Notes
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[1]
Une « belle carrière » de polytechnicien est par exemple celle de Jean-Louis Beffa, fils d’ingénieur et de professeure, qui intègre Polytechnique en 1960 et en sort dans le corps des Mines. Il passe un an dans l’arrondissement minéralogique de Clermont-Ferrand avant de gagner la direction des carburants au ministère de l’Industrie. En 1974, à l’âge de 33 ans, il entre chez Saint-Gobain dont il devient directeur du Plan. Il grimpe rapidement les échelons pour devenir directeur général en 1982, puis président-directeur général à compter de 1986 et ce jusqu’en 2007. Il cumule les sièges d’administrateurs dans plusieurs sociétés : Axa, BNP-Paribas, GdF, Siemens, Société éditrice du Monde. Il est un temps membre du conseil d’administration de l’École polytechnique et préside pendant douze ans l’Amicale des ingénieurs des Mines. Grand officier de la légion d’honneur, il collectionne les décorations de plusieurs pays. En 2010, il quitte la présidence de Saint-Gobain pour devenir conseiller de la banque Lazard.
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[2]
Nous entendons autorité au sens de Max Weber c’est-à-dire comme un rapport légitime de commandement-obéissance, fondé sur la croyance des dominés en la légitimité des dominants à les commander (Weber, 1971 [1922]). Il est clair que la capacité des polytechniciens à occuper des positions de pouvoir ne tient pas tant dans la coercition qu’ils peuvent exercer que dans les compétences techniques, réelles ou supposées, que leur confère le passage par l’École polytechnique et qui, dans nos sociétés contemporaines, sont considérées comme les attributs fondamentaux de la domination légale-rationnelle.
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[3]
Du nom de ses co-présidents, le préfet Daniel Canepa (ENA) et le polytechnicien ingénieur du corps des Mines, ancien patron de Peugeot SA, Jean-Martin Folz.
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[4]
Entrés directement dans ces écoles à la sortie des classes préparatoires pour une carrière en principe dans le secteur privé.
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[5]
Décret du 16 janvier 2009 pour le corps des Mines, une place par an à partir de 2012 ; décret du 10 septembre 2009 pour le corps des Ponts, ouvert depuis 2017 seulement avec deux ou trois places par an, et interrompu en 2020.
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[6]
Les places offertes dans les corps sont fixées, chaque année, par un arrêté des ministères concernés.
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[7]
Décret du 12 juillet 2001 relatif à la formation des élèves de l’École polytechnique, Journal officiel de la République française, 14 juillet 2001, p. 11373. Sur la réforme de Polytechnique, voir aussi les pages que lui consacre Julie Gervais (2019, p. 113-123).
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[8]
Cette étude a été menée également pour les quatre corps subsistant dans la chronologie plus restreinte des années 2010 par la mission Berger et al. (rapport 2022).
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[9]
Entretien avec un ancien élève de l’École polytechnique de la promotion 2005, ayant intégré le corps des Télécommunications ; novembre 2014.
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[10]
Abadie, A., « Finance : à la City, les ingénieurs français sont les mieux payés », Les Échos, 12 août 2015.
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[11]
Ces chiffres sont extraits d’une base de données constituée sur les trajectoires scolaires et professionnelles des anciens élèves de la promotion entrés en 2005 à Polytechnique.
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[12]
Plus de la moitié des 27 anciens élèves de la promotion 2005 ayant commencé leur carrière dans l’un des principaux cabinets internationaux de conseil en stratégie cumulent par ailleurs leur titre de polytechnicien avec le diplôme d’une université étrangère prestigieuse telle que l’Imperial College, Cambridge, Stanford ou encore la Bocconi de Milan. Les autres ont majoritairement complété leur formation à HEC ou à l’École des Mines.
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[13]
Voir le rapport de P. Faurre daté de 1993 et intitulé « Orientations pour l’École polytechnique : schéma directeur pour les dix prochaines années » (consultable aux archives de l’École). Il est précisé dans l’en-tête de ce document qu’il a été « approuvé par le ministre de la Défense (23 décembre 1993) ».
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[14]
Entretien effectué en août 2014.
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[15]
Entretien avec un ancien élève de Polytechnique, promotion 2003, ingénieur du corps des Ponts, septembre 2012. Ces propos nous ont été confirmés par les collaborateurs de la gestionnaire du corps des Mines : « La formation [du corps] est assez modulable et permet à ceux qui le souhaitent de faire un master à l’étranger en 2e année, ou de démarrer une thèse en 2e année en travaillant dans un labo à l’étranger. Là-dessus on est tout à fait flexibles, c’est tout à fait possible de le faire. »
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[16]
Entretien avec deux ingénieurs des Mines, adjoints du chef de service du conseil général de l’Économie, janvier 2013.
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[17]
Ibid.
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[18]
La mission Berger-Guillou-Lavenir donne une propension à essaimer dans le secteur privé de 40 à 60 % pour les ingénieurs des Mines (rapport 2022, p. 18). La réalité semble plutôt dans le haut de la fourchette.
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[19]
Entretien avec un ingénieur général du corps des Ponts et Chaussées, délégué général de l’UNIPEF, recruté dans le corps avant 2002, novembre 2012.
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[20]
80 % des ingénieurs des Ponts sont en activité au sein de l’État selon le rapport Berger et al. (2022), contre 39 % pour les ingénieurs des Mines. La date du comptage n’est pas fournie.
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[21]
Ministère de la Transition écologique, arrêté du 28 janvier 2021 portant nomination de membres du conseil d’administration de l’École nationale des ponts et chaussées, Journal officiel de la République française, 31 janvier 2021, no 27.
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[22]
Ibid.
1 Depuis une douzaine d’années, de nombreux rapports interrogent le rôle et la place de l’École polytechnique, s’inquiétant que celle-ci forme de moins en moins de hauts fonctionnaires (Canepa, Folz, 2009 ; Cornut-Gentille, 2014 ; Attali, 2015 ; Cour des comptes, 2020). Un nouveau rapport sur les grands corps techniques de l’État, dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique, et en lien avec la création de l’Institut national du service public qui remplace l’École nationale d’administration (ENA) (Berger et al., 2022), montre toute l’actualité du sujet. La proportion de polytechniciens intégrant un corps de l’État à l’issue de la scolarité est, en effet, passée de 50 % à la fin des années 1970 à moins de 20 % au début des années 2010 (Cornut-Gentile, 2014), alors qu’elle pouvait atteindre 90 % d’une promotion au début du xxe siècle. Certes, les effectifs ont évolué : de quelque 200 élèves, les promotions sont passées à 300 dans les années 1950 puis à 400 au début des années 1990, mais cette hausse n’explique pas tout. Le nombre de postes offerts dans les corps civils et militaires de l’État n’a cessé de diminuer en valeur absolue depuis quarante ans, jusqu’à un étiage historique en 2018 de seulement 69 places pour 400 élèves (Cour des comptes, 2020, p. 463). Les auteurs des rapports y voient volontiers le signe d’un découplage croissant entre l’État et l’École qu’ils attribuent, d’une part, à un certain immobilisme de l’institution produit par la désunion et la passivité des parties prenantes qui l’entourent – le ministère de la Défense, les corps, l’association des anciens élèves, etc. (Cour des comptes, 2020) – et, d’autre part, aux transformations de l’État lui-même qui, devenu régulateur plus que bâtisseur, ne serait plus en quête des compétences techniques diversifiées qui avaient été la raison d’être de l’École (Cornut-Gentile, 2014).
2 On serait dans un premier temps tenté d’apporter crédit à ces critiques et de se focaliser sur l’École et ses parties prenantes pour essayer d’en comprendre les blocages. Toutefois, il n’est pas sûr que nous parvenions à expliquer de la sorte le « déphasage » avec l’État. La sociologie de l’action publique a, en effet, depuis longtemps démontré que les guerres intestines n’étaient pas en soi un signe de pathologie ou d’archaïsme, mais relevaient du fonctionnement normal des institutions (Duran, Thoenig, 1996 ; Bezes, 2009 ; Genieys, Hassenteufel, 2012 ; Faure 2020). L’École polytechnique connaît depuis ses origines des débats quant à son organisation et ses missions (Belhoste, 2003), sans que son rapport consubstantiel à l’État n’ait, jusqu’à ces dernières décennies, été remis en cause. Surtout, on voit mal comment un mouvement enclenché depuis une quarantaine d’années s’expliquerait par les guerres de palais des années 2000. Ainsi que l’enseignait Fernand Braudel, c’est l’histoire longue qui renseigne l’histoire courte, non l’inverse et il est vraisemblable que les luttes administratives du xxie siècle soient alimentées par la baisse tendancielle des emplois publics plutôt qu’elles n’en soient la cause. Certains rapports sur l’École notent, d’ailleurs, la logique des contraintes budgétaires qui pèse de manière aveugle sur l’emploi public (Canepa, Folz, 2009 ; Attali, 2015).
3 La seconde critique sur la transformation de l’État paraît, de ce point de vue, plus pertinente. La révision des domaines d’intervention de l’État ces quarante dernières années (Lascoumes, Le Galès, 2005 ; Borraz, Ruiz, 2020) est allée de pair avec de profondes transformations de l’emploi public (Rouban, 2017). Ainsi, de nombreux corps autrefois dévolus aux polytechniciens ont soit disparu, à l’instar du corps des Télécoms, soit connu des transformations qui ont profondément modifié le rapport à la carrière, tel le corps des Ponts et Chaussées (Gervais, 2019). Que l’État change ses missions ne suffit pas, toutefois, à expliquer qu’il recrute de moins en moins de polytechniciens ; il n’a cessé de se transformer depuis la Révolution française, créant et supprimant des corps en fonction de l’évolution de ses domaines d’intervention. On a vu par exemple au xxe siècle la création des corps des Assurances, des Statistiques, de l’Aviation civile, de la Météorologie et même de l’Office de Radio-Télévision française (ORTF). Inversement, le corps des Mines continue de recruter une dizaine de polytechniciens par an alors même que l’activité minière, qu’elle soit publique ou privée, a quasiment disparu en France. Il n’y a donc pas de relation de nécessité entre la transformation des missions de l’État et le nombre de places offertes dans les corps. Si l’État propose de moins en moins de postes aux polytechniciens, cela ne signifie pas nécessairement qu’il a de moins en moins besoin de hauts fonctionnaires, mais peut-être qu’il y pourvoit par d’autres voies. La montée en puissance de l’ENA durant toute la seconde moitié du xxe siècle (Birnbaum, 1977 ; Eymeri-Douzans, 2001 ; Rouban, 2010), le développement de nouveaux corps intermédiaires (Barrier et al., 2015) ou la recherche de nouvelles compétences managériales (Bezes, 2009) sont ainsi venus transformer les modes traditionnels de recrutement de la haute fonction publique. Le rapport Berger et al. (2022) observe que les voies d’accès aux grands corps techniques de l’État se sont multipliées aux dépens des polytechniciens qui représentent, aux Ponts et à l’INSEE, moins de la moitié des recrutements annuels. Ainsi, il convient de vérifier si ce sont l’ensemble des effectifs des corps qui ont diminué ou seulement les places proposées aux polytechniciens dans ces corps.
