Notes
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[1]
Voir pour plus de détails notre article « Conception et organisation de la guerre psychologique française en Indochine (1945-1955) », Enjeux Atlantiques, no 16, décembre 1998, p. 55-62.
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[2]
Action psychologique sur les PIM, note no 1321/EMIFT/GP/SC, 28 décembre 1953, SHAT, 10 H 342.
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[3]
La guerre psychologique en Indochine. Ses opérations et ses résultats, conférence du capitaine Prestat prononcée le 14 septembre 1955, Cours de guerre psychologique « Centre-Europe » de Boblingen, p. 19, Centre de documentation du SHAT, Carton Stratégie II.
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[4]
Décret du 3 avril 1955.
-
[5]
Cité par L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, conférence prononcée en novembre 1960 par Pierre Beyssade au Centre des Hautes Études d’administration musulmane (CHEAM), p. 7, archives du CHEAM, cote 3405.
-
[6]
Note de service du 21 octobre 1957, SHAT, 1 H 1492, citée par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, p. 247.
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[7]
Cité par Pierre Beyssade, La guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Éd. Planète, 1968, p. 41.
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[8]
L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, op. cit., p. 11-12, archives du CHEAM, cote 3405.
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[9]
Ibid., p. 12.
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[10]
Ibid., p. 21
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[11]
Ibid., p. 96.
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[12]
D’après Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 331. Cf. également Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, p. 99.127.
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[13]
Pierre Beyssade, op. cit., p. 97-98.
-
[14]
Nous pensons ici aux Conventions de Genève de 1949 qui ont vainement tenté d’élaborer un statut du prisonnier.
-
[15]
Notons ainsi, par exemple, que le corps des « officiers itinérants » d’action psychologique mis en place par le gouverneur de l’Algérie Robert Lacoste sera en totalité constitué par d’anciens rescapés des camps viêt-minh.
-
[16]
Ky Thu, Refermer le passé douloureux. Mémoires du camp no 1 des officiers français faits prisonniers dans la guerre au Vietnam, Hanoi, Éd. Culturelles, 1995, p. 21. Soulignons que cet ouvrage reprend, à des fins de propagande assez scandaleuses, l’ensemble des manifestes rédigés sous la contrainte (cet aspect n’étant évidemment pas précisé) par les prisonniers internés au camp no 1.
-
[17]
L’application du système communiste dans les camps de prisonniers du Viêt-minh, sketch du commandant Grand d’Esnon et du capitaine Prestat, 11 mai 1956, ESG, 69e promotion, p. 8, ESG, FV 686. Repris partiellement dans « Endoctrinement des prisonniers de guerre dans les camps du Viêt-minh », Revue des forces terrestres, no 6, octobre 1956, p. 31-46.
-
[18]
Un ancien prisonnier signale ainsi qu’ « il y eut 278 morts les huit premiers mois de 1953 sur un total de 340 prisonniers ».
-
[19]
Voir en particulier sur ce sujet qui a fait grand bruit ces dernières années l’ouvrage de l’ancien prisonnier et ancien ministre Jean-Jacques Beucler, Mémoires d’un ancien ministre. L’homme qui a démasqué Boudarel, Paris, Éd. France-Empire, 1991 ; cf. également l’article d’Alexandre Chamart, « L’affaire Boudarel. Le “kapo” du camp 113 », Historia Spécial, no 28, mars-avril 1994, p. 112-118.
-
[20]
Médecin en chef Jean-Louis Rondy, « Les méthodes viêt-minh de lavage de cerveau », Revue historique des armées, no 177, décembre 1989, p. 74-81.
-
[21]
Jacques Ellul, Propagandes, rééd., Paris, Economica, 1990, p. 329-331.
-
[22]
Méthode psychologique utilisée pour forcer l’adhésion des esprits, conférence prononcée par le capitaine de Braquilanges, École d’État-major, cours de guerre subversive, 18e promotion, 1956-1957, 18 p., ESG, FV 702.
-
[23]
La captivité des officiers français au Viêt-nam, étude du capitaine Prestat, 1955, SHAT, 1 Kt 241.
-
[24]
L’endoctrinement des prisonniers de guerre, conférence du capitaine Prestat, 10 mars 1956, Centre d’Instruction de guerre psychologique, 1re promotion, 19 p., SHAT, 12 T 65.
