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Article de revue

Jean Tannery (1878-1939) à l'origine de la guerre économique

Pages 81 à 95

Notes

  • [1]
    Émile Picard, La vie et l’œuvre de Jules Tannery, Paris, Gauthier-Villars, 1926.
  • [2]
    Son fils, Pierre Léon (1880-1922) est professeur de mathématiques à l’Université de Princeton en 1913. En août 1914, il est affecté au cabinet du ministre, avec le grade d’officier interprète, aux côtés de Jean Tannery. À la section de contrôle puis à la section économique, il élabore des méthodes nouvelles de comptabilité des pertes françaises et allemandes. En outre, il joue un rôle déterminant dans les relations franco-américaines pendant la guerre (SHAT : 5 Ye 143 086).
  • [3]
    Fonds privé Tannery.
  • [4]
    Fonds privé Tannery.
  • [5]
    Son oncle, le député Alphonse Baudin, est mort sur les barricades le 3 décembre 1851 à Paris. Il se serait exclamé ainsi avant d’être blessé mortellement : « Vous allez voir citoyens, comme on meurt pour 25 F par jour. »
  • [6]
    Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, t. 2, Éditions de Minuit (6e éd.), 1963.
  • [7]
    Jean Joly (s.d.), Dictionnaire des parlementaires français, t. 1, Paris, PUF, 1960-1962, 817 p.
  • [8]
    Fonds privé Tannery, lettre de Pierre Baudin adressée à Jean Tannery, 19 août 1903.
  • [9]
    Louis Réau (1881-1961), ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé en langue étrangère, est d’abord maître de conférences à l’Université de Nancy puis fondateur et directeur de l’Institut français de Saint-Pétersbourg de 1911 à 1913. Il retrouve Jean Tannery au ministère de la Guerre pendant la guerre, où Réau est affecté à la direction du 5e bureau de l’EMA en décembre 1915 en tant qu’officier interprète. En 1916, Louis Réau est détaché à la mission Viviani et Albert Thomas en Russie puis de juillet 1917 à février 1919, il est à la section d’études de la presse étrangère du 2e bureau de l’EMA où il dirige la section russe (SHAT : 6 Ye 13 425).
  • [10]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jean Tannery à Louis Réau, 4 février 1905.
  • [11]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jean Tannery à Poincaré, 17 août 1928.
  • [12]
    Pierre Baudin, Le budget et le déficit, Paris, E. Cornely, 1910, 248 p. Ce livre sera mis à jour et augmenté par des développements sur le trésor et le contrôle des dépenses en 1914 dans L’argent de la France, Paris, Grasset, 1914, 326 p.
  • [13]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jules à Jean Tannery, 24 septembre 1908.
  • [14]
    Pierre Baudin, Expositions internationales de Buenos Aires, 1910. Rapport du commissaire général du gouvernement de la République, agriculture, hygiène, chemins de fer et moyens de transport terrestres, beaux-arts, arts appliqués, Paris, Imprimerie nationale, 1912, 263 p.
  • [15]
    Jean Tannery, « La situation financière de l’Argentine », Revue des sciences politiques, 3e série, 26e année, IV, juillet 1911, Félix Alcan, août 1911, p. 580-593.
  • [16]
    Pierre Baudin, La dispute française, Paris, E. Fasquelle, 1910, 292 p.
  • [17]
    Pierre Baudin, L’Empire allemand et l’Empereur, Paris, Flammarion, 1911, 413 p.
  • [18]
    Pierre Baudin, L’argent de la France, Paris, Grasset, 1914, 268 p.
  • [19]
    SHAT, 7 N 884, EMA, 2e bureau, section de contrôle puis section économique, note à l’attaché militaire des États-Unis à Paris, 16 avril 1917.
  • [20]
    Pierre Bruneau, Le rôle du haut commandement au point de vue économique de 1914 à 1921, Paris, Berger-Levrault, 1924, 90 p.
  • [21]
    Fonds privé Tannery.
  • [22]
    André Gide, Journal, 1889-1939, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1951, p. 479.
  • [23]
    Fonds privé Tannery.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    SHAT, 7 N 883, note pour le chef de cabinet du 9 janvier 1915.
  • [27]
    Fonds privé Tannery, lettre du brigadier général Cockerill à Jean Tannery, 20 mai 1918.
  • [28]
    SHAT, 7 N 883, rapport au ministre de la Guerre et signé Gallieni, 2 décembre 1915.
  • [29]
    SHAT, 5 Ye 139 965 : dossier de personnel de l’attaché de 2e classe à l’intendance Crozier Joseph.
  • [30]
    Fonds privé Tannery, note de Gérald Nobel, « M. Tannery, sous-chef au 2e bureau de l’EMA, chef de la section économique, conseiller référendaire à la Cour des comptes, chevalier de la Légion d’honneur, le 8 mai 1918 ».
  • [31]
    SHAT, 7 N 883, note de la section de contrôle pour le bureau interallié, 18 novembre 1915.
  • [32]
    Fonds privé Tannery, note de Gérald Nobel, 8 mai 1918.
  • [33]
    Pierre Desgranges, Lieutenant Pierre Desgranges et lieutenant de Belleval. En mission chez l’ennemi, 1915-1918, Paris, A. Rodier Éditeur, 1930, 334 p.
  • [34]
    Raymond Poincaré, Au service de la France, 11 vol., Paris, Plon, 1926-1974, t. 8, p. 74.
  • [35]
    Raymond Poincaré, Au service de la France, op. cit., t. X, p. 164 et 180.
  • [36]
    Fonds privé Tannery.
  • [37]
    Fonds privé Tannery, lettre du brigadier général Cockerill à Jean Tannery, 20 mai 1918.

1Lorsque l’Allemagne déclare la guerre à la France le 3 août 1914, le conflit n’est pas envisagé autrement que dans un affrontement armé, par le feu, de plusieurs nations. Et pourtant, dès les premiers combats et plus encore aux lendemains de la première bataille de la Marne, quelques Français imaginent de nouvelles méthodes de guerre, une nouvelle tactique et une nouvelle stratégie. Parmi eux, un conseiller référendaire de 2e classe à la Cour des comptes, Jean Tannery crée et organise progressivement, au ministère de la Guerre, une machine de guerre redoutable et secrète. Fils d’un mathématicien brillant, sa carrière est jusque-là celle d’un haut fonctionnaire des finances de la IIIe République. Au début de la guerre, sa formation est complète. Affecté au début du mois d’août 1914 au cabinet du ministre puis à l’état-major de l’armée (EMA), Jean Tannery pense, crée et organise un nouveau type de guerre, une lutte totale que le temps de paix n’avait pas prévu : la guerre économique.