4 Il est, en effet, un autre facteur fondamental qu’aucune des thèses avancées dans les rapports ne traite à proprement parler : l’attitude des polytechniciens vis-à-vis de l’État en général et de ses corps en particulier. Ce rapport a toujours été ambigu. Même à l’époque où 90 % d’une promotion intégrait un corps civil ou militaire à la sortie de l’École, beaucoup en partaient très vite et seule une minorité y effectuait l’intégralité de sa carrière (Joly, 2021). La biographie collective menée par Hervé Joly sur la promotion X 1901 montre combien les polytechniciens savaient se montrer opportunistes et peu attachés au service public. Faire Polytechnique ne donne pas nécessairement, et même rarement, la vocation de l’État. Certes, l’École incarne, aux côtés des Écoles normales supérieures et de l’École nationale d’administration, l’idée d’une élite républicaine formée par et pour l’État, y compris quand celle-ci se destine à d’autres fonctions. Toutefois, cela ne veut pas dire que les élèves-ingénieurs veuillent à tout prix servir l’État. C’est d’abord l’espoir d’une belle carrière qui les anime [1]. Ils sont en quelque sorte les parangons de ce qu’Annabelle Allouch a dénommé « la société du concours », qui doit permettre aux lauréats de la sélection scolaire de bénéficier, dès l’entrée dans la vie active, des meilleures chances de carrière. Si Pierre Bourdieu utilise l’expression de noblesse d’État pour décrire le système scolaire français, c’est que, à l’époque où il écrit, les titres de reconnaissance méritocratique les plus prestigieux sont attribués par l’État, sans que cela implique d’y faire sa carrière. Comme le soulignait déjà Jean-Claude Thoenig (1987, p. 20), « la puissance d’un grand corps de l’État est directement proportionnelle au fait que ses membres n’exercent pas le métier assigné au corps ». Cet imprimatur de l’État sur la formation et la légitimation des hauts dirigeants est un trait caractéristique du système éducatif français et plus largement du mode de production et de reproduction des catégories dominantes en France (Birnbaum, 1977 ; Bourdieu 1989 ; Bouckaert, Eymeri-Douzans 2013 ; Dudouet, Joly, 2015). La fréquence avec laquelle on trouve des polytechniciens aux échelons les plus élevés de la société française, en particulier quand ils sont issus de grands corps comme les Mines ou les Ponts et Chaussées, est révélatrice de l’emprise historique de l’État français sur la construction des attributs légitimes de l’autorité [2]. L’attitude des polytechniciens à l’égard des corps est donc un puissant révélateur de la manière dont ils conçoivent la capacité de ceux-ci à favoriser leur carrière, que ce soit au service de l’État ou ailleurs. Pendant longtemps, il a existé une adéquation quasi parfaite entre le rang de sortie, la hiérarchie des corps et les chances de carrière. Ainsi, les élèves les mieux classés choisissaient le corps des Mines qui offrait les trajectoires les plus rapides et les plus prestigieuses (Thépot, 1998 ; Garçon, Belhoste, 2012). Suivaient les corps des Ponts et Chaussées, des Télécoms et du Génie maritime intégré en 1968 dans celui plus vaste de l’Armement, qui ouvraient également sur des débouchés intéressants. Le choix des corps dépendait des carrières qu’ils laissaient espérer. La question contemporaine des rapports des polytechniciens à l’État pourrait donc être moins celle de l’adéquation de l’École aux besoins de l’État et plus généralement aux besoins de la nation que celle de la capacité des corps de l’État à servir la carrière des polytechniciens.
5 Deux hypothèses s’ouvrent alors : est-ce l’État qui se détourne des polytechniciens en diminuant les postes qui leur sont offerts dans les corps ou sont-ce les polytechniciens qui se détournent de l’État, en boudant les corps, y compris les plus prestigieux d’entre eux, parce qu’ils n’apparaîtraient plus comme la condition sine qua non d’une brillante carrière ? Sans doute les deux phénomènes se confondent-ils en partie et s’alimentent l’un l’autre. Il convient, cependant, de les distinguer au plan méthodologique et de les examiner séparément. En effet, il est important de connaître plus précisément l’évolution des emplois publics offerts aux polytechniciens. Les corps techniques autrefois réservés aux polytechniciens ont-ils vu leurs effectifs à ce point diminuer ou passent-ils, désormais, par d’autres filières de recrutement ? Comment l’État pourvoit-il aux postes d’encadrement supérieur s’il recourt de moins en moins aux anciens élèves de l’École ? Par ailleurs, le rapport des polytechniciens aux corps de l’État a besoin d’être mieux documenté. Il est crucial de savoir à quels rangs du classement de sortie se situent les élèves qui choisissent les corps. En étudiant au plus près l’offre et la demande de places dans les corps, nous serons mieux à même de décrire et d’analyser ce phénomène historique de découplage des polytechniciens et de l’État.
6 On s’intéressera donc dans un premier temps à la réduction des débouchés offerts aux polytechniciens dans les corps de l’État, qui se prolonge par un déclin de leur présence dans les postes d’encadrement de l’administration. Nous étudierons ensuite l’évolution des choix des élèves à l’issue de leur scolarité, avant d’examiner les raisons pour lesquelles les polytechniciens se détournent des corps.
7 Nous avons bénéficié pour notre recherche de deux séries de données tout à fait exceptionnelles fournies par le Centre de ressources historiques de l’École polytechnique. La première est constituée des places offertes dans les corps entre 1980 et 2011, soit les promotions X 1977 à X 2008, avec rang du premier et du dernier admis ainsi que le nombre de places restées vacantes. Cette première série est particulièrement précieuse pour connaître l’évolution des débouchés dans les corps offerts aux polytechniciens, mais aussi pour évaluer l’attractivité des corps. La seconde série comporte le classement de sortie des élèves des promotions X 1976 à X 2005 avec mention du corps choisi. Bien que provenant de l’École, ces listings souffrent néanmoins de quelques lacunes et incohérences qu’il a fallu combler et arbitrer, mais qui concernaient principalement des corps très marginaux ou les profondeurs du classement. Pour les années 2010, le classement de sortie n’étant pas public, nous avons eu recours au Journal officiel pour trouver, d’une part, le nombre de postes offerts dans les différents corps, et, d’autre part, les listes d’élèves, sans indication de leur rang de sortie, qui les intègrent. Les associations d’élèves et les corps nous ont permis de connaître les rangs des premiers et des derniers admis dans les corps. Nous avons complété cette étude statistique par une enquête sur les trajectoires scolaire et professionnelle de la promotion X 2005 (400 élèves), ainsi que par des entretiens auprès d’élèves et d’anciens élèves au début de la décennie 2010.
Le monopole perdu du recrutement des ingénieurs de l’État
La diminution des places offertes dans les corps de l’État à la sortie de Polytechnique
8 L’École polytechnique a été créée sous la Révolution pour donner un fondement méritocratique au recrutement de trois grands corps techniques séculaires : les « armes savantes » de l’Artillerie et du Génie, jusqu’alors chasses gardées de la noblesse, et les Ponts et Chaussées, qui avaient un recrutement plus ouvert dans le monde des métiers, par recommandation et sans examen d’admission (Belhoste, 2003). S’y ajoutent, rapidement, les inspecteurs des Mines recrutés depuis 1784 à la sortie de la nouvelle École des mines. D’autres corps apparaissent ensuite, comme, dès 1795, les ingénieurs constructeurs de vaisseau, militarisé sous le nom de Génie maritime, les commissaires des Poudres et Salpêtres en 1810, les officiers de Marine en complément de l’École navale en 1821, etc. La prédominance des débouchés dans l’armée justifie que l’École adopte un régime militaire en 1822 et qu’elle passe sous la tutelle exclusive du ministère de la Guerre avec la monarchie de Juillet. De nouveaux corps civils, comme les administrateurs des Manufactures de tabacs en 1831, les inspecteurs des lignes télégraphiques en 1833, les ingénieurs des Eaux et Forêts en 1898, recrutent cependant aussi à la sortie de Polytechnique.
9 Il faut attendre les années 1940 pour voir, avec la démilitarisation provisoire sous l’occupation allemande, les débouchés civils se multiplier. D’une part, sont offerts de nouveaux emplois dans le Génie rural, à la Radiodiffusion nationale, à l’INSEE, à l’Institut géographique national, à la Météorologie nationale, au Contrôle des assurances, dans les Instruments de mesure, dans la Navigation aérienne et même à l’ENA. D’autre part, les anciens corps civils augmentent fortement leurs effectifs. De l’entre-deux-guerres au début des années 1960, le corps des Mines est passé d’un recrutement annuel moyen de cinq polytechniciens à une douzaine, le corps des Ponts d’une vingtaine à près d’une quarantaine, les Télégraphes, devenus Télécoms, de sept par an à près d’une vingtaine. Cette évolution s’inscrit dans le cadre d’un développement des fonctions économiques de l’État, bien au-delà de ses missions régaliennes, qui l’amène, à travers ses établissements publics et entreprises nationalisées, à devenir lui-même opérateur ou producteur.
