmées en mai 1945 à Falkenau. Son seul regret, c’est de n’avoir pas vu ses images projetées dans une enceinte judiciaire, en présence des dignitaires nazis. C’est en fait ce qui l’a intéressé de faire dans Verboten !, traduit par Ordres secrets aux espions nazis : mêler l’archive documentaire à la fiction dans la mise en scène d’un dispositif judiciaire de révélation d’une vérité par la preuve cinématographique.
36Dans Verboten !, il confronte des personnages de fiction à des images filmées dans les camps d’extermination. Le film rapporte le travail de « dénazification » d’une petite ville allemande, Rothbach, par un ancien soldat américain qui, ayant épousé une Allemande, s’est installé sur place après la guerre. Mais il se trouve confronté à la recrudescence d’actions d’une organisation secrète nazie qui tente de prolonger la guerre par tous les moyens en déstabilisant les activités des autorités d’occupation. Surtout, il doit faire face à la rébellion du jeune frère de son épouse, âgé de 15 ans, fanatisé par le chef nazillon local. C’est pour convaincre Frantz, ce jeune garçon, le convertir à la démocratie, que l’épouse de l’Américain le confronte aux « preuves des crimes nazis » et qu’elle l’entraîne au tribunal de Nuremberg, dans les sièges réservés au public. Ainsi, à la fin du film, Fuller confronte les visages de Frantz et d’Helga, placés dans un box reconstitué du tribunal international, avec les images tirées du document américain Nazi Concentration Camps, projeté à Nuremberg, pas les siennes ! Si la mise en scène peut paraître grossière, les incessants va-et-vient entre les visages des deux Allemands et les images de 1945 confèrent des effets de terreur, d’angoisse, de honte, de culpabilité particulièrement visibles sur le visage de l’adolescent qui se décompose peu à peu alors que sa sœur hurle « Nous devons regarder ! » C’est ce à quoi invite Fuller dans The Big Red One, « Nous devons regarder, le monde entier doit regarder », comme semble dire le soldat américain qui découvre les fours crématoires du camp de Falkenau.
37Si le soldat Fuller n’a pas filmé la prise du camp par son régiment, il s’y attarde dans son film de fiction. Mais le réalisateur insiste particulièrement dans cet épisode sur les regards : c’est par le regard que s’inscrit l’événement. Ainsi, Fuller fixe les regards des combattants de la Big Red One, de son escouade, dans leur confrontation aux regards exorbités des prisonniers du camp, regards vides, figés qui rencontrent la stupeur, dans ceux des libérateurs. L’un d’eux se retrouve au pied des fours crématoires, dans lesquels il s’introduit pour tuer un soldat allemand qui s’y est réfugié. Il ouvre les portes du premier four, et Fuller recourt au contre-champ, pour bien montrer au spectateur l’expression d’incompréhension qui saisit le visage du soldat américain avant de revenir sur ce qui se trouve à l’intérieur du four, des restes humains à l’état de squelette. Dans le deuxième four, il se retrouve face à l’Allemand dont l’arme s’est enrayée. Le soldat américain tire alors de manière répétitive, laissant aller aussi l’émotion qui l’envahit. Le sergent apparaît derrière lui, et lui donne de nouvelles munitions, en lui disant : « Tu l’as eu ! »
38L’une des séquences les plus émouvantes du film se rapporte à celle où Lee Marvin, sergent qui incarne la mort, faciès émacié, froid, expérimenté, soldat professionnel fatigué par les guerres, éprouvé par celle de 14-18, porte un enfant décharné et tente de le faire manger. Et alors que l’on pense que l’enfant reprend goût à la vie car il a mangé une pomme, il s’éteint sur les épaules du sergent qui ne peut se résoudre à admettre sa mort.