JEAN TANNERY : LA FORMATION D’UN HAUT FONCTIONNAIRE

2C’est dans une famille d’enseignants et plus précisément de normaliens que naquit, le 31 décembre 1878, Jean Tannery, fils de Jules et Esther Baillaud. Son père [1], normalien de la promotion 1866-1869, est agrégé de mathématiques et de physique à 21 ans. En 1874, il termine sa thèse et obtient, l’année suivante, un poste de professeur de mathématiques spéciales au lycée Saint-Louis. Vers 1884, il devient sous-directeur des études scientifiques de la rue d’Ulm. Brillant scientifique, il fréquente les salons, notamment celui de Mme de Rayssac, côtoyant ainsi le peintre Fantin-Latour, les poètes Victor de Laprade et Paul de Musset. Le philosophe Émile Boutroux [2] compte parmi ses amis proches. Lorsque éclate l’Affaire Dreyfus, Jules Tannery est un des signataires de la pétition baptisée par Clemenceau le « Manifeste des intellectuels » publié le 14 janvier 1898 par L’Aurore à l’appui du célèbre papier d’Émile Zola J’accuse. La portée de cette démarche est considérable. Première protestation d’intellectuels, sur 104 signataires, 70 sont normaliens. Quarante ans plus tard, le 13 mai 1937, lors de l’inauguration des nouveaux laboratoires de l’École normale supérieure par le président de la République, Albert Lebrun, et le gouvernement de Front populaire, représenté par Léon Blum et Jean Zay, le physicien Jean Perrin (1870-1942) ajoute : « Notre maître Jules Tannery [...] sut nous montrer qu’un savant doit rester, à tous risques, un citoyen. »

3Jean Tannery profite très tôt de ce milieu élitiste que les activités de son père lui offre. Il a un accès privilégié à la bibliothèque de son père, avec des ouvrages artistiques, des classiques de la littérature, des essais scientifiques ou des livres de techniques, ainsi que les nombreux journaux que son père reçoit. La correspondance laissée par ses parents témoigne de cet appétit de lecture et de connaissance. En outre, il côtoie les esprits de son temps. Sur une photographie du corps enseignant de l’École normale supérieure prise vers 1889, il figure assis sur les genoux du célèbre géographe Vidal de La Blache (1845-1918), père de la géographie moderne et scientifique française [3].

4Sa scolarité s’annonce donc sous les meilleurs auspices ; en 1890, il termine 6e au lycée Henri-IV. Orienté vers les disciplines littéraires, il obtient son baccalauréat de lettres à 17 ans et en 1896, il est reçu en khâgne. L’objectif est, à terme, d’intégrer l’École normale supérieure. En attendant, il a la chance, entre autres, de suivre les cours de son professeur de philosophie, Henri Bergson. Pourtant, malgré cet environnement favorable, il semble qu’il se désintéresse assez tôt des études. Il ne réussit pas le concours d’admission à l’École normale supérieure, tout au plus, il est reçu difficilement à la licence de philosophie en juillet 1898. Cependant, celle-ci lui permet de s’inscrire à la faculté de droit. Enfin, il échappe aux obligations militaires, à cause d’une santé très fragile. Il passe devant le conseil de révision qui l’exempte le 24 mars 1899. À cette époque, il paraît très faible, au point de susciter l’inquiétude parmi ses proches.

5En 1900, Jean Tannery doit exercer une activité professionnelle. C’est son père qui appuie sa candidature auprès du ministre des Travaux publics, Pierre Baudin, qui cherche alors un jeune attaché pour son cabinet. Les deux hommes se connaissent, en atteste cette dédicace d’un ouvrage préfacé par Baudin en 1903 : « À Jules Tannery, hommage très cordial et très respectueux de l’introducteur. » [4] Finalement, le 1er décembre 1901, un arrêté nomme Jean Tannery à la fonction d’attaché au cabinet de Pierre Baudin. Personnage assez méconnu de la IIIe République, Pierre Baudin n’en demeure pas moins particulièrement intéressant. Originaire de l’Ain et issu d’une famille engagée depuis longtemps en politique [5], il est magistrat de Paris au terme d’études de droit très brillantes. Sa carrière politique débute véritablement lorsqu’il est élu en mai 1890 au conseil municipal de Paris. Dès ses débuts, il est chargé des questions financières, puis durant trois ans, il est rapporteur du budget de la ville. Assez rapidement, il gravit les échelons du conseil municipal et en devient successivement vice-président, puis président en 1895 et 1896.

6Homme de conviction et homme du monde, Baudin sait se placer. Farouche partisan de l’autonomie municipale, il en vient à bousculer le protocole lors de l’inauguration de la rue Réaumur par le président de la République en février 1897 [6]. Il prend le pas sur le préfet de police et le préfet de la Seine et, par ce geste, affirme la prééminence des élus du suffrage universel sur les représentants de l’Administration [7]. En octobre 1896, il reçoit le tsar et l’impératrice de Russie à l’Hôtel de Ville, plaçant de cette manière le premier magistrat de Paris au niveau international.

7En 1898, Baudin est élu à la Chambre des députés comme représentant de la 1re circonscription du XIe arrondissement. Progressivement, il parvient à occuper des fonctions parlementaires essentielles qui le mènent au poste convoité de ministre. Ainsi, en 1899, il est membre des commissions du travail et du budget et de la presse, rapporteur du budget de la justice et du projet relatif aux conditions de travail dans les marchés des travaux publics. Le 22 juin 1899, nommé président du conseil, Waldeck-Rousseau lui confie le ministère des Travaux publics, qu’il garde jusqu’au 4 juillet 1902. Dans ce ministère, le travail de Jean Tannery consiste à élaborer des fiches et à documenter les dossiers du ministre. Auteur prolixe, Baudin publie de nombreux articles et ouvrages dont son jeune collaborateur doit lire les épreuves et les corriger. Il lui faut donc impérativement dominer tous les sujets qui intéressent le ministre et notamment l’économie, les finances et les affaires sociales car le politicien s’en est fait une spécialité. Quant à son ministère, il se caractérise par l’élaboration d’un programme complet de grands travaux destinés, après le plan Freycinet, à doter la France d’infrastructures fluviales et maritimes modernes. Mais le manque de moyens financiers ne permet qu’une exécution partielle.