-
[25]
Sur la Corée, cf. en particulier Stephen E. Pease, Psychological Warfare in Korea, 1950-1953, Harrisburg, Stackpole Books, 1992, p. 145-154. Notons à cet égard qu’il y eut échanges d’informations entre Français et Américains en ce domaine, dès 1952. Cf. Documentation sur les camps de prisonniers, adressée par le général Salan à l’attaché militaire des États-Unis à Saigon, no 4359/EMIFT, 1er octobre 1952, SHAT, 2 R 146.
-
[26]
Attitude des Viêt-minhs vis-à-vis des prisonniers, Commissariat général de France, Direction générale de la Documentation, 8 septembre 1954, SHAT, 10 H 316.
-
[27]
L’endoctrinement des prisonniers de guerre, op. cit., p. 5.
-
[28]
Tiré de l’ouvrage de Jean Pouget (ancien aide de camp du général Navarre), Nous étions à Diên-Biên-Phû, Paris, 1964, cité par Jean Planchais, Une histoire politique de l’armée, t. 2 : De de Gaulle à de Gaulle, 1940-1967, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 272.
-
[29]
L’application du système communiste dans les camps de prisonniers du Viêt-minh, op. cit., p. 16.
-
[30]
Cité par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », op. cit., p. 242.
-
[31]
Notice sur l’action psychologique dans les camps d’hébergement, 22 août 1957, SHAT, 1 H 2573.
-
[32]
« Une notice officielle fixe les règles de l’ “action psychologique” dans les camps d’hébergement », Le Monde, 23 janvier 1958.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Cf. notamment L’endoctrinement des prisonniers de guerre, op. cit., SHAT, 12 T 65.
-
[36]
« Une notice officielle fixe les règles de l’ “action psychologique” dans les camps d’hébergement », op. cit.
-
[37]
Remarques sur l’activité des centres de rééducation de « Z » (Algérois) et « R » (Constantinois), s.d., SHAT, 27 T 178.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Lettre du général Crépin aux commandants des trois corps d’armée d’Algérie, 6 mai 1960, SHAT, 1 H 2573, cité par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », op. cit., p. 246.
-
[40]
L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, op. cit., p. 27, archives du CHEAM, cote 3405.
1Le problème des camps de détention en Algérie a fait couler beaucoup d’encre, mais n’a jamais été réellement élucidé. En effet, s’il est amplement attesté de l’usage en Afrique du Nord, par l’Armée française, de pratiques psychologiques d’endoctrinement dans ces camps, il est cependant extrêmement difficile d’en connaître l’ampleur, les limites ou éventuels débordements et les résultats obtenus.
2Paradoxalement, l’historien dispose d’informations beaucoup plus précises sur l’organisation d’un système analogue – bien que moins élaboré – en Extrême-Orient par les services de guerre psychologique français [1]. Des expériences avaient en effet été menées, à partir de 1951, au sein de camps spécialisés dans « la désintoxication et la rééducation politique », les prisonniers viêt-minh étant « conduits par étapes au ralliement » sur une période de trois mois [2]. Ceux-ci, connus sous la désignation générique de « prisonniers et internés militaires » (PIM), étaient répartis en trois groupes selon leur niveau intellectuel et placés sous la responsabilité d’un « cadre propagandiste » puis soumis à une action psychologique « intense » : séances de discussions politiques et d’instructions générales, participation à diverses activités artistiques (orchestre, théâtre), littéraires (rédaction d’un journal du camp) et sportives. Cette action sembla alors obtenir des résultats très intéressants puisque près de 9 500 prisonniers rallièrent jusqu’au cessez-le-feu la cause nationaliste vietnamienne, à titre civil ou militaire [3].
3En dépit du nombre limité d’archives ouvertes en ce domaine, cette étude se propose d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur un aspect peu connu de l’emploi de l’arme psychologique en Algérie. Une fois encore, le lien étroit qui unit guerre d’Indochine et guerre d’Algérie mérite d’être souligné, nombre de pratiques encore à l’état embryonnaire héritées du théâtre d’Extrême-Orient connaissant une destinée singulière en Afrique du Nord.