10 Le mouvement inverse de regroupement et de reflux des emplois publics à la sortie de Polytechnique commence dès le milieu des années 1960, avant de s’accentuer dans les années 2000. Les corps militaires connaissent, les premiers, une réorganisation importante qui aboutit à des baisses significatives. En 1968, le nouveau corps des ingénieurs de l’Armement rassemble l’ensemble de l’industrie de la Défense, en absorbant notamment le Génie maritime et les Poudres. Cette fusion entraîne une forte diminution des postes offerts au concours : alors que la promotion 1964 s’était vu offrir 60 postes dans les différents corps intégrés, celle de 1974 n’en obtient plus que 34 dans le nouvel ensemble, pour finir à 18 dans les années 2010. Les manufactures, arsenaux ou poudreries ont entre-temps largement été fermés ou cédés. Les ingénieurs de l’Armement ne sont plus producteurs d’armes ; ils se contentent de prévoir et d’organiser des programmes d’achats à l’industrie privée (Lazaric et al., 2009). Les autres corps militaires traditionnels de l’Artillerie et du Génie militaire ont fondu dans un débouché global de l’Armée de Terre qui peine cependant à faire le plein, et ne pèse guère à côté de la filière de l’école de Saint-Cyr Coëtquidan.
11 Du côté des corps civils, le débouché séculaire dans le corps des Manufactures de tabacs a disparu dès 1961, lorsque le Service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA) devient un établissement public industriel et commercial ; le Génie rural a fusionné avec les Eaux et Forêts en 1964 ; le corps de la Radiodiffusion est intégré l’année suivante dans celui des Télécoms. En 1986, les deux places offertes chaque année à l’ENA, dont le premier bénéficiaire avait été Valéry Giscard d’Estaing en 1948, disparaissent. En 1988, dans le cadre d’une réorganisation au sein du ministère de l’Industrie, le petit corps des Instruments de mesure est intégré à celui des Mines, sans impact sur le recrutement de ce dernier qui reste autour de la dizaine par an. En 2002, le corps des Ponts fusionne avec les autres corps du ministère de l’Équipement et des Transports (Aviation civile, Météorologie et Géographie) ; la croissance sensible des effectifs du nouvel ensemble (de 28 à 38) est progressivement effacée pour retomber à 28 en 2010 puis 22 en 2019. En 2009, le corps des Mines, au sein du ministère de l’Économie et de l’Industrie, absorbe le corps des Télécoms qui a perdu son ministère propre depuis 1997 ; l’effectif cumulé de 27 pour la promotion 2004 avant la fusion retombe rapidement à 16 pour finir à 10 à la fin des années 2010, malgré la nouvelle intégration, en 2011, du corps du Contrôle des assurances. L’autre fusion en 2009, dans le cadre du nouveau ministère de l’Écologie, du corps des Ponts avec celui des Eaux et Forêts débouche également sur une soustraction : de 42 places cumulées auparavant, on passe en quelques années à 22.
Figure 1. Nombre de places offertes dans les corps de l’État à la sortie de Polytechnique, 1980-2019
Figure 1. Nombre de places offertes dans les corps de l’État à la sortie de Polytechnique, 1980-2019
12 Le regroupement des corps ne se traduit pas immédiatement par une diminution du nombre total de places offertes à la sortie. Durant près de trois décennies, les débouchés restent à peu près stables autour de 150-160 (figure 1), pour des promotions qui passent toutefois de 300 à 400 élèves dans l’intervalle. Le décrochage n’intervient véritablement qu’à la fin des années 2000 ; le nombre de places offertes tombe alors à 132 en 2009 et continue par la suite de décliner pour se stabiliser autour de 75 à partir de 2014. Moins d’un cinquième des élèves français intègrent alors un corps à la sortie de l’X. Les grands corps, bien qu’ils n’aient cessé d’intégrer les corps supprimés, n’échappent pas au déclin. Les offres cumulées dans ces derniers, qui avaient atteint un même point haut en 1991 et 2002 avec 70 postes, se stabilisent autour de la trentaine à la fin des années 2010. Parmi les autres corps civils, il ne reste plus, à compter de 2012, que l’INSEE qui offre une dizaine de places par an. Les emplois offerts dans les corps militaires se sont aussi effondrés, pour s’adapter à la réalité de la demande, avant d’être légèrement réajustés à la hausse dans les années 2010.
13 Si l’on en croit le rapport Canepa-Folz [3], la réduction des effectifs dans les corps supérieurs de l’État correspondrait à la nécessité d’ajuster l’offre des postes aux besoins réels de l’administration. Les auteurs constatent que, à l’exception du corps des Mines dont les membres partent massivement vers le privé, les autres corps se retrouvent, après 45-50 ans, avec des ingénieurs généraux dont ils ne savent que faire. La réduction du périmètre d’intervention de l’État dans la vie économique, combinée à la volonté de faire des économies budgétaires sur des emplois très coûteux pour les finances publiques – d’autant plus que les promotions y sont rapides et qu’ils sont très bien dotés en primes – a pu favoriser la réduction des postes dans les grands corps techniques. De même, les stratégies malthusiennes des conseils généraux qui gèrent les corps les plus prestigieux, en particulier le corps des Mines, soucieux que les fusions successives n’aboutissent pas à une dilution des effectifs et des responsabilités exercées, a pu limiter le nombre de places proposées.
14 Toutefois, il convient de vérifier ces hypothèses par l’évolution du recrutement dans les corps historiquement dévolus aux polytechniciens. Les effectifs ont-ils à ce point diminué qu’ils justifient l’étiage des emplois offerts à la sortie de Polytechnique ?
L’évolution du recrutement dans les grands corps de l’État
15 Deux évolutions ont, depuis une cinquantaine d’années, remis en cause le monopole que les polytechniciens exerçaient sur les grands corps de l’État. D’une part, l’accès externe aux grands corps n’est plus, depuis les années 1970, réservé aux polytechniciens. Des filières minoritaires sont apparues au profit des élèves des Écoles normales supérieures (ENS), ou des ingénieurs dits « civils [4] » des Mines, Ponts, Télécoms et Agro ParisTech, etc. Il existe même une ouverture timide d’un accès sur titre pour les docteurs dans les seuls corps des Mines et des Ponts [5], qui en pratique bénéficie souvent à des profils déjà bien dotés scolairement, normaliens en particulier. Aujourd’hui, Polytechnique ne fournit plus que deux tiers du recrutement externe du corps des Mines, et à peine plus de la moitié de celui des ingénieurs des Ponts ou des administrateurs de l’INSEE, contre la totalité jusqu’au début des années 1970 [6]. Seul le corps de l’Armement reste pourvu à plus de 80 % par Polytechnique.
16 D’autre part, les possibilités de promotion interne dans le corps supérieur se sont multipliées pour les ingénieurs de rang A. La particularité historique de l’administration française, par rapport à la plupart des autres pays européens notamment, est d’avoir une double filière de recrutement pour ses postes d’encadrement : la catégorie A+ des grands corps et la catégorie subalterne A (ingénieurs « de travaux », attachés, etc.). Plutôt que de recruter tous ses cadres au même niveau et de laisser la sélection se faire au cours de la carrière, l’État recrute une élite étroite dès la formation initiale qui accède très tôt à des niveaux de responsabilité que les autres n’atteignent, au mieux, qu’en milieu de carrière. Historiquement, les fonctionnaires subalternes, contrôleurs des Mines ou conducteurs des Ponts et Chaussées, dont la formation n’était généralement que de niveau secondaire, n’accédaient qu’au compte-gouttes aux corps d’ingénieurs, même s’ils faisaient parfois à la fin de leur carrière « fonction d’ingénieur » (Le Bihan, 2015). Avec les fusions, les effectifs des corps sont plus importants aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été (le corps des Mines est passé de 450 membres en activité dans les années 1980 à quelque 1 200 aujourd’hui, le corps des Ponts de moins de 1 000 à plus de 3 500), mais la part des polytechniciens s’est fortement réduite. S’ils devaient assurer à eux seuls le renouvellement de ces deux corps, il faudrait en recruter une trentaine par an pour les Mines et près d’une centaine pour les Ponts, contre 10 et 22 actuellement. Le recrutement externe des ingénieurs subalternes dans le périmètre du corps des Ponts, des Eaux et des Forêts se maintient à un haut niveau, à plus de 200 par an dans les années 2010. De même, l’INSEE recrute chaque année une bonne trentaine d’attachés de catégorie A par concours externe. La baisse des emplois offerts aux polytechniciens dans les corps de l’État ne correspond donc pas à une diminution des besoins de l’État, via une diminution des effectifs des corps, mais bien à une réorientation du recrutement des corpsards qui s’adresse de moins en moins aux X.
Les polytechniciens dans les postes d’encadrement supérieur de l’État
17 Les grands corps continuent de placer leurs membres aux échelons les plus élevés de l’administration, mais les débouchés supérieurs se sont restreints avec des directions moins nombreuses et moins spécialisées. Dans les administrations centrales, le corps des Mines a perdu en 2018, au ministère de l’Économie et des Finances, sa mainmise traditionnelle sur la direction générale de l’Industrie devenue des Entreprises, au profit d’un ingénieur général de l’Armement non polytechnicien. En revanche, au ministère de la Transition écologique, il conserve, en 2020, celles de l’Énergie et de la Prévention des risques, avec deux polytechniciens. De son côté, le corps des Ponts contrôle, dans ce même ministère, les deux directions générales des Infrastructures, des Transports et de la Mer, de l’Aménagement, du Logement et de la Nature, mais il a perdu, cette même année, la cinquième, celle de l’Aviation civile. Les deux directeurs généraux des Infrastructures et l’Aménagement ne sont pas polytechniciens : le premier est issu de la promotion interne, du corps des ingénieurs des Travaux publics de l’État, la seconde de la filière Agro Montpellier et ingénieur du Génie rural, des Eaux et Forêts absorbé par les Ponts. Au ministère de l’Agriculture, le corps des Ponts ne détient que la direction générale de la Performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), mais c’est encore par l‘intermédiaire d’une non-polytechnicienne, formée à l’Institut national d’agronomie. Le phénomène est encore plus marqué à l’échelon régional. Les ingénieurs du corps des Mines tenaient traditionnellement les directions de l’Industrie, les ingénieurs du corps des Ponts celles de l’Équipement. Avec les restructurations intervenues en 2009, l’Industrie voit ses compétences éclatées entre les directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (DIRECCTE), et celles de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) qui intègrent aussi l’Équipement. Les postes de direction ne sont plus réservés à des corps spécifiques et une concurrence se développe avec d’autres filières. Dans les DIRRECTE, les inspecteurs du travail, ou ceux de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, mais aussi des énarques administrateurs civils constituent une forte concurrence au corps des Mines qui n’en dirige que quatre sur treize en 2020, dont aucun polytechnicien. Le corps des Ponts reste mieux représenté à la tête des DREAL (8 sur 13), mais, là encore, trois seulement sont des polytechniciens, et l’on y trouve aussi, à côté d’un ingénieur des Mines non polytechnicien, une concurrence d’autres profils, juriste, énarque, vétérinaire, etc. De plus, la diminution du nombre de régions de 22 à 13 en 2016 est venue réduire d’autant le nombre de postes de directions disponibles. La décentralisation contribue aussi à réduire les prérogatives des directions déconcentrées, ou du moins de leur prestige. L’ensemble des débouchés supérieurs sont devenus, à l’échelon régional comme national, trop rares et aléatoires pour inciter les polytechniciens les plus ambitieux à rester au service de l’État. Ce qui reste du poids des grands corps dans la haute administration repose largement sur la dilution du recrutement des polytechniciens et le brouillage avec la promotion interne.