8Après la chute du ministère Waldeck-Rousseau en juin 1904, Pierre Baudin, qui n’est plus député de Paris mais qui représente sa région natale, l’Ain, à la Chambre depuis 1900, conserve auprès de lui Jean Tannery, qui est maintenant attaché parlementaire. Le député écrit toujours autant. Il s’active, notamment sur un recueil d’articles traitant du commerce international et des transports, auxquels s’ajoutent quatre ouvrages de 1903 à 1906. Les relations entre les deux hommes sont cordiales, le jeune protégé apprend beaucoup du politicien. Pierre Baudin écrit le 19 août 1903 à Jean Tannery, en vacances : « Réparez les fatigues que je vous ai imposées durant l’année écoulée. Laissez-vous vivre sans penser, ne regrettez rien des mondanités effacées et ne prenez rien à cœur des choses de la politique auxquelles vous vous initiez près de moi. » [8]

9Au cours de cette période, Baudin est élu membre de la commission des assurances, de la prévoyance sociale et de la commission du budget. Il présente de nombreux rapports sur des sujets très variés (infrastructures, participation française aux expositions étrangères). De 1905 à 1906, Baudin devient rapporteur général de la commission du budget à la Chambre des députés. Dans l’ombre, Jean Tannery alimente Baudin en informations et en notes. Il s’épanouit dans son travail, bien loin de ses études de droit et de sa « jeunesse » à l’École normale supérieure. Il écrit dans une lettre à Louis Réau [9], le 4 février 1905 : « Mon cher Louis, Mes occupations ! Elles deviennent une montagne. Prendre le budget en son milieu, le pénétrer, se l’assimiler, c’est une effroyable chose [...] Mais il est vrai, comme me dit parfois Baudin que je me trouve comme un poisson dans l’eau. » [10]

10La puissance de travail de Jean Tannery est récompensée, il est reconnu et sa valeur est appréciée. Baudin, rapporteur général du budget, est maintenant un homme très influent. Le 31 août 1906, Jean Tannery est nommé chef adjoint du secrétariat du parquet de la Cour des comptes. Il semble que ce soit Poincaré, ministre des Finances, qui soit à l’origine de cet arrêté du premier président de la Cour des comptes. En effet, alors qu’il est directeur général de la Caisse des dépôts et consignations depuis 1925, Jean Tannery écrit une lettre à Poincaré le 17 août 1928 pour le remercier de l’avoir nommé commandeur de la Légion d’honneur. Il lui rappelle à cette occasion ses débuts : « C’est à vous que je dois les débuts de ma carrière financière en 1906. Je suis heureux après vingt-deux ans de vous devoir cette promotion. » [11]

11Les relations qu’entretient Jean Tannery avec Pierre Baudin sont de plus en plus basées sur l’amitié et la confiance et cela malgré les responsabilités et le travail considérable qui en découle. Il sert toujours le politicien, en collaborant aux articles et aux publications diverses, notamment l’ouvrage de Baudin, Le budget et le déficit paru en 1910 [12]. Depuis 1906, Baudin a été réélu aux élections générales. De plus, il fait maintenant partie des commissions des travaux publics, de la marine et du budget. Dans ses travaux, il associe toujours son collaborateur, qui doit ainsi se frotter à de nouveaux domaines. Par exemple, dans les discussions du projet concernant les cadres et effectifs de l’armée en 1908, Baudin insiste sur l’urgente nécessité de créer de nouveaux régiments d’artillerie et d’exercer un contrôle efficace sur les dépenses militaires. Après dix années passées à travailler avec Baudin, il a abordé des sujets variés, qui concernent évidemment l’économie et les finances, mais aussi les affaires sociales, les infrastructures, la marine et l’armée. Il lui manque une expérience internationale. Baudin la lui offre lorsqu’il est nommé rapporteur du budget des Affaires étrangères.

12Cette expérience internationale est nécessaire et Baudin s’est démené pour que son collaborateur en acquiert une. Il l’appuie d’abord pour seconder le premier président de la Cour des comptes, Laurent, qui est chargé de réorganiser les finances Turques [13]. Baudin lui écrit le 3 octobre 1908 de l’hôtel Royal Danieli à Venise : « Mon cher ami [...] Oui, je pense que cette petite expédition chez les turcs ne vous ferait que du bien, que, quoi qu’il arrive, vous retrouveriez à votre retour une situation bien supérieure à celle que vous pourrez acquérir dans le même temps ici. Si donc vous le pensez comme moi, dites-le et j’écris à Laurent... » Mais la mauvaise situation intérieure de l’Empire ottoman ne donne à ce projet aucune suite favorable.

13Le sénateur Baudin s’emploie alors à lui trouver une nouvelle mission afin de relancer sa déjà brillante carrière. Au printemps 1910, la République argentine organise une série d’expositions internationales à l’occasion du centenaire de sa fondation. Depuis 1909, la chambre de commerce française de Buenos Aires prépare la participation française, mais le gouvernement français tarde à accepter l’invitation et donc aucun commissaire général n’a été désigné. Baudin saisit l’occasion et fait en sorte de propulser Jean Tannery, qui est nommé le 10 janvier 1910, quatre mois avant l’ouverture de l’exposition. Toutefois, à la fin du mois de février, Jean Tannery a réglé l’essentiel : le choix des locaux et des terrains à Buenos Aires, l’organisation des différentes sections et le bouclage du budget. En même temps, il exerce toujours ses fonctions au parquet de la Cour des comptes. Le 14 mars, le ministre du Commerce et de l’Industrie le nomme « secrétaire général du commissariat général du gouvernement français aux expositions internationales de Buenos Aires ». Il parvient à rattraper le retard et fin mars tout est prêt à Paris. Les adhésions des chefs d’entreprises et des industriels, des chambres de commerce, etc. sont recueillies et les plans d’installation sont organisés tout en traitant toujours les affaires du sénateur Baudin, déjà en Argentine.