L’organisation des camps en Algérie
4L’origine de l’affaire remonte au 7 juillet 1955 – soit un peu plus de trois mois après la promulgation de la loi d’urgence [4] –, date à laquelle un décret met pour la première fois en place, en Algérie, des « centres aménagés en vue d’assurer l’hébergement et la nourriture des personnes faisant l’objet des mesures prises en ce qui concerne la loi du 3 avril 1955 », lesquels sont placés sous l’autorité du préfet du département ou du commandant du territoire où ils se trouvent situés [5]. À partir d’avril 1957, les assignations à résidence s’effectuent soit par l’intermédiaire des services de police, soit par celui des centres de tri et de transit (CTT) placés sous l’autorité militaire et progressivement transformés en « centres de rééducation » à compter d’octobre 1957 [6]. Il convient par ailleurs de faire une assez nette distinction entre :
5— les individus recherchés par la justice, qui sont déférés au Parquet ;
6— les individus sur lesquels ne pèse aucun grief mais considérés comme suspects et transférés dans les centres d’hébergement (CH) ;
7— les combattants pris les armes à la main qui, à partir de juillet 1958, sont directement transférés dans les nouveaux centres militaires d’internés (CMI) où « ils subissent un stage de rééducation accélérée avant d’être le plus souvent incorporés dans l’armée française » [7].
8Une seconde sélection est opérée par la suite en fonction de la spécialisation propre à chaque camp d’hébergement ou de rééducation. Ainsi, les trois centres « climatiquement plus durs » situés au sud de l’Algérie, Bossuet, Paul-Cazelles et Djorf, regroupent les meneurs et individus considérés comme dangereux « qualifiés no 0 et no 1 ». C’est vers le centre de Camp-du-Maréchal que sont dirigés les mineurs de plus de 18 ans « auxquels des spécialistes enseignent les techniques du bâtiment et délivrent des diplômes ». Le centre de Douera accueille les intellectuels et « pseudo-intellectuels » [8], tandis que celui de Lodi est aménagé pour les syndicalistes et communistes européens et musulmans. Les hébergés considérés comme peu dangereux et qualifiés « no 2 » sont transférés aux centres de Sidi-Chami, de Saint-Leu, d’Arcole et de Tefeschoun, ce dernier comprenant par ailleurs une section spéciale réservée aux femmes. Chacun de ces onze centres est enfin compartimenté en blocs et baraques suivant des critères ethniques et sociaux : « Par baraques furent regroupés les vieux, les paysans, les ouvriers, les Kabyles, les Chaouia, les nomades, les commerçants, etc. Ces collectivités et sous-collectivités revêtirent des aspects singuliers dont les particularismes ethniques, sociaux et psychologiques furent étudiés par les cadres qui appliquent des méthodes adaptées. » [9]
9Officiellement les camps sont placés sous la responsabilité du préfet compétent, mais, dans les faits, ils se trouvent laissés bien souvent – et singulièrement à partir de 1957 – à la diligence de l’officier supérieur qui les dirige. Ce dernier, « reconnu et considéré par les hébergés musulmans comme le père et l’arbitre suprême de la communauté » [10], est assisté d’un officier-chef psychologue et de moniteurs, généralement issus des Cinquièmes Bureaux, qui ont sous leur responsabilité un groupe de prisonniers à raison d’un soldat ou gradé pour cent assignés. Des notices psychologiques individuelles sont établies et tenues à jour par les moniteurs qui s’attachent, en outre, à démanteler les comités clandestins FLN qui tendent à instaurer, au sein des centres, leurs propres structurations. Les moniteurs, qui ont suivi un stage de formation, s’occupent de l’action psychologique par « la diffusion de journaux de propagande, la direction d’écoles ou d’ateliers pour adultes et la diffusion d’émissions radiophoniques et de “billets du jour”, les centres étant sonorisés » [11]. À l’été 1957, leur nombre s’élève à environ 1 % d’internés.
