Couverture de GAP_162

Article de revue

Les pilotes invisibles de la participation publique

Le « fichier des 11 000 » et la démocratie participative en région Rhône-Alpes

Pages 51 à 78

Notes

  • [1]
    C’est notamment l’objet prioritaire de la thèse en cours de Guillaume Petit (voir Petit, 2015).
  • [2]
    Citons, à titre d’exemple, les analyses récentes du déploiement disparate des dispositifs participatifs dans le sud de l’Europe, insistant sur l’imbrication des logiques budgétaires et scalaires partisanes à l’origine du choix de certaines autorités locales de mettre en place des dispositifs (Font et al., 2014b). Nous avons livré par ailleurs notre propre grille analytique du processus multifactoriel d’adoption des dispositifs participatifs, mêlant vie partisane, professionnalisation et dynamique sectorielle (Gourgues, 2013).
  • [3]
    Issue des élections régionales des 21 et 28 mars 2004, la majorité repose sur une alliance entre Parti Socialiste (parti dominant), Parti Communiste, Les Verts et Parti Républicain de Gauche.
  • [4]
    Le Figaro, « La nouvelle synthèse politique de Jean-Jack Queyranne », 21 janvier 2004.
  • [5]
    L’Humanité, « Droite, danger absolu », », 31 janvier 2004 ; Le Dauphiné Libéré, « Le PC signe un accord avec le parti socialiste », 9 février 2004.
  • [6]
    Campagne des élections régionales 2004, « 7 engagements pour tous les rhônalpins », tract électoral, liste de gauche plurielle, 2003.
  • [7]
    Le rôle des dispositifs participatifs dans la fabrique et la mise en scène de l’alternance à l’échelle régionale a été particulièrement étudié par Alice Mazeaud (2010).
  • [8]
    Entretien, consultant, réalisé le 20 décembre 2006 à Paris.
  • [9]
    Extrait d’un texte publié sur le blog d’un des principaux animateurs du collectif [http://democratie-participative.over-blog.com/categorie-974483.html]. Ce document est également transmis sous le format d’un texte à la DPERC.
  • [10]
    Entretien, directeur de la DPERC, réalisé le 18 juillet 2007 à Charbonnières-les-Bains.
  • [11]
    Borris Ferrier, De l’effet d’annonce politique à sa mise en place. Les réunions publiques comme enjeux et difficultés de construction d’un modèle de démocratie participative à l’échele de la région Rhône-Alpes, mémoire de master, Université lumière Lyon 2, Faculté de droit et de science politique, 2005, p. 51.
  • [12]
    Selon la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, il existe deux types de déclaration CNIL : d’une part, la déclaration de conformité qui « permet de définir qu’un fichier ou un traitement de données personnelles est conforme à un modèle déjà défini par une décision de la CNIL », et d’autre part, la déclaration normale qui est « le formulaire à utiliser dans tous les autres cas, y compris pour les fichiers sensibles ou à risques ».
  • [13]
    Il s’agit de la réponse no 97, rédigée par la DPERC, dans Conseil régional Rhône-Alpes, Construire Rhône-Alpes ensemble. Le temps des réponses, 1er octobre 2005, p. 14.
  • [14]
    Entretien, vice-président en charge de la démocratie participative, réalisé le 6 novembre 2007 à Grenoble.
  • [15]
    Idem.
  • [16]
    Conseil régional Rhône-Alpes, Procès-verbal de l’assemblée plénière, jeudi 15 décembre 2005, p. 131.
  • [17]
    Ces chiffres sont établis sur la base des réponses livrées par les différentes vice-présidences à la DPERC. Nous anonymisons les secteurs, qui correspondent aux différentes vice-présidences thématiques du conseil régional, en raison du caractère confidentiel de ces documents.
  • [18]
    Extrait du formulaire de réponse rempli par la direction concernée.
  • [19]
    Denis Muzet, Démocratie participative – Construire Rhône-Alpes ensemble. Analyse des Réunions, Rapport pour le conseil régional Rhône-Alpes, 11 mai 2005, 32 p.
  • [20]
    Elles énoncent globalement des « priorités » classiques telles que le développement économique au service de l’emploi, la construction d’une écorégion et la promotion d’une région proche des citoyens. Il est d’ailleurs annoncé qu’elles « viennent compléter les politiques d’ores et déjà engagées et mises en œuvre depuis 18 mois dans le cadre du Contrat de majorité sur lequel nous avons été élus », dans Conseil régional Rhône-Alpes, Construire Rhône-Alpes ensemble. Le temps des réponses, 1er octobre 2005, p. 4.
  • [21]
    Entretien, chargée de mission démocratie participative, réalisé le 31 janvier 2008 à Charbonnières-les-Bains. Si malgré cet appui, le collectif se délite progressivement, quelques personnalités de ce groupe se distinguent et deviennent des interlocuteurs privilégiés de la DPERC.
  • [22]
    Entretien vice-présidente en charge du tourisme, réalisé le 5 novembre 2007 à Charbonnières-les Bains.
  • [23]
    « […] On est accompagné sur ce schéma par une assistance à maîtrise d’ouvrage externe et dans la proposition même il y avait une proposition d’introduction de démocratie participative », Entretien, chargée de mission tourisme, réalisé le 4 septembre 2007 à Charbonnières-les Bains.
  • [24]
    Si aucun atelier n’était spécifiquement consacré au tourisme, les participants ont pu faire savoir leur intérêt pour ces questions par le biais des questionnaires distribués et des travaux en atelier.
  • [25]
    Schéma régional des services de transport, Bilan, document de restitution, 2007, p. 3.
  • [26]
    Entretien, vice-président en charge de l’aménagement du territoire, réalisé le 11 janvier 2010 à Grenoble.
  • [27]
    Conseil régional Rhône-Alpes, Séance plénière du 10 novembre 2005, in extenso, p. 29-30.
  • [28]
    Pour une analyse de cette fenêtre d’opportunité, voir Gourgues, 2010b.
  • [29]
    Le principe en est simple : un mini-public composé d’un panel de citoyens tirés au sort est invité à suivre une procédure délibérative (information, délibération, avis) sur un thème donné. Ce principe est ensuite décliné en une multitude de formules concurrentes (Amelung, 2012).
  • [30]
    L’auteur de cet article était alors doctorant au sein de ce laboratoire.
  • [31]
    Entretien, directeur DPERC, op. cit.
  • [32]
    C’est ce qu’indique le laboratoire dans une note de synthèse adressée à la région suite à la constitution de l’échantillon de tirage au sort.
  • [33]
    Entre 2011 et 2013, cinq ateliers ont été organisés sur les thèmes suivants, avec l’appui de différents prestataires : « Vie associative » (mars-avril 2011) et « Grotte Chauvet-Pont-d’Arc » (juin-juillet 2011) conduit par Niagara Innovation (conception, méthodologie, animation) ; « Schéma régional Climat-Air-Énergie » (avril-juillet 2011) et « Égalité femmes-hommes » (mai-juillet 2011) conduits par Missions publiques ; « Vivre bien en Rhône-Alpes » (décembre 2012 et février 2013), conduit par ArchipelS (conception, méthodologie et animation).

1L’assimilation des dispositifs participatifs (tels que les budgets participatifs, les instances consultatives pérennes ou les mini-publics délibératifs) à des instruments d’action publique (IAP) reflète l’idée selon laquelle ces derniers complètent, dans différents secteurs, les recettes classiques de l’action publique (Blatrix, 2010). La notion d’IAP, désignant des « dispositif[s] à la fois technique et social qui organise[nt] des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il[s] [sont] porteur[s] » (Lascoumes, Le Galès, 2004, p. 13), offrirait ainsi un angle d’analyse tout à fait pertinent pour l’étude des formes concrètes de participation publique, telles qu’elles se développent réellement, en étant « particulièrement utiles pour mieux comprendre les spécificités des dispositifs participatifs, leur articulation aux autres instruments d’action publique et la diversité des croyances qui sous-tendent la participation publique » (Behrer, 2011, p. 120). Ainsi la mise en place de dispositifs participatifs par les autorités publiques gagnerait à être appréhendée comme un processus d’instrumentation, notion désignant « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (Lascoumes, Le Galès, 2004, p. 12). Reste à définir comment et pourquoi s’engager, empiriquement et théoriquement, dans l’étude de cette instrumentation.

2En effet, l’attention portée à l’instrumentation participative peut prendre des orientations empiriques et théoriques très diverses, faisant écho au pluralisme revendiqué par l’étude des instruments d’action publique (Halpern et al., 2014). On trouvera ainsi des travaux portant sur la recherche du « meilleur » design possible (Bryson et al., 2013), l’analyse des stratégies de labellisation et de circulations de ces dispositifs (Amelung, 2012) ou encore le phénomène de professionnalisation qui alimente leur diversification et leur mise en concurrence (Nonjon, 2012). Dans ces approches, le dispositif, en tant que tel, est considéré comme l’IAP dont il s’agit de retracer la genèse.

3Toutefois, l’étude de l’instrumentation des dispositifs participatifs laisse bien souvent de côté une autre réalité empirique, rarement abordée en elle-même et pourtant fondamentale. Cette réalité concerne moins les dispositifs en tant que tels que leurs soubassements institutionnels et techniques. En effet, l’immense majorité des dispositifs participatifs existants et étudiés relèvent d’une logique descendante : leur mise en place s’appuie sur une combinaison d’éléments administratifs (fonctionnaires, prestataires, moyens financiers) et techniques (logistique de mobilisation des participants, de prise en charge, de suivi). Cet « autre » processus d’instrumentation des dispositifs participatifs est souvent laissé dans l’ombre, considéré comme une dimension strictement opérationnelle. C’est précisément à cet angle mort que cet article souhaite se consacrer, en insistant sur une idée qui guidera notre propos : le processus d’instrumentation de la participation permet d’expliquer pourquoi et comment les dispositifs participatifs sont produits, alors même – et c’est bien là le paradoxe essentiel – qu’une très forte incertitude plane sur leurs effets souhaités en terme d’action publique ou sur l’existence d’une demande sociale de participation.

4Notre ambition est donc de saisir le processus de rationalisation qui sous-tend l’instrumentation des dispositifs participatifs. Cette rationalisation peut être décrite comme une sophistication des technologies de mobilisation d’éventuels participants, qui rend possible la production des dispositifs. Nous souhaitons démontrer ici que la maîtrise technique de la production des dispositifs permet à leurs instigateurs de se soucier de moins en moins de l’opportunité et des effets des dispositifs eux-mêmes. Autrement dit, ce ne sont pas les dispositifs qui se rationalisent (leur utilité, leurs effets attendus) mais les technologies permettant de les organiser (construction du « public », logistique de l’organisation). Ainsi, d’importantes luttes peuvent être livrées sur les technologies (« qui ? », « comment ? ») sans que la question du « pourquoi ? » d’un dispositif ne soit véritablement prise en compte.