14Ce que l’on sait actuellement de cette exposition provient du rapport du commissaire du gouvernement de la République [14]. Jean Tannery rejoint Baudin en mai. Son travail n’est pas pour autant terminé, puisqu’il doit récupérer les 2 604 colis pesant 832 653 kg et représentant un volume de 3 068 m3. Ces éléments constitutifs de l’exposition arrivent de France grâce à près de 80 vapeurs, steamers et autres cargos. Lorsqu’il réceptionne ces matériels, il fait en sorte de les acheminer sur les lieux de l’exposition et veille à la construction des différents pavillons français, telle que la copie en bois de Bagatelle. Finalement, tout est prêt pour le jour de l’inauguration, le 24 juillet 1910. L’exposition est un réel succès, car la présence française est appréciée. « Dans le fond [de Bagatelle], un grand salon d’honneur garni de meubles de nos collections nationales et décoré de deux des plus belles tapisseries de Gobelins [...] a donné l’occasion aux visiteurs d’admirer quelques échantillons de l’art anciens français. » Au total, on y retrouve une section de l’agriculture, de l’élevage, des matériels et des produits, une section des transports, locomotives, voitures automobiles, aéroplanes et matériel, une section de l’hygiène et une section des beaux-arts. De manière générale, les expositions ont une grande importance car elles servent au commerce international et sont la vitrine d’un pays et le lieu de diffusion des progrès scientifiques, techniques et sociaux. Pour les organisateurs français, la réussite de la participation française entraîne une certaine reconnaissance et des promotions.

15À son retour en France à la fin de l’année 1910, Jean Tannery est nommé chef du secrétariat du parquet de la Cour des comptes. En 1911, il est fait chevalier de la Légion d’honneur : il a 32 ans. Ses nouvelles fonctions lui donnent un regain d’activités. Il voit toujours Baudin avec lequel il partage les idées modérées, notamment en ce qui concerne les questions sociales. Il publie un article dans la Revue des sciences politiques en juillet 1911 [15]. Parallèlement Baudin édite La dispute française [16], où il montre son évolution vers le centre se mettant de cette manière en opposition à Caillaux et à Clemenceau. Ce goût de la polémique coûte cher à Baudin car il ne reçoit pas de portefeuille ministériel. Quant à Jean Tannery, il demeure prudent et reste loin de toutes ces querelles politiciennes.

16En décembre 1911, Baudin est membre de la commission du Sénat, dont le président est Poincaré et qui est chargée d’examiner le traité signé le 4 novembre 1911 mettant un terme à la crise marocaine d’Agadir. Lorsque Poincaré est nommé président du Conseil en janvier 1912, Baudin le remplace. C’est à cette époque que Baudin publie L’Empire allemand et l’Empereur [17] où en plus d’analyser l’armée allemande, il y montre notamment les méthodes d’expansion économique du Reich. Jean Tannery collabore avec Baudin à la rédaction du rapport de la commission qui permet l’approbation des traités par la Chambre, malgré l’opposition de Clemenceau. Mais depuis l’arrivée de Poincaré au pouvoir, le sénateur Baudin est toujours très influent et il recommande son collaborateur au ministre des Finances Klotz pour un siège de conseiller référendaire de 2e classe à la Cour des comptes et prend finalement ses fonctions lors de l’audience solennelle de la Cour des comptes le 7 juin 1912.

17Lorsque Poincaré est élu président de la République en janvier 1913, il charge Briand de former un gouvernement et Baudin est nommé ministre de la Marine et par là même, Jean Tannery devient chef adjoint du cabinet du ministre de la Marine. Deux mois plus tard, le gouvernement Briand est renversé et remplacé par Barthou, qui maintient Baudin à son poste jusqu’à sa chute en décembre 1913. Depuis le mois de novembre, Baudin signe de nouveau une série d’articles dans la revue Renaissance qui viennent en parallèle de son livre L’argent de la France [18]. Au total, 15 articles sont publiés jusqu’en juillet 1914 sur la modernisation du budget et la proposition d’une nouvelle politique fiscale. Jean Tannery collabore activement à ces travaux, il semble même qu’il rédige l’article publié le 27 décembre 1913, « L’emprunt ou la faillite ».

18Lorsque la guerre éclate en août 1914, Jean Tannery a acquis de grandes connaissances dans les domaines économiques et financiers. Grâce à son travail et aux appuis de Baudin, il est parvenu à se hisser dans les hautes sphères du pouvoir. Ses capacités et ses compétences sont reconnues, ses savoirs et ses connaissances vont donc être mis à contribution dès le début de la guerre.

JEAN TANNERY : LE « GÉNÉRAL » DE LA GUERRE ÉCONOMIQUE

19Après la bataille de la Marne, les Français prennent conscience que la guerre ne va pas être courte et que la victoire ne sera pas seulement acquise sur le champ de bataille. Le 16 avril 1917, dans une note concernant l’organisation des services militaires de renseignements et d’étude pour le blocus des Empires du centre, à l’attaché militaire des États-Unis à Paris, les autorités françaises constatent que « au lendemain de la bataille de la Marne, le haut commandement, en présence de la forme nouvelle que prenait la guerre, a compris que celle-ci serait longue et qu’il ne suffirait pas de combattre l’ennemi sur le seul champ des opérations militaires mais qu’il importait de l’atteindre dans ses forces vives » [19]. Initiée au Grand Quartier général (GQG) par le capitaine François Marsal, la lutte économique s’organise très rapidement au ministère de la Guerre [20], car dans le cadre de la guerre économique, la force n’est pas l’élément essentiel : elle n’est plus qu’un outil à sa disposition.

20Ainsi, Jean Tannery est affecté au ministère de la Guerre, dans un premier temps au cabinet du ministre puis à l’EMA, et cela en raison de ses connaissances des problèmes économiques et des relations économiques internationales. On sait très peu de choses sur ses premières activités au ministère, car sur ce sujet, les témoignages sont discordants. D’une part, il semble qu’il soit dans le ministère Messimy le 2 août 1914 où il est employé à la « cellule » organisation et exploitation de la censure [21]. D’autre part, André Gide relate dans son Journal sa rencontre avec Jean Tannery : « Le 28 [août], déjeuner chez Arthur Fontaine avec Copeau et Tannery. J’amène Joseph Retinger [...] Tannery est auprès de Delcassé, chargé d’intercepter les Marconi d’Allemagne aux peuples neutres, qui passent par la France ; il dit : “J’ai pu ainsi former des dossiers très importants. Il semble que jusqu’à présent l’Allemagne ne se soit pas méfiée ; elle a continué à correspondre ; ou du moins, à croire qu’elle correspondait. J’ai une chemise pour l’Espagne, une pour le Portugal... j’en ai même une pour la France. Et c’est ce qui a permis de pincer un certain nombre d’espions à coup sûr”. » [22]

21En fait, il semble qu’il soit dès le début de la guerre au cabinet du ministre, d’abord dans le ministère Messimy, où il participe aux côtés du capitaine Ladoux à la mise sur pied du contrôle télégraphique. Gérald Nobel, ami de Poincaré, écrit dans une note du 8 mai 1918 à Clemenceau : « Placé dans son service actuel [la Section économique] dès le début de la mobilisation, M. Tannery a été mis à la tête de ce service depuis plus de trois ans. » [23] L’attaché au cabinet du ministre Nobel ajoute que : « Avec la seule arme du contrôle télégraphique, dont il avait la direction dans le cabinet du ministre Millerand depuis le commencement des hostilités » [24], il a mené la guerre contre l’Allemagne sur le terrain économique. En septembre 1914, il est avec le ministre de la Guerre, Millerand, à Bordeaux. Ce dernier écrit le 7 juillet 1939, à l’annonce du décès de Jean Tannery par la presse, à la veuve du défunt : « Madame, je reçois avec une douloureuse stupéfaction la nouvelle de la mort de votre cher mari. La ferme et tranquille assurance avec laquelle en septembre 1914, à Bordeaux, Tannery s’acquittait de sa tâche délicate, uniquement préoccupé de bien servir, me l’avait fait apprécier à sa juste valeur. » [25] Depuis le début de la guerre, le service que dirige Jean Tannery a pour origine la constitution au bureau de la presse d’une section de contrôle des télégrammes, qui sert d’organe de liaison, pour les télégrammes de presse entre la commission de contrôle des télégrammes de Paris et le bureau de la presse installé au cabinet du ministre. Mais progressivement le rôle de la section de contrôle s’est modifié. Par exemple, un service de renseignements sur le commerce de la contrebande y a été organisé, ce genre de création donne de nouvelles orientations à la section de contrôle.

22En effet, en dépit des difficultés, ce n’est qu’en janvier 1915 que les premiers organismes français chargés de mener la guerre économique sont mis en place officiellement. Dans une note pour le chef du cabinet, Jean Tannery écrit : « Le service que je dirige au cabinet du ministre de la Guerre n’est prévu par aucune disposition réglementaire. » [26] Le 10 janvier 1915, la section de contrôle télégraphique (SCT) est créée au cabinet du ministre. Dirigée par Jean Tannery, la section de contrôle télégraphique est séparée du bureau de la presse et est rattachée directement au cabinet du ministre. Elle est chargée de centraliser les renseignements recueillis par les commissions de contrôle postal, de coordonner les travaux de ces commissions et d’en préparer l’utilisation. Ces renseignements se rapportent au ravitaillement, au commerce, aux finances, à l’industrie et à la situation matérielle des belligérants. La SCT, par l’interception de télégrammes, le contrôle postal ou le renseignement d’agent, élabore des notes et opuscules très documentés et précis avec des graphiques et des tableaux de chiffres à l’appui, destinés au ministre de la Guerre. Le panel des sujets abordés concernent tout autant le ravitaillement de l’Allemagne ou son change extérieur pendant l’année 1915.

23Bien qu’il n’ait pas laissé de souvenirs par la suite sur ses activités et malgré une certaine opacité des archives de la guerre sur le rôle qu’il a tenu, il semble bien que le chef de la SCT ait eu une action déterminante dans la mise en place des organismes de guerre économique et des services de renseignements au ministère de la Guerre. En ce sens, l’année 1915 est un tournant, puisqu’elle correspond à la mise en place des structures qui permettent la centralisation des renseignements, la coordination de l’action alliée et enfin la mise en place du plan de guerre économique. Dans ces évolutions, Jean Tannery en est soit un collaborateur, soit un initiateur mais il apparaît plus comme étant l’artisan de ces réorganisations. C’est ainsi, qu’il a pensé la mise en place d’un organisme commun aux Alliés permettant de lutter efficacement contre les Empires du centre. D’abord, il constate que les Anglais s’emparent les unes après les autres des routes commerciales allemandes. Pour le chef de la SCT, il faut éviter d’affronter les Britanniques, après la guerre, et donc collaborer avec eux ; selon lui, cette solution est la moins préjudiciable aux intérêts français. Très proche du ministre de la Guerre Millerand et ayant de nombreux contacts outre-Manche, il fait pression pour que celui-ci provoque un rapprochement avec les Britanniques, condition de la mise en place de cette collaboration en matière de renseignements. Ainsi, au cours du premier semestre de l’année 1915, le ministre de la Guerre insiste auprès des Britanniques, via le ministre des Affaires étrangères, afin d’organiser un organe central d’entente, chargé de recueillir les renseignements relatifs à la lutte économique et à préparer les mesures à recommander aux gouvernements alliés.

24Bien que les Britanniques soient réticents devant ce projet, Millerand parvient à provoquer à la fin du mois d’août 1915, la réunion d’une conférence des délégués des états-majors alliés, qui réunis sous la présidence du colonel Valantin, adjoint au chef d’état-major général, doit décider de la création d’un organe de centralisation des renseignements, tant en ce qui concerne le contre-espionnage que le ravitaillement ennemi. Toutes les autorités des services de renseignements alliés se retrouvent le 10 septembre 1915, jour de l’ouverture des discussions, à Paris. Aux côtés de Jean Tannery siègent le brigadier général Cockerill, Director of special intelligence of War office, le major Seligmann du GQG belge, le lieutenant-colonel Zopff, chef du service de renseignements du GQG français, le capitaine Ladoux, chef de la section de centralisation des renseignements à l’EMA, le colonel Poggi, chef du bureau des renseignements au GQG italien et le colonel d’Osnobichine, attaché militaire adjoint de Russie en France. Les conséquences des débats sont la mise en place d’un organe interallié où sont centralisés, sous forme d’archives communes, les renseignements. Il est décidé que ces archives doivent être alimentées par les Alliés et accessibles aux Alliés : le bureau interallié est né.