Mais Fuller n’a pas reconstitué l’expérience concentrationnaire, il n’a pas fait de film sur l’extermination ni repris ses images réelles dans ses films de fiction. À Emil Weiss qui lui soumettait l’idée de « reconstituer Falkenau dans un film », Samuel Fuller a répondu : « Je ne pourrais pas faire ça. Comment pouvez-vous faire mieux que les Allemands ? »
Conclusion
39L’expérience de la libération du camp de Falkenau rend compte chez le combattant-témoin-réalisateur du choc visuel et olfactif de sa confrontation à l’événement. Un choc suivi d’un long silence, 4,5 jours, une période de mutisme qui a suivi la confrontation, et ce, en dépit du rôle « d’acteur », et plus seulement de spectateur, qui lui avait été assigné au lendemain de la prise du camp par les soldats de la Big Red One. En dépit du recours à la caméra, le réalisateur a profondément enfoui ses images, à la fois matériellement mais aussi mentalement. Ce qui n’a probablement pas suffit à éviter les confrontations récurrentes par des réminiscences ou des reviviscences dont rend compte Samuel Fuller lorsqu’il avoue l’état de fraîcheur de ses séquences, au moment du visionnage de son film, imposé par le documentariste Emil Weiss. On se rappelle : « Ces images et ces cadavres, je les avais gardés en moi. C’est un cauchemar impossible, inoubliable. » L’exercice toujours très difficile du retour sur les lieux de l’événement traumatique a très certainement réactivé ses images, signifié notamment par la précision de ses gestes, de ses commentaires sur place, et qui suggère un rapport récurrent avec l’événement. C’est l’un des moments « d’effroi » vécus par Fuller dont l’expérience de guerre a accumulé la confrontation à des séquences traumatiques. Mais comme beaucoup de témoins, il a opéré une hiérarchie dans son itinéraire, qu’il énonce ici avec des mots : de l’horreur à l’Impossible. Ainsi, il dit : « Omaha Beach c’était l’Horreur, mais pas l’Impossible. Falkenau, c’est l’impossible. »
40Le non-recours à ses propres images dans son entreprise cinématographique, pour signifier le génocide, témoigne aussi de son rapport douloureux à l’événement et à ses « images ». Et alors qu’il évoque avec Emil Weiss l’utilité pédagogique de montrer des images d’archives en les incluant dans des films de fiction, il ne retient pas ses propres images, préférant intégrer dans Verboten ! les images de Ray Kellog, Nazi Concentration Camp. Un rejet qui participe de son refus de se confronter à nouveau à son film tourné à Falkenau.
41Dans The Big Red One, Fuller revient sur l’épisode de la libération du camp qui s’inscrit dans une expérience déjà longue et éprouvante de la guerre, en particulier sa participation au débarquement en Normandie. De Falkenau, il représente l’un des moments clés de sa confrontation à l’Impossible, celui de la rencontre avec les regards des survivants et les restes humains dans un four crématoire, rien d’autre. Dans son entretien avec Emil Weiss, il dit la difficulté à représenter l’extermination, sans avouer pour autant sa propre impuissance. En même temps, Fuller n’a pas été confronté à l’extermination par les gaz à Falkenau puisque le camp s’apparente davantage à un camp de concentration, mort par le travail, les coups, la malnutrition, les maladies, il ne s’agit pas d’une mort de masse par les gaz. Une distance cognitive existait dans son rapport à cette forme de mise à mort. Une « impuissance » qui révèle peut-être aussi une atteinte à son intimité, celle de la « judaïté » du réalisateur qu’il occulte dans tous les cas.
Notes
-
[1]
Il s’agit ici de son premier travail qui ouvre son itinéraire de documentariste, marqué pour l’essentiel par des sujets portant sur la Shoah. Ce documentaire précède un autre travail d’Emil Weiss tout entier consacré à Fuller intitulé : Tell me Sam, réalisé en 1989 (de 54 et de 75 min selon les versions) qui retrace l’itinéraire du réalisateur américain. Il l’interroge sur ses idées, sur l’écriture, la production, le choix des acteurs et de la musique, et sa conception du cinéma, de l’histoire, de l’homme. Le tournage du film s’est déroulé à travers l’Europe. Nous suivons Samuel Fuller de Paris à Prague, en passant par Nuremberg, Bamberg, Terezin, Bayreuth, Cheb et Sokolov. On retient notamment de son travail documentaire les titres suivants : Sonderkommando Auschwitz-Birkenau (Arte France, 2007, 52 min) ; Kapparot (premier volet avant Tikkoun, MV Production, 2006, 82 min), Tikkoun (bpi, 2009, 1 h41 min) ou encore Le Combat de Serge Klarsfeld (France 2, 1995, 60 min).