5Les travaux récents portant sur l’émergence d’une véritable « industrie » de la participation et de la délibération ont souligné deux éléments essentiels pour l’analyse de ce processus. D’une part, à l’instar des processus internationaux de standardisation dans l’action publique, reposant sur l’intervention d’acteurs privés attachés et la mise en marché d’une expertise de certification (Schémeil, Eberwein, 2008 ; Alphandéry et al., 2012), la production de dispositifs participatifs a généré l’apparition d’un marché concurrentiel de prestation, agissant en lien avec les acteurs publics (et souvent à leur demande) pour produire, certifier et donc rationaliser la mise en œuvre des dispositifs. Même si les caractéristiques de ce marché diffèrent d’un contexte à l’autre – essentiellement lié aux fondations et au secteur privé aux États-Unis (Lee, 2014), davantage ancré dans la commande publique et la reconversion des réseaux militants en Europe (Mazeaud, Nonjon, 2015) – il accompagne quasi-systématiquement la production de dispositifs participatifs, même les plus discrets et les moins étudiés. D’autre part, la capacité à produire des dispositifs dans une démarche très descendante a généré une importante controverse autour de l’existence d’une demande sociale de participation. Le faible nombre de citoyens connaissant et/ou prenant part aux dispositifs relevant de l’offre publique de participation (Gourgues, Sainty, 2016 ; Font et al., 2014a) est actuellement l’objet d’investigations [1] et donne à voir une situation paradoxale : celle d’une offre de participation à la recherche de sa demande, et donc de son « public ».

6Comprendre comment se définissent et se construisent les « publics » de la participation est d’autant plus important que nombre de dispositifs participatifs semblent avoir aujourd’hui les plus grandes difficultés à sortir de cette logique descendante. Les débats ouverts par l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE) ou la loi de participation Toscane, reposant sur des mécanismes pétitionnaires, en fournissent des exemples éloquents. Dans ces deux expériences, l’instrumentation de la participation porte moins sur le ciblage préalable d’un public supposé, que sur la possibilité de recouper l’identité des citoyens mobilisés dans un « public », pris cette fois-ci dans le sens de John Dewey, c’est-à-dire constitué de manière autonome autour d’un problème (Zask, 2008). Les citoyens sont alors considérés comme capables, sans identification préalable, de déclencher la participation sur un thème qu’ils auraient eux-mêmes identifié. Ce principe a pourtant toutes les difficultés à se concrétiser. Dans le cas de l’ICE, outre les problèmes posés aux citoyens par le recours à une participation exclusivement en ligne (Badouard, 2012 ; Susha, Grönlund, 2014), la pratique a rapidement posé la question du périmètre des problèmes publics susceptibles d’être portés via ce dispositif. Ainsi, en 2015, l’usage de l’ICE par un réseau associatif pour demander l’arrêt des négociations sur le traité transatlantique a reçu une fin de non-recevoir par la Commission Européenne. Les motifs juridiques invoqués (l’ICE ne peut pas concerner des négociations en cours) sont actuellement contestés par un recours à la justice européenne (Delcourt, 2015) et illustrent l’ambiguïté d’un dispositif n’échappant pas à ce qu’Antoine Vauchez (2014) nomme une « démocratie Potemkine » d’envergure européenne, faite de procédures institutionnelles complexes n’agissant que très faiblement sur la disjonction persistante entre sphère politique et processus décisionnel. Dans le cas toscan, les travaux de Julien O’Miel (2015) relativisent les conséquences de la loi régionale votée en 2007 permettant aux citoyens de réclamer la tenue d’un débat public auprès d’une instance indépendante en charge du débat public. Cette loi pose de lourds problèmes de mise en œuvre : activer le dispositif nécessite d’importantes ressources organisationnelles et les militants les plus contestataires, bien que disposant des ressources pour participer, anticipent un trop fort cadrage du débat.

7En écho à ces travaux, notre hypothèse est qu’à force de penser et de pratiquer l’offre de participation de manière descendante, à partir de publics préconstruits, les dispositifs participatifs sont de moins en moins capables d’intégrer une dynamique ascendante. La définition du « public » de la participation n’est pas une question technique et/ou secondaire, et il importe de saisir la manière dont la production des dispositifs a pu se verrouiller autour d’instruments et de routines.

8Le processus de rationalisation de la participation publique est donc motivé par le souci de définir et de mobiliser un « public », avec le soutien de prestataires, permettant de mettre en place les dispositifs souhaités. Or, cette opération doit être abordée à partir de ses contextes institutionnels et politiques de production, faits de jeux d’acteurs localisés et forcément aléatoires. Nous proposons de comprendre comment les jeux d’acteurs (publics et privés) génèrent une concurrence directe sur un point fondamental de l’instrumentation participative : la définition d’un « public » mobilisable, qui doit devenir le socle des dispositifs. Cet affrontement repose à la fois sur la légitimation des différents segments administratifs – surtout lorsque ces derniers sont faiblement dotés institutionnellement (Blatrix, 2000) – cherchant à définir le « bon » public (souvent celui auquel ils ont accès), sur un lien ambigu au marché de la prestation participative et sur des tensions partisanes autour du pilotage de l’offre de participation publique.

9Cet article propose donc, sur la base d’une enquête monographique, de comprendre les raisons circonstanciées de production, de circulation et d’usage d’un IAP constituant le support technique élémentaire permettant de construire un « public » de la participation : un fichier central de participants, créé au sein du conseil régional de Rhône-Alpes en 2004, et utilisé jusqu’en 2010. Si cet IAP n’est pas le seul à définir un public pour la participation au sein de ce conseil régional, l’analyse de sa trajectoire doit nous permettre d’élaborer une compréhension heuristique du processus d’instrumentation de la participation, dans la mesure où son ampleur (11 000 personnes) et son encadrement (déclaration CNIL) le rendent observable et emblématique de processus similaires mais plus discrets.

10Le choix d’une monographie nous semble justifiable, non pas dans l’absolu (Guéranger, 2012), mais au regard de l’enquête que nous mobilisons pour établir notre démonstration. Le cas retenu a été choisi en fonction de son caractère heuristique, déterminé à partir d’une recherche comparative plus vaste, impliquant trois autres régions françaises et portant sur une trentaine de dispositifs différents mis en place entre 1989 et 2010 (Gourgues, 2010a). Notre enquête s’appuie, dans le cas rhônalpin, sur une observation participante d’un an, de deux campagnes d’entretiens semi-directifs et du dépouillement des archives du conseil régional. En nous focalisant sur le cas d’un conseil régional, considéré comme une organisation politique, faite de jeux d’assemblées, de coalitions politiques, d’administrations stratégiques (Nay, 1997), nous entendons développer un cas d’étude emblématique des formes contemporaines d’instrumentation participative qui rendent possible la construction de différents dispositifs participatifs par les institutions publiques sans demande sociale explicite.

11Nous proposons donc de développer une analyse en deux temps. Premièrement, nous revenons sur la genèse de l’instrument : constitué en 2004 au terme d’une relation conflictuelle entre prestataire et agents administratifs, dans un climat de tensions partisanes, le fichier est rapidement domestiqué et devient une ressource d’action précieuse, dans la mesure où il autorise l’identification, la traçabilité et la mobilisation d’un nombre précis d’individus dont le comportement peut (et doit) être modifié. Deuxièmement, l’analyse des usages pluriels de ce fichier permet de mettre en évidence les rapports de force administratifs et politiques qui expliquent et/ou provoquent l’utilisation de ce fichier. Envié, suspecté, concurrencé, le fichier central de la participation rhônalpine rappelle que l’ouverture du processus décisionnel au « public » est l’objet de luttes. Or, ces luttes alimentent un processus continu de production de dispositifs participatifs, dont la maîtrise est revendiquée par différents segments administratifs et politiques régionaux.

12Nous conclurons en dégageant une idée centrale : les IAP agissent bien comme des « pilotes invisibles » (Lorrain, 2004) du déploiement des dispositifs participatifs. Sans nier la variété des facteurs politiques, institutionnels et scalaires pouvant expliquer le recours à la participation par les autorités publiques locales [2], nos résultats de recherche insistent sur la prégnance des affrontements endogènes aux institutions et des tendances plus largement observables dans de nombreux secteurs de politique publique (certification marchande, concurrence entre administrations, différenciation partisane) sur la production des dispositifs. S’ensuit une conséquence globale : la rationalisation de l’instrumentation participative permet aux autorités publiques de produire toujours plus facilement une offre de participation publique, sans que les objectifs et le sens de ces dispositifs n’aient besoin d’être explicités, voire même définis.

La participation régionale et son fichier

13De 2004 à 2015, le conseil régional Rhône-Alpes a compté parmi les collectivités françaises les plus ostensiblement engagées dans la participation publique, avec des dispositifs variés. Le point de départ de cet engagement se trouve dans un événement très précis : une démarche conduite entre 2004 et 2005 par la majorité fraîchement élue à la tête de l’institution [3], et intitulée « Construire Rhône-Alpes ensemble ». Composée d’une série de réunions publiques tenues à travers le territoire régional, cet événement est officiellement destiné à entendre et intégrer les propositions des « citoyens » pour la mandature à venir. Plus concrètement, il débouche sur la constitution d’un fichier central regroupant les contacts d’environ 11 000 personnes ayant pris part à la démarche.

14Si la constitution de ce « fichier des 11 000 » n’a jamais été un objectif explicite des rencontres, le processus menant à la création d’un tel instrument s’enracine dans la combinaison de deux facteurs : la « vie coalitionelle » (Bué, Desage, 2009) régionale, issue des élections de 2004, qui alimente une entreprise administrative menée par des acteurs faiblement dotés institutionnellement, d’une part ; l’intervention de prestataires privés, d’autre part. Nous revenons ici sur les ressorts politiques et marchands de cette première instrumentation de la participation rhônalpine.

La « démocratie participative » : un bien politique et administratif disputé

15En Rhône-Alpes, à partir de 2004, la démocratie participative est un marqueur politique réclamé par différentes forces de la coalition partisane qui remporte les élections régionales de 2004, visible dès la campagne électorale. D’un côté, le parti socialiste (PS), qui domine la coalition, affiche ses ambitions en faveur d’une plus forte « démocratie participative » tout au long de la campagne et la réaffirme lors de la fusion d’entre deux tours avec des listes de gauche (écologiste et communiste). Jean-Jack Queyranne, tête de liste et futur président, affirme ainsi dans la presse dès le mois de janvier 2004, sa volonté d’approfondir les actions engagées par le conseil régional en matière de « proximité » :

16

« La gauche veut que la région se rapproche des citoyens […] Il faut que la région devienne pour chaque rhônalpin une institution naturelle à laquelle on s’adresse et non pas une institution lointaine qui traite des dossiers [4]. »

17D’un autre côté, le Parti communiste français (PCF) affirme la démocratie participative comme un axe fort de proposition et d’engagement. Important des références habituellement utilisées à l’échelle municipale (Nez, Talpin, 2010), le PC rhônalpin fait de son engagement participatif un marqueur de son identité politique lui permettant de signifier que ses élus ne sont pas « solubles dans la coalition sans pour autant remettre en cause la justification de l’alliance » (Bué, Desage, 2009, p. 34), enjeu central dans ce type d’alliance politique. François Auguste, tête de liste communiste, prend explicitement position : dès janvier 2004, il pose comme condition du ralliement communiste à la liste de gauche plurielle que « le projet prenne en compte une partie de nos propositions sur la démocratie participative » [5]. Le PC profite des négociations d’entre deux tours pour obtenir une vice-présidence exclusivement consacrée à la démocratie participative. L’union des listes de gauche entre les deux tours débouche logiquement sur des propositions allant dans ce sens : la gauche rhônalpine veut œuvrer « pour une démocratie participative et citoyenne », incluant diverses actions telles que la « création d’un conseil régional des jeunes, [le] soutien à la vie associative, [la] mise en œuvre d’un budget participatif pour la formation continue et les lycées, [la] présence des services de la région dans les territoires » [6].

18La victoire électorale, qui marque la première alternance droite/gauche de l’histoire de ce conseil régional, a deux conséquences immédiates. D’une part, l’enjeu de la démocratie participative est désormais un marqueur de l’influence du PCF au sein de la coalition. D’autre part, elle entraîne une adaptation de l’appareil administratif. En effet, en février 2005, l’administration régionale se dote d’un nouveau service : la Direction de la prospective de l’évaluation et de la relation aux citoyens (DPERC). Cette cellule, placée sous l’autorité directe du directeur général des services et confiée à un directeur expérimenté en provenance de la communauté urbaine du Grand Lyon, dispose de deux chargées de mission et d’un stagiaire, affectés exclusivement à la démocratie participative. Cette petite équipe administrative est complétée par le collaborateur du vice-président. La convergence d’intérêt des promoteurs de la démocratie participative au sein du conseil régional repose toutefois sur des positions très différentes au sein et en dehors de l’institution.

19D’un côté (politique), le vice-président fait du thème de la démocratie participative un marqueur politique non seulement au sein de la coalition, mais également au sein de son propre parti. Ancien secrétaire de la fédération de l’Isère, élu régional depuis 1998, président du groupe communiste du conseil régional durant la mandature précédente et membre du conseil national du PCF, il souhaite investir les marges de manœuvre que lui offre cette vice-présidence, qui est le trophée le plus prestigieux de sa carrière politique. Sa volonté d’agir rapidement se traduit dans le choix de son collaborateur : ce dernier n’est autre que l’urbaniste ayant conduit une démarche participative à l’occasion de l’élaboration du Schéma régional d’aménagement et de développement du territoire (SRADT), entre 1999 et 2002. Passionné par cette expérience, qu’il suit en tant que président d’un groupe d’opposition, l’élu communiste sollicite donc le consultant à l’origine de cette participation d’envergure régionale. Ce choix témoigne d’une recherche d’expertise : tranchant avec les logiques partisanes de recrutement des collaborateurs (Cadiou, 2005), le vice-président parvient à convaincre le consultant, ancien fonctionnaire de la DATAR et spécialiste autoproclamé de la conduite des SRADT, de lui apporter son aide. Le but d’un tel recrutement est bien de se doter d’une compétence opérationnelle permettant d’adopter rapidement des dispositifs.

20D’un autre côté (administratif), la DPERC occupe une position complexe : disposant de moyens très réduits et d’une position atypique (attachée au DGS et donc « en surplomb » du reste des directions), elle se confronte dès sa création à une marginalité institutionnelle, compensée partiellement par les dispositions sociales et professionnelles des agents qui la composent. Le directeur de la DPERC est le cofondateur de la démarche Millénaire 3, démarche lancée à la fin des années 1990, mêlant prospective urbaine et participation, par la communauté urbaine du Grand Lyon. Ancien secrétaire général de la Fédération nationale des agences d’urbanisme, très intégré dans le personnel politique régional dont il connaît personnellement de nombreux agents, il défend l’idée d’une participation intégrée au terme générique de « gouvernance », la liant aux enjeux de prospective, de développement durable, d’évaluation des politiques publiques et de pilotage interne, s’appliquant, de fait, à l’ensemble des politiques régionales. Cette définition, soutenue par le directeur général des Services, conseiller d’État en détachement intéressé par les questions managériales, explique d’ailleurs la « mise en administration » de la démocratie participative, transformée en « relations aux citoyens » et accolée à l’évaluation et la prospective, reproduisant formellement l’équation élaborée dans l’agglomération lyonnaise. Placées sous sa supervision, les chargées de mission se spécialisent sur l’enjeu de la démocratie participative, sans en faire l’enjeu central de leurs carrières respectives, plutôt axées autour des questions de communication publique et de relations avec les médias. Toutes deux attachées territoriales, la première se distingue par son ancienneté, puisqu’elle évolue au sein de l’administration régionale depuis le début des années 1990, et prend en charge les relations publiques de différents projets régionaux, dont le SRADT. La seconde, recrutée au début de l’année 2006, était préalablement en charge des relations publiques d’une municipalité du sud de la France. L’ancienneté et l’expérience de la première chargée de mission s’avèrent précieuses dans la perspective de la construction de la transversalité des actions de la DPERC, voulue par son directeur.

21C’est donc dans un double contexte d’affirmation politique (pour le PCF) et institutionnel (pour le vice-président et l’administration) de la démocratie participative que s’ouvre la démarche « Construire Rhône-Alpes ensemble ». Pourtant, c’est bien le président du conseil régional qui, à peine élu, annonce la tenue d’un événement participatif de grande envergure, incarnant la promesse de « démocratie participative » faite lors de la campagne, signalant ainsi au PC que le thème ne leur appartient pas. Cette démarche constitue bien évidemment une opération de « mise en scène », largement médiatisée, de l’alternance politique [7]. Or, pour réussir ce coup de communication, le conseil régional a recours aux services de prestataires professionnels, qui peuvent lui garantir la présence d’un important contingent de participants.

Vendre du chiffre : l’action décisive des consultants

22La conduite des rencontres est effectivement confiée à l’agence Campana-Eleb conseil. Fondée par deux anciens journalistes de télévision, André Campana et Jean-Charles Eleb, l’agence propose un processus participatif élaboré, labellisé et commercialisé sous forme de produit, nommé « enquête qualitative audiovisuelle », depuis la fin des années 1990. À partir de 2004, la méthodologie d’animation vendue par l’agence (encadré 1), fait son apparition dans plusieurs régions françaises (notamment en Auvergne), après avoir connu un succès certain dans de nombreuses municipalités. Ce cabinet occupe un positionnement spécifique dans le « marché de participation » (Mazeaud, Nonjon, 2015), reposant sur sa capacité à organiser des événements réunissant un grand nombre de participants, largement héritée des pratiques de communication publique et d’édition, là où d’autres consultants se positionnent davantage sur la qualité délibérative ou la production de consensus. L’argumentaire « quantitatif » du prestataire fait écho aux aspirations du président du conseil régional, qui entend rassembler un large public, censé incarner toute la population rhônalpine.

Encadré 1. La participation Campana-Eleb, ou la force du nombre

La méthodologie d’animation, dite « participative », de l’agence se divise en cinq étapes. Première étape : l’agence réalise une enquête audiovisuelle auprès de la population de la collectivité qui l’emploie. Posant les mêmes questions à des personnes « lambda » rencontrées au fur et à mesure du reportage, l’agence entend récolter leur « parole ». Deuxième étape : le film issu du reportage est diffusé à l’occasion de réunions publiques réunissant élus et population (dont les personnes interviewées). L’animation est assurée par l’agence, et fait la part belle à l’expression de la salle. Troisième étape : au terme de ces réunions de dialogue et de débat, la tenue de groupes de propositions permet aux participants de suggérer des actions à la collectivité commanditaire. Quatrième étape : la collectivité doit fournir des réponses et des décisions, suivies, en cinquième étape par un Observatoire des Engagements spécialement créé à cet effet. L’argument principal de l’agence est sa capacité à « attirer » les participants :
« On a inventé un nouveau métier qui est la mobilisation. On a ici ou ailleurs, pour chaque opération des gens qui téléphonent, qui se déplacent, qui vont voir les gens, qui disent “voilà, bonjour, il va y avoir un débat en direct machin, votre point de vue est important, est ce que ça vous intéresse de participer à tout ça ?” […] il y a quatre fois plus de monde dans les réunions telles que nous les organisons. […] On arrive à bouger beaucoup de monde. Si on fait 10 réunions publiques, ça fait 2 500 personnes, plus l’enquête quali, plus les réunions de lancement et de restitution, ça fait 6 000, 7 000 personnes dans une ville de 40 000 habitants. Il y a un quart marchand qu’on estimera à 12 000 personnes, ça fait 50 % du quart marchand, ça fait du monde, ça commence à faire beaucoup de monde [8]. »
Le nombre de participants est donc, en lui-même, un objectif de ce dispositif clé-en-main. L’agence adopte une stratégie de démarcation fréquemment employée par les différents concurrents présents sur le « marché » des dispositifs participatifs. La mise en valeur d’outils techniques est notamment plébiscitée par des nouveaux arrivants dépourvus de la justification militante que détiennent quant à eux les acteurs historiques des processus participatifs.

23Les rencontres sont lancées dès les premiers mois du mandat. Le cabinet réalise, fin 2004, un film constitué à partir de témoignages de « citoyens » rhônalpins interrogés dans différentes zones de la région. Entre le 3 mars et le 14 avril 2005, onze réunions publiques sont organisées dans les huit départements qui composent la région, en présence du président de la région Rhône-Alpes, du vice-président chargé de la démocratie participative mais aussi d’autres vice-présidents, des conseillers régionaux de la majorité et parfois même de l’opposition. En prévision de ces réunions, le conseil régional envoie dans toutes les boîtes aux lettres de la région – 2 600 000 courriers – un prospectus intitulé « Construire Rhône-Alpes ensemble, la région vous invite ». La population peut ainsi prendre connaissance du principe de la soirée avec trois « temps forts » annoncés : l’écoute (le film), le dialogue (l’assemblée plénière), les propositions (les ateliers). Les dates, lieux et horaires y sont également mentionnés. Un bulletin d’inscription préaffranchi est joint au prospectus, comportant une demande de renseignements (nom, prénom, adresse, ville) et le choix de la réunion à laquelle les participants souhaitent assister.