18 Le déclin des débouchés polytechniciens dans les corps supérieurs n’est pas seulement lié à la diminution des besoins de l’État pour des postes d’encadrement supérieur ; il correspond aussi semble-t-il, à un désintérêt des élèves à leur égard, face à l’impossibilité d’offrir des postes conformes à leurs attentes en milieu de carrière. Cette désaffection des polytechniciens pour les carrières administratives correspond à ce que Luc Rouban (2012) observe sur la baisse d’attractivité des postes d’administration centrale, qui selon lui ont beaucoup perdu en prestige et en intérêt. Enfin, la pratique du pantouflage qui permettait une deuxième carrière, voire une carrière principale, dans le privé semble plus difficile qu’auparavant. La commission de déontologie de la fonction publique encadre désormais beaucoup plus sévèrement le passage du public au privé, mais surtout la compétition avec les dirigeants qui ont fait toute leur carrière dans l’entreprise s’est accentuée. Les patrons issus de l’État qui représentaient dans les années 1990 jusqu’à 55 % des N° 1 des entreprises du CAC 40 (Bauer, Bertin-Mourot 1997), ne sont plus que 32 % en 2021. La responsabilité du découplage entre l’État et les polytechniciens ne repose donc pas uniquement sur le nombre de places offertes dans les corps, mais concerne aussi très directement l’appétence des polytechniciens vis-à-vis des carrières administratives et des perspectives qu’elles offrent au-delà.
Le désintérêt grandissant des polytechniciens pour les corps de l’État
L’affaiblissement du classement de sortie et l’essor des démissionnaires
19 Réussir le concours de l’École polytechnique représente à coup sûr une belle prouesse, mais réussir sa sortie a longtemps été jugé encore plus important tant la place obtenue exerçait une influence sur la suite de la carrière (Joly, 2021). Le classement à la fin de la scolarité jouait comme une véritable matrice méritocratique permettant d’ajuster le rang obtenu aux places offertes dans les corps. Il était entendu que les mieux classés étaient appelés à choisir les corps les plus prestigieux et ainsi de suite jusqu’aux moins cotés ; les renoncements à servir l’État (« démissions ») intervenaient à mesure que le contingent des premiers était atteint et que s’affirmait le désintérêt pour les seconds. Dans un schéma idéal qui s’est longtemps répété, le corps des Mines attirait les tout premiers jusqu’à ce que le nombre de postes offerts soit « saturé », selon l’argot polytechnicien, c’est-à-dire jusqu’à ce que toutes les places offertes soient prises. De 1856 à 1980, le major a systématiquement choisi les Mines. Parmi les suivants au classement, rares étaient ceux à ne pas profiter de leur opportunité d’intégrer les Mines, même quand les effectifs du corps ont fortement augmenté après 1945. Les exceptions étaient presque toujours au profit d’un autre corps prestigieux. Le corps des Ponts et Chaussées prenait généralement les rangs suivants au classement, le Génie maritime, les Tabacs, les Poudres, les Télégraphes ou l’INSEE venant parfois s’intercaler. Les choix étaient très contraints par le classement, qui laissait peu de places aux affinités personnelles. Un 2e ou un 5e se devait de faire les Mines, un 12e les Ponts. Seuls les quarante à cinquante premiers pouvaient, selon les débouchés offerts chaque année, espérer intégrer les corps recherchés. Les autres, qu’ils fussent juste derrière la barrière fatidique ou dans les profondeurs du classement, étaient « condamnés » aux corps les moins attractifs, militaires en particulier, ou à la démission.
20 Cet ordre des choses était encore bien installé au début des années 1980 comme le montre avec force la figure 2. On voit clairement l’adéquation quasi parfaite entre le rang de sortie, le choix des élèves et le prestige des corps. La partie supérieure qui correspond aux premiers rangs du classement de sortie est aussi celle qui regroupe les corps les plus prestigieux qui sont représentés dans un dégradé de gris depuis le noir (Mines) jusqu’à la démission (gris très clair). Les points clairs qui mouchettent les plages plus sombres des premiers rangs, notamment sur la plage noire qui représente les Mines, sont des « erreurs statistiques », au sens sociologique du terme, qui dévoilent une certaine prise de distance avec les normes internes de l’École : indifférence aux pressions du corps ou aux conditions avantageuses qu’il est en mesure de proposer, atavisme familial, aversion pour la carrière publique, ou emballement conjoncturel comme en 1987. Cette année-là, l’augmentation soudaine des démissionnaires qui franchit la barre des 60 % est certainement à mettre au crédit du retour de la droite au gouvernement et à son programme de privatisations. On compte notamment, chose rarissime, quatre démissionnaires parmi les douze premiers classés, dont le 2e et le 5e, qui snobent le corps des Mines.
21 Alors que, au xixe siècle, les effectifs de l’École polytechnique étaient déterminés par les besoins des services publics, ils s’en sont progressivement déconnectés au xxe siècle. La démission à la sortie, par renoncement à entrer dans un corps, est passée de l’exception à la règle. Depuis la fin des années 1980, la proportion déjà majoritaire des démissionnaires s’est encore accrue pour atteindre presque les trois quarts des polytechniciens français en 2008 (figure 3). Cette augmentation est encouragée par la multiplication des dérogations à l’obligation de rembourser les frais de scolarité qui existe en principe pour les démissionnaires : depuis 1970, il leur suffit de suivre un large choix de formations complémentaires pour y échapper. De manière symbolique, la formulation légale traditionnelle de la mission prioritaire de l’École au service de l’État a été abrogée par une ordonnance du 15 juin 2000. Le décret en vigueur se contente maintenant de prévoir, sans hiérarchie, deux catégories d’élèves : ceux « admis dans un corps civil ou militaire de l’État » et les autres qui poursuivent leur formation « par un cursus de spécialisation professionnelle [7] », soit à l’École, soit dans un autre établissement français ou étranger.
22 La montée en force des démissionnaires se ressent encore dans leur classement. Ils n’étaient que cinq sur toute la décennie 1980 – dont quatre exceptionnellement en 1987 – à avoir démissionné parmi les quinze premiers. Ils ne sont toujours que trois dans la décennie 1990, mais ils sont un total de quatorze entre 2000 et 2008 à refuser les corps, malgré un très bon classement. Parmi les cinquante premiers, les élèves démissionnaires n’ont jamais été plus de six par promotion avant l’an 2000. À compter de 2001, ils sont régulièrement une dizaine et jusqu’à seize en 2006. Loin d’être purement symbolique, cette évolution est un signe fort de la perte d’attractivité des corps, y compris des plus prestigieux, qui cessent d’être le débouché de prédilection des meilleurs élèves.
Tableau synoptique des choix en fonction du classement de sortie, 1979 et 2008
Tableau synoptique des choix en fonction du classement de sortie, 1979 et 2008
23 La figure 2 permet d’embrasser d’un seul coup d’œil la double hiérarchie du classement de sortie et du choix des corps entre 1979 et 2008 qui correspondent aux promotions 1976 à 2005. Chaque point correspond au choix effectué en fonction du classement : le corps des Mines est en noir, le corps des Ponts en gris très foncé, le corps de Télécoms en gris foncé, les autres corps civils en gris, les corps militaires en gris clair, les démissionnaires en gris très clair. Les années sont en abscisse et les rangs en ordonnées par ordre croissant. Le corps des Mines est presque systématiquement choisi par les premiers classés, formant un bloc compact sur l’ensemble de la période. Les corps des Ponts et des Télécoms arrivent juste après en offrant, surtout en début de période, un dégradé de gris où s’affirme le corps des Ponts (gris très foncé) suivi du corps des Télécoms (gris foncé). Ils sont suivis des autres corps civils et des corps militaires ainsi que des démissionnaires qui se répartissent sur toute la partie inférieure du tableau. En milieu de période, on voit reculer le classement des élèves choisissant les Télécoms, jusqu’à leur éparpillement en fin de période qui les rend presque invisibles. Le corps des Ponts résiste plus longtemps, avec une tâche de couleur à peu près continue jusqu’aux années 2000, mais lui aussi éclate, dans la partie droite du tableau, phagocyté notamment par les démissionnaires. Le démissionnaire devient, par le nombre, si ce n’est par le rang, la figure dominante du polytechnicien du xxie siècle.
Figure 3. Répartition entre sortie dans les corps de l’État et démission, 1979-2008 (élèves français)
Figure 3. Répartition entre sortie dans les corps de l’État et démission, 1979-2008 (élèves français)
La baisse d’attractivité des corps
24 Corrélativement à l’augmentation des démissions, le poids relatif des élèves choisissant les corps de l’État ne cesse de baisser. Il tourne autour de 40 % pendant plus d’une décennie, avant de tomber sous les 30 % en 1997 ; il ne dépasse plus guère le quart des effectifs ensuite. Ce sont les corps militaires qui diminuent le plus, de 15 % à 5 % des effectifs. Les corps civils résistent mieux, passant de 30 % à 20 % d’une promotion.