25L’action déterminante de Jean Tannery est attestée dans une lettre du brigadier général Cockerill qui lui adresse le 20 mai 1918 : « Pendant près de quatre ans, j’ai eu le privilège d’être associé de près et même intimement à des travaux auxquels vous avez consacré vos forces et votre énergie et je sais peut-être mieux qu’aucun autre Britannique la somme que la cause alliée doit à votre initiative et à votre claire vision de toutes les mesures qui ont été prises contre l’ennemi, aussi bien contre ses ressources matérielles que contre son activité industrielle. Parmi les premières initiatives fut la création du BCI [Bureau central interallié]. Ce fut sans aucun doute la première organisation mise en place pour obtenir l’unité d’action parmi les Alliés et quoique l’idée en ait été longue à se répandre, tous les conseils interalliés qui ont été créés depuis y ont trouvé leur origine. » [27]

26Comme d’autres organismes créés pendant l’année 1915, tels que la section de centralisation des renseignements en mai, le bureau interallié est intégré dans le 2e bureau de l’EMA le 20 septembre. Bien qu’ils donnent tous de bons résultats, leur manque de coordination réduit leur capacité. C’est l’objet d’un rapport adressé au ministre le 2 décembre 1915 [28] : « Il a été reconnu que ce résultat serait encore meilleur si la coordination de leurs efforts était mieux assurée et si au lieu d’agir isolément et parfois dans un sens divergent, ils se trouvaient sous une direction et une impulsion unique. » Le même jour, le 5e bureau de l’EMA est créé et est baptisé « Informations et propagande » : « Le ministre a décidé la création à l’état-major de l’armée d’un 5e bureau chargé de centraliser les services ressortissants : à la section de contrôle (précédemment rattachée au cabinet du ministre), à la section de renseignements, à la section de centralisation de renseignements et au bureau interallié. » Gallieni appose son cachet et sa signature : « APPROUVÉ : LE MINISTRE DE LA GUERRE, Signé : GALLIENI, 2 DÉC. 1915 ». Ce 5e bureau est composé d’une section du service de renseignements, d’une section de centralisation des renseignements, d’un service de propagande aérienne, d’une section de contrôle postal, télégraphique et de la contrebande de guerre et du bureau interallié.

27Jean Tannery peut maintenant stabiliser et développer son service de contrôle postal et télégraphique. Il a à sa disposition une partie des informations qui lui permettent de mener avec plus d’efficacité la guerre sur le terrain économique. Avec les renseignements provenant de la section de renseignements, de la section de centralisation des renseignements, du contrôle postal et de l’étude la presse étrangère, les officiers et personnels civils se la section sont capables d’élaborer des notes plus étoffées. Les moyens d’action sont plus performants, ils permettent d’interdire l’entrée en Allemagne, via les neutres, de produits susceptibles d’alimenter son industrie de guerre. C’est ainsi que certains personnages emblématiques de l’espionnage français travaillent au service du chef de la section de contrôle. Joseph Crozier est l’un d’eux. En janvier 1915, il remplit une première mission à Barcelone à la demande du ministère de la Guerre. À la fin du mois de mars 1915, il est envoyé aux Pays-Bas pour le 2e bureau afin de surveiller le blocus économique de l’Allemagne. Les renseignements économiques et politiques qu’il fournit sur la situation des Empires centraux sont reconnus par le 2e bureau de l’EMA. Le ministère de la Guerre signale « l’intérêt et l’importance des résultats acquis » [29].

28La section de contrôle obtient très rapidement de bons résultats et les travaux de son chef ont un impact considérable dans de nombreux domaines, notamment dans la constitution de la loi du commerce avec l’ennemi en 1915, dans l’établissement des listes noires, dans la création du contrôle financier, dans la création du ministère du blocus et dans la mise en place des restrictions et des contingentements. Selon Gérald Nobel, il a été « l’initiateur du plan de destruction des centres industriels ennemis, et il a été constamment en relations avec le GQG à ce sujet. C’est de lui que sont partis les renseignements et les plans nécessaires à ce genre d’offensive » [30] et à l’origine de l’entente avec les Alliés sur le blocus.

29Grâce aux réformes provoquées au ministère de la Guerre et au gouvernement, ce modèle de guerre économique imaginé est exporté dans les pays alliés. Avec l’organisation du bureau interallié, « c’est une préparation utile à la communauté de vues entre les gouvernements » [31], le War Office et le ministère de la Guerre notamment. C’est en outre, un lien étroit entre les différentes « sections de contrôle » : la section de contrôle du 5e bureau de l’EMA, le War trade intelligence Department britannique et l’Ufficio di Raccolta e contrellon di notizio economische, créée fin juillet 1916 au ministère de la Guerre italien, à l’image de la section de contrôle française.

30Toutefois, en dépit de ces évidentes réussites, Jean Tannery doit faire face à de nombreuses difficultés, notamment dans les relations interministérielles. Gérald Nobel écrit dans la note citée précédemment que « la campagne qu’il menait auprès des différentes administrations, notamment au ministère du Commerce et au ministère des Affaires étrangères, où l’on n’était pas disposé à accepter les vues qui ont prédominé par la suite » [32]. Les difficultés se posent donc avec le ministère des Affaires étrangères, notamment en ce qui concerne les faux renseignements transmis par l’ambassade de Hollande au sujet du commerce allemand. Joseph Crozier parle même d’une certaine « animosité » entre les deux ministères [33]. Du reste, Poincaré signale dans ses mémoires les efforts faits par Jean Tannery pour résoudre ces conflits au niveau gouvernemental et centraliser la conduite de la guerre économique : « 11 février 1916 : Jean Tannery, attaché au ministère de la Guerre, me dit que son service est en conflit perpétuel avec les Affaires étrangères sur la conduite de la guerre économique. Il voudrait qu’un organe de centralisation soit créé sous la présidence d’un ministre tel que Freycinet. » [34] Pourtant l’idée ne fait pas son chemin et la phase terminale de l’organisation de la guerre économique au sein de l’EMA et le développement de sa stratégie prend tout sens lorsque la section économique du 2e bureau de l’EMA est créée.

31Le 9 février 1917, par décision du ministre, les 2e et 5e bureaux de l’EMA sont réunis en un seul : le 2e bureau de l’EMA. Celui-ci est constitué de sept sections : la section des renseignements militaires, la section des renseignements généraux, la section économique, la section des renseignements, la section de centralisation des renseignements, la section interalliée et la section administrative. En plus d’être le chef de la section économique, Jean Tannery est sous-chef du 2e bureau, dirigé par le lieutenant-colonel Goubet. Enfin, depuis le début de l’année 1917, il est délégué auprès du ministère de la Guerre au comité du blocus. L’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917 permet d’étoffer l’organisation de la guerre économique : accentuer le blocus et étrangler financièrement l’Allemagne.

32Pour suivre les effets du blocus dans les pays ennemis et participer directement à la guerre économique, la section économique contribue à l’élaboration des mesures de restriction, par la recherche des informations nécessaires pour reconnaître les courants de ravitaillement allemands et par l’étude des dispositions à prendre pour arrêter ce ravitaillement. De plus, en suivant l’organisation et le développement des industries de guerre allemande, elle prépare les plans de destructions des centres industriels les plus importants par les bombardements aériens, les actions des agents sur place ou l’action des armées.

33Pour répondre à cette conception générale, Jean Tannery organise sa section suivant deux directions. D’une part, il souhaite faire affluer le plus de renseignements possibles en créant et en adoptant les sources d’informations nécessaires. Ensuite et d’autre part, il fait préparer la synthèse des renseignements, qui a pour objectifs l’étude des mesures à prendre pour arrêter le ravitaillement de l’ennemi par l’extérieur et élaborer les plans de destruction des centres industriels de guerre allemands.

34Les sources de renseignements sont multiples. Le contrôle postal et télégraphique est le premier fournisseur. Ces renseignements sont produits par la section économique qui les transmet, si besoin est, aux services intéressés. Les radiotélégrammes échangés entre l’Allemagne et les États-Unis, l’Autriche, l’Allemagne et l’Espagne sont communiqués à la section économique par la section du chiffre du cabinet du ministre. La section de renseignements du 2e bureau de l’EMA, les attachés militaires, l’étude de la presse étrangère, la sûreté générale et la préfecture de police, l’inspection générale des prisonniers de guerre, le GQG, les banques, les ministères (Affaires étrangères, Marine, Finances, Commerce et Armement) et la section interalliée du 2e bureau de l’EMA contribuent grandement à alimenter la « machine Tannery ».

35Les renseignements sont centralisés au secrétariat de la section, puis ils sont traités par le service de synthèse. Cette mission de synthétisation des renseignements est répartie entre quatre services. Le premier, les notices générales économiques étudient les mesures à prendre pour restreindre les approvisionnements et le commerce des Empires centraux via les neutres. Le second, appelé service technique, suit l’organisation et le développement des industries de guerre allemandes et prépare leur destruction. Quant au service financier, il recherche et travaille sur les mesures à préconiser afin d’empêcher les relations financières de l’Allemagne avec l’extérieur. Appelé aussi le blocus financier, de manière générale ce service suit les finances allemandes et observe les effets du blocus. Enfin, la section économique établit et met à jour les listes noires.

36Les conséquences et les résultats de cette organisation de la guerre économique en France sont redoutables en Allemagne. Les notes de la section économique du 2e bureau prouvent que l’Allemagne connaît de gros problèmes pour ses productions de guerre et que sa situation alimentaire et sanitaire est catastrophique. L’effondrement russe fait craindre un moment une annihilation des efforts fournis, mais le blocus est efficace et en 1918, l’Allemagne est exsangue. Si la machine de guerre mise en place, en partie, et dirigée par Jean Tannery est performante, il n’a pas l’occasion de profiter de son succès.

37Au milieu de l’année 1917, et après les offensives malheureuses du chemin des Dames, le gouvernement est fragilisé par les tentations pacifiques de certains dirigeants. Le 16 novembre 1917, Georges Clemenceau est nommé président du Conseil et ministre de la Guerre. Il s’installe rue Saint-Dominique. Il montre d’emblée sa volonté de continuer la guerre. La conduite de la guerre économique est épargnée dans un premier temps par ces tourmentes politiques. Jean Tannery s’est maintenu depuis 1914 à l’EMA et a obtenu des résultats non négligeables, mais il travaille sans appuis politiques ; Baudin est décédé en août 1917. Le 6 mai 1918, le chef de la section économique du 2e bureau de l’EMA est envoyé en permission pour trente jours. Cette première permission sonne comme un limogeage et Poincaré écrit à Clemenceau pour avoir des éclaircissements sur cette affaire. Dans ses mémoires [35], le président de la République rapporte une discussion avec Clemenceau le 10 mai 1918. Clemenceau s’exclame : « Je ne veux pas la mort de Tannery, mais je n’ai pas confiance en lui. » Pendant cette conversation, Clemenceau porte un jugement sévère, car il ajoute : « En tout cas, je n’ai pas confiance en Tannery. Et puis, il n’est pas intelligent. » Malgré l’appui de Poincaré, Jean Tannery est condamné et le président du Conseil fait en sorte qu’il soit mis à l’écart des affaires.

38Quelles sont les raisons ? Il est difficile de connaître avec exactitudes les motivations du Tigre. Est-ce parce que Tannery fut autrefois le collaborateur de Baudin lorsque ce dernier l’avait attaqué ? Les relations qu’il entretient avec Millerand sont aussi une raison valable de l’éliminer. La cause de son éviction est peut-être due à sa connaissance de la mission de Crozier confiée par Clemenceau, à savoir le soutien à la Révolution en Allemagne, mission explosive au plan politique en France ; et le chef de la section économique entretient de très bons rapports avec Crozier. En fait, Clemenceau prend le prétexte d’une affaire politique : l’affaire Louis Louis-Dreyfus. Officier de réserve, industriel, en 1915, Louis Louis-Dreyfus est accusé à tort de désertion et de commerce avec l’ennemi en étant inscrit sur les listes noires et Clemenceau accuse Tannery d’en avoir été l’initiateur.

39Alors que Jean Tannery est en disgrâce, les témoignages de confiance et de solidarité, parfois indignés, lui sont adressés en grand nombre [36]. Ils proviennent de ses collaborateurs de l’EMA, de ses homologues du War Office, de ses interlocuteurs du GQG et de ses amis. Ils prouvent sans aucune ambiguïté que sa popularité est grande et que son travail est reconnu. Ainsi, le brigadier général Cockerill écrit : « Si je ne vous ai pas écrit pour vous offrir ma profonde sympathie, c’est que j’espérais contre tout espoir que quelque chose se passerait pour prévenir un désastre [...]. Je ne peux trouver les mots pour vous dire combien je suis découragé et désappointé d’apprendre votre éviction. » [37] Maintenu en service auxiliaire depuis le début des hostilités et placé en sursis d’appel, le ministère de la Guerre place l’ancien chef de la SCT puis de la section économique à la disposition du ministre des Finances au titre de la commission des changes le 29 mai 1918. Il est démobilisé le 17 mars 1919, mais le 4 juin 1920, Jean Tannery est de nouveau placé à la tête de la section de mobilisation en cas de mobilisation.