10Il semblerait ainsi que la technique du « lavage de cerveau », telle qu’elle a été formulée pour la première fois par les communistes chinois, ait été utilisée dans les camps d’hébergement d’Algérie à partir de 1957 [12]. Pierre Beyssade, qui fut un temps secrétaire général de la Commission d’examen des assignations à résidence (CEAR), rapporte que « certains officiers psychologues du 5e Bureau qui ont subi ce traitement en Indochine rêvent de l’appliquer dans les camps d’hébergement sous autorité civile. Un capitaine me confie, une nuit... un verre de whisky à la main, qu’on peut tout obtenir d’un prisonnier par l’emploi de ces méthodes. En le privant de nourriture quarante-huit heures seulement les Viêts sont parvenus à le faire marcher à quatre pattes comme un chien. Dans ses yeux passent de terribles souvenirs... » [13]
Le choc indochinois
11Toute étude sérieuse sur le traitement psychologique des prisonniers rebelles en Algérie peut difficilement passer sous silence l’influence exercée par l’expérience indochinoise sur une large frange du corps des officiers français des années 1950-1960. La découverte en Extrême-Orient des pratiques de guerre psychologique viêt-minh ne s’est en effet pas limitée à une simple prise de conscience de l’utilisation de la population comme refuge et enjeu d’une lutte totale, mais s’est accompagnée d’un phénomène unique dans son ampleur : la tentative, par le biais d’interrogatoires permanents, d’autocritiques et de purges, de conversion au communisme des officiers français enfermés dans les camps de prisonniers. La mise en place de ce système de désintégration de la personnalité par l’agression psychologique est alors un fait totalement nouveau, contraire à toutes les lois de la guerre [14]. Cet aspect est sans aucun doute celui qui a le plus profondément marqué le corps des officiers français revenus d’Indochine, soucieux de relater une expérience unique et traumatisante qui ne manquera pas d’avoir des conséquences considérables sur les développements ultérieurs de l’action psychologique en Algérie [15], mais aussi plus généralement sur l’armée française dans son ensemble. Une abondante littérature s’est diffusée sur la question depuis plus de quarante ans et n’a pas fini de s’épuiser. Que s’est-il donc passé ?
12À la fin de l’année 1950, à la suite des combats de la RC 4 et du désastre de Cao Bang, le Viêt-minh édifie, dans le district de Trung Khanh [16], le camp no 1 (également désigné sous les nos 112 et 121), réservé aux officiers prisonniers. Dans un premier temps, un peu moins d’une centaine d’entre eux y sont installés en compagnie d’une vingtaine d’adjudants et d’adjudants-chefs. Ce sont ces hommes, en plus de quelques autres, faits prisonniers les années suivantes et succédant à ceux morts entre-temps, qui vont être soumis à un véritable endoctrinement politique dans le but d’ébranler leurs consciences, par l’emploi de trois techniques fondamentales : agitation, propagande, organisation [17].
13Bien que l’exemple du camp no 1 soit particulièrement représentatif, de telles pratiques se retrouvent dans la plupart des autres camps d’officiers, en particulier au camp 113 – baptisé « le mouroir » [18] – où officiait un commissaire politique français, Georges Boudarel [19].
14Le processus mis au point comporte, selon les études et les témoignages, trois, quatre ou cinq phases. Ainsi, dans un article publié il y a une dizaine d’années, le médecin en chef Jean-Louis Rondy le « décompose en trois parties » :
15— la mise en condition ;
16— la catéchisation ;
18Ce schéma synthétique se retrouve également dans l’important ouvrage sur la propagande publié en 1962 par Jacques Ellul [21]. Toutefois, l’auteur qui, sans aucun doute, s’attache le plus minutieusement et méthodiquement possible à démonter le mécanisme psychologique d’endoctrinement des officiers français dans les camps viêt-minh reste le capitaine Alain de Braquilanges. Ce dernier, libéré fin 1954 du camp no 1, expose deux ans plus tard son schéma des cinq phases [22] :
19— la mise en condition ou « lavage de cerveau », précédé d’une période de « retraite préparatoire » (isolement moral et intellectuel) ou de « mise à plat... qui est bien plus morale que physique » ;
20— le travail d’explication qui aboutit à l’abrutissement de l’individu grâce à la création de réflexes conditionnés ;
21— la compromission, notamment par la signature de manifestes ;
22— la création d’une conscience collective ;
23— la délation et l’espoir.
24Ce schéma en cinq phases tend même à s’imposer comme le modèle incontournable puisque le capitaine Prestat, en fonction au Service historique de l’armée, le reprend point par point en 1955 [23], puis en mars 1956, dans le cadre d’une conférence [24] particulièrement intéressante puisque son auteur s’attache à y rechercher une modélisation théorique intégrant les expériences chinoises, coréennes [25] et viêt-minh et aboutissant aux deux courbes ci-dessous (en abscisses, la capacité de résistance psycho-physique des individus et en ordonnées, les effectifs) :
25Sur l’ensemble des prisonniers, Prestat distingue deux tendances minoritaires – les « durs » (D) qui continuent à lutter contre la pression ennemie, et les « mous » (M), prêts à accepter la collaboration – qui vont faire éclater l’unité du groupe central (C) et sur lesquels l’ennemi va chercher à exercer son influence. Très rapidement, les « mous », par leur attitude de compromission, vont obtenir, pour eux-mêmes et leurs camarades (C), une amélioration des conditions de vie, tandis que les « durs » vont être isolés, puis progressivement éliminés. Dans le même temps, la capacité de résistance morale s’effondre tandis que le camp des « mous » tend à se renforcer.
26Aussi séduisante intellectuellement qu’elle paraisse, cette démonstration ne peut, à elle seule, expliquer les infinies nuances du système de traitement psychologique viêt-minh, qui apparaît, au vu des témoignages, particulièrement redoutable et difficilement contournable. L’alternative est simple et peut se résumer à la formule « la conversion ou l’élimination » : « Pour les Viêt-minh, jusqu’à la fin du mois de juillet 1954, tous les prisonniers qui se refusaient à embrasser la foi communiste pouvaient mourir » [26]. Un autre témoin précise même : « Quelle était une des conditions essentielles pour être libéré ? C’était de reconnaître ses erreurs, sa culpabilité à l’égard du peuple vietnamien. Au fond, le problème était simple : quiconque se refusait à l’autocritique pouvait creuser sa tombe, il y avait 99 chances sur cent pour qu’elle lui serve. » [27]
27Cette expérience unique, génératrice de profonds traumatismes, a conduit nombre d’officiers, de retour des camps, à une interrogation sur le sens de leur engagement ainsi que sur la nature même du conflit auquel ils venaient d’être confrontés : « L’humiliation de la défaite, les souffrances, l’épuisement physique et surtout la découverte du monde étrange des termites rouges besogneux, insensibles et efficaces ont détruit en nous l’orgueilleuse certitude de la cause juste et invincible du monde libéral. Nous y avons perdu la foi inconditionnelle du saint-cyrien. En rentrant, nous avons cherché à comprendre, ouvert des livres, interrogé nos chefs, écouté nos maîtres à penser. Rien n’apaisait cette inquiétude » [28]. Le capitaine Prestat insiste, pour sa part, sur un phénomène pour le moins surprenant, preuve indiscutable du choc psychologique subi : « Une des choses qui m’ont beaucoup frappé lorsqu’un contingent d’officiers a été libéré, c’est qu’ils semblaient avoir été dépouillés de toute personnalité et qu’ils avaient transporté avec eux l’aspect grégaire de leur vie de prisonnier. À chacune de nos questions ils se consultaient et répondaient non individuellement, mais collectivement » [29].
28L’expérience des camps du Viêt-minh représente, à n’en pas douter, une étape décisive dans la reconnaissance du phénomène de la guerre psychologique comme préoccupation dominante au sein de la société militaire. Surprise majeure de la guerre d’Indochine, la désintégration de la personnalité par l’agression psychologique paraît « aussi redoutable que la désintégration de la matière par l’agression thermonucléaire », dans la mesure où elle semble pouvoir autoriser le retournement intégral de l’individu susceptible de se rallier au camp ennemi, voire même d’en devenir l’un des plus ardents prosélytes.
Un règlement officiel sur le lavage de cerveau
29L’idée d’appliquer à l’Algérie les méthodes de « lavage de cerveau » viêt-minh aux prisonniers algériens est effectivement suggérée à Robert Lacoste dès l’été 1956 par un ancien prisonnier des camps en Indochine, le lieutenant-colonel André Bruge, adjoint au chef du Bureau régional d’action psychologique. Selon le futur responsable du CIPCG d’Arzew, « il n’est pas douteux qu’une action de désintoxication des prisonniers bien menée pourrait nous donner ces “propagandistes algériens” dont un service comme le mien a le plus grand besoin » [30]. À la fin du mois de juillet 1956, le ministre résidant décide d’envoyer dans les divers camps gérés tant par les autorités civiles que par les responsables militaires des « officiers spécialistes » chargés d’initier une action psychologique sur les prisonniers FLN.
30Le document rédigé par Bruge inspire, en outre, directement la « notice sur l’action psychologique dans les camps d’hébergement » diffusée en août 1957 [31] et partiellement publiée, à la suite d’indiscrétions, par Le Monde du 23 janvier 1958 [32]. Son objectif avoué n’est rien moins que de fixer la « méthode... [s’appuyant] sur les fondements de la psychologie des individus et des foules adaptés aux musulmans », pour « ramener à la cause française le plus grand nombre possible d’hébergés puis, après leur avoir rendu la liberté, en faire des partisans résolus de cette cause... ». Les prisonniers sont ainsi classifiés en trois catégories : les « durs ou encore irréductibles », les « mous » et les « récupérables ». S’appuyant ouvertement sur « les expériences soviétique, chinoise, coréenne et viet-minh », les auteurs de la notice précisent que la durée de l’action psychologique est fonction du « niveau intellectuel, de l’éducation, de l’endoctrinement politique et de la valeur de la rééducation », qu’elle nécessite une durée comprise entre six mois et deux ans. Néanmoins, on estime que ces délais peuvent être réduits en Algérie car « dans l’état actuel des choses, le nombre des Franco-musulmans... réellement “intoxiqués” est relativement faible » [33].
31Répartis par groupes de dix à douze puis en sections de trois ou quatre groupes dirigés par des « hommes de confiance » qui ne sont autres que les moniteurs d’action psychologique, les prisonniers doivent être soumis à une pression psychologique permanente, du lever au coucher. Chaque semaine et à l’occasion des fêtes ou des libérations sont organisés des soirées récréatives, des feux de camp ou encore des « veillées-montages », qui marquent les étapes de la formation psychologique [34]. Le processus, incontestablement inspiré des études menées au même moment dans le cadre du Centre d’instruction de guerre psychologique de l’École militaire [35], se décompose en trois phases :
32— désintégrer l’individu par l’ « isolement moral. Trancher, séparer l’individu du milieu dans lequel il vivait antérieurement » ;
33— créer une conscience collective et réendoctriner ;
34— amener à l’autocritique et à l’engagement.
35Les prisonniers doivent se structurer en une collectivité organisée où la discipline « doit paraître souhaitée, définie et appliquée par les hébergés eux-mêmes ». De même, est instauré un système dit des « vagues hebdomadaires », calqué sur celui des camps viêt-minh, comprenant des vagues de discipline, de loisir, de travail, d’étude, etc. afin de susciter une émulation collective. À l’issue de la rééducation, intervient le mécanisme de libération où sont établies les « listes de libération ». Les prisonniers dont le nom ne figure pas sur la liste peuvent « accuser un camarade y figurant de duplicité, de mensonge, d’indignité et [de] chercher à prendre sa place. Chacun expose son point de vue. La collectivité se fait juge ». Au cours d’un « meeting final », les « artisans de l’Algérie nouvelle et française » sont remis aux mains de la population, s’engageant publiquement à lutter pour l’ « Algérie nouvelle et française » [36].
Des résultats aléatoires
36Il convient cependant d’éviter toute extrapolation excessive à partir d’un texte qui ne fixe qu’un cadre formel dont l’application reste sujette à caution. Une note manuscrite anonyme conservée dans les archives militaires, concernant « l’activité des centres de rééducation de “Z” (Algérois) et “R” (Constantinois) » [37], nous autorise ainsi à émettre quelques remarques sur les faibles chances de réussite d’un tel système d’endoctrinement. L’auteur constate tout d’abord que l’une des conditions fondamentales – « reclasser professionnellement » le prisonnier – n’est pas respectée, le rééduqué étant purement et simplement réintégré dans son milieu. La durée des stages lui semble également par trop limitée pour espérer enregistrer des résultats significatifs : « Vouloir en sept semaines... soit former, soit modifier les structures des aspirations politiques et sociales d’un groupe donné d’individus est une entreprise hasardeuse. » En outre, la règle de base consistant à créer un groupe homogène tant au niveau du délit que de l’âge n’est jamais observée. Ainsi, au centre de rééducation de « R », « sont mêlés des combattants FLN, des membres d’OPA, des “contribuables”, de simples suspects ». Or, une telle hétérogénéité entraîne d’insurmontables difficultés, parmi lesquelles le développement d’ « une autostructuration du groupe qui réduit à néant l’entreprise de rééducation... On mêle sereinement de tous jeunes gens à des hommes ayant passé la quarantaine. Une telle erreur se passe de commentaires... On mêle les Kabyles arabophones aux Arabes francophones et les Kabyles francophones aux Arabes arabophones ». Par ailleurs, tous les centres souffrent d’un manque cruel de personnels compétents, les rééducateurs ne paraissant pas à la hauteur de leur tâche étant donné l’ « extraordinaire diversité des groupes qui leur sont confiés ». Le contenu de l’endoctrinement lui-même, loin d’être adapté, se limite le plus souvent à des « idées générales sur la solidarité morale... », on préfère des « idées forces » qui sont des « idées farces ». Dans l’ensemble, constate le rédacteur de la note, « le contenu de l’endoctrinement est toujours pédagogiquement mal adapté... en raison de la diversité des groupes auxquels on s’adresse... Le programme est trop chargé... on veut tout dire, ce faisant on provoque des confusions ». Enfin, le temps consacré à la rééducation proprement dite est très variable d’un centre à l’autre. Ainsi, à « Z », « les exposés sont très nombreux, d’une durée d’une demi-heure à une heure. Pratiquement, un sujet subit dix heures de cours », tandis qu’à « R » « on ne fait qu’une heure et demie, parfois moins, de cours par jour » [38].
37En mai 1960, l’échec de la politique d’action psychologique dans les camps d’hébergement est à ce point patent que le général Crépin, successeur du général Challe, met un terme à cette expérience en décidant d’affecter les moniteurs d’action psychologique uniquement dans les centres de détention contrôlés par l’armée [39]. Encore convient-il de préciser que ces derniers se raréfient progressivement après la nomination, auprès des généraux de secteurs, de magistrats civils assurant la fonction de procureurs aux armées. Cette décision témoigne clairement de la volonté du pouvoir politique de restituer l’appareil judiciaire et pénitencier à ses serviteurs naturels. Leur activité conduit rapidement à une amélioration des opérations de triage en CTT et à une augmentation notable du nombre des prévenus incarcérés en prison. Les assignations à résidence se faisant plus rares, les camps voient leur effectif décroître rapidement. Celui-ci passe officiellement de 12 000 en juin 1960 à 7 000 en novembre de la même année. Le centre de Lodi est ainsi supprimé au début de novembre comme celui de Bossuet, les assignés qualifiés nos 0 et 1 étant regroupés sur Sidi-Chami. En trois mois, de juin à août 1960, le personnel d’action psychologique diminue ainsi de près de 50 % [40], pour disparaître à peu près totalement dans les mois suivants.
Notes
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[1]
Voir pour plus de détails notre article « Conception et organisation de la guerre psychologique française en Indochine (1945-1955) », Enjeux Atlantiques, no 16, décembre 1998, p. 55-62.
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[2]
Action psychologique sur les PIM, note no 1321/EMIFT/GP/SC, 28 décembre 1953, SHAT, 10 H 342.
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[3]
La guerre psychologique en Indochine. Ses opérations et ses résultats, conférence du capitaine Prestat prononcée le 14 septembre 1955, Cours de guerre psychologique « Centre-Europe » de Boblingen, p. 19, Centre de documentation du SHAT, Carton Stratégie II.
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[4]
Décret du 3 avril 1955.
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[5]
Cité par L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, conférence prononcée en novembre 1960 par Pierre Beyssade au Centre des Hautes Études d’administration musulmane (CHEAM), p. 7, archives du CHEAM, cote 3405.
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[6]
Note de service du 21 octobre 1957, SHAT, 1 H 1492, citée par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, p. 247.
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[7]
Cité par Pierre Beyssade, La guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Éd. Planète, 1968, p. 41.
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[8]
L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, op. cit., p. 11-12, archives du CHEAM, cote 3405.
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[9]
Ibid., p. 12.
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[10]
Ibid., p. 21
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[11]
Ibid., p. 96.
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[12]
D’après Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 331. Cf. également Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, p. 99.127.
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[13]
Pierre Beyssade, op. cit., p. 97-98.
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[14]
Nous pensons ici aux Conventions de Genève de 1949 qui ont vainement tenté d’élaborer un statut du prisonnier.
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[15]
Notons ainsi, par exemple, que le corps des « officiers itinérants » d’action psychologique mis en place par le gouverneur de l’Algérie Robert Lacoste sera en totalité constitué par d’anciens rescapés des camps viêt-minh.
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[16]
Ky Thu, Refermer le passé douloureux. Mémoires du camp no 1 des officiers français faits prisonniers dans la guerre au Vietnam, Hanoi, Éd. Culturelles, 1995, p. 21. Soulignons que cet ouvrage reprend, à des fins de propagande assez scandaleuses, l’ensemble des manifestes rédigés sous la contrainte (cet aspect n’étant évidemment pas précisé) par les prisonniers internés au camp no 1.
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[17]
L’application du système communiste dans les camps de prisonniers du Viêt-minh, sketch du commandant Grand d’Esnon et du capitaine Prestat, 11 mai 1956, ESG, 69e promotion, p. 8, ESG, FV 686. Repris partiellement dans « Endoctrinement des prisonniers de guerre dans les camps du Viêt-minh », Revue des forces terrestres, no 6, octobre 1956, p. 31-46.
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[18]
Un ancien prisonnier signale ainsi qu’ « il y eut 278 morts les huit premiers mois de 1953 sur un total de 340 prisonniers ».
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[19]
Voir en particulier sur ce sujet qui a fait grand bruit ces dernières années l’ouvrage de l’ancien prisonnier et ancien ministre Jean-Jacques Beucler, Mémoires d’un ancien ministre. L’homme qui a démasqué Boudarel, Paris, Éd. France-Empire, 1991 ; cf. également l’article d’Alexandre Chamart, « L’affaire Boudarel. Le “kapo” du camp 113 », Historia Spécial, no 28, mars-avril 1994, p. 112-118.
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[20]
Médecin en chef Jean-Louis Rondy, « Les méthodes viêt-minh de lavage de cerveau », Revue historique des armées, no 177, décembre 1989, p. 74-81.
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[21]
Jacques Ellul, Propagandes, rééd., Paris, Economica, 1990, p. 329-331.
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[22]
Méthode psychologique utilisée pour forcer l’adhésion des esprits, conférence prononcée par le capitaine de Braquilanges, École d’État-major, cours de guerre subversive, 18e promotion, 1956-1957, 18 p., ESG, FV 702.
-
[23]
La captivité des officiers français au Viêt-nam, étude du capitaine Prestat, 1955, SHAT, 1 Kt 241.
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[24]
L’endoctrinement des prisonniers de guerre, conférence du capitaine Prestat, 10 mars 1956, Centre d’Instruction de guerre psychologique, 1re promotion, 19 p., SHAT, 12 T 65.
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[25]
Sur la Corée, cf. en particulier Stephen E. Pease, Psychological Warfare in Korea, 1950-1953, Harrisburg, Stackpole Books, 1992, p. 145-154. Notons à cet égard qu’il y eut échanges d’informations entre Français et Américains en ce domaine, dès 1952. Cf. Documentation sur les camps de prisonniers, adressée par le général Salan à l’attaché militaire des États-Unis à Saigon, no 4359/EMIFT, 1er octobre 1952, SHAT, 2 R 146.
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[26]
Attitude des Viêt-minhs vis-à-vis des prisonniers, Commissariat général de France, Direction générale de la Documentation, 8 septembre 1954, SHAT, 10 H 316.
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[27]
L’endoctrinement des prisonniers de guerre, op. cit., p. 5.
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[28]
Tiré de l’ouvrage de Jean Pouget (ancien aide de camp du général Navarre), Nous étions à Diên-Biên-Phû, Paris, 1964, cité par Jean Planchais, Une histoire politique de l’armée, t. 2 : De de Gaulle à de Gaulle, 1940-1967, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 272.
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[29]
L’application du système communiste dans les camps de prisonniers du Viêt-minh, op. cit., p. 16.
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[30]
Cité par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », op. cit., p. 242.
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[31]
Notice sur l’action psychologique dans les camps d’hébergement, 22 août 1957, SHAT, 1 H 2573.
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[32]
« Une notice officielle fixe les règles de l’ “action psychologique” dans les camps d’hébergement », Le Monde, 23 janvier 1958.
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[33]
Ibid.
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[34]
Ibid.
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[35]
Cf. notamment L’endoctrinement des prisonniers de guerre, op. cit., SHAT, 12 T 65.
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[36]
« Une notice officielle fixe les règles de l’ “action psychologique” dans les camps d’hébergement », op. cit.
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[37]
Remarques sur l’activité des centres de rééducation de « Z » (Algérois) et « R » (Constantinois), s.d., SHAT, 27 T 178.
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[38]
Ibid.
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[39]
Lettre du général Crépin aux commandants des trois corps d’armée d’Algérie, 6 mai 1960, SHAT, 1 H 2573, cité par Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention », op. cit., p. 246.
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[40]
L’action psychologique dans les centres d’hébergement d’Algérie, op. cit., p. 27, archives du CHEAM, cote 3405.