25 Cette chute des débouchés dans les corps correspond, bien sûr, à la diminution du nombre de places offertes par rapport à des promotions de taille croissante, mais le phénomène va au-delà : les polytechniciens ne prennent pas toutes les places offertes. Ils étaient 137 en moyenne à intégrer un corps dans les années 1980, contre 130 dans les années 1990 et moins de 110 dans les années 2000, pour un nombre de places demeuré stable autour de 150-160 par an jusqu’en 2008 ; cette offre est toutefois en partie artificielle dans la mesure où l’armée affiche une cinquantaine de places d’officiers qui rencontrent au mieux trois ou quatre vocations chaque année. En 2003, les 62 places offertes par la Grande Muette ne trouvent même aucun preneur. Le corps des ingénieurs de l’Armement, pourtant mieux apprécié, peine lui aussi à faire le plein, avec jusqu’à 20 places sur 38 en déshérence en 2001. En revanche, les corps civils qui ont la prédilection des élèves sont moins dédaignés, même s’ils connaissent une érosion sensible, passant de 29 % des débouchés dans les années 1980 à 23 % dans les années 2000.
26 Un bon moyen de mesurer l’attractivité des corps par rapport aux démissions est de comparer les rangs des premiers et derniers admis [8]. La figure 4 montre, pour les premiers admis, des moments bien distincts. La première période, jusqu’à la fin des années 1980, renvoie à une hiérarchisation classique. Le corps des Mines est systématiquement choisi par le major de promotion, sauf une fois en 1980 où Bernard Larrouturou, futur directeur général de la Recherche et de l’Innovation au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, fait une transgression très relative en choisissant les Ponts.
Figure 4. Rang du premier admis dans les corps, 1979-2008 (moyenne mobile sur quatre ans, élèves français)
Figure 4. Rang du premier admis dans les corps, 1979-2008 (moyenne mobile sur quatre ans, élèves français)
Note : par souci de clarté nous n’avons retenu de manière distinctive que les corps des Mines, des Ponts et des Télécoms. Les autres corps ont été rassemblés soit dans les corps civils, soit dans les corps militaires. Afin de faciliter la lecture, les courbes sont des moyennes mobiles sur quatre ans, d’où leur démarrage en 1982.27 Viennent ensuite justement le corps des Ponts dont le premier reçu intervient autour de la 10e place, puis celui des Télécoms au-delà du 15e rang. Les autres corps civils arrivent plutôt en quatrième choix. Les corps militaires et les démissionnaires sont bons derniers. Les années 1990 apparaissent ensuite comme une période de transition. Derrière les corps des Mines et des Ponts qui arrivent systématiquement en tête, la hiérarchie se brouille entre les débouchés : les premiers démissionnaires devancent souvent les premiers reçus des autres corps, y compris les Télécoms. Les années 2000, enfin, sont marquées par l’émergence d’une nouvelle hiérarchie. Alors que le corps des Mines continue de recruter systématiquement le major de promotion, les démissionnaires dépassent le corps des Télécoms et s’approchent même des Ponts autour du dixième rang. Les autres corps civils résistent quelque peu, mais les corps militaires sont en revanche nettement délaissés.
28 D’autres corps, s’ils « saturent » toujours, doivent aller chercher leurs prétendants plus loin dans le classement, comme le montre l’étude du rang du dernier admis (figure 5). Le corps des Télécoms qui « saturait » entre la cinquantième et la centième place au début des années 1980, doit aller chercher son dernier candidat au-delà de la centième place dès la fin de la décennie. Le recul est sans doute en partie attribuable à la hausse des emplois offerts durant cette période. Toutefois, la perte d’attractivité se confirme dans les années 2000. Alors que les postes ouverts ont été sensiblement réduits autour de la vingtaine, le classement du dernier recruté atteint les profondeurs : 164e en 2003, 184e en 2006. Ce n’est que la dernière année d’existence du corps, quand les places offertes sont ramenées à quatorze et que la perspective d’une prestigieuse intégration dans le corps des Mines s’annonce, que le dernier reçu atteint son meilleur classement avec la 45e place. Le corps des Ponts est affecté par une perte d’attraction similaire. Alors qu’il résistait bien jusqu’au début des années 1990, avec un dernier admis qui ne dépassait guère la 50e place, la barre de la 60e est franchie à plusieurs reprises dans les années 1990. En 2001, le dernier classé est 92e. L’année suivante, marquée par une première grande fusion, il atteint la 113e place. En 2008, le dernier recruté est 116e.
Figure 5. Rang du dernier admis dans les corps, 1980-2019 (élèves français)
Figure 5. Rang du dernier admis dans les corps, 1980-2019 (élèves français)
29 Avec 76 places offertes dans les corps à partir de 2014, au moins quatre cinquièmes des élèves français n’ont donc d’autre choix que de démissionner. Et même avec ce nombre très réduit, toutes les places ne trouvent pas nécessairement preneurs. Si les Mines et les Ponts « saturent » toujours, l’Armement continue d’avoir des difficultés de recrutement, comme en 2015 où huit places sur dix-huit sont laissées vacantes. Ces écarts sont, cependant, moins fréquents qu’auparavant grâce à la réduction du nombre de postes offerts. Même réajustée, l’offre de l’Armée reste surabondante, avec trois candidats pour treize places en 2016 par exemple. On note toutefois un léger rebond ces dernières années avec sept candidats en 2018 et huit en 2019, au profit de l’Armée de terre et, à un degré moindre, de la Gendarmerie, la Marine et l’Armée de l’air restant délaissées. Peut-être faut-il y voir l’attraction de la lutte antiterroriste intérieure comme extérieure ? L’Armement et l’Armée recrutent, cependant, jusqu’aux tréfonds du classement. En 2017, les sept officiers intégrés dans l’Armée de terre sont classés du 253e au 397e rang, et la prétendante à la Gendarmerie est 420e. Seul le corps des Mines reste choisi par les meilleurs et conserve son statut, avec cependant des exceptions plus nombreuses, ces dernières années, qui montrent qu’il n’échappe pas non plus à la perte d’attraction des débouchés étatiques. Alors que le dernier recruté ne dépassait jamais le 15e rang, pour une dizaine de places offertes, jusqu’en 2008, on perçoit une légère inflexion dans la période suivante. L’écart entre le nombre de postes offerts et le rang du dernier admis augmente sensiblement : il est de 5 en 2013, 4 en 2015, et 8 en 2019. Cette année-là, le major, pour la première fois dans l’histoire de Polytechnique, démissionne et snobe le corps des Mines. Il faut aller jusqu’au 18e rang pour trouver le 10e et dernier reçu, une véritable gifle pour le corps. Il sera intéressant dans les prochaines années de voir s’il s’agit d’un accident, ou du début d’un mouvement de fond. Pour le corps des Ponts élargi en 2009 aux Eaux et Forêts, le temps est loin où il saturait dans les cinquante premiers. En 2015, il doit aller chercher son 25e au 287e rang, en 2017, son 22e au 369e rang. Certaines années s’avèrent toutefois plus favorables, comme en 2019 où le dernier est 138e, ce qui oblige, dans le doute, les élèves qui tiennent à l’intégrer à ne pas trop relâcher leurs efforts pendant la scolarité. Le corps des administrateurs de l’INSEE qui faisait le plein jusqu’aux années 2000, ne trouve plus que neuf candidats pour quatorze places en 2010 et six pour neuf en 2019.
30 Cette étude des classements de sortie montre que les polytechniciens sont de moins en moins attirés par les corps de l’État alors même que la réduction drastique du nombre de places offertes dans les corps aurait pu augmenter leur attractivité. Cette baisse d’appétence des polytechniciens pour les corps débute dès les années 1990 et ne fait que s’accentuer par la suite. Contrairement à ce qu’a pu affirmer le rapport Canepa-Folz, la diminution des emplois publics offerts aux polytechniciens viendrait moins d’une diminution des besoins de l’État, qui restent élevés on l’a vu, que du désintérêt des jeunes ingénieurs. Le désamour des polytechniciens pour les corps est profond et ressort certainement de nouvelles préférences et perspectives de carrières qu’il s’agit à présent d’examiner.
La transformation de la hiérarchie des carrières
De nouvelles perspectives de carrières rémunératrices
31 Il n’existe pas d’études longitudinales sur les orientations des démissionnaires à la sortie de l’École. Toutefois, des entretiens menés auprès des promotions 2003 et 2005 ainsi que l’analyse des parcours de la promotion X 2005 nous donnent des indications précieuses quant à leurs prédilections. La diminution de l’appétence des polytechniciens pour les corps est directement liée à la concurrence montante de secteurs d’activité dont l’essor au cours des trois dernières décennies a profondément redéfini la hiérarchie des carrières ouvertes à la sortie. Un polytechnicien passé par l’École au milieu des années 2000 se rappelle ainsi que l’attrait de la finance, de la banque et des cabinets de conseil éclipsait celui des débouchés traditionnels de l’X, industrie et corps d’État, perçus comme trop « techniques » et moins rémunérateurs :
[À l’X], il y avait des castes de gens qui se destinaient à des métiers plus ou moins nobles. Le plus noble c’était la finance : tu allais palper à mort, les mecs prétendaient qu’ils allaient gagner vraiment beaucoup très rapidement, donc ça avait des raisons d’attirer. […] Et en plus ça propose des métiers assez pointus en maths, ce qui est valorisé chez les gens qui ont fait prépa et qui cherchent un peu la pureté scientifique. […] La deuxième catégorie après la finance c’était ceux qui allaient faire du conseil, de l’audit, de la fusion-acquisition, enfin ce type de boulot. Eux aussi ils se sentaient un peu au-dessus de la masse, les autres c’était un peu le rebut qui allait faire ingénieur et mettre les mains dans le cambouis ; ça, c’est une expression qu’on utilisait beaucoup en prépa et c’est resté après, on l’utilisait tous, avec l’idée que la technique, l’industrie, c’est travailler dans le dur, c’est sale, ça colle aux mains, et en plus on gagne moins que les autres [9]…
33 La hiérarchie symbolique de ces filières se trouve en effet largement attestée par les niveaux de rémunération proposés. La finance notamment offre aux polytechniciens des salaires particulièrement élevés, notamment à l’étranger. Si l’on en croit une étude réalisée à Londres par le cabinet Emolument auprès de 700 professionnels de la finance diplômés après 2011, les anciens élèves de Polytechnique bénéficient de revenus annuels supérieurs à 100 000 euros, dépassant même leurs homologues issus de la London Business School, de Cambridge et d’Oxford [10]. Les masters français de mathématiques financières dispensés aux universités Paris-VI (actuelle Sorbonne-Université) et Paris-VII (actuelle Université de Paris) et à l’ENSAE bénéficient en effet dans ce champ professionnel d’un prestige particulier, et leur attrait auprès des élèves de Polytechnique est comparable à celui des meilleures universités anglo-américaines. Le plus coté d’entre eux, le master dit « El Karoui » de Paris-VI, intègre au terme d’une sélection rigoureuse une quinzaine de polytechniciens chaque année, soit un ordre de grandeur comparable à celui du corps des Mines. En 2008-2009, malgré la crise financière qui sévissait alors, ce master accueillait 13 polytechniciens français (ainsi que plusieurs X étrangers) ; l’année suivante, 48 polytechniciens français démissionnaires (sur une promotion de 400) [11] s’orientaient dès leur premier poste vers le secteur bancaire et financier au sein d’établissements tels que BNP-Paribas ou la Société générale, mais aussi Goldman Sachs, Merrill Lynch ou HSBC.
34 Les cabinets de conseil internationaux tels que le Boston Consulting Group, Bain & Company ou McKinsey, en plein essor depuis la fin des années 1980 (Djelic, 2004), offrent également de beaux tremplins en début de carrière. Ces institutions veillent à entretenir le prestige dont elles ont besoin pour attirer des entreprises clientes en adoptant des procédures de recrutement très sélectives, concentrées sur les diplômés des écoles les plus élitistes [12]. Elles offrent corrélativement des niveaux de salaires atteignant les 60 000 euros annuels dès le début de carrière et amenés à augmenter très rapidement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie interne, jusqu’à atteindre en une douzaine d’années le grade de partner dont les revenus cumulés peuvent largement dépasser les 250 000 euros annuels. Le prestige de cette voie professionnelle tient plus généralement aux perspectives de long terme : les grands cabinets de conseil se présentent comme des sortes de « classes préparatoires professionnelles » imposant un rythme de travail particulièrement intense, mais permettant de se reconvertir après quelques années à des postes de haut niveau au sein d’une entreprise cliente. Ces institutions reprennent ainsi à leur compte le rôle de tremplin vers les postes dirigeants autrefois dévolu aux grands corps de l’État.
35 Le désamour des polytechniciens pour les carrières administratives tient également à la récente montée en puissance de l’industrie numérique, notamment des GAFA ou des start-ups qui offrent des perspectives prisées aux jeunes diplômés : près d’une trentaine de Français de la promotion 2005 se sont orientés vers ce secteur à la fin de leur formation, dont plusieurs pour y fonder leur propre entreprise. Il faut enfin compter avec l’intérêt d’une part non négligeable des polytechniciens pour la recherche et l’enseignement : 33 diplômés français de la promotion 2005 ont ainsi opté pour une carrière académique sans passer par un corps.
L’appel de l’étranger
36 La redéfinition de la table des valeurs polytechniciennes s’inscrit également dans le cadre des politiques d’internationalisation de l’École initiées sous la présidence de Pierre Faurre (1993-2001), qui contribuent à éloigner les élèves des carrières administratives (Delespierre, 2019). Dès sa nomination à la présidence du conseil d’administration de Polytechnique en 1993, Pierre Faurre définit les lignes directrices d’une politique d’internationalisation prenant acte du « désengagement de l’État » et de la conversion des entreprises à la « mondialisation des échanges et du jeu industriel » [13]. Cela se traduit en 1996 par l’instauration d’une filière élargie de recrutement d’élèves dits « internationaux », dont le nombre se stabilise rapidement autour de 70 par an (ce qui, ajouté à la trentaine d’élèves étrangers recrutés annuellement via les classes préparatoires, donne une centaine de polytechniciens étrangers par promotion). Quatre ans plus tard, la réforme dite « X-2000 » transforme le cursus des élèves. Elle vise notamment à généraliser les séjours à l’étranger : le cursus de Polytechnique se voit ainsi ajouter une quatrième année « professionnalisante » que les élèves doivent passer dans une « formation complémentaire » agréée, dont la liste inclut les masters de prestigieuses universités étrangères. Le nombre des élèves qui achèvent ainsi leur cursus à l’étranger, notamment dans les universités anglo-américaines particulièrement prisées, augmente ainsi régulièrement au cours des années 2000 pour se fixer autour de 150 à 170 par an. Ils peuvent ensuite partir librement travailler dans le privé.
37 Il existe ainsi un fort appel vers l’étranger qui vient bouleverser la hiérarchie traditionnelle des préférences à la sortie. En témoignent les propos d’un ancien élève ayant intégré Polytechnique à la fin des années 2000 [14], qui se rappelle avoir balancé en fin de troisième année entre deux possibilités : « rester en France » et intégrer le corps des Ponts, « une option assez attrayante disons, parce que c’était dans la continuité de tout mon parcours », ou bien rejoindre le master d’une grande université états-unienne. Le corps des Ponts étant « le numéro deux sur la liste des corps », cet élève l’envisage d’abord comme « une bonne perspective », mais hésite rapidement en réalisant « qu’il y avait énormément d’impératifs, des choses qu’on était un peu obligé de faire en rentrant là-dedans, des cours par ci, par là où on n’avait pas trop le choix, c’était une voie qui était déjà toute tracée ». Il opte finalement pour le master de Berkeley, où il poursuit ses études en PhD. Les échos négatifs qu’il a reçus de ses camarades ayant rejoint le corps l’ont, par la suite, conforté dans son choix : « Ça n’a pas forcément été à la hauteur de ce que voulaient pas mal de gens qui se sont embarqués là-dedans, qui voulaient potentiellement découvrir autre chose, avoir une expérience ailleurs que dans l’administration française puis éventuellement revenir. »
La mise sous tension des corps
38 Le désintérêt croissant des polytechniciens les mieux classés pour les corps de l’État, y compris pour les plus prestigieux d’entre eux, conduit à mettre ces derniers en tension, partagés entre les aspirations des élèves-ingénieurs et les perspectives qu’ils offrent. Le corps des Mines et le corps des Ponts sont, de ce point de vue, travaillés par des logiques divergentes qui contribuent à redéfinir leurs places respectives dans la hiérarchie des carrières polytechniciennes.
39 La tension entre « désirs privés et devoirs publics » (Gervais, 2019) prend une forme nettement plus conflictuelle au sein du corps des Ponts, divisé entre une logique administrative qui entend maintenir les corpsards au sein du secteur public et une logique corporatiste, défendue notamment par les responsables de l’association professionnelle du corps (l’Union des ingénieurs des Ponts, Eaux et Forêts, anciennement Association des ingénieurs des Ponts et Chaussées), qui souhaitent étendre la surface sociale des ingénieurs des Ponts en favorisant les départs vers le privé. Les dissensions internes se cristallisent sur la formation, jugée trop technique et pas assez ouverte sur l’entreprise, ainsi que sur la rigidité des autorités ministérielles de tutelle à l’égard des séjours d’études à l’étranger des ingénieurs-élèves (Delespierre, 2016). La lutte qui opposait les tutelles ministérielles à l’association du corps s’est traduite par la victoire des premières lors de la première grande fusion de 2002, après laquelle les ingénieurs des Ponts se sont vus plus étroitement cantonnés au sein de leurs administrations de tutelle. La restriction des départs à l’étranger dans le cadre de la formation du corps participe d’une volonté ministérielle d’enrayer à terme la « fuite des cerveaux » vers le secteur privé ou les administrations concurrentes (notamment à Bercy), au prix d’une érosion de l’attrait du corps auprès des polytechniciens (Gervais, 2019). Le rapport Berger et al. (2022) se montre très sévère sur « l’absence de réel suivi personnalisé et de construction de parcours pour les ingénieurs des Ponts » (rapport 2022, p. 73). Le corps souffrirait de sa « taille excessive » et de la multiplicité des acteurs impliqués.
40 À l’inverse, le corps des Mines, dont « la qualité de gestion » est souvent mise en exergue (Berger et al., 2022, p. 77), est parvenu à maintenir son pouvoir d’attraction particulièrement élevé, au vu des rangs de sortie de ses recrues, en jouant habilement de la marge importante d’autonomie dont il dispose à l’égard de son ministère de tutelle. La prééminence de ce corps, au sommet de la hiérarchie des voies professionnelles ouvertes aux polytechniciens, tient largement à son recrutement malthusien et à sa stratégie « dirigiste » de gestion des carrières de ses membres, conçues selon une logique de maximisation rigoureuse du capital social du corps (Garçon, Belhoste, 2012 ; Joly, 2012 ; Gervais, 2019), mais aussi d’une grande autonomie laissée aux membres du corps vis-à-vis des emplois publics. Loin de chercher à retenir « de force » les jeunes recrues dans l’administration comme au corps des Ponts, les stratégies de reproduction du corps des Mines permettent aux élèves d’acquérir des ressources favorisant les pantouflages vers les hauts postes du secteur privé. La formation du corps intègre désormais une forte dimension internationale et laisse aisément aux élèves qui le souhaitent la possibilité de partir étudier à l’étranger, en master ou même en PhD :
Le corps des Mines, ils sont très attractifs […]. Quelqu’un qui veut partir à l’étranger, on lui dit : « Tu pars pas à l’étranger cette année, mais tu pourras partir l’année prochaine. » Donc c’est quand même beaucoup plus facile à accepter. Si le gars a préparé un dossier pour une université américaine, l’énergie pour monter le dossier et se préparer psychologiquement n’est pas caduque, elle est juste différée d’un an [15].