40Même si le terme de guerre économique sera ignoré par la suite dans les écrits des chefs militaires (Joffre, Foch, Gallieni), abandonné dans les travaux des acteurs eux-mêmes (Jean Tannery n’en fera plus état) et peu employé dans les mémoires des hommes politiques (Poincaré n’y fait que peu référence), ce concept de guerre économique est une réalité à l’EMA de 1914 à 1918. Imaginé à l’automne 1914, relayé par les travaux de certains officiers, Jean Tannery a mis en place une mécanique qui a épuisé les Empires du centre, placé la France à l’avant-garde de cette lutte et permis la victoire alliée. Initiateur d’un concept fondamental de la guerre totale, fonctionnaire très discret, l’Histoire n’a pas retenu son nom. Pendant l’entre-deux-guerres, Jean Tannery devient un haut fonctionnaire du ministère des Finances. À ce titre, il occupe notamment les fonctions de directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (avril 1925) puis le poste prestigieux de gouverneur de la Banque de France de janvier 1935 à juin 1937. Il décède en juillet 1939.

Notes

  • [1]
    Émile Picard, La vie et l’œuvre de Jules Tannery, Paris, Gauthier-Villars, 1926.
  • [2]
    Son fils, Pierre Léon (1880-1922) est professeur de mathématiques à l’Université de Princeton en 1913. En août 1914, il est affecté au cabinet du ministre, avec le grade d’officier interprète, aux côtés de Jean Tannery. À la section de contrôle puis à la section économique, il élabore des méthodes nouvelles de comptabilité des pertes françaises et allemandes. En outre, il joue un rôle déterminant dans les relations franco-américaines pendant la guerre (SHAT : 5 Ye 143 086).
  • [3]
    Fonds privé Tannery.
  • [4]
    Fonds privé Tannery.
  • [5]
    Son oncle, le député Alphonse Baudin, est mort sur les barricades le 3 décembre 1851 à Paris. Il se serait exclamé ainsi avant d’être blessé mortellement : « Vous allez voir citoyens, comme on meurt pour 25 F par jour. »
  • [6]
    Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, t. 2, Éditions de Minuit (6e éd.), 1963.
  • [7]
    Jean Joly (s.d.), Dictionnaire des parlementaires français, t. 1, Paris, PUF, 1960-1962, 817 p.
  • [8]
    Fonds privé Tannery, lettre de Pierre Baudin adressée à Jean Tannery, 19 août 1903.
  • [9]
    Louis Réau (1881-1961), ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé en langue étrangère, est d’abord maître de conférences à l’Université de Nancy puis fondateur et directeur de l’Institut français de Saint-Pétersbourg de 1911 à 1913. Il retrouve Jean Tannery au ministère de la Guerre pendant la guerre, où Réau est affecté à la direction du 5e bureau de l’EMA en décembre 1915 en tant qu’officier interprète. En 1916, Louis Réau est détaché à la mission Viviani et Albert Thomas en Russie puis de juillet 1917 à février 1919, il est à la section d’études de la presse étrangère du 2e bureau de l’EMA où il dirige la section russe (SHAT : 6 Ye 13 425).
  • [10]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jean Tannery à Louis Réau, 4 février 1905.
  • [11]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jean Tannery à Poincaré, 17 août 1928.
  • [12]
    Pierre Baudin, Le budget et le déficit, Paris, E. Cornely, 1910, 248 p. Ce livre sera mis à jour et augmenté par des développements sur le trésor et le contrôle des dépenses en 1914 dans L’argent de la France, Paris, Grasset, 1914, 326 p.
  • [13]
    Fonds privé Tannery, lettre de Jules à Jean Tannery, 24 septembre 1908.
  • [14]
    Pierre Baudin, Expositions internationales de Buenos Aires, 1910. Rapport du commissaire général du gouvernement de la République, agriculture, hygiène, chemins de fer et moyens de transport terrestres, beaux-arts, arts appliqués, Paris, Imprimerie nationale, 1912, 263 p.
  • [15]
    Jean Tannery, « La situation financière de l’Argentine », Revue des sciences politiques, 3e série, 26e année, IV, juillet 1911, Félix Alcan, août 1911, p. 580-593.
  • [16]
    Pierre Baudin, La dispute française, Paris, E. Fasquelle, 1910, 292 p.
  • [17]
    Pierre Baudin, L’Empire allemand et l’Empereur, Paris, Flammarion, 1911, 413 p.
  • [18]
    Pierre Baudin, L’argent de la France, Paris, Grasset, 1914, 268 p.
  • [19]
    SHAT, 7 N 884, EMA, 2e bureau, section de contrôle puis section économique, note à l’attaché militaire des États-Unis à Paris, 16 avril 1917.
  • [20]
    Pierre Bruneau, Le rôle du haut commandement au point de vue économique de 1914 à 1921, Paris, Berger-Levrault, 1924, 90 p.
  • [21]
    Fonds privé Tannery.
  • [22]
    André Gide, Journal, 1889-1939, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1951, p. 479.
  • [23]
    Fonds privé Tannery.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    SHAT, 7 N 883, note pour le chef de cabinet du 9 janvier 1915.
  • [27]
    Fonds privé Tannery, lettre du brigadier général Cockerill à Jean Tannery, 20 mai 1918.
  • [28]
    SHAT, 7 N 883, rapport au ministre de la Guerre et signé Gallieni, 2 décembre 1915.
  • [29]
    SHAT, 5 Ye 139 965 : dossier de personnel de l’attaché de 2e classe à l’intendance Crozier Joseph.
  • [30]
    Fonds privé Tannery, note de Gérald Nobel, « M. Tannery, sous-chef au 2e bureau de l’EMA, chef de la section économique, conseiller référendaire à la Cour des comptes, chevalier de la Légion d’honneur, le 8 mai 1918 ».
  • [31]
    SHAT, 7 N 883, note de la section de contrôle pour le bureau interallié, 18 novembre 1915.
  • [32]
    Fonds privé Tannery, note de Gérald Nobel, 8 mai 1918.
  • [33]
    Pierre Desgranges, Lieutenant Pierre Desgranges et lieutenant de Belleval. En mission chez l’ennemi, 1915-1918, Paris, A. Rodier Éditeur, 1930, 334 p.
  • [34]
    Raymond Poincaré, Au service de la France, 11 vol., Paris, Plon, 1926-1974, t. 8, p. 74.
  • [35]
    Raymond Poincaré, Au service de la France, op. cit., t. X, p. 164 et 180.
  • [36]
    Fonds privé Tannery.
  • [37]
    Fonds privé Tannery, lettre du brigadier général Cockerill à Jean Tannery, 20 mai 1918.
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