24Lors de chaque réunion publique, quatre ateliers sont donc proposés aux participants à la fin de la séance plénière. Les thèmes de ces ateliers sont présentés par le prestataire et les élus comme la déclinaison des principales priorités des discussions ressortant du film. Les « règles du jeu » sont clairement expliquées au début des ateliers : chaque participant peut prendre la parole sans aucune restriction, sauf celle d’attendre son tour, mais doit « faire des propositions » sur une fiche qui lui est remise à l’entrée de la salle. En revanche, la méthode employée pour prendre en compte et répondre à ses propositions reste évasive (elle n’est pas encore définie lors du déroulement des réunions). Il est finalement décidé d’organiser, au siège de la région, une réunion de restitution des « réponses » du conseil régional aux propositions citoyennes, en présence des participants aux différentes rencontres, le 1er octobre 2005 – nous y reviendrons.

25Ce processus conduit à la constitution de plusieurs « produits », principalement liés à l’action de l’agence. En effet, cette dernière, qui tient à garantir des résultats quantitatifs conséquents à son client, pousse les participants à adresser un nombre conséquent de propositions et de questions aux responsables politiques régionaux par le biais des formulaires prévus à cet effet. Compte tenu de son argumentaire général de vente (voir encadré 1), l’agence sait que le nombre de propositions et de participants enregistrés constitue l’élément central de la satisfaction du conseil régional. Elle s’emploie donc à tout inventorier, transformant la moindre remarque en propositions. Au total, 2 553 propositions sont récoltées par l’agence et traitées en grande partie par la petite équipe administrative qui, faute d’avoir initié l’événement, en assure la gestion.

26Au-delà des propositions, l’agence s’engage également dans la mobilisation, à moyen terme, de son « stock » de participants. Elle constitue alors une base de 11 000 contacts, tous recueillis à l’occasion des réunions publiques. Mais elle ne s’arrête pas là. Lors de la réunion publique de restitution, tenue le 1er octobre 2005, les consultants décident de solliciter des participants volontaires pour rendre compte du contenu des onze réunions publiques. Vingt-deux personnes (deux par réunion), originaires des huit départements, sont ainsi mises en avant sur la base de leur volontariat et décident au terme de cette réunion, et encouragées par les prestataires, de se constituer en collectif. Ce « collectif des vingt-deux », annoncé par ses instigateurs comme un moyen de « faire avancer la démarche de démocratie participative avec l’institution régionale [9] », est une conséquence directe de l’action du consultant.

27Les produits des réunions publiques – propositions, contacts, mobilisation – sont donc constitués par l’agence, sans que le conseil régional ne l’y exhorte véritablement. Pourtant, ces produits attisent progressivement l’intérêt du vice-président et de la DPERC, en ce qu’ils constituent un levier efficace de renforcement politique et administratif, à disposition d’acteurs « faibles » en quête de ressources.

Du chiffre au public : la domestication administrative

28Si le vice-président en charge de la démocratie participative, son collaborateur, le directeur et les chargées de mission de la DPERC « subissent » un événement imposé par la présidence de région, ils tirent peu à peu profit de sa tenue sous l’effet de deux facteurs : les tensions existantes entre l’administration et le prestataire en charge des réunions publiques et la volonté du vice-président communiste d’affirmer son indépendance vis-à-vis de la présidence. C’est au croisement de ces deux facteurs que le fichier des 11 000 est érigé en outil central de la politique de démocratie participative du conseil régional.

29Le premier facteur est lié à la perception de l’événement par les acteurs administratifs et politiques régionaux. Le fait d’avoir mobilisé 0,20 % de la population totale de la région est considéré comme un succès, lié à l’impression d’affluence massive à chacune des réunions. En effet, tout au long des réunions, les salles débordent : 814 participants pour une salle prévue pour 500 à Valence, 1 133 participants pour 450 places à Lyon ou encore 600 volontaires pour 500 sièges à Annecy. Les problèmes logistiques que cette affluence génère confirment à eux seuls l’existence d’une « demande sociale » de participation, et légitiment la politique publique la concernant :

30

« On est arrivé à Valence, il y avait pas assez de place ! Y’a un mec du PS de Valence qui me dit, “vous savez monsieur le directeur, on a fait le meeting de campagne dans la même salle, y’avait que les trois premiers rangs qu’étaient pris”… Donc tout le monde un peu surpris et agréablement surpris, plus des réunions qui se passaient bien qui étaient constructives, […] des vice-présidents vachement contents, parce qu’ils étaient dans les ateliers et ils discutaient avec les gens des transports, de l’emploi, de l’aménagement du territoire, pour le quatrième vice-président de la démocratie participative, il s’était fait son atelier à lui. Et ça a assis complètement la crédibilité du vice-président par rapport aux autres et la mienne aussi, enfin la DPERC aussi [10]. »

31Ce succès est bien entendu directement attribué à l’agence de communication, qui honore par ces chiffres le contrat qui la lie au conseil régional.

32Le second facteur est lié au climat de tension existant, dans le même temps, entre l’agence Campana-Eleb et l’administration. Dès l’origine du processus, le collaborateur du vice-président et le directeur de la DPERC accueillent la méthodologie de l’agence avec prudence, du fait de leur connaissance d’autres produits disponibles du marché des dispositifs participatifs – et notamment les conférences de consensus, comme nous le verrons ultérieurement. Ils rédigent, à la demande du président de région, un appel d’offre pour la constitution d’un marché public dans lequel ils entendent contraindre l’agence, dont ils craignent les dérives : l’appel d’offre stipule notamment des plafonds de financement et insiste sur la collaboration entre le consultant et l’administration. Ces garde-fous utilisés par la DPERC, qui accueille l’agence dans ses locaux durant toute la démarche, vont permettre aux acteurs administratifs d’exploiter le travail du consultant pour en tirer des ressources. Le cahier des charges strict et l’implication logistique de la petite équipe administrative dans l’organisation des réunions lui permettent de s’accaparer progressivement le contrôle des données récoltées, au détriment du prestataire. La DPERC prend la charge du « stock » de propositions, du « collectif des 22 » et surtout de la liste des participants, à partir de laquelle se constitue le « fichier des 11 000 ».

33Le « fichier des 11 000 » est un tableau Excel qui regroupe les nom, prénom, adresse postale, téléphone, adresse électronique, âge, année de naissance, sexe, profession, formation et situation professionnelle de ces participants. Ces informations sont livrées par les participants eux-mêmes lors du renvoi de bulletin d’inscription ou de l’émargement de feuilles de présence. En majorité, les personnes répertoriées se sont volontairement inscrites sur ce fichier. Si certaines informations sont très précises (prénom, nom, âge, genre, adresse), d’autres le sont nettement moins : par exemple, le travail de codification des appartenances institutionnelles (encadré 2) ne permet pas de comprendre finement la composition de ce fichier. On peut toutefois se risquer à dégager un enseignement majeur : la création d’une catégorie « collectif citoyen », ultra-dominante (97 %), n’est possible qu’en raison du profil des participants aux rencontres, à savoir des militants associatifs, plutôt acquis à la cause de la gauche plurielle régionale, et qui s’intéressent au thème de la démocratie participative.

Encadré 2. Le « fichier des 11 000 » : un « public » régional aux contours flous

Les données dont nous disposons ont été établies à partir d’un exemplaire dudit fichier, comportant 10 227 noms. Ce fichier, datant d’avril 2009, ne fait figurer que trois types d’information : genre, catégorie d’acteurs (re-codifié par l’administration à partir des déclarations d’origine auxquelles nous n’avons pas eu accès), département et ville d’origine. Le « public » régional ainsi constitué est majoritairement composé d’hommes (68,5 %), en provenance du département du Rhône (23,5 %), alors que certains départements tels que l’Ain ou l’Isère sont encore plus sous-représentés compte tenu de leur poids démographique. Toutefois, les imprécisions quant à l’appartenance institutionnelle des individus répertoriés (97 % attachés à un « collectif citoyen » – tableau 2) ne permettent pas d’approfondir l’appartenance des membres de cette liste à telle ou telle organisation. La représentation des différents territoires rhônalpins semble respectée, avec un minimum de 7 % des participants issus du département de l’Ain (tableau 3).
Tableau 1

Répartition par le genre tel qu’il est enregistré par le CR

Tableau 1
Effectifs Pourcentage Madame 3 162 30,9 Mademoiselle 56 0,5 Monsieur 7 009 68,5 Total 10 227 100,0

Répartition par le genre tel qu’il est enregistré par le CR

Tableau 2

Répartition par « catégorie »

Tableau 2
Effectifs Pourcentage Association 31 0,3 Autres 172 1,7 Collectif citoyen 9 891 96,7 Collectivité 76 0,7 Conseil régional 8 0,1 Mairie 49 0,5 Total 10227 100,0

Répartition par « catégorie »

Tableau 3

Répartition par département

Tableau 3
N = En % Population INSEE 2013 (en %– population de base estimée de 6 448 900 habitants) Ain 683 6,7 9,6 Ardèche 761 7,4 5,1 Drôme 1 122 11,0 7,8 Haute-Savoie 1 415 13,8 11,8 Isère 1 516 14,8 19,3 Loire 1 358 13,3 12 Rhône 2 401 23,5 27,7 Savoie 950 9,3 6,7 Hors Rhône-Alpes 21 0,2 Bouches du Rhône 2 ,0 Côte d’or 1 ,0 Gard 3 ,0 Haute-Loire 4 ,0 Hautes-Alpes 3 ,0 Hérault 1 ,0 Indre-et-Loire 1 ,0 Paris 2 ,0 Pas-de-Calais 1 ,0 Saône-et-Loire 2 ,0 Vaucluse 1 ,0 Total 10 227 100,0

Répartition par département

34Le flou caractérisant les contours de ce « public » tient avant toute chose à un manque de curiosité des organisateurs. Soucieux de voir dans ce public des « simples citoyens », ni le prestataire, ni l’équipe administrative ne semblent vouloir accumuler trop d’infirmations, ce que déplore d’ailleurs, dans son rapport, le stagiaire ayant participé à la conduite des réunions :

35

« Il convient ici de souligner l’énorme carence en matière de renseignements sur les participants. Même si nous tenterons un portrait des présents, il nous faut souligner le peu d’information que nous avons en notre possession. Ce grief pose d’ailleurs un problème pour faire un bilan sociologique digne de ce nom. Chacun peut ainsi aller de son enthousiasme quant aux nombres de “simples citoyens” étant venus, il n’en reste pas moins que personne n’est en mesure de donner un bilan précis [11]. »

36Le flou s’épaissit lors du travail de transformation d’une liste de participants en fichier de contacts formant un « public ». Ce travail prend la forme d’une « déclaration normale » auprès de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) [12] : le dit fichier est officiellement constitué dans le but de « créer un fichier des Rhônalpins intéressés par les politiques régionales pour l’envoi d’informations de documentations, de questionnaires et de sollicitations notamment pour la participation à des réunions et à des actions de démocratie participative tels les ateliers citoyens ». Cette déclaration CNIL oblige l’administration à invisibiliser certaines informations (notamment l’appartenance institutionnelle), ce qui permet de fusionner les participants qui s’y trouvent en un seul et même « public », composé d’individus aux identités limitées et arrangeantes.

37Mais l’enjeu, pour la DPERC, n’est pas tant la connaissance fine de ce public, que la détention d’un monopole d’accès au fichier. En effet, la déclaration stipule explicitement que seuls « le personnel de la région chargé de la mise en œuvre de la démocratie participative et notamment la DPERC », le « personnel de la direction des systèmes d’informations » et « les supérieurs hiérarchiques de ces personnels » disposent d’un droit d’accès à ce fichier. La DPERC, administration nouvelle à la recherche d’outils, tente de définir et d’assurer sa position institutionnelle via l’instrument.

38L’établissement de ce fichier est immédiatement assumé politiquement. Alors même que les rencontres ne sont pas terminées, le vice-président en charge de la démocratie participative annonce, lors des « réponses » apportées par le conseil régional aux propositions des citoyens, qu’un fichier de citoyens sera utilisé comme un outil favorisant le fonctionnement de dispositifs participatifs :

39

« Créer un espace citoyen régional. La base en est constituée par les 11 000 Rhônalpins ayant manifesté leur intérêt à l’occasion des réunions publiques du printemps. Tout Rhônalpin souhaitant le rejoindre peut le faire [13]. »

40Les personnes regroupées dans ce fichier seront ainsi « sollicitées pour participer aux politiques régionales », et « pour organiser des “Ateliers citoyens” ou “Conférences citoyennes” ». L’annonce de ces actions futures et originales permet au vice-président d’affirmer sa délégation dans un climat d’incertitude.

41En effet, cette imbrication des enthousiasmes politique et administratif pour le fichier s’explique largement par les tensions partisanes entourant la démocratie participative. Dès la fin des réunions publiques, le vice-président est effectivement confronté à la menace d’un désintérêt du président de région et du PS pour sa délégation :

42

« Il y a eu un bras de fer très, très fort à l’intérieur de la majorité, entre d’une part le PS qui voulait arrêter là l’expérience, je n’hésite pas à le dire, et les trois autres groupes, communistes, verts, et puis dans une moindre mesure le PRG, mais qui a quand même… qui est quand même intervenu pour qu’on continue [14]. »

43Craignant que la présidence de région et l’ensemble du bureau exécutif ne considèrent que la démocratie participative se limite à la tenue de ces réunions, l’élu tente de situer son action dans le prolongement de cette première démarche. L’enregistrement administratif des 11 000 participants entérine la nécessité de prolonger et de renforcer l’action du vice-président et de la DPERC, confronté à un rapport de force politique :

44

« On a fait ces réunions, comme les gens se sont inscrits, on a eu leur fichier. On a d’abord eu un fichier, et puis ensuite on a dit bon qu’est-ce qu’on fait de ce fichier, et puis surtout quelle suite donner à ces réunions ? Et ça, la question a été posée par les citoyens eux-mêmes. Quelle suite donner à ces réunions ? C’était une question cruciale. C’était toute la crédibilité de la démarche qui était en cause là. Et justement on leur a dit, on va donner une suite, notre objectif c’est pas de faire ça, et puis ciao, on vous revoit dans cinq ans. Mais c’était de donner une suite tout de suite. D’où l’idée de la réunion du 1er octobre et ensuite l’idée des ateliers qui est venue vraiment dans le prolongement [15]. »

45Cette instrumentation présente également l’avantage de ne susciter aucune réaction politique. Durant les six années de mandature de la majorité politique élue en 2004, seule une intervention d’un élu membre du Front national en séance plénière du conseil régional compare cette liste aux « listes de préférence » établies sous le Consulat afin d’établir des fonctionnaires représentants aux échelles d’arrondissement, de département puis, nationaux. Face à cette attaque, le vice-président en charge de la démocratie participative, à la tête du fameux fichier, répond par un trait d’humour : « je dirais simplement au FN que je n’ai qu’un seul point commun avec Napoléon : la taille [16] ». Cette plaisanterie révèle la très forte dépolitisation du fichier par ses initiateurs : il ne s’agit là que d’un outil, un enjeu technique sans grand danger, qui ne mérite pas d’être débattu.

46Pourtant, comme nous allons le voir à présent, le fichier est bien plus qu’un support technique : il apporte la preuve de l’existence d’un « public » régional, disposé à prendre part à l’offre de participation publique que le conseil régional est sur le point de constituer. L’instrument constitue une ressource dont les usages s’avèrent pluriels et orientés autour des stratégies des promoteurs de la démocratie participative au sein même du conseil régional.

Définir et mobiliser le « public » régional : un enjeu stratégique

47Pour exister au sein même de son institution, la politique de démocratie participative régionale se dote d’un instrument permettant de mobiliser rapidement un public préconstitué, et donc de produire aisément la participation souhaitée par le conseil régional. Sans faire des inscrits des « soldats » de la démocratie participative, mobilisables à l’envie, l’usage du fichier se révèle être un levier important de fabrication des dispositifs participatifs régionaux, entre 2005 et 2010.

48Le fichier n’est pas pour autant, en lui-même, un instrument qui s’impose à l’ensemble du conseil régional sous le mode de l’évidence. Il entre en concurrence directe avec d’autres instruments d’identification et de mobilisation du public, accompagnant divers dispositifs participatifs, cherchant eux aussi à construire leur propre « public ». Il en va ainsi des comités de ligne TER, dispositifs de concertation ouverts, entre autres, aux usagers des transports ferroviaires régionaux, qui ont constitué leur propre liste de participants grâce à un mécanisme d’inscription, de demandes d’information et de contacts associatifs. Pour demeurer attractif, le « fichier des 11 000 » ne peut donc pas être statique : il est constamment alimenté et actualisé par l’administration qui en détient le monopole, notamment par des tentatives d’intégration d’autres fichiers (tel que celui des comités de ligne) et la vérification périodique de la validité des contacts collectés.

49La valeur du fichier ne tient qu’aux usages qui en sont faits lors de la mise en place des dispositifs, et qui en font progressivement un instrument central dans les affrontements internes au conseil régional. Les acteurs politiques et administratifs se livrent ainsi de véritables luttes pour définir le bon périmètre du « public » régional devant être associé à leurs dispositifs. S’il convient de ne pas réifier l’instrument – ce dernier est progressivement remis en cause par ses propres créateurs – l’étude de ses usages permet de saisir la place occupée par les enjeux techniques dans la production (concurrentielle) des dispositifs participatifs. Ces tensions contrastent avec le manque persistant de définition des effets éventuels et des attendus des dispositifs participatifs, qui n’interviennent presque jamais dans les débats entourant leur mise en place. Ainsi, les responsables politiques et administratifs de la démocratie participative, après avoir transformé le fichier en un « public en attente », en défendent l’usage dans les différents dispositifs régionaux, avant d’en expérimenter les limites dans ses propres dispositifs.

La politique participative comme relais interne des « 11 000 »

50La réunion de restitution d’octobre 2005, que nous avons déjà évoquée brièvement, est une étape cruciale de la conversion du fichier en véritable public. En mars 2005, avant même la déclaration CNIL et la fin des rencontres, le public des « 11 000 » est saisi comme un levier d’affirmation par la DPERC. Le chiffre de 11 000, qui est alors une approximation établie par le prestataire sur la base des listes d’émargement, est immédiatement avancé pour donner du poids au stock de propositions récoltées par l’agence, afin d’obtenir des « réponses » de l’institution régionale face aux « demandes » des citoyens. Entre les mois de mars et octobre 2005, bénéficiant du succès des rencontres auprès des vice-présidents, les agents de la DPERC conduisent eux-mêmes le tri, la remontée, la distribution et le suivi de ces propositions auprès des différents responsables politiques régionaux. Ainsi, chaque vice-président, ainsi que son administration dédiée, reçoit sous forme de tableau une liste de propositions qui lui sont nominalement attribuées et auxquelles il lui est demandé de répondre (tableau 4).

Tableau 4

Répartition des propositions par vice-président

Tableau 4
Délégation Nombre de propositions attribuées Transports, déplacements et infrastructures 359 Culture 88 Aménagement, animation des territoires et développement durable 211 Démocratie participative 288 Formations professionnelles 193 Tourisme et montagne 43 Environnement et prévention des risques 98 Lycées et formations initiales 113 Administration générale, vie associative et relations extérieures 130 Développement économique 103 Coopération décentralisée et commerce équitable 14 Relations internationales 19 Enseignement supérieur et recherche 20 Santé et sport 81 Solidarités, politique de la ville et logement 271 Finances, rapporteur général du budget 26
Tableau 4
Énergie, relation avec la Vice-présidente déléguée chargée de l’environnement et aux technologies de l’information et de la communication 88 Agriculture, au développement rural et aux parcs naturels régionaux, en relation directe avec le président du conseil régional 74 Emploi en relation avec le Vice-président délégué chargé du développement économique 145 Jeunesse, en relation avec le Vice-président chargé de la santé et du sport 199 Total 2 563

Répartition des propositions par vice-président

Source : documents internes, DPERC.

51Un système de classement en trois catégories est proposé aux responsables des différentes politiques, dans le but de simplifier le suivi des réponses :

  • Catégorie 1 : Propositions auxquelles la région ne peut pas répondre ;
  • Catégorie 2 : Propositions auxquelles la région répond déjà ;
  • Catégorie 3 : Propositions auxquelles la région pourrait répondre.

52Les réponses ainsi obtenues sont extrêmement hétérogènes. Un simple aperçu des classements opérés par les différentes directions (cf. tableau 5) illustre l’hétérogénéité des réactions face aux demandes de réponses exprimées par la DPERC.

Tableau 5

Les différentes réponses aux propositions[17]

Tableau 5
Total des propositions étudiées Catégorie 1 Catégorie 2 Catégorie 3 Non classée Secteur 1 8 0 8 0 0 Secteur 2 13 1 5 6 0 Secteur 3 79 6 1 11 61 Secteur 4 113 21 75 8 9 Secteur 5 98 35 44 6 2 Secteur 6 19 4 13 2 0

Les différentes réponses aux propositions[17]

53Les différences de nature des réponses permettent également de repérer les administrations potentiellement hostiles au fait de « rendre des comptes » à leurs collègues en charge de la démocratie participative, et son « public ». En effet, quelques vice-présidents, disposant d’une ancienneté et d’une reconnaissance politique au sein du conseil régional n’apprécient pas le principe de classement et répondent au cas par cas, sans tenir compte de celui-ci, ou en indiquant, en marge de leurs réponses, l’inutilité des catégories :

54

« La plupart des propositions, retenues en catégorie 3, ne sont pas des idées « neuves ». Elles sont seulement « récentes ». Beaucoup peuvent d’ailleurs être considérées comme en cours, aux divers stades des actions et des projets de la région et de ses partenaires. C’est pourquoi, d’une part la limite et la répartition des propositions entre les catégories 2 et 3 sont souvent floues, d’autre part il est difficile de sélectionner telle ou telle proposition, comme pouvant fonder un engagement nouveau possible [18]. »

55Inversement, les responsables d’une autre politique livrent une réponse beaucoup plus approfondie : un document de quatre pages précise que, parmi les 145 propositions reçues, trois sont incompréhensibles, 17 concernent d’autres vice-présidences, 22 recoupent des attentes « auxquelles la région répond déjà mais sans que les citoyens en soient informés », 30 ne sont pas retenues et 66 sont retenues pour examen. La « pression » interne que tente d’exercer la DPERC au titre de la politique dont elle a la charge connaît donc des succès variables.

56Au final, et malgré quelques réticences, la cellule administrative expérimente pour la première fois son « droit » de pression à l’encontre de ses homologues. Les résultats obtenus – la plupart des vice-présidents et administrations concernées par les propositions adressent des réponses – permettent à la DPERC, avec l’aide de l’analyse des débats réalisée par un sociologue-consultant [19], d’orchestrer la synthèse des engagements du conseil régional, et de formaliser une conclusion des réunions publiques. Le 1er octobre 2005, la synthèse des « réponses » est présentée aux membres du « fichier des 11 000 ». Si cette synthèse ne bouscule pas l’agenda politique de la nouvelle majorité [20], elle permet à la DPERC d’expérimenter son nouveau rôle : celui d’intermédiaire entre l’institution et les « 11 000 », public régional dont elle a la responsabilité et doit défendre l’influence. Très logiquement, la DPERC rejette, dans le même temps, la proposition du prestataire de mettre en place un observatoire des engagements, visant à suivre la bonne réalisation des engagements pris lors de la dernière réunion. Le collaborateur du vice-président et le directeur de la DPERC perçoivent l’observatoire comme une forme d’ingérence, et se réservent le monopole de ce suivi.

57L’instrument qu’est le fichier se charge alors de sens pour les acteurs qui le portent : l’utiliser dans la conduite des dispositifs participatifs ou comme support à la création de nouveaux dispositifs reviendrait à répondre à une aspiration des membres de ce fichier. La DPERC et son vice-président deviennent des « courtiers » institutionnels (Nay, Smith, 2002), portant les intérêts d’un public auquel ils attribuent une demande aussi permanente qu’invérifiable : celle de vouloir participer au processus décisionnel régional. En ce sens, les promoteurs de la participation régionale s’octroient une fonction qu’Alice Mazeaud et Magali Nonjon (2015, p. 93) identifient chez les prestataires professionnels : « faire vivre une « demande sociale de papier » et devenir des intermédiaires entre les citoyens et les élus ».

58La place centrale que prennent alors le fichier, sa défense et son actualisation, se manifeste également dans l’abandon d’autres « publics », pourtant hérités, eux aussi, des rencontres de 2005. Il en va ainsi du « collectif des 22 », qui constitue un public d’un autre type, fondé sur la mobilisation et l’association de quelques individus. Si la DPERC reconnaît sans difficulté la pertinence de ce groupe, elle ne déploie pas d’efforts spécifiques pour l’aider à exister logistiquement, et constate simplement son évaporation :

59

« Après, ils nous ont dit “on veut s’instituer en collectif”. Ben, allez-y les petits gars ! Enfin, je veux dire pourquoi pas, si vous êtes au-delà des… comment dire… au-delà de l’occasion de vous être rencontrés sur une scène, si vous avez des propositions à faire, pourquoi pas. Enfin bon, ce collectif des vingt-deux il y a deux personnes qui envoient des mails. D’ailleurs qui maintenant sont redescendues sur terre. Nettement [21]. »

60Le collectif n’aura bénéficié d’aucune aide instrumentale spécifique, et se voit rapidement évacué du périmètre des publics à considérer. La défense de l’usage du fichier est progressivement assimilée à la défense d’un public. Pourtant, ses usages l’entraînent dans un processus de sophistication qui l’érode durant le mandat, au gré des affrontements sur les modalités techniques de production de dispositifs participatifs.

Le « public » comme cause à défendre

61À partir de 2005, le « fichier des 11 000 » est donc monopolisé par la DPERC : elle seule a la possibilité de le parcourir, le trier et d’en contacter les membres. Cette capacité est à la base d’une stratégie lui permettant d’affirmer l’existence de la politique de démocratie participative, pilotée par le vice-président idoine : imposer la présence de ce public dans tous les exercices « participatifs » menés par les différentes vice-présidences du conseil régional. Si cette stratégie s’avère payante à l’origine, elle rencontre également des oppositions. Mais comme nous allons le voir, les luttes engagées pour l’usage du « fichier des 11 000 », quelle que soit leur issue, soulèvent moins de controverses autour des objectifs assignés aux dispositifs que des tensions autour de la possibilité logistique de l’usage de ce fichier, qui s’avère lourd de contraintes (invitations, accueil, suivi).

62Le vice-président et la DPERC tentent donc d’imposer systématiquement l’usage du fichier dans des démarches dont ils n’ont pas la responsabilité, mais auxquelles ils entendent ouvrir un accès pour leur public. Le fichier est alors utilisé comme un outil de certification : pour être réellement participatif, les dispositifs produits doivent utiliser le fichier comme « public de base ». Le succès de ce travail de certification est alors strictement corrélé aux configurations partisanes et administratives.

63L’exemple de la concertation conduite dans le cadre de l’élaboration du Schéma régional de développement du tourisme et du loisir (SRDTL), en 2006, est un cas emblématique d’une certification réussie. À l’origine, la concertation, telle que prévue par ses responsables administratifs regroupés au sein de la Direction de l’économie, du tourisme, de la recherche et des technologies (DERTT), ne doit s’ouvrir qu’aux acteurs directement concernés par la thématique et identifiés comme tels. Toutefois, la vice-présidente en charge du tourisme, affiliée au PS et professionnelle de l’action sociale, intéressée par les questions de démocratie participative, s’appuie sur l’expérience de 2005 pour affirmer sa volonté d’élargir le public :

64

« Il y a eu les grands rendez-vous de début de mandat dans chaque département, qui ont été bien appréciés […] Ce qui est intéressant, c’est que les noms que nous avions, ces personnes sont réactivées, si on peut dire, lors des divers schémas ou réunions thématiques que les uns ou les autres on mène [22]. »

65Attentifs à cet intérêt manifeste, les responsables politiques et administratifs à la tête du « fichier des 11 000 » s’engouffrent dans la brèche et lui suggèrent l’utilisation du fichier. S’engage alors une négociation entre la DPERC et la DERTT, qui dévalorise ce « public », en lui opposant la dimension participative de leur propre projet, confié à un cabinet d’étude [23] et mieux adaptée à leurs attentes – rassembler les porteurs d’intérêt qu’elle considère comme appartenant au périmètre de son secteur, dans une perspective néo-corporatiste bien connue des conseils régionaux (Healy, Verdier, 2010). Pour surmonter cette opposition, un compromis est alors trouvé : les chargées de mission « démocratie participative » assurent l’invitation (par mailing, par voie postale) des personnes du fichier ayant exprimé leur intérêt pour les questions de tourisme [24]. Cette expérience est jugée comme un succès, aussi bien par la DERTT que par la DPERC, pour deux raisons principales : l’absence d’incidents, liés à une participation de participants inconnus de la DERTT, et surtout le nombre de citoyens finalement présents – « environ 300 », selon tous nos interlocuteurs.

66Cette opération donne de l’assurance au vice-président et à la DPERC, qui s’attaquent alors à une politique centrale de la région : les transports, et plus précisément la concertation préalable à l’élaboration du Schéma régional des transports (SRT). Le SRT planifiant la principale politique régionale, sa rédaction est supervisée par une administration puissante (en termes d’effectifs et de niveaux de qualification) du conseil régional, à savoir la Direction des transports, de la communication et de l’information (DTCI). Si cette dernière accueille fraîchement l’idée d’une invitation adressée à l’ensemble du « fichier des 11 000 », l’intervention du vice-président en charge des transports, leader du PS régional arrivé à la plus haute vice-présidence après plus de vingt ans à la tête de l’opposition régionale, permet de définir, à nouveau, un compromis. Si le processus de concertation reste conforme à ce que la DTCI a prévu, la DPERC est autorisée à inviter 1 500 « participants » ayant exprimé leur intérêt pour le thème des transports. Là encore, l’argument numérique joue un rôle-clé. Dans le bilan qu’elle tire de la concertation, la DTCI indique :

67

« Total toutes réunions : 1 200 personnes. Par réunion : 110 personnes en moyenne (max : 220 à Lyon/ min : 65 à Roanne). Par catégorie d’acteurs : Citoyens et syndicats (35 %) ; Élus (24 %) ; Associations (22 %) [25]. »

68La DPERC tente alors d’exploiter la moindre opportunité d’action pour employer son fichier, dans le but d’élargir autant que possible les « publics sectoriels » de la participation régionale. Cette stratégie peut néanmoins s’avérer infructueuse : le fichier tend alors à se « démonétiser », du fait du manque d’intérêt qu’il suscite de la part des responsables politiques et administratifs régionaux.

69Le cas des Conseils Locaux de Développements (CLD) est emblématique de cet échec. Ce dispositif constitue le volet « participatif » de la politique de développement territorial du conseil régional, prenant la forme de Contrats de Développement Rhône-Alpes (CDRA) grâce auxquels l’institution régionale contractualise avec un groupement de collectivités infrarégional. Depuis 2004, chaque CDRA – 45 au total – doit obligatoirement s’équiper d’un CLD, à savoir une instance « consultative » permettant aux « forces vives » des territoires concernés (associations, entreprises, représentants de corporation, habitants) de s’exprimer sur les termes de ces contrats. Le vice-président en charge de cette question, membre du parti écologiste, pose alors un principe général de l’intervention régionale en matière de participation : si les CLD sont obligatoires, leur organisation est laissée à la libre appréciation des acteurs locaux. Chef de file historique des élus écologistes régionaux, occupant une haute responsabilité administrative dans une communauté de commune de la Drôme, le vice-président n’hésite pas à s’opposer fermement à la proposition de son homologue communiste lorsque ce dernier suggère de formaliser la présence d’un « collège citoyen », tiré au sort sur la base du « fichier des 11 000 », dans les CLD. Les raisons de ce refus tiennent autant à son manque de confiance dans la capacité logistique de son homologue à identifier les dits « citoyens », qu’à son souci de ne pas perturber les équilibres politiques régionaux et locaux :

70

« Ils [les communistes] étaient certains qu’il fallait absolument qu’il y ait un collège des citoyens. Alors moi j’avais deux problèmes avec cette position. Un problème technique, si on peut dire, c’est que la classification de citoyens n’est pas repérable. Qui est citoyen, qui ne l’est pas ? […] Le deuxième problème que j’avais était politique. Y’avait que mon homologue qui était de cet avis, enfin que les communistes. J’avais les radicaux de gauche qui étaient pas du tout intéressés par la démocratie participative à l’époque qui pensaient que, héritiers de la république, que c’était la représentation qui compte. Et les socialistes qu’avaient pas non plus envie de se faire embarquer n’importe où. Et puis, ils trouvaient quand même que cette démocratie participative… dans certains coins, pas globalement, mais dans certains coins… ça risquait de leur poser des problèmes [26]. »

71Cette opposition, si elle s’exprime surtout dans les coulisses du bureau exécutif, transparaît tout de même publiquement, lors d’un débat en assemblée plénière en 2005, au cours duquel le groupe communiste propose un amendement au projet de délibération reconduisant le soutien régional aux CLD. Cet amendement, qui suggère l’adoption « collège citoyen composé par volontariat et/ou tirage au sort », est alors explicitement rejeté par le vice-président écologiste à la tribune de l’assemblée :

72

« [Il faut] que les CLD soient ouverts, qu’ils soient divers, que la Région ait son mot à dire, mais pas toute seule […]. Il faut que nous ayons donc les moyens de vérifier un certain nombre de priorités parmi lesquelles la présence de citoyens présents à titre individuel et que, vérification de ces priorités étant faite, nous ayons des CLD qui fonctionnent par eux-mêmes sans pour autant les encadrer dans des normes, des pourcentages qui ne sont pas ceux de la philosophie qui a toujours été celle de cette politique qui est une politique montante [27]. »

73Ce blocage politique a des répercussions administratives : les CLD sont intégralement gérés par la Direction des politiques territoriales (DPT), qui n’entretient que de très faibles liens avec la DPERC. Cette dernière continue pourtant d’intervenir ponctuellement auprès des CLD, sous forme de valorisation de certaines initiatives menées par ces instances ou de subventions accordées à quelques projets. La DPT constitue alors son propre fichier, regroupant les « contacts » des participants sur l’ensemble du territoire, marginalisant progressivement l’intérêt du « fichier des 11 000 ». La maîtrise et la sophistication des instruments d’identification et de mobilisation des citoyens, commun à l’ensemble des dispositifs participatifs, met donc à l’épreuve le fichier.

Le fichier à l’épreuve de sa sophistication

74Si le fichier constitue un élément central dans l’enracinement et l’action des promoteurs de la démocratie participative au sein de l’institution régionale, il n’est pas pour autant immunisé contre l’usure de son usage et le désintérêt progressif de ses détenteurs. Au fur et à mesure des rapports de force, des problèmes de pertinence de ce fichier se posent, poussant les responsables politiques et administratifs de la démocratie participative à se doter d’autres instruments. Dit autrement, la rationalisation instrumentale met à l’épreuve le fichier.

75La principale épreuve survient lorsque la petite cellule politico-administrative en charge de la démocratie participative décide, en 2005, de s’engager, elle aussi, dans la production directe et ex-nihilo de dispositifs participatifs. Le fichier est alors utilisé pour organiser des tirages au sort. Saisissant une opportunité européenne [28], le directeur de la DPERC et le collaborateur parviennent à convaincre le vice-président de s’engager dans la production de mini-publics délibératifs [29]. Quatre de ces dispositifs, nommés « Ateliers Citoyens », sont organisés entre 2006 et 2010. Or, la pratique de ce dispositif pousse progressivement la DPERC à remettre en cause la pertinence du « fichier des 11 000 », en s’appuyant sur le recours à d’autres segments du marché de la prestation participative.

76En effet, lors de la première expérience, le vice-président, peu familier de ce type de dispositif, accepte leur adoption à une condition : que le tirage au sort soit effectué dans le « fichier des 11 000 ». La volonté du vice-président se heurte dans un premier temps au scepticisme de l’administration, consciente du flou sociographique régnant sur la composition du fichier, mais également du prestataire en charge du tirage au sort – des chercheurs en science politique membres d’un laboratoire grenoblois [30]. La première vague exploratoire de sondage conduite par les prestataires-universitaires renforce les craintes de l’administration : le « fichier des 11 000 » surreprésente une frange politisée de la population régionale, qui se déclare très intéressée par la démocratie participative. Mais le vice-président parvient à maintenir l’usage du fichier :

77

« Alors au départ, le vice-président ne voulait pas entendre parler de tirage au sort en général, il voulait parmi les 11 000. Bon, donc moi j’ai cédé. Tout le monde a cédé, les prestataires et les partenaires européens ont cédé, nous on a cédé. Enfin, en plaidant, en disant “attendez on a travaillé avec 11 000 personnes, c’est normal de leur donner” » [31].

78Le tirage au sort sur la base des 11 000 crée des difficultés prévisibles. Le panel tiré au sort, basé sur le volontariat et la disponibilité des membres du fichier, surreprésente les cadres, les professions intermédiaires, les retraités, sous-représente les jeunes, les petits industriels et commerçants, les ouvriers, employés et autres inactifs [32]. L’ensemble des participants potentiels se déclare « très intéressé » par la démarche, créant là encore un déséquilibre par rapport à la réelle répartition de cet intérêt dans la population rhônalpine. Si l’atelier se déroule sans encombre, le fichier ne résiste pas à ce constat du « biais méthodologique » : le vice-président finit par rallier le souci du meilleur instrument, et renonce peu à peu à reproduire ce type de tirage au sort.

79Pour les quatre ateliers citoyens qui se déroulent de 2007 à 2010, la DPERC sollicite d’autres prestataires, d’abord en matière d’animation, puis de tirage au sort (tableau 6), grâce aux procédures de marché public permettant de mobiliser d’autres fichiers et d’autres professionnels, extérieurs au conseil régional. Les tirages au sort se font désormais sur la base des annuaires téléphoniques, dont l’exploitation est payante. Le glissement progressif d’un fichier propre à un fichier beaucoup plus classique, détenu par l’industrie sondagière, illustre la recherche de rationalisation des dispositifs de participation, dont les instruments peuvent et doivent être améliorés, en fonction des objectifs assignés à la constitution de leur « public » – en l’occurrence, pour les mini-publics, la recherche d’une forme minimale de représentativité.

Tableau 6

L’ingénierie des Ateliers Citoyens en Rhône-Alpes 2006/2007

Tableau 6
Thème de l’Atelier citoyen Date Prestataire du tirage au sort Prestataire de l’animation « Ruralité » Mai/juin 2006 PACTE Économie et humanisme « Évaluation » Juin 2006 PACTE Missions publiques « Transport » Janvier/mars 2007 CESSA ARENES « Nanotechnologie » Septembre/octobre 2007 CESSA ARENES

L’ingénierie des Ateliers Citoyens en Rhône-Alpes 2006/2007

80Même s’il continue d’être utilisé durant le mandat – notamment pour associer des « citoyens » au comité technique chargé d’organiser un appel à projet nouvellement créé par le vice-président, destiné à soutenir les initiatives « participatives » sur le territoire – le fichier tombe progressivement en désuétude, pour disparaître en 2010. Ses limites constatées et sa coûteuse actualisation (temps de vérification des « contacts », accès problématique aux listes détenues par d’autres segments administratifs) s’ajoutent à un changement partisan : en 2010, la vice-présidence en charge de la démocratie participative est confiée à une élue écologiste, militante associative au profil universitaire, sensible au thème du « pouvoir d’agir » et de la mobilisation des publics défavorisés. Elle constitue alors une délégation sur mesure, officiellement en charge de la « démocratie participative, de la vie associative et de l’éducation populaire », qui entérine la fin du public des « 11 000 », pour lui préférer une base associative, chargée d’initier les démarches participatives. Si les ateliers citoyens, principal dispositif rendu possible par ce fichier, se prolongent et diversifient l’expertise mobilisée [33], la logique instrumentale évolue.

81La vie et la mort du « fichier des 11 000 » permettent de saisir que la création d’un public mobilisable peut devenir un objectif « en soi », alimentant l’engouement des autorités publiques pour la démocratie participative : plus le public est mobilisé (quantitativement), plus les instruments se raffinent afin d’améliorer la qualité de ce public. De fait, les résultats concrets des dispositifs n’entrent presque jamais en ligne de compte dans ce processus. Les questions du « qui ? » et du « comment ? » éclipsent totalement celle du « pourquoi ? ».

Conclusion : l’utilité des dispositifs comme angle mort de leur production

82Le cas du fichier central des participants de la région Rhône-Alpes et de ses usages permet de saisir la manière dont la production des formes institutionnelles de participation publique est rendue possible par un processus tâtonnant d’instrumentation technique souvent peu visible et peu étudié. Les caractéristiques majeures de ce processus peuvent d’ailleurs concerner un grand spectre de dispositifs participatifs, bien au-delà des régions françaises : leur co-construction par les prestataires et les commanditaires, leur dépendance vis-à-vis des configurations administratives et politiques, la sophistication de leur pilotage qui prend le pas sur leur utilité. La sociologie des processus d’instrumentation permet ainsi d’éclairer une tendance structurelle affectant les formes institutionnelles de participation publique : leur enfermement dans une logique « d’offre » qui questionne, de fait, leur intérêt démocratique.

83Si nous évoquons l’idée d’une offre publique de participation, c’est donc pour signifier que l’instrumentation participative permet la production de dispositifs en dehors de toute demande sociale explicite. Ainsi, l’adoption de dispositifs participatifs repose sur une maîtrise technique toujours plus sophistiquée permettant aux autorités publiques de convoquer à leur guise différents types de publics, pour des raisons qui leur sont propres et relèvent souvent des luttes politico-administratives qui les traversent. Le « fichier des 11 000 » constitue en cela un exemple paroxystique mais révélateur d’une tendance de fond : celle de la construction d’une offre entretenant sa propre demande. De ce point de vue, l’instrumentation participative porte en elle ses propres critères d’évaluation : ceux du chiffre, de la comptabilité des « présents », du rassemblement concret et physique d’un public. Comme le soulignent de récents travaux sur les dispositifs participatifs aux États-Unis, la participation publique se contente d’être une démonstration, de produire des événements : il s’agit de « faire vivre » l’expérience de la participation à un public défini, le plus nombreux possible, sans chercher à expliciter l’apport ou les objectifs des dispositifs pour la prise de décision (Lee et al., 2015). Cette dimension tend inexorablement à occulter la question de l’utilité politique de ces dispositifs : si les agents (se) la posent de temps à autre, elle est progressivement noyée dans la course institutionnelle aux « bons instruments », rythmée par les luttes propres aux champs politiques et administratifs. Ces luttes concernent moins le sens et les ambitions des dispositifs participatifs que la maîtrise des instruments qui leur servent de support. Les dispositifs permettent, avant toute chose, de rassembler des publics préconstitués ou inventés pour l’occasion, et sont guidés, en cela, par les instruments qui rendent identifiables et mobilisables des publics ciblés.

84Rapportée au déploiement de la participation publique dans son ensemble, la conclusion de notre étude de cas ouvre donc une question : est-il possible pour les autorités publiques, comme nous avons pu le constater en Rhône-Alpes, de multiplier les dispositifs sans se soucier réellement de leur utilité ? La constitution d’un champ de recherche spécialisé sur les questions de démocratie participative, processus connexe à la production de l’offre de participation publique, peut nous permettre d’envisager une réponse positive à cette question. Ce champ permet, même involontairement, d’externaliser la question des « effets » de la participation qui est, par ailleurs, au centre de l’attention des travaux les plus récents sur les formes institutionnelles de participation publique (Asatryana, De Witte, 2015 ; Blondiaux et al., 2016). L’interpénétration des champs administratifs et scientifiques sur cette question (Blatrix, 2012) permet donc aux initiateurs des dispositifs de s’en remettre à d’autres concernant l’intérêt et le sens de ce qu’ils mettent en œuvre.

85Le cas rhônalpin est révélateur d’une tendance plus vaste à l’absorption intentionnelle de la production des dispositifs participatifs, principalement animée par un processus de rationalisation instrumentale, impliquant des acteurs publics et privés, donnant à voir une offre de participation alimentée sans but précis, à la faveur des rapports de force suscités par ceux qui entendent en être les « ingénieurs ». Dans cette logique d’offre, les dispositifs participatifs cherchent davantage à coopter des publics qu’à ouvrir des possibilités d’interpellation et d’expression des problèmes publics. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que cette offre n’intéresse que le fragment de la population qu’elle aura préalablement ciblée et qui aura les ressources suffisantes pour s’y maintenir, et reste globalement inconnue du grand public, principal oublié des instruments de ciblage et d’identification.

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Mots-clés éditeurs : instruments d’action publique, démocratie participative, publics

Date de mise en ligne : 12/07/2016

https://doi.org/10.3917/gap.162.0051

Notes

  • [1]
    C’est notamment l’objet prioritaire de la thèse en cours de Guillaume Petit (voir Petit, 2015).
  • [2]
    Citons, à titre d’exemple, les analyses récentes du déploiement disparate des dispositifs participatifs dans le sud de l’Europe, insistant sur l’imbrication des logiques budgétaires et scalaires partisanes à l’origine du choix de certaines autorités locales de mettre en place des dispositifs (Font et al., 2014b). Nous avons livré par ailleurs notre propre grille analytique du processus multifactoriel d’adoption des dispositifs participatifs, mêlant vie partisane, professionnalisation et dynamique sectorielle (Gourgues, 2013).
  • [3]
    Issue des élections régionales des 21 et 28 mars 2004, la majorité repose sur une alliance entre Parti Socialiste (parti dominant), Parti Communiste, Les Verts et Parti Républicain de Gauche.
  • [4]
    Le Figaro, « La nouvelle synthèse politique de Jean-Jack Queyranne », 21 janvier 2004.
  • [5]
    L’Humanité, « Droite, danger absolu », », 31 janvier 2004 ; Le Dauphiné Libéré, « Le PC signe un accord avec le parti socialiste », 9 février 2004.
  • [6]
    Campagne des élections régionales 2004, « 7 engagements pour tous les rhônalpins », tract électoral, liste de gauche plurielle, 2003.
  • [7]
    Le rôle des dispositifs participatifs dans la fabrique et la mise en scène de l’alternance à l’échelle régionale a été particulièrement étudié par Alice Mazeaud (2010).
  • [8]
    Entretien, consultant, réalisé le 20 décembre 2006 à Paris.
  • [9]
    Extrait d’un texte publié sur le blog d’un des principaux animateurs du collectif [http://democratie-participative.over-blog.com/categorie-974483.html]. Ce document est également transmis sous le format d’un texte à la DPERC.
  • [10]
    Entretien, directeur de la DPERC, réalisé le 18 juillet 2007 à Charbonnières-les-Bains.
  • [11]
    Borris Ferrier, De l’effet d’annonce politique à sa mise en place. Les réunions publiques comme enjeux et difficultés de construction d’un modèle de démocratie participative à l’échele de la région Rhône-Alpes, mémoire de master, Université lumière Lyon 2, Faculté de droit et de science politique, 2005, p. 51.
  • [12]
    Selon la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, il existe deux types de déclaration CNIL : d’une part, la déclaration de conformité qui « permet de définir qu’un fichier ou un traitement de données personnelles est conforme à un modèle déjà défini par une décision de la CNIL », et d’autre part, la déclaration normale qui est « le formulaire à utiliser dans tous les autres cas, y compris pour les fichiers sensibles ou à risques ».
  • [13]
    Il s’agit de la réponse no 97, rédigée par la DPERC, dans Conseil régional Rhône-Alpes, Construire Rhône-Alpes ensemble. Le temps des réponses, 1er octobre 2005, p. 14.
  • [14]
    Entretien, vice-président en charge de la démocratie participative, réalisé le 6 novembre 2007 à Grenoble.
  • [15]
    Idem.
  • [16]
    Conseil régional Rhône-Alpes, Procès-verbal de l’assemblée plénière, jeudi 15 décembre 2005, p. 131.
  • [17]
    Ces chiffres sont établis sur la base des réponses livrées par les différentes vice-présidences à la DPERC. Nous anonymisons les secteurs, qui correspondent aux différentes vice-présidences thématiques du conseil régional, en raison du caractère confidentiel de ces documents.
  • [18]
    Extrait du formulaire de réponse rempli par la direction concernée.
  • [19]
    Denis Muzet, Démocratie participative – Construire Rhône-Alpes ensemble. Analyse des Réunions, Rapport pour le conseil régional Rhône-Alpes, 11 mai 2005, 32 p.
  • [20]
    Elles énoncent globalement des « priorités » classiques telles que le développement économique au service de l’emploi, la construction d’une écorégion et la promotion d’une région proche des citoyens. Il est d’ailleurs annoncé qu’elles « viennent compléter les politiques d’ores et déjà engagées et mises en œuvre depuis 18 mois dans le cadre du Contrat de majorité sur lequel nous avons été élus », dans Conseil régional Rhône-Alpes, Construire Rhône-Alpes ensemble. Le temps des réponses, 1er octobre 2005, p. 4.
  • [21]
    Entretien, chargée de mission démocratie participative, réalisé le 31 janvier 2008 à Charbonnières-les-Bains. Si malgré cet appui, le collectif se délite progressivement, quelques personnalités de ce groupe se distinguent et deviennent des interlocuteurs privilégiés de la DPERC.
  • [22]
    Entretien vice-présidente en charge du tourisme, réalisé le 5 novembre 2007 à Charbonnières-les Bains.
  • [23]
    « […] On est accompagné sur ce schéma par une assistance à maîtrise d’ouvrage externe et dans la proposition même il y avait une proposition d’introduction de démocratie participative », Entretien, chargée de mission tourisme, réalisé le 4 septembre 2007 à Charbonnières-les Bains.
  • [24]
    Si aucun atelier n’était spécifiquement consacré au tourisme, les participants ont pu faire savoir leur intérêt pour ces questions par le biais des questionnaires distribués et des travaux en atelier.
  • [25]
    Schéma régional des services de transport, Bilan, document de restitution, 2007, p. 3.
  • [26]
    Entretien, vice-président en charge de l’aménagement du territoire, réalisé le 11 janvier 2010 à Grenoble.
  • [27]
    Conseil régional Rhône-Alpes, Séance plénière du 10 novembre 2005, in extenso, p. 29-30.
  • [28]
    Pour une analyse de cette fenêtre d’opportunité, voir Gourgues, 2010b.
  • [29]
    Le principe en est simple : un mini-public composé d’un panel de citoyens tirés au sort est invité à suivre une procédure délibérative (information, délibération, avis) sur un thème donné. Ce principe est ensuite décliné en une multitude de formules concurrentes (Amelung, 2012).
  • [30]
    L’auteur de cet article était alors doctorant au sein de ce laboratoire.
  • [31]
    Entretien, directeur DPERC, op. cit.
  • [32]
    C’est ce qu’indique le laboratoire dans une note de synthèse adressée à la région suite à la constitution de l’échantillon de tirage au sort.
  • [33]
    Entre 2011 et 2013, cinq ateliers ont été organisés sur les thèmes suivants, avec l’appui de différents prestataires : « Vie associative » (mars-avril 2011) et « Grotte Chauvet-Pont-d’Arc » (juin-juillet 2011) conduit par Niagara Innovation (conception, méthodologie, animation) ; « Schéma régional Climat-Air-Énergie » (avril-juillet 2011) et « Égalité femmes-hommes » (mai-juillet 2011) conduits par Missions publiques ; « Vivre bien en Rhône-Alpes » (décembre 2012 et février 2013), conduit par ArchipelS (conception, méthodologie et animation).

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