42 La formation des membres du corps des Mines leur permet désormais de bénéficier d’une légitimité internationale comparable, voire supérieure à celle qu’ils auraient acquise avec un master aux États-Unis : les deux premières années du cursus sont en effet composées pour l’essentiel de deux stages longs (de douze puis dix mois), dont le second s’effectue obligatoirement à l’étranger, dans une firme multinationale. Certains jeunes corpsards renoncent parfois d’eux-mêmes à partir en séjour académique à l’étranger :
Moi-même je m’étais posé naturellement la question, à la sortie de l’X, d’aller faire un master aux États-Unis, ce qui est un peu présenté comme la panacée par beaucoup. Mais le corps des Mines propose une année de formation professionnelle à l’étranger et moi, à mes yeux, ça a plus de valeur, c’est plus formateur que d’aller faire un master […]. Comme c’est un stage d’une durée assez longue, ce n’est pas comme avoir juste trois ou quatre mois à l’étranger, ça peut vraiment être valorisé comme une expérience professionnelle dans le privé […]. Les entreprises où se font ces stages sont majoritairement françaises, mais il y a des étrangères aussi. Par exemple cette année, on a quelqu’un chez Facebook, ça ne pose aucun problème d’envoyer quelqu’un chez Facebook. Et c’est bien [16] !
44 La marge importante d’autonomie dont dispose le corps des Mines et la gestion quasi patrimoniale de ses ressources bureaucratiques lui permettent de combiner les formes traditionnelles de légitimité, élitisme scolaire et fréquentation des hautes sphères du pouvoir d’État, avec d’autres types de capitaux associés au monde de l’entreprise. On en trouve encore une manifestation éloquente dans le fait que, en 2011, alors même que la formation du corps des Ponts est réduite à deux ans suite à la suppression d’un stage pratique que les élèves pouvaient passer à l’étranger, le corps des Mines réorganise la troisième année de son cursus pour donner à ses ingénieurs-élèves la possibilité de suivre une formation en MBA à HEC, et leur permettre ainsi d’ajouter à leur curriculum vitae un titre prestigieux et conforme aux standards internationaux :
Outre l’intérêt de leur faire faire des cours à HEC, qui sont assez complémentaires de ce qu’ils ont fait jusque-là, ça répond aussi à un besoin de reconnaissance de la formation au niveau international puisque les diplômes de MBA sont plus facilement reconnus que la formation du corps des Mines, en trois ans après une école d’ingénieurs, qui est plus difficile à expliquer à l’étranger [17].
46 Les X-mines recrutés dans les années 1980 à 2000 sont ainsi plus de la moitié (59 %) à travailler dans le privé en 2020 [18], contre un quart (25 %) à être en poste dans l’administration, les 15 % restant se partageant entre la recherche et les entreprises publiques (tableau 1). Cette latitude laissée aux polytechniciens permet de résoudre une équation à première vue insoluble, consistant pour le corps à perdurer en tant que corps de l’État tout en recrutant les meilleurs élèves de l’École, alors même que les aspirations se détournent de plus en plus tôt de la fonction publique.
Tableau 1. Situations professionnelles des polytechniciens recrutés dans le corps des Mines, avril 2020
Année Ingénieur-élève | Administration | Université recherche | Entreprise publique | Entreprise privée | Total |
1980-1984 | 8 | 6 | 1 | 40 | 56* |
1985-1989 | 14 | 6 | 2 | 25 | 47 |
1990-1994 | 13 | 5 | 4 | 30 | 52 |
1995-1999 | 5 | 5 | 2 | 36 | 49* |
2000-2006 | 11 | 4 | 4 | 33 | 52 |
2005-2009 | 27 | 6 | 3 | 24 | 60 |
Total | 78 | 32 | 16 | 188 | 316 |
Tableau 1. Situations professionnelles des polytechniciens recrutés dans le corps des Mines, avril 2020
47 Par contraste, la chute au classement du recrutement des X-Ponts est vue comme le signe d’une perte d’attractivité et de prestige que les représentants syndicaux du corps jugent très préoccupante. Ils constatent avec désarroi que les universités anglo-américaines attirent à elles des élèves très bien classés qui, autrefois, auraient sans doute intégré le corps.
– Est-ce qu’en termes de carrière, intégrer le corps des Ponts aujourd’hui est moins prometteur qu’à l’époque où vous y êtes entré ? – Oui, d’abord parce que dans la formation on est privé de toute expérience large, internationale ; au début, on est encadré très militairement sur un cursus académique très pauvre, en fait. Et ensuite on vous installe dans des premiers postes qui ne sont quand même pas géniaux… Quand je vois les listes des premiers postes qui sortent, c’est assez phraséologique ; autrefois, on nous confiait rapidement des responsabilités, avec un budget et une petite équipe, et si on réussissait bien, on montait. […] Aujourd’hui, les gens qui montent ne sont plus les mêmes, ce sont des gens qui sont montés par des faveurs politiques, tandis que, pour nous, c’est une course initiatique assez longue et qui part de bas [19].
49 Ce sentiment de déclassement (qui n’est certes pas inédit dans l’histoire du corps des Ponts : cf. Gervais, 2019, p. 50-51) est accentué par le rétrécissement de l’accès aux postes les plus attractifs des entreprises restées publiques. Le corps des Ponts s’est vu déposséder de plusieurs débouchés traditionnels : outre la réduction du nombre de directions ministérielles déjà évoquée, il n’a plus la mainmise sur les directions générales de Gaz de France – privatisée ensuite par sa fusion avec Suez – depuis 1987, de la SNCF depuis 1992, d’EDF depuis 1996, d’Aéroports de Paris depuis 2012, etc. Cet affaiblissement de la position relative des ingénieurs des Ponts dans un secteur public resserré pose la question des opportunités d’évolution vers le secteur privé qui sont nettement plus limitées que pour le corps des Mines [20]. Ainsi, on a pu voir, en 2007, une ingénieure des Ponts démissionner dès sa sortie de l’École des Ponts pour rejoindre une grande entreprise multinationale, et éviter de la sorte un début de carrière sans doute moins attractif, dans les services déconcentrés de l’État. Titulaire d’un MBA de l’INSEAD en 2012, elle entre en 2019 au comité exécutif de Saint-Gobain à l’âge de 37 ans. Ces carrières éclair, autrefois dévolues aux anciens membres des cabinets ministériels ou de la haute administration, sont exemplaires de ces nouveaux types de trajectoires qui se font en marge de l’État mais se voit récompensées en son sein : démissionnaire du corps des Ponts, Maud Thuaudet s’est pourtant vue nommée administratrice de l’École nationale des ponts et chaussées en tant que personne qualifiée en janvier 2021 [21].
50 Suivant une logique circulaire, cet étiolement du corps des Ponts a pour effet d’amener chaque année plusieurs dizaines d’élèves de Polytechnique situés dans la partie supérieure du classement à renoncer au corps, laissant ainsi leur place à leurs camarades moins bien classés. Cette évolution fait naître, dans l’esprit des responsables de l’UNIPEF, la crainte d’une baisse de la « qualité du recrutement » :
Il est évident que lorsque le corps refuse de laisser partir des élèves à l’étranger, ça risque de baisser la qualité du recrutement. Si vous allez aux amphis de retape à Polytechnique, la question qui revient immanquablement, en général, c’est la seule petite question timide qui tombe à un moment de la soirée, c’est : « Est-ce qu’on pourra partir à l’étranger pour nos études ? » […] Et la réponse de l’administration, c’est : « Oui, vous pourrez partir un an, sous réserve que ce soit dans le domaine d’activité du corps, par exemple un gars qui veut faire de la recherche en physique des particules, ça ne nous intéresse pas. Si c’est une recherche sur l’économie des transports, là oui, OK […]. » Et un certain nombre d’élèves en conclut que ce corps n’est pas assez hospitalier et qu’il vaut mieux y renoncer [22].
52 L’évolution respective des deux corps offre une bonne illustration de la transformation du rapport des polytechniciens vis-à-vis d’un État-nation qui peine à les attirer. Ils préfèrent investir d’autres institutions, notamment privées, y compris étrangères, de dimension européenne ou mondiale. Les responsables du corps des Mines ont ainsi réussi à user de leur autonomie à l’égard de leur tutelle ministérielle pour gérer selon les intérêts particuliers du corps la formation et les carrières des nouveaux membres, en intégrant les principes de légitimité en vigueur dans le monde de l’entreprise. En revanche, le corps des Ponts, en essayant de maintenir ses membres dans le service de l’État, a sans doute fait fuir un certain nombre de polytechniciens peu satisfaits des perspectives qui leur étaient offertes.
Conclusion
53 Si les polytechniciens n’ont sans doute jamais véritablement eu une vocation exclusive pour le service public, du moins pouvaient-ils, jusqu’à une date récente, compter sur les grands corps de l’État pour envisager une carrière prestigieuse en son sein ou en dehors. Jusqu’aux années 1980, les tout meilleurs du classement de sortie choisissaient « naturellement » les corps civils. Cette symbiose s’est altérée durant les années 1990 avant d’atteindre un point de rupture dans les années 2010 où, désormais, moins de 20 % des élèves français intègrent un corps de l’État.
54 Le lien historique que l’École polytechnique entretient avec les sommets de la fonction publique a ainsi été mis à mal au cours des dernières décennies. La composition des corps techniques de l’État s’est profondément transformée, avec la diminution graduelle du nombre de places offertes aux polytechniciens et l’ouverture systématique à d’autres profils : les directions centrales autrefois tenues exclusivement par les polytechniciens ont ainsi été progressivement ouvertes à des cadres issus d’écoles moins prestigieuses et à la promotion interne.
55 Ce changement morphologique tient cependant moins à la redéfinition des besoins de l’État, comme le suggèrent les rapports sur l’École, qu’au désintérêt des polytechniciens pour les corps de l’État et les carrières associées. Ces derniers s’orientent massivement vers le secteur privé sans chercher à faire jouer le levier de l’État, en recherchant au contraire d’autres types de ressources telles que les diplômes de grandes universités américaines ou britanniques, ou les expériences professionnelles au sein d’entreprises d’envergure mondiale. L’École polytechnique elle-même, en dépit de dotations publiques particulièrement généreuses, a remodelé en profondeur son recrutement et sa formation pour jouer la carte de l’international et du monde de l’entreprise, qui attire désormais une large majorité d’élèves dès la fin de leur cursus. L’évolution du classement de sortie atteste que l’attrait de la haute fonction publique n’a jamais été aussi faible chez les polytechniciens. Il est révélateur que seul le corps des Mines, qui offre les meilleures conditions de pantouflage dans le privé, ait pu maintenir, peut-être provisoirement, une hégémonie partielle au sommet du classement.
56 De manière surprenante, la mission Berger-Guillou-Lavenir, dans laquelle les polytechniciens semblent avoir beaucoup pesé, n’en tire pas toutes les conséquences. Alors que les non-polytechniciens connaissent une meilleure réussite dans l’accès aux directions administratives, le rapport propose de toujours réserver à ces derniers la majorité des recrutements en début de carrière, parce qu’ils seraient « le marqueur symbolique de la qualité des corps d’ingénieurs de l’État », « facteur d’attractivité pour les autres » (Berger et al. 2022, p. 27). La mission remarque pourtant la désaffection des polytechniciens les mieux classés pour certains corps, sans en fournir d’explication convaincante malgré la centaine d’entretiens réalisés, le « défaut dans la communication » ne paraissant pas à la hauteur. Les perspectives de fusions des corps envisagées risquent pourtant, pour les Mines notamment, d’en réduire encore l’attractivité. Il est vrai que les besoins relevés dans l’administration concernent surtout les jeunes ingénieurs, sur les métiers les plus techniques, alors que les employeurs privés interrogés indiquent qu’« une arrivée à 35 ans est idéale afin de pouvoir proposer aux ingénieurs un parcours adapté au sein de l’entreprise » (Berger et al., 2022, p. 57). Dans ce schéma, public et privé apparaissent ainsi plus complémentaires que concurrents.
57 À l’instar du Cid pour qui « la valeur n’attend point le nombre des années », les polytechniciens sont à l’affût de carrières rapides et prestigieuses. Que celles-ci passent par les grands corps de l’État ou une grande université américaine importe finalement peu, pourvu que le succès soit au rendez-vous. C’est là que se situe la grande transformation de la fin du xxe et du début du xxie siècle, que les différents rapports sur l’École polytechnique pointent sans parvenir à l’expliquer. La réussite sociale ne se mesure plus, du moins en France et sans doute dans bien d’autres pays, sur une base nationale, mais d’emblée dans une perspective internationale, que ce soit dans l’université, les organisations internationales et bien sûr les grandes entreprises multinationales. C’est du moins le message qu’envoient implicitement les élèves-ingénieurs à travers leur détournement progressif des corps de l’État. Cela révèle deux évolutions majeures. La première est l’inscription de Polytechnique, et avec elle de l’ensemble du système d’enseignement supérieur français, dans un espace transnational de la formation supérieure au sein duquel elle occupe une position relativement marginale, en tout cas pas à la hauteur de celle qu’elle détenait dans l’espace français. Plus significatif encore, le lien avec l’État au travers du classement de sortie et des débouchés dans les grands corps apparaît désormais comme un archaïsme, en porte-à-faux avec les aspirations des élèves. Sous cet aspect, le lien rigide entre le classement de sortie et l’entrée dans les corps est certainement condamné à terme, comme il vient de l’être pour l’ENA. La mission Berger et al. (2022) recommande d’ailleurs de ne plus faire du classement qu’un critère parmi d’autres, en s’assurant par des entretiens des motivations et de l’adéquation aux métiers des prétendants. La seconde évolution concerne bien sûr l’État français et sa position d’autorité, qui sont ravalés eux aussi à une position subalterne par rapport à d’autres institutions. Si l’on veut bien reconnaître que les polytechniciens sont, à l’instar des énarques et des ulmiens, quelles que soient leurs origines sociales, des prétendants aux positions de domination sociale les plus élevées, alors force est de reconnaître que celles-ci se situent à leurs yeux de moins en moins dans l’État français, même à titre provisoire et transitoire, mais dans ces autres bureaucraties mondialisées que sont les grandes entreprises et la finance moderne. Le désamour des polytechniciens pour l’État, loin d’être l’anecdote tragi-comique d’une classe dirigeante française en déshérence, dévoile au contraire les contours d’un nouveau type de domination qui transcende les frontières nationales.
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Mots-clés éditeurs : polytechnique, grands corps, classement, état, fonction publique
Date de mise en ligne : 06/10/2022
https://doi.org/10.3917/gap.222.0127Notes
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[1]
Une « belle carrière » de polytechnicien est par exemple celle de Jean-Louis Beffa, fils d’ingénieur et de professeure, qui intègre Polytechnique en 1960 et en sort dans le corps des Mines. Il passe un an dans l’arrondissement minéralogique de Clermont-Ferrand avant de gagner la direction des carburants au ministère de l’Industrie. En 1974, à l’âge de 33 ans, il entre chez Saint-Gobain dont il devient directeur du Plan. Il grimpe rapidement les échelons pour devenir directeur général en 1982, puis président-directeur général à compter de 1986 et ce jusqu’en 2007. Il cumule les sièges d’administrateurs dans plusieurs sociétés : Axa, BNP-Paribas, GdF, Siemens, Société éditrice du Monde. Il est un temps membre du conseil d’administration de l’École polytechnique et préside pendant douze ans l’Amicale des ingénieurs des Mines. Grand officier de la légion d’honneur, il collectionne les décorations de plusieurs pays. En 2010, il quitte la présidence de Saint-Gobain pour devenir conseiller de la banque Lazard.
-
[2]
Nous entendons autorité au sens de Max Weber c’est-à-dire comme un rapport légitime de commandement-obéissance, fondé sur la croyance des dominés en la légitimité des dominants à les commander (Weber, 1971 [1922]). Il est clair que la capacité des polytechniciens à occuper des positions de pouvoir ne tient pas tant dans la coercition qu’ils peuvent exercer que dans les compétences techniques, réelles ou supposées, que leur confère le passage par l’École polytechnique et qui, dans nos sociétés contemporaines, sont considérées comme les attributs fondamentaux de la domination légale-rationnelle.
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[3]
Du nom de ses co-présidents, le préfet Daniel Canepa (ENA) et le polytechnicien ingénieur du corps des Mines, ancien patron de Peugeot SA, Jean-Martin Folz.
-
[4]
Entrés directement dans ces écoles à la sortie des classes préparatoires pour une carrière en principe dans le secteur privé.
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[5]
Décret du 16 janvier 2009 pour le corps des Mines, une place par an à partir de 2012 ; décret du 10 septembre 2009 pour le corps des Ponts, ouvert depuis 2017 seulement avec deux ou trois places par an, et interrompu en 2020.
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[6]
Les places offertes dans les corps sont fixées, chaque année, par un arrêté des ministères concernés.
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[7]
Décret du 12 juillet 2001 relatif à la formation des élèves de l’École polytechnique, Journal officiel de la République française, 14 juillet 2001, p. 11373. Sur la réforme de Polytechnique, voir aussi les pages que lui consacre Julie Gervais (2019, p. 113-123).
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[8]
Cette étude a été menée également pour les quatre corps subsistant dans la chronologie plus restreinte des années 2010 par la mission Berger et al. (rapport 2022).
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[9]
Entretien avec un ancien élève de l’École polytechnique de la promotion 2005, ayant intégré le corps des Télécommunications ; novembre 2014.
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[10]
Abadie, A., « Finance : à la City, les ingénieurs français sont les mieux payés », Les Échos, 12 août 2015.
-
[11]
Ces chiffres sont extraits d’une base de données constituée sur les trajectoires scolaires et professionnelles des anciens élèves de la promotion entrés en 2005 à Polytechnique.
-
[12]
Plus de la moitié des 27 anciens élèves de la promotion 2005 ayant commencé leur carrière dans l’un des principaux cabinets internationaux de conseil en stratégie cumulent par ailleurs leur titre de polytechnicien avec le diplôme d’une université étrangère prestigieuse telle que l’Imperial College, Cambridge, Stanford ou encore la Bocconi de Milan. Les autres ont majoritairement complété leur formation à HEC ou à l’École des Mines.
-
[13]
Voir le rapport de P. Faurre daté de 1993 et intitulé « Orientations pour l’École polytechnique : schéma directeur pour les dix prochaines années » (consultable aux archives de l’École). Il est précisé dans l’en-tête de ce document qu’il a été « approuvé par le ministre de la Défense (23 décembre 1993) ».
-
[14]
Entretien effectué en août 2014.
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[15]
Entretien avec un ancien élève de Polytechnique, promotion 2003, ingénieur du corps des Ponts, septembre 2012. Ces propos nous ont été confirmés par les collaborateurs de la gestionnaire du corps des Mines : « La formation [du corps] est assez modulable et permet à ceux qui le souhaitent de faire un master à l’étranger en 2e année, ou de démarrer une thèse en 2e année en travaillant dans un labo à l’étranger. Là-dessus on est tout à fait flexibles, c’est tout à fait possible de le faire. »
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[16]
Entretien avec deux ingénieurs des Mines, adjoints du chef de service du conseil général de l’Économie, janvier 2013.
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[17]
Ibid.
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[18]
La mission Berger-Guillou-Lavenir donne une propension à essaimer dans le secteur privé de 40 à 60 % pour les ingénieurs des Mines (rapport 2022, p. 18). La réalité semble plutôt dans le haut de la fourchette.
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[19]
Entretien avec un ingénieur général du corps des Ponts et Chaussées, délégué général de l’UNIPEF, recruté dans le corps avant 2002, novembre 2012.
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[20]
80 % des ingénieurs des Ponts sont en activité au sein de l’État selon le rapport Berger et al. (2022), contre 39 % pour les ingénieurs des Mines. La date du comptage n’est pas fournie.
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[21]
Ministère de la Transition écologique, arrêté du 28 janvier 2021 portant nomination de membres du conseil d’administration de l’École nationale des ponts et chaussées, Journal officiel de la République française, 31 janvier 2021, no 27.
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[22]
Ibid.