-
[2]
Après avoir été dirigé vers le service de communications (Signal Code), Fuller tente d’échapper à quelque chose qu’il ne souhaitait pas faire. Ainsi, à la gare de départ des recrus, il demande à un capitaine s’il peut rejoindre l’infanterie. Ce dernier raye son nom de la liste des Signal Code et dit à Fuller : « Vas-y. » « J’étais si heureux », se souvient Fuller. « Je suis monté dans le train et je me suis senti formidablement bien. »
-
[3]
Jean Narboni, Noël Simsolo, Il était une fois Samuel Fuller, Paris, Éd. Les Cahiers du cinéma, 1986, 346 p.
-
[4]
La firme Bell & Howell avait mis au point en 1927 une caméra portable, la Eyemo, utilisée pour les films d’actualités dans les années 1930 et à laquelle le Signal Corps eut recours pendant le conflit. C’est en partie pour cette raison que Spielberg a filmé les séquences du débarquement avec ce matériel.
-
[5]
Buchenwald (qui comptait 174 sous-camps et Kommandos externes), Dachau (123 sous-camps et Kommandos externes), Auschwitz-Birkenau (51 sous-camps), Majdanek (camp d’extermination, trois sous-camps), voir Martin Gilbert, Atlas de la Shoah. Flossenbürg compte parmi les premiers camps de concentration installés en Allemagne par les nazis. L’emplacement du camp, situé dans ce petit village entouré de forêts et de montagnes, a été choisi par Himmler lui-même, en mai 1938. Il s’agit du 4e camp fondé par les nazis. Les premiers prisonniers arrivent au camp dès cette date. Après l’invasion de la Pologne, le camp de concentration de Dachau, transformé partiellement en centre de formation pour les escadrons ss, a évacué près de 1 000 prisonniers vers Flossenbürg. Devant l’afflux toujours croissant de prisonniers, le camp de Flossenbürg a été soumis à des transformations constantes. Le 5 avril 1940, le premier convoi de prisonniers étrangers pénètre dans le camp. La plupart des prisonniers-internés travaillaient dans des carrières de pierre de granit. La malnutrition, le manque total d’hygiène, l’absence de soins médicaux, la brutalité des gardiens ss constituèrent les principales causes de mortalité du camp ainsi que dans ses « sous-camps ». L’ensemble des camps étaient clôturés par des barbelés électrifiés et des miradors. À Flossenbürg, se trouvaient également des fours crématoires et des chambres d’exécution qui les jouxtaient pour des raisons de commodités. On estime à environ 120 000 le nombre prisonniers – dont une très large majorité d’hommes – qui ont été internés dans le camp de Flossenbürg et ses sous-camps. Près de 80 000 d’entre eux sont morts avant l’arrivée des Alliés, le 23 avril 1945. Ce jour-là, les soldats américains découvrent environ 1 600 détenus malades et affaiblis, principalement dans les baraques de l’hôpital du camp. Entre la date de son établissement, en 1938, et celle de sa libération, en avril 1945, plus de 96 000 prisonniers sont passés par Flossenbürg. Environ 30 000 d’entre eux y ont péri.
-
[6]
Jean Breschand, Le Cinéma français, Paris, adpf, 1993, 49 p.
-
[7]
Voir le cas signalé par la psychiatre israélienne Zahava Solomon sur un soldat israélien pendant la guerre du Liban, chargé de photographier les événements et que le réalisateur de Valse avec Bachir ? Ari Folman, mentionne dans son film.
-
[8]
Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible, 1986.