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Article de revue

État, administration et politiques publiques : les dé-liaisons dangereuses

La France au miroir des sciences sociales nord-américaines

Pages 41 à 87

Notes

  • [1]
    Une version antérieure de ce texte a été présentée dans le cadre du Congrès de l’Association française de science politique en septembre 2009 puis dans le cadre du colloque « Sciences sociales : Sortir du paradigme de l’action ? » organisé par D. Benamouzig à Sciences Po, 10-12 mai 2010. Il n’aurait pas vu le jour sans les encouragements et les hypothèses générales proposées par ce dernier. Ces versions ont également bénéficié des lectures et des conseils de François Buton, Florent Champy, Pierre François et Philippe Simay. Un remerciement particulier à Marc Smyrl et Vincent Spenlehauer pour leurs remarques et leurs critiques très stimulantes sur l’histoire de la science politique américaine.
  • [2]
    Wilson, futur président des États-Unis, est alors politiste, un temps président de l’American Political Science Association (APSA, créée en 1903).
  • [3]
    L’échec de sa troisième candidature à la mairie de Chicago clôt ses espoirs de devenir le « Woodrow Wilson du Middle West ». Il continue cependant à mener une activité politique nationale en étant un des plus proches conseillers de F.D. Roosevelt pendant le New Deal, en plus de sa carrière académique (par exemple comme conseiller pendant la guerre). Voir la biographie que lui consacre Barry D. Karl (1974). Pour une présentation, cf. Spenlehauer, 2011.
  • [4]
    « How Great Expectations in Washington are dashed in Oakland. Or, why it’s amazing that federal programs work at all. This being a saga of the Economic Development administration as told by two sympathetic observers who seek to build morals on a foundation of ruined hopes. »
  • [5]
    Des exceptions existent. On pense particulièrement aux travaux de Baumgartner et Jones (1993).
  • [6]
    On renvoie utilement, entre autres références, à Badie, Birnbaum (1979) ; Badie (1988) ; Deloye (2007) ; Migdal (1997, 2002) ; Knöbl (2003) ; Katznelson (1997) ; Steinmetz (2005).
  • [7]
    Voir, par exemple, les critiques virulentes que lui adresse George Steinmetz (2005) portant, notamment, sur le positivisme méthodologique, l’adoption de méthodes quantitativistes statistiques et la vision causaliste de l’histoire présente dans plusieurs de ces travaux.
  • [8]
    En nous focalisant délibérément sur le néo-institutionnalisme historique, nous laissons donc de côté le renouveau plus large de la sociologie historique et les débats passionnants qu’elle suscite sur le rapport entre sociologie et histoire. Voir sur ce point, outre Steinmetz (2005) ; McDonald (1996) ; Calhoun (1996) ; Adams, Clemens, Orloff (2005).
  • [9]
    Ce slogan est lui-même tiré d’un article qui fait date de J. P. Nettl (1968). Il y constate que « the concept of state is not much in vogue in the social sciences right now ». Il conclut qu’il est impératif d’intégrer « the concept of state into the current primacy of social sciences concerns and analytical methods » et que « there may be a case for bringing it back in » (Nettl, 1968, p. 562).
  • [10]
    Le développement d’une perspective organisationnelle en sociologie de l’État est patent, par exemple, dans les travaux du sociologue d’origine allemande Reinhard Bendix, émigré aux États-Unis en 1938 et formé en doctorat à l’université de Chicago. Avant de produire ces travaux de sociologie historique comparée (Bendix, 1964, 1978), Bendix est en effet l’auteur de deux ouvrages majeurs qui relèvent de la sociologie des bureaucraties : le premier tiré de sa thèse et intitulé Higher civil servants in American society: a study of the social origins, the careers and the power-position of higher Federal administration (Bendix, 1949) ; le second porte sur les transformations des formes organisationnelles des firmes (Bendix, 1956).
  • [11]
    Pour des jalons de cette histoire, on renvoie notamment à Payre (2006, 2011) ; Leca, Muller (2008) ; Bezes (2002, 2009) ; la version longue de cet article Bezes, Pierru (2009).
  • [12]
    Le plus connu est ici certainement Roger Grégoire, conseiller d’État, ancien directeur de la Fonction publique.
  • [13]
    Pour le détail, voir Bezes (2002, p. 138-151) ou, du même (2009, p. 92-96).
  • [14]
    Voir par exemple les publications de l’Institut français des sciences administratives (IFSA), créé en 1947 par René Cassin et très proche du Conseil d’État, qui publie ces productions.
  • [15]
    Citons les travaux précurseurs de Jamous (1969), Nizard et al. (1971) ou Grémion C. (1979).
  • [16]
    Dans les années 1970, dans le cadre des travaux de la Trilatérale, Michel Crozier participe à la diffusion de la thèse de l’ingouvernabilité des États démocratiques, résultant, pour Crozier, Huntington et Watanuki (1975), de la surcharge (overload) des demandes qui leur sont adressées. Le plaidoyer néo-libéral pour l’État stratège n’est pas loin. Sur ce point, voir Berrebi-Hoffmann, Grémion, 2009.
  • [17]
    Certains travaux précoces s’y réfèrent même, par exemple Dumons, Pollet, 1994.
  • [18]
    Dans un passage, aussi surprenant par la tonalité que par les termes employés, de leur essai d’histoire réflexive de la discipline, J. Leca et P. Muller comparent l’ouvrage de Bourdieu à « un vaisseau spatial (qui) déboulera d’une autre planète pour “dire son fait” à une sociologie de l’administration ignorée autant que méprisée ; ce “Mars attaque” sera La Noblesse d’État de Pierre Bourdieu, monstrueuse mutation de la science administrative, dont on s’efforcera de ne pas parler dans les réunions de famille » (Leca, Muller, 2008).
  • [19]
    Avec des exceptions notables comme, justement, le travail de Vincent Dubois sur la politique culturelle (Dubois, 1999a).
  • [20]
    À l’extrême, le récit proposé par certains chercheurs, français notamment, se réclamant du néo-institutionnalisme, peut être au mieux peuplé d’acteurs collectifs génériques (les « syndicats », le « patronat », les « partis socio-démocrates »), au pire sans acteurs du tout. Les socio-historiens, très sourcilleux sur la déconstruction de ces collectifs nominaux réalisés, se méfient profondément de ce type de récit.
  • [21]
    Ce qui n’était pas le cas des premiers travaux d’un Paul Pierson qui insistaient, à l’excès, sur les effets de « verrouillage » (lock-in) liés au design institutionnel.
  • [22]
    Dans ce contexte a tout de même été mis sur pied un groupe de « science politique comparée de l’administration » au sein de l’Association française de science politique (Cole, Eymeri, 2007).

1De manière récurrente, depuis plus d’une quinzaine d’années, des interrogations, sinon des inquiétudes, se sont exprimées quant à un possible « essoufflement » de l’analyse des politiques publiques en France (Leca et al., 1996), lequel est imputé non seulement à l’enclavement de la sous-discipline au sein de la science politique (Hassenteufel, Smith, 2002) mais aussi aux risques de biais d’une science trop fragmentée par les études de cas et parfois trop proche du pouvoir (Dubois, 2009). Dans le même temps, d’autres auteurs ont déploré l’oubli de l’administration dans les recherches de sciences politiques (Dreyfus, 2002) et appelé à développer des approches comparatives (Dreyfus, Eymeri, 2006). D’un autre point de vue, la sociologie comparée de l’État, développée dans les années 1970 par Pierre Birnbaum et Bertrand Badie (1979), est apparue moins présente dans le champ académique hexagonal (Deloye, 2007), du moins en ce qui concerne l’analyse des transformations étatiques contemporaines des États occidentaux. Dans un numéro spécial récent de la Revue française de sociologie, Desmond King et Patrick Le Galès (2011) s’interrogent ainsi sur les nouveaux concepts nécessaires au renouveau d’une sociologie propre à un État en recomposition, caractérisé par une forte dimension de « gouvernement par les politiques publiques » et par des formes multiples de privatisation et de délégation. Avec d’autres visées, dans un article du premier numéro de Gouvernement et action publique, Jean Leca (2012, p. 59-60) relève que « les politologues d’aujourd’hui perdent régulièrement de vue le vaisseau “État”, immergé quelque part dans la mer des Sargasses de la globalisation et de la gouvernance ». Dans les préconisations avancées, l’accent est souvent mis sur la nécessité du « décloisonnement », en (ré)ancrant, notamment, l’analyse des politiques publiques aux problématiques de la sociologie politique et en réactivant les différentes dimensions du politique et notamment la relation entre politics, policy et polity (Hassenteufel, Smith, 2002 ; Leca, 2010). Pourtant, si les diagnostics mentionnés sont partagés, la récurrence de l’idée de « crise » ou « d’essoufflement » suggère aussi que le mal est profond et que les solutions ne sont ni évidentes, ni faciles à mettre en œuvre. Leca (2012) pointe bien, par exemple, les difficultés à tenir ensemble les perspectives de sociologie politique, d’analyse des politiques publiques et de théorie politique.

2Cet article veut s’inscrire dans ce débat en s’intéressant aux liens entre analyse des politiques publiques, sociologie de l’administration et sociologie historique de l’État. Pour contribuer à la réflexion, il propose un parcours dans les évolutions intellectuelles et disciplinaires des travaux sur la chose publique aux États-Unis [1] pour les enseignements qu’elles offrent et afin de placer le champ académique français en perspective comparative. Pays inventeur des policy sciences et du développement de la Public Administration, les États-Unis possèdent en effet un champ académique pluriel où ces débats ont déjà été développés, au moins depuis les années 1970, et où des propositions de refondation se sont faites jour, au moins depuis les années 1990. Pour cette raison, l’objectif de notre article est de réfléchir à la situation française au regard des évolutions et des inflexions américaines, lesquelles offrent un impressionnant laboratoire intellectuel de ces évolutions.

3La thèse que nous défendons est la suivante : les investigations sur les processus de décision publique, les recherches sur l’administration et les réflexions sur l’État ne relèvent plus depuis longtemps des mêmes sous-disciplines, ni ne font l’objet des mêmes types de travaux. Il s’est ainsi opéré une disjonction et une autonomisation des champs sous-disciplinaires correspondant à des objets pourtant proches. Implicitement notre point de vue, déjà exprimé par d’autres pour le lien entre politiques publiques et sociologie historique de l’État (Hassenteufel, 2007 ; Leca, 2010), est que cette dé-liaison constitue l’un des problèmes majeurs expliquant la crise de l’analyse des politiques publiques en tant que discipline. Pour autant, la seconde conviction au cœur de notre perspective est que les politiques publiques constituent un objet de recherche incontournable dans le contexte historique contemporain, caractérisé par des États qui sont désormais, comme le souligne Stephen Skowronek (2009), repris par King et Le Galès (2011), des policy states c’est-à-dire des producteurs massifs d’interventions publiques mettant en place des formes variées de coercition, de distribution, de redistribution, d’intégration, de socialisation et de régulation. Penser l’État contemporain exige donc plus que jamais de le saisir à travers ses interventions.

4Opérer un retour sur les conséquences négatives de cette désarticulation ne saurait en aucun cas être assimilé à une posture en surplomb qui autoriserait à donner, non sans arrogance, des leçons aux disciplines et aux spécialités ici évoquées. La dynamique de spécialisation scientifique génère, c’est une évidence, de réels gains de connaissances. Toutefois, elle emporte aussi ses angles morts et, surtout, elle suscite des polémiques stériles quand les spécialités de recherche en viennent à se poser en « écoles » ou, pire, en « sous-disciplines » pour mieux s’opposer à leurs rivales supposées, durcissant à l’excès les partis pris méthodologiques et les choix conceptuels. « Rapporter les modèles théoriques aux niveaux de réalité sociale visés, écrit Bernard Lahire à propos de la sociologie (2012, p. 10), aux échelles d’observation adoptées, aux types d’objets étudiés et aux problèmes que l’on soulève à leur sujet, c’est se donner la possibilité d’y voir plus clair dans la diversité et de ressaisir les différents travaux de recherche comme autant de réalisations partielles d’un programme plus général d’étude des comportements humains. » La leçon vaut, nous semble-t-il pour l’État : la sociologie de l’État, la sociologie de l’administration et l’analyse des politiques publiques constituent trois déclinaisons d’un programme général dont la compréhension du fait étatique, dans son rapport à la démocratie notamment, est l’enjeu, programme originel que l’hyperspécialisation a fait perdre de vue au risque de faire entrer chaque spécialité dans la loi des rendements cognitifs décroissants.

5Pour le voyage nord-américain proposé, nous avons adopté une posture analytique et généalogique proposant de tracer de grandes évolutions et d’identifier quelques origines du problème à partir d’une topographie élémentaire du développement des travaux sur l’État, l’administration et les politiques publiques et à partir des transformations des disciplines qui participent à la compréhension de ces phénomènes étatiques. Cet article ne propose donc pas une histoire sociale ou intellectuelle des disciplines et de leurs débats sur l’État ou la démocratie (voir par exemple, Ricci, 1984 ou Gunnell, 2004). Il offre en revanche une exploration analytique, structurée autour d’illustrations tirées de ces histoires disciplinaires, pour identifier les principales raisons expliquant les formes de déliaison observées entre sociologie de l’État, sociologie des administrations publiques et analyse des politiques publiques.

6Pour analyser ces processus, nous faisons d’abord retour sur les postures initiales de quelques fondateurs nord-américains des approches de sciences sociales analysant l’État, les policy sciences et les bureaucraties. Où l’on montre, dans un premier temps, que ces auteurs ont défendu l’idée de penser l’État et la démocratie à travers l’analyse des processus de décision publique et l’action des administrations publiques. Les ressorts de ces ambitions initiales sont d’autant plus essentiels à identifier que ces dernières se sont partiellement perdues sous l’effet des processus de fragmentation disciplinaires. Dans un deuxième temps, précisément, l’article dresse le constat d’un processus de déliaison des analyses de la chose publique aux États-Unis entre trois champs sous-disciplinaires analysant séparément l’État, les administrations et les politiques publiques. Tout se passe comme si ce que la science gagnait en se professionnalisant et en affinant et en diversifiant ses méthodes, elle le perdait dans la fragmentation et la décomposition de ses objets. Dans une troisième partie, nous envisageons la manière dont un groupe d’auteurs rangés sous le label du « néo-institutionnalisme historique » ont cherché, à partir des années 1980, aux États-Unis, à résoudre ce problème en proposant des approches réarticulant ces ensembles disjoints. L’article revient, sous cet angle de la réintégration, sur ce que nous pensons être les principaux apports du néo-institutionnalisme historique et sur ses conditions de production avant de s’interroger, dans une dernière partie, sur la manière dont ces enjeux sont présents dans le contexte français et sur les enseignements que l’on peut tirer, pour la France, de ce périple nord américain.

Se donner de nouveaux objets pour penser l’État et la démocratie : la genèse de la science politique, de la Public Administration et de la Policy Science aux États-Unis

7De manière croissante, de la fin du xixe siècle à toute la première moitié du xxe siècle, l’État passe d’un enjeu conceptuel central au sein de la science politique naissante aux États-Unis à un ensemble d’objets concrets (le gouvernement, l’administration, les policies) qui permettent de continuer à le penser ­ ainsi que la démocratie ­ à travers des méthodes résolument empiriques et l’essor de « sciences pratiques ». Ces perspectives de recherches donnent forme à des sciences sociales du politique, permettent le développement de la science politique, le fondement de la Public Administration et indissociablement des policy sciences. Le trait commun et remarquable de ces travaux, marqués par la grande ambition mais aussi les imprécisions des fondateurs, est de se donner de nouveaux objets, circonscrits et empiriquement étudiables, conçus comme des moyens originaux pour (continuer à) penser le tout (l’État, la démocratie).

Une nouvelle « science du politique » qui « intègre » de nouveaux objets : État, administration, politiques publiques

8Contrairement à l’image commune d’une société américaine sans « État » et de political scientists peu versés dans les débats philosophiques et théoriques sur la nature de « l’État », l’historiographie récente de la science politique américaine a exhumé la centralité qu’a pu occuper ce concept dans la naissance de la discipline aux États-Unis (par exemple, Ricci, 1984 ; Farr, 1993 ; Gunnell, 2004 ; Drysek, 2006). La science politique a pu même être définie, à l’aube de sa professionnalisation et de sa constitution en discipline, comme la « science de l’État ». C’est ainsi que Theodore D. Woolsey, professeur à l’université de Yale puis son président, publie ainsi un ouvrage au titre évocateur : Political Science, or the State Theoretically and Practically Considered (1877) (Farr, 1993, p. 64). Après la création de l’Association américaine de science politique en 1903, l’ère progressiste se préoccupe encore plus des questions d’État, sur un double plan théorique et pratique. Sur le plan pratique, il s’agit de réfléchir à la réalité des capacités étatiques permettant de mener à bien le projet de réforme sociale, alors que se diffusent les idées de l’organisation scientifique du travail. La question de la construction d’une « administration bureaucratique » est au cœur des interrogations. Du point de vue théorique, les débats sont vifs, tant le spectre des engagements politiques et idéologiques des politistes américains est large, mais ils ne s’en s’articulent pas moins autour du concept d’État, vocable-totem des membres de cette communauté savante (Farr, 1993 ; Gunnell, 1995). Ainsi, la tradition philosophique lockéenne se mêle à l’importation des réflexions philosophiques allemandes tandis que les leaders de la discipline lorgnent, de plus en plus, du côté de la rigueur des sciences naturelles et sociales (Farr, 1993, p. 75). Les concepts de souveraineté et d’unité de l’État sont mobilisés dans les débats et opposés aux tendances centrifuges de la société américaine et aux risques de fragmentation sociale et gouvernementale. Ils sont aussi, sur toute cette période, au cœur de débats virulents par le biais d’auteurs (par exemple le britannique Harold A. Laski) qui en contestent le bien-fondé (Gunnell, 1995, 2004).

9Dès la fin du xixe siècle, pourtant, certaines analyses de la science politique naissante cherchent à se déprendre de l’« aura métaphysique » du concept d’État (Gunnell, 1995, p. 22) pour entamer sa démystification en s’intéressant à ses matérialisations concrètes ­ l’administration ou le gouvernement (Wilson, 1887) puis les politiques publiques (policy) (Merriam, 1925 ; puis surtout Lasswell, 1943 cité par Spenlehauer, 2011 ; Lasswell, Lerner, 1951) ­ grâce au progrès des méthodes permettant de les étudier. La mise en évidence de ces objets concrets va renouveler profondément la manière d’analyser scientifiquement l’État et aussi bouleverser l’identité de la science politique américaine. L’étude des objets administration, government ou policies commence à devenir une clé d’entrée pour l’analyse de l’État et de la démocratie. Les réflexions des pionniers de la science politique américaine ont ainsi en commun d’établir un lien étroit entre la réflexion sur la démocratie, la théorie de l’État et les objets concrets que la science sociale se donne. Significativement d’ailleurs, les réflexions de ces fondateurs sont indissociables d’orientations normatives qui alimentent une « science pratique » qui souhaitent améliorer les fonctionnements politiques, administratifs et sociaux en les rendant moins clientélistes, moins corrompus et plus efficaces. Cette posture est inséparable des positions de conseillers, voire des affinités politiques de ces premiers politistes. Leurs recherches alimentent, en effet, des expertises qui ambitionnent d’éclairer les décideurs dans une atmosphère de désenchantement à l’égard des espoirs de l’ère progressiste. Avec sa croyance (évidemment exagérée) dans les vertus de la rationalité et des méthodes de sciences sociales en cours de professionnalisation, cet « âge d’or de la science politique américaine » (Lowi, 1992) tient pourtant ensemble, dans la science politique naissante, les multiples dimensions du phénomène politique : l’État, l’administration, les processus de décision, la politique et la démocratie. L’on peut brièvement illustrer les formes variées de cette « articulation » des problématiques à travers les perspectives développées par trois auteurs et personnalités appartenant à trois générations successives : Woodrow Wilson, Charles Merriam et Harold Lasswell.

10Woodrow Wilson (1856-1924) [2], tout d’abord, est l’un des premiers à plaider en faveur d’une science politique pratique qui soit une « science de l’administration » (1887). Auteur d’un ouvrage descriptif des formes de gouvernement (The State: Elements of Historical and Practical Politics, 1889), sa « découverte » est mieux exposée dans un article fameux The Study of Administration (1887). Wilson identifie l’administration au « gouvernement en action » (1887, p. 198) dont l’étude doit permettre de dépasser les perspectives alors dominantes qui n’analysent que la constitution et l’essence de l’État (ibid.). Dans sa perspective, si « l’idée de l’État est la conscience de l’administration » (1887, p. 201) ­ une formulation toute durkheimienne (Durkheim [1898-1900], 1990, p. 113-118) ­ l’étape nouvelle de la science politique est d’étudier comment l’État agit à travers son administration. Pour Wilson, empiriquement et normativement, l’administration doit constituer un domaine en dehors de la sphère politique, « les questions administratives n’étant pas des questions politiques (Wilson, 1887, p. 201). La posture empirique et les attentes d’objectivation de l’administration par la science sociale naissante rejoignent ici le plaidoyer normatif pour que l’administration devienne un objet de science afin qu’elle soit simultanément objectivée et reconnue comme « a field of business (…) removed from the hurry and strife of politics (op. cit., p. 209). Au nom de l’expertise, il défend la professionnalisation de la fonction publique (la science administrative servant de support à la formation des candidats aux fonctions administratives) et la séparation de l’administration (qu’il faut rendre neutre et efficace) de la politique afin de protéger la première de la corruption et de la confusion que charrient avec elles les activités politiques. La discipline encore balbutiante de la Public Administration est ainsi placée au cœur de la science politique (Martin, 1952 cité par Kettl, 1993 ; Karl, 1963) dès lors que « l’administration est la solution à la politique » (Lowi, 1992). Cinq des onze premiers présidents de l’APSA sont d’ailleurs des spécialistes d’administration publique (Kettl, 1993). Les figures académiques de la Public Administration comme Louis Brownlow, Frank Goodnow ou Luther Gulick sont prestigieuses (voir Karl, 1963).

11Un peu plus tard, la posture d’un Charles Merriam (1874-1953) confirme cette intrication des perspectives. Merriam est le fondateur, au début des années 1920, du département de science politique de l’Université de Chicago qui domine la science politique américaine jusqu’à la fin des années 1930 ; ce département va produire les figures marquantes de la Public Administration et de la Policy Analysis (Harold Lasswell, Herbert Simon, Charles Lindblom, voir Almond, 1996 ; Heaney, Hansen, 2006 ; Spenlehauer, 2011). Après une thèse de doctorat sur l’histoire de la théorie de la souveraineté depuis Rousseau menée à Columbia (Karl, 1974, p. 18-60) et des tentatives manquées pour devenir maire de Chicago de 1912 à 1920 [3], Charles Merriam se dédie pleinement à la carrière académique à partir de la fin des années 1910 et s’attache dès lors à développer le département dont il a pris la tête en 1911. Il deviendra président de l’Association américaine de science politique en 1921. Merriam défend l’idée que l’étude de la politique et de l’État doit s’émanciper du droit, de la philosophie et de l’histoire pour privilégier les études empiriques et pratiques, mais aussi rigoureuses, des processus gouvernementaux et politiques (Torgerson, 1995). Comme Wilson mais de façon plus précise, influencé par la pensée de John Dewey, il plaide en faveur du développement d’une « nouvelle science du politique » qui devra reposer sur des méthodes exactes et systématiques (« a measurably control » ; Karl, 1974, p. 55 sqq. ; Merriam, 1925), être véritablement pluridisciplinaire (avec la science politique comme matrice d’intégration pour fabriquer de l’expertise) et éclairer les citoyens comme les décideurs en favorisant une « prudence politique » au sens aristotélicien du terme (phronèsis). Les enquêtes et analyses qu’il initie vont ainsi porter sur l’abstention aux élections municipales à Chicago (Merriam, Gosnell, 1924), la planification démocratique (Merriam, 1944 ; à ce sujet, Karl, 1963, p. 72-75) et la propagande d’État, étude réalisée par Harold Lasswell et son doctorant (1927 cité par Spenlehauer, 2011). Progressiste, Merriam considère que l’État est la solution aux problèmes sociaux et le locus de la démocratie libérale (Gunnel, 1995 ; Spenlehauer, 2011). Ce faisant, ce sont bien les activités gouvernementales qu’il veut voir analysées au moyen de connaissances empiriques précises, méthodiquement produites, et mobilisées pour aider les décideurs comme les citoyens. Comme l’analyse Barry D. Karl (1963, p. 61), ce sont bien implicitement les fondements d’une « science de l’administration » étudiant les « opérations du gouvernement » que Merriam veut mettre en place.

12Harold D. Lasswell (1903-1978), l’inventeur des « policy sciences », est un troisième exemple typique des voies nouvelles qu’offrent les nouveaux objets empiriques, pour penser conjointement « le » et « la » politique. Moins étatiste que Merriam, Lasswell invente le concept de policy sciences et ouvre l’espace scientifique autour de ces objets, qu’il veut résolument transdisciplinaires (Spenlehauer, 2011 ; Farr, Hacker, Kazee, 2006). De 1927 au début des années 1970, il publie une douzaine d’ouvrages dont les contenus montrent à la fois l’étendue des thématiques et la réflexion en mouvement. Ces livres portent initialement sur la communication politique et la propagande (Lasswell, 1927) puis s’orientent vers une dimension plus psychologique du leadership avec des ouvrages sur les psychopathologies des hommes politiques (Psychopathology and politics, 1930) et les fondements psychologiques des comportements, des régimes et des processus politiques (World politics and Personal Insecurity, 1935). En 1936, Lasswell propose une théorie générale du politique (Who Gets What, When and How, 1936) qu’il reprendra et raffinera dans ses ouvrages ultérieurs The Decision Process. Several Categories of Functional Analysis (1956) et A pre-View of the Policy Sciences (1971). Celle-ci est fondée sur les interactions entre élites et la compétition qu’elles se livrent pour la mobilisation de valeurs, désirées par les participants, portées par des institutions multiples et des hommes politiques et, enfin, enjeux de nombreux conflits. Par rapport à ses prédécesseurs, Lasswell clarifie les objets d’études (les processus de décision et les politiques publiques), rompt avec les conceptions encore floues de l’État et défend l’idée que la nouvelle ère ­ la guerre contre le nazisme d’abord (Lasswell, 1941 ; Easton, 1950) puis la Guerre Froide ­ requiert une science politique engagée, préoccupée par les valeurs démocratiques et portée par ce qu’il appelle un « policy scientist of democracy » (Farr, Hacker, Kazee, 2006, p. 580). Conseiller politique aux multiples positions (département de la Défense, Rand Corporation, Fondations Ford et Rockfeller, etc.), il insiste sur la responsabilité du chercheur, engagé dans l’étude de choix collectifs de politiques aux enjeux sociétaux majeurs (ibid). Ce faisant, il contribue, avec d’autres, tel Herbert A. Simon, à définir la science politique comme « la science du pouvoir » (Lasswell, 1949, 8 cité par Ricci, 1984, 214 sqq.).

Quand les objets fractionnés (administration, décision, politiques publiques) donnent à penser le tout (l’État ou la démocratie)

13Cette logique de l’articulation n’est pas le propre des seuls fondateurs. À partir des années 1950, elle reste au cœur des perspectives d’un certain nombre d’auteurs qui se saisissent de ces nouveaux objets (administration, politiques) en défendant l’idée qu’approfondir une perspective et une échelle d’analyse est un moyen de mieux penser l’ensemble, le phénomène étatique et démocratique.

14Un premier groupe d’auteurs institutionnalisent le tournant empirique proposé par Lasswell mais surtout, pour ce qui les concerne, par Herbert A. Simon avec son ouvrage Administrative Behavior (1947). Ce groupe rassemble plusieurs sociologues (Peter Blau, Alvin Gouldner, Philip Selznick) dont les travaux trouveront un fort écho et une expression française dans les recherches un peu plus tardives de Michel Crozier (1963). Là où les recherches de la génération des fondateurs proposaient une pensée de l’État articulée à une réflexion sur la bureaucratie, les processus politiques et la démocratie, ce premier ensemble de travaux de l’immédiat après-guerre abandonne un pan de la démarche pour proposer une sociologie résolument empirique de la bureaucratie dont la différenciation, l’autonomie et l’efficacité rationnelle ne sont pas considérées comme une donnée mais comme le résultat de processus sociaux. Leur appartenance à un même paradigme générationnel est visible, par exemple, dans la publication en 1952 d’un Reader in Bureaucracy sous la direction de Robert K. Merton (Merton et al., 1952), rassemblant des extraits des articles fameux des auteurs précités et justifiant que la focale soit placée, de manière privilégiée et empirique, sur la bureaucratie. Les échelles d’analyse sont délibérément microsociologiques (des organisations) et centrées sur les comportements et sur les interactions constitutives des fonctionnements administratifs plus que sur la description des propriétés formelles des bureaucraties. Les démarches ne contestent pas l’existence de ces règles et leurs fonctions mais cherchent, au contraire, à comprendre les mécanismes sociaux constitutifs des fonctionnements administratifs. Pour autant, ces approches restent toujours articulées à des réflexions plus générales sur la bureaucratie. La question du pouvoir (excessif, voire abusif sinon dangereux) que les bureaucraties peuvent exercer est posée. La critique porte sur les pathologies sociales générées par les bureaucraties (la paperasserie notamment, le red tape, Gouldner, 1952) mais s’étend à l’idée, liée aux premières analyses du nazisme, qu’elles constituent une sorte de Leviathan qui menace les libertés et porte atteinte à la nature humaine (il faut considérer ici l’ouvrage précurseur de Franz Neumann, Behemoth, 1944). Peter M. Blau, par exemple, né en Autriche en 1918 et brièvement emprisonné pour cause d’activisme de gauche, doit fuir la montée du nazisme aux États-Unis où il se réfugie à partir de 1939. Dans sa thèse dirigée par Merton, il propose des analyses très fines du phénomène bureaucratique en mettant en avant l’importance des pratiques informelles qui permettent de dépasser les rigidités des règles formelles puis généralise sa réflexion dans Bureaucracy in Modern Society (Blau, 1956). De même, Philip Selznick (1949) analyse-t-il les fonctionnements d’une administration phare du New Deal (la Tenessee Valley Authority) en mettant en exergue la multiplicité des liens qu’elle entretient avec la communauté politique au sein de laquelle elle s’inscrit. Selznick montre notamment l’originalité de la philosophie politique de la TVA, qui met en avant la notion de démocratie participative (grass roots democracy) pour initier une politique de développement régional concertée, reposant sur une meilleure prise en compte des besoins des populations locales. Avec Leadership in Administration (1957), Selznick propose une véritable théorie de la bureaucratie comme institution, considérée comme un organisme social intégrateur et socialisateur grâce aux valeurs et aux finalités qui conditionnent et structurent l’ensemble de ses arrangements institutionnels (rôles, structures, interactions, métiers, etc.). L’institution n’est plus une donnée mais résulte d’une dynamique d’institutionnalisation à travers laquelle elle acquiert sa stabilité et sa compétence distinctive. Le leader ou les élites qui en assurent le gouvernement ont un rôle essentiel dans ce processus à travers leurs capacités à prendre des décisions critiques et leurs quatre tâches déterminantes : la définition de la mission et du rôle de l’institution, l’incarnation et l’incorporation des finalités de l’institution dans sa structure sociale, la défense de l’intégrité de l’institution et la maîtrise des conflits internes. Au final, pour ces auteurs, la réflexion sur la bureaucratie est au cœur d’une réflexion plus large sur l’État et la politique.

15Après les travaux précurseurs d’Harold D. Lasswell dans les années 1950 (Lasswell, 1956, 1971), la Policy Analysis comme champ disciplinaire prend son plein essor à compter des années 1960. Indubitablement, son autonomisation est liée, sur le plan intellectuel et à la suite des travaux de Lasswell et d’Herbert A. Simon, à la formalisation, par des acteurs publics (gouvernementaux et administratifs), de méthodes d’analyse des « processus de décision » et des processus d’actions intentionnelles. Sa focale distinctive est l’analyse des processus comme en témoignent les termes mobilisés pour en décrire l’objet (policy process, decision-making process, etc.). Toutefois, le développement de la Policy Analysis est aussi intimement articulé à l’extension de l’action de l’État fédéral aux États-Unis et au développement d’une représentation interventionniste et démocratique de l’État très liée au lancement des grands programmes sociaux des années 1960 (dans le domaine des transports, de l’éducation ou de la santé) et au mouvement des droits civils, à la suite de l’élection de John F. Kennedy en 1960 (Allison, 2006). L’idée d’un État « problem-solver » alimente la vision normative et rationnelle du « Policy-Scientist » ingénieur du système politique, ce que dénonceront plus tard de nombreux auteurs (par exemple, Stone, 1988). La recherche et la science des processus doivent permettre de produire une rationalité gouvernementale. L’extension des activités étatiques oblige d’ailleurs, d’une certaine manière, le gouvernement à produire des raisons rationnelles de ce qu’il propose et de ce qu’il a fait. La Policy Science est alors également justifiée comme intervention scientifique destinée à découvrir les conditions, les causes et les conséquences de l’action publique (par exemple, Wildavsky, 1979). Le développement institutionnel et disciplinaire de la Policy Analysis se fait sur cette période (Thoenig, 1976 ; Allison, 2006).

16Ces orientations épistémologiques et méthodologiques, centrées sur les processus publics, ne dissocient pourtant pas cette focale, chez les politistes qui mobilisent ces approches, des réflexions plus larges sur l’État ou les transformations du système politique. Au contraire, un nombre important d’auteurs en science politique des années 1960-1970 (Schattschneider, 1960 ; Lindblom, 1959, 1965 ; Lowi, 1964, 1969, 1972 ; Wildavsky, 1964, 1979 ; Cobb, Elder, 1972 ; Wilson, 1973 ; Heclo, 1974) tirent partie des nouveaux objets et articulent l’analyse des politiques publiques ou de l’administration à une réflexion plus large sur l’activité de gouvernement, l’État, la politique et la démocratie américains. L’analyse des processus et des politiques n’est pas une fin en soi mais constitue un nouveau moyen, plus précis et plus « réaliste », de penser les phénomènes étatiques et démocratiques. Lindblom, par exemple, étend son analyse initiale des processus de décision (1959) centrée sur les idées d’incrémentation et d’ajustement mutuel (muddling through) à une théorie générale de la démocratie dans The Intelligence of Democracy (1965). Y dominent des processus de négociation et de marchandage entre des décideurs selon le modèle du Partisan Mutual Adjustment constitué de problèmes incertains, d’interactions entre de nombreux acteurs aux intérêts contradictoires, de pressions, de contre-pressions, de négociations et d’ambiguïté. Un peu plus tard, Theodore J. Lowi (1964, 1972) propose une typologie indémodable des types de politiques publiques qu’il construit en fonction des formes de coercition gouvernementale légitime (directe/indirecte ; immédiate/différée). Pour Lowi, l’analyse des politiques publiques sectorielles est un moyen privilégié d’appréhender l’exercice du pouvoir politique et l’art de gouverner (le « politicking ») parce que ce sont les politiques publiques (policy) qui influencent les manières de faire de la politique (politics). Comme il le résume bien dans un texte autobiographique (Lowi, 2009), « Policy causes politics ». Dit autrement, des programmes publics nouveaux liés au développement de l’État-providence américain (politiques redistributrices, distributrices) déterminent des types de politics différents et ne cessent de reconfigurer les formes de l’action gouvernementale. Lowi suggère par exemple qu’une démocratie pluraliste doit éviter autant que possible les politiques distributives dans la mesure où elles incitent les individus à ne pas interférer les uns avec les autres et les découragent de s’engager dans le débat démocratique. De façon similaire, la concurrence est plus vive avec des politiques de régulation, et celles-ci encouragent la formation de groupes d’intérêt et, plus largement, la participation populaire (avec cette réserve que certaines politiques publiques sont produites par des « iron triangles » ou des « policy subsystems » fermés et verrouillés). Le choix des politiques publiques est donc crucial pour la forme et la vitalité des dynamiques démocratiques. De manière plus générale, l’analyse des agences au cœur des politiques distributives et des politiques de régulation aux États-Unis permet à Lowi de caractériser les modes de fonctionnement de l’État libéral américain, ce qu’il appelle le « libéralisme des groupes d’intérêt » dont l’articulation à une politique du pluralisme sape les fonctionnements de la démocratie et la séparation entre un gouvernement garant de l’intérêt général et les intérêts privés (Lowi, 1969). Dans une toute autre perspective, la problématique de l’ouvrage de Cobb et Elder (1972), fondateurs de l’analyse des problèmes publics et de la construction de l’agenda, est liée à une réflexion large sur l’abstentionnisme dans les élections américaines. En analysant la manière dont se construit l’agenda public, Cobb et Elder veulent critiquer les théoriciens de l’absence de participation dans la vie politique américaine et montrer que de nombreux individus et groupes sociaux participent, dans les faits, à l’élaboration des politiques publiques. Le titre de l’ouvrage ne trompe d’ailleurs pas : Participation in American Politics. The Dynamics of Agenda-Building reflète l’idéal démocratique de participation.

17À la suite de Jean Leca (2010), on peut donc soutenir que si les fondateurs de la Policy Analysis privilégient le « faire » de l’État, ils n’en négligent pas pour autant la question de son « être » et nourrissent l’ambition de parvenir à une théorisation du fait étatique. Pour eux, le fonctionnement de la démocratie américaine est incompréhensible si l’on ne prend pas en considération l’analyse des politiques publiques (process) et la variable « bureaucratie ». Cependant, le temps passant, « l’État » comme concept et comme phénomène va se diluer dans des approches de politiques publiques de plus en plus a-étatistes, négligeant le fait que, si étudier les politiques publiques sectorielles est indispensable et heuristique, il convient aussi de considérer que l’ensemble des politiques publiques est l’expression d’un État plus ou moins enveloppant, structuré et structurant.

Les forces de la disjonction et leurs effets : l’État disparaît des radars

18Ces approches intégrées et articulées, s’efforçant de penser conjointement l’État, l’administration et les politiques publiques, vont être progressivement perdues dans le développement des recherches appartenant aux champs de plus en plus spécialisés de la Policy Analysis, de la Public Administration mais aussi de la sociologie comparée de l’État. De manière forcément allusive tant les sous-disciplines se sont élargies en trente ans, l’on voudrait ici d’abord poser le diagnostic d’une disjonction des perspectives et d’une dilution des objets. Notre objectif est d’appréhender quelques dynamiques structurantes des traditions intellectuelles et académiques en présence, d’identifier la force de leurs pentes naturelles et de souligner les effets pervers de cette disjonction, notamment la dilution des objets spécifiques (pour une critique analogue des effets de morcellement des objets liés au processus de spécialisation disciplinaire en sciences sociales, cf. Lahire, 2012). À cette explication cognitive d’un effacement progressif des problématiques substantielles et intégrées sur le politique, l’État et la démocratie, on ajoutera, dans un second temps, une explication par les logiques professionnelle, académique et disciplinaire.

Les fils interminables de la décomposition : les logiques intellectuelles du réductionnisme

19Identifier les signes d’une fragmentation des objets et d’un processus de dilution est un exercice arbitraire et forcément injuste quand il s’agit de décrire les évolutions complexes de théories, de travaux empiriques et de champs professionnels. Quatre noms ou plutôt quatre postures s’imposent cependant si l’on veut analyser les dynamiques intellectuelles à l’œuvre : la réduction behavioriste (March, Simon, 1958) ; « l’ouverture » des bureaucraties aux systèmes d’acteurs (Allison, 1971) ; la découverte de l’incohérence interne dans les études de mise en œuvre (Pressman, Wildavsky, 1973) ; plus tardivement, le succès des approches choix rationnel en science politique. Considérés dans la perspective des fondateurs et dans leur contexte de production du début des années 1970, ces travaux pourraient encore être décrits comme articulés à des considérations politiques plus larges. Extrapolées ad infinitum comme elles vont l’être dans les années 1970-1990, ces perspectives vont largement alimenter la dilution des objets.

20Le mouvement de réduction behavioriste est très bien diagnostiqué par Theodore J. Lowi (1992) dans son allocution de fin de mandat de président de l’APSA en 1991, au titre évocateur : « L’État dans la science politique : Comment nous sommes devenus ce que nous étudions ». Lowi identifie une dynamique et un responsable intellectuel en la personne d’Herbert A. Simon, qualifié d’« esprit diabolique » : « The decline and transfiguration of public administration gives us the key to public policy. Traditional public administration was almost driven out of the APSA by the work of a single, diabolical mind, that of Herbert Simon. Simon transformed the field by lowering the discourse. He reduced the bureaucratic phenomenon to the smallest possible unit, the decision, and introduced rationality to tie decisions to a system not to any system but to an economic system. His doctorate was in political science; his Nobel award was in economics. (…) It is in this context that modern public policy became a hegemonic subdiscipline in political science, overshadowing behavioralism itself. » (Lowi, 1992, p. 4). Pour Lowi, les grandes composantes du mouvement sont clairement tracées : le déclin de la Public Administration et son remplacement par la Policy Analysis, la singulière réduction des objets étudiés désormais recentrés sur les processus de décision et l’abandon corrélatif de l’analyse des bureaucraties, le tournant économiste, perfidement rappelé, sous la forme d’un raccourci de trajectoire de la thèse de science politique de Simon à son Nobel en économie. Expliquant le fait que l’économie soit devenue le langage privilégié de l’État comme de la science politique américaine, Lowi défend la thèse qu’il existe une affinité profonde entre la bureaucratie et la science « behavioriste » : les deux valorisent la neutralité et la rationalité, valorisent les procédures rigoureuses et standardisées ; il existe, de surcroît, une relation, en apparence seulement paradoxale, entre l’accroissement de la taille de l’État et la tendance de la science à privilégier des objets de plus en plus microscopiques. Bien sûr, Herbert A. Simon (1993) conteste cette lecture dans un échange passionnant avec Lowi, refusant notamment que son approche behavioriste, centrée sur le decision-making et la rationalité limitée soit assimilée à l’homo œconomicus de l’orthodoxie économique néo-classique et du Rational Choice. Si l’on peut effectivement discuter la caractérisation (disqualification) « économique » de la perspective développée par Simon et comprendre qu’il refuse d’être ainsi identifié à une variante des travaux en termes de choix rationnel (Simon, 1998), il convient, en revanche, de reconnaître que le succès de la Policy Analysis doit beaucoup à son orientation dépolitisée et cybernétique, même si Simon semble redécouvrir, sur le tard, que « What is at stake is not only efficiency but also democracy » (ibid., p. 11).

21Le deuxième geste identifiable, bien pointé par Jean Leca (2010), est associé à la figure de Graham T. Allison et à la parution, en 1969, d’un article, suivi, en 1971, d’un ouvrage au retentissement énorme dans la science politique américaine. L’ambition est de construire un nouveau paradigme pour l’étude des phénomènes bureaucratiques : la « politique bureaucratique » (bureaucratic politics). L’approche d’Allison a de puissants effets de désagrégation. Elle invalide, à la suite de Simon, la distinction politique/administration, fondatrice de la discipline Public Administration, en assimilant la décision à un jeu complexe où s’entremêlent politique et bureaucraties. La perspective change aussi l’unité d’analyse : alors que la Public Administration s’intéressait aux organisations, Allison se focalise sur les comportements des acteurs et sur les relations de pouvoir qui les lient. L’image de l’État en ressort passablement brouillée : la diversité et le conflit sont les caractéristiques cruciales du policy process, y compris dans le cadre de politique de souveraineté, lorsque la sécurité nationale est en jeu. Les politiques publiques, qu’il s’agisse du moment de la décision ou de celui de la mise en œuvre, deviennent les produits contingents des luttes et des marchandages auxquels se livrent acteurs politiques et bureaucratiques, empêtrés dans leurs routines, défendant leurs intérêts organisationnels. L’idée de décideur politique unique et rationnel est également disqualifiée. La décision est le résultat d’un mélange d’erreurs de conception, de communication, d’information, de marchandages et de tiraillements. La décision et la mise en œuvre sont des phases interdépendantes et non hiérarchisées. Ici, plus de cohérence, de hiérarchie formelle, ni de rationalité de l’appareil bureaucratique. La déconstruction est totale.

22La troisième « pente naturelle » au cœur des évolutions de la Policy Analysis et de la Public Administration est celle que portent les travaux dit d’Implementation Analysis qui se donnent pour objet d’expliquer les échecs, les failles, les lacunes des programmes publics impulsés dans les années 1960. Au début des années 1970, l’intérêt pour la mise en œuvre est inédit comme le soulignent Pressman et Wildavsky avec l’ouvrage retentissant de 1973, au titre volontairement provoquant [4] : « It must be there, it should be there; but in fact it is not » (1973, p. 166). Les Implementation Studies concurrencent la Public Administration dont les tenants ont toujours considéré qu’étudier l’administration revenait à s’intéresser à l’exécution des volontés politiques donc à la mise en œuvre. En réalité, les études de mise en œuvre déplacent le faisceau. L’unité d’analyse n’est plus l’organisation (comme dans la Public Administration) ou l’étude de la décision (comme dans les premiers travaux de Policy Analysis) mais bien le développement du programme d’action publique considéré exclusivement dans sa phase de mise en œuvre. Les Implementation Studies s’emploient donc à déconstruire la bureaucratie par le bas (approche dite bottom-up centrée sur les street-level bureaucrats) et, si l’on peut dire, à renverser l’analyse des politiques publiques en la focalisant résolument sur la phase de mise en œuvre, considérée comme autonome et comme décisive dans l’obtention de résultats (policy outcomes). Les effets de dilution sont, là aussi, très puissants (voir Belorgey, 2012 dans ce numéro).

23La quatrième dynamique ne peut être imputée aux évolutions de l’analyse des politiques publiques puisqu’elle renvoie, initialement dans le champ de l’économie politique, à la montée en puissance, dans les années 1970, des travaux de l’école du Public Choice incarnée par des auteurs comme William A. Niskanen, Anthony Downs ou Gordon Tullock qui développent une théorie économique de la bureaucratie et du gouvernement. Ces approches économiques ­ théorie des droits de propriété, de l’agence ou des coûts de transaction ­ vont en revanche fortement influencer les travaux menés sur ces objets en science politique (Green, Shapiro, 1994) et dans le champ de la Public Administration. Les réflexions économiques sur la bureaucratie problématisent la « gouvernance » de l’État, à partir du constat d’une asymétrie de contrôle défavorable à la démocratie (les élus) face à la bureaucratie dont les fonctionnements sont analysés à partir d’hypothèses drastiques sur les comportements des bureaucrates, maximisant des budgets et des ressources. En raison de leur succès, ces approches « choix rationnel » vont favoriser et amplifier la décomposition des objets, la focalisation sur des échelles d’analyse réduites aux comportements individuels et la délégitimation de l’étude de l’État, critiqué dans ses fonctionnements et la croissance des dépenses publiques.

24Les trois premiers gestes, au cœur des sous-disciplines que sont la Policy Analysis ou la Public Administration, renforcés par les effets de l’essor des approches du choix rationnel, sont créateurs d’effet de path dependence au sens où les ruptures épistémologiques et paradigmatiques qu’ils opèrent vont être repris et démultipliés, au cours des années 1980 et 1990. Dans le champ de la Policy Analysis, le développement des travaux renvoie au même geste initial qui valorise la fragmentation interne et décentre les fonctionnements, ouverts à tous les vents : multiplicité « pluraliste » des systèmes d’action sectoriels par politique publique, force des groupes sociaux et d’intérêt, multiples institutions publiques, fédérales, locales, etc. Les plus-values théoriques sont souvent faibles mais la pente est, elle, bien visible et dévalée non sans parfois une certaine délectation de la part de certains chercheurs. Finalement, l’analyse des politiques publiques a d’abord relativisé le pouvoir des acteurs politiques en montrant que les hauts fonctionnaires constituaient un pouvoir à part entière ; elle a ensuite relativisé le pouvoir étatique en montrant que les groupes d’intérêt jouaient un rôle essentiel dans la définition des politiques publiques ; elle a, enfin, montré que l’analyse par les groupes d’intérêt était sans doute trop rigide de sorte qu’il fallait considérer, de manière plus ouverte, les acteurs intervenant dans le processus de gouvernement sous la forme de communautés épistémiques, de réseaux et autres nébuleuses. En les décomposant toujours plus avant, l’analyse des politiques publiques rend toujours plus difficile la « remontée » vers une théorie du gouvernement ou de l’État. Le succès du concept de gouvernance en témoigne en tant qu’il célèbre un processus multi-orienté et dit finalement très peu de choses sur les caractéristiques structurant l’exercice du pouvoir politique contemporain [5]. Le raffinement de la méthode a dilué la substance. Nous examinons un peu plus loin, sous l’angle croisé de la discipline et de ses paradigmes, un processus similaire au sein de la Public Administration.

La sociologie de l’État échappe-t-elle à cette évolution ?

25L’État est-il perdu de vue par tout le monde ? Bien évidemment, la trajectoire spécifique de la sociologie comparée de l’État, a priori éloignée des développements des Policy Sciences, peut laisser penser le contraire. Par comparaison avec la Public Administration (cf. infra), la sociologie comparée de l’État n’est, de plus, jamais sortie du giron de la science politique américaine et y constitue, au contraire, un domaine phare. Dans les années 1950, dans le sillage de la création de l’American Social Science Research Council’s Committee on Comparative Politics, en 1954, et dans le contexte politique essentiel de la Guerre Froide (Gilman, 2003), le label de la « comparative politics » réunit une pléiade de spécialistes parmi lesquels Gabriel Almond, Edward A. Shils, G.B. Powell, plus tard Samuel Huntington ou David E. Apter. Tous se penchent sur la transformation/construction des États, non pas de l’État américain, mais des États dans les sociétés dites traditionnelles ou « non » ou « pré »-industrialisées. Dans ce cadre, la sociologie comparée des systèmes politiques professionnalise son épistémologie et ses méthodes propres dans le cadre des théories (souvent linéaires) de la modernisation (Knöbl, 2003) et des thématiques du développement politique (Badie, 1988). Quoique divers entre eux, ces travaux, empreints de fonctionnalisme, mobilisent des formes convergentes de raisonnement fondés sur des processus répétés de différenciation des structures politiques, de spécialisation et d’autonomisation, et permettant de déterminer des « étapes dans la modernisation ». L’objectif n’est évidemment pas ici de proposer des éléments d’histoire de la sociologie comparée [6], ni d’identifier les multiples problèmes soulevés par ces approches mais de poser deux constats contradictoires. D’un côté, la sociologie comparée de l’État connaît un vif succès aux États-Unis en raison de la faible tradition de la recherche macrosociologique en science politique ou en sociologie (Knöbl, 2003, p. 98), par contraste avec les fondateurs européens de la science sociale. Avec les ressorts politiques indéniables dont bénéficient leur essor et leur soutien (Gilman, 2003) et les biais que cela engendre, ces recherches n’en renouent pas moins avec les visées de la sociologie historique de l’État développée en Europe dès la fin du xixe siècle. D’un autre côté, et de manière contradictoire, ces théories des années 1950-1960 sont marquées par le paradoxal et relatif oubli de l’État et, plus précisément, des structures bureaucratiques, au profit des institutions politiques. Elles se focalisent, en effet, sur les rapports État/société, notamment à travers le modèle centre-périphérie d’inspiration macrosociologique-fonctionnaliste d’Edward A. Shils, ami de Lasswell et élève de Parsons (Shils, 1960 ; 1975 ; Badie, 1988, p. 111-133). Dans ce cadre, l’État est plus tenu pour acquis que précisément expliqué. Son autonomie et l’existence d’objectifs qui lui sont propres ne sont pas des questions centrales. Le « centre » est constitué I) d’un système de valeurs centrales (valeurs, symboles, croyances) que les individus d’une société tiennent comme « sacrées » et que les élites mobilisent ; II) d’institutions et des rôles qui exercent l’autorité qu’elles soient économique, gouvernementale, politique, militaire ou culturelle (école, religion) ; III) d’élites qui occupent les fonctions et sont les gardiens du système central de valeurs. Comme l’analyse Migdal (2002, p. 65-67), « l’État » et ses appareils bureaucratiques qui exercent le contrôle social et régulent, parfois par la coercition, les comportements individuels, constituent finalement un point aveugle. Seul l’activisme plus ou moins fort du centre est analysé, lorsqu’il influence la périphérie en exerçant son autorité et en diffusant des valeurs qui étendent son pouvoir.

26De manière paradoxale, donc, la montée en généralité de l’échelle d’analyse, dans la sociologie comparée, ne débouche pas nécessairement sur une objectivation réussie de « l’État ». C’est d’ailleurs justement face aux limites des travaux développementalistes des années 1950-1960 que les recherches de sociologie comparée vont se réorienter, à compter des années 1960-1970, grâce à une grande enquête de sociologie historique comparative lancée par l’Unesco, en 1962, sur la « formation de l’État et la construction de la nation », prise en charge par deux sociologues, l’israélien Shmuel N. Eisenstadt et le norvégien Stein Rokkan (Deloye, 2007). Dans cette lignée, émerge alors aux États-Unis un courant de sociologie historique comparée (Steinmetz, 2005), porté par des sociologues politiques américains, qui prennent le relais, en les réorientant, des travaux développementalistes. Ce mouvement de sociologie historique, bien analysé par Dennis Smith (1991) ou George Steinmetz (2005), se développe autour des recherches de Reinhard Bendix (1964) et de Barrington Moore (1966), puis, ultérieurement, autour des travaux de Charles Tilly (1975) ou Theda Skocpol (1979), élèves de Moore, ou des approches néo-marxistes de Perry Anderson (1973) ou d’Immanuel Wallerstein (1974). Il reste cependant très largement macrosociologique et, s’il s’intéresse, de haut, aux bureaucraties, il prête peu d’attention aux politiques publiques.

Les forces disciplinaires en action : le cas de la Public Administration

27Les dynamiques de la fragmentation ne reposent-elles que sur des évolutions intellectuelles ? Pour nous, l’identification d’un mouvement réductionniste dans les recherches sur la chose publique aux États-Unis suppose aussi de prendre en compte des mécanismes classiques dans la constitution des professions et des champs académiques, en l’occurrence des phénomènes de démarcation, de différenciation et d’autonomisation (Abbott, 1988). La thèse défendue pour caractériser l’évolution de longue durée à l’œuvre à partir des années 1940 est celle d’une déliaison de trois pans de recherche liés à trois objets au sein de la science politique ­ l’État, l’administration, les processus de décision publique. La déliaison observée, du milieu des années 1940 aux années 1960, relève d’approches et de paradigmes distincts mais renvoie aussi à la constitution de trois sous-disciplines en voie d’autonomisation. Si elles reposent sur des bases scientifiques plus solides que celles des fondateurs, elles sont aussi plus exclusives et plus étroites et sont désormais centrées sur des objets différents. Les « parties » finissent par constituer les éléments disparates d’un puzzle que la majorité des auteurs d’un champ spécialisé ne cherchent plus à assembler.

28À cet égard, le processus d’autonomisation académique de la Public Administration est paradigmatique, dans son mouvement et dans ses effets. Comme le résume Donald F. Kettl (1993), la Public Administration entame son autonomisation dès 1942 par la création de l’American Society for Public Administration (ASPA), distincte de l’American Political Science Association (APSA), destinée à éviter que les études administratives ne deviennent qu’une section de l’association de science politique, également orientée vers les praticiens et ainsi rapidement en rupture totale avec l’APSA. En un sens, il n’est pas surprenant que la Public Administration s’autonomise sur le plan professionnel. Le vibrant plaidoyer pour la séparation entre administration et politique est le discours fondateur de la discipline, celui de Woodrow Wilson en 1887. Il porte avec lui l’idée de déployer une science spécifique pour rendre l’administration plus efficace. En 1952, l’APSA fait une déclaration publique regrettant que la Public Administration s’autonomise alors qu’elle est au cœur de la science politique (cité par Kettl, 1993, p. 411). Dix ans plus tard, en 1962, le rapport de l’APSA sur l’état de la science politique comme discipline ne mentionne plus la Public Administration qu’en passant : elle est désormais un sous-champ des études portant sur l’American Government et un enseignement de professionnalisation au même titre que le droit, le travail social ou la business administration. Le dialogue avec la science politique est rompu au grand regret d’un autre fondateur de la Public Administration, Dwight Waldo : « It is now unrealistic and unproductive to regard public administration as a subdivision of political science… The truth is that the attitude of political scientists (other than those accepting public administration as their “field”) is at best one of indifference and is often one of undisguised contempt or hostility. We are now hardly welcome in the house of our youth » (cité par Kettl, 1993, p. 412). Les critiques intellectuelles adressées à la Public Administration par les fondateurs du courant behavioriste ­ Herbert A. Simon au premier chef mais aussi Robert A. Dahl dans un article fameux intitulé « The Science of Public Administration: Three Problems » (1947) ­ redoublent l’effet de l’autonomisation académique voulue par les tenants de la Public Administration.

29Cette « crise » de la Public Administration, diagnostiquée par Waldo dès 1962, s’amplifie dans les années 1970-1990. Tout se passe comme si la « sortie » de la Public Administration du giron de l’APSA avait conféré un surcroît d’autonomie à la sous-discipline mais l’avait aussi coupée des bases théoriques débattues au sein de la science politique. Alors qu’elle occupait, on l’a vu, une place prééminente dans la naissance de la science politique américaine, l’administration publique n’intéresse désormais plus guère les politistes. Kettl résume parfaitement la situation : la Public Administration « souffre à la fois du défaut de colonne vertébrale théorique et d’une maison d’accueil » (Kettl, 1993, p. 412). Vincent Ostrom étend le diagnostic dans un ouvrage fameux publié en 1973, The Intellectual Crisis in American Public Administration. Dans le cadre de la prestigieuse conférence John M. Gaus qu’il prononce en 1987, Dwight Waldo réitère son constat : « Estrangement is perhaps too mild to characterize the relationship of public administration to other fields of political science », regrettant que, pour les politistes, la Public Administration « concerns the lower things of government, details for lesser minds » (Waldo, 1990 cité par Kettl, 1993). Coupée de la science politique, la Public Administration est aussi concurrencée, depuis les années 1970, au sein des prestigieuses universités américaines, par les écoles de Public Policy. De 1967 à 1971, les MPP (Master in Public Policy) ne cessent, en effet, de se développer, se voulant pluridisciplinaires (économie, science politique, méthodes quantitatives et analytiques, Policy Analysis) et résolument plus pragmatiques que les formations en science politique ou en Public Administration traditionnelles. La Policy Analysis remplace alors la Public Administration (par exemple à la Kennedy School of Government de Harvard ou à la Graduate School of Public Policy de Berkeley fondée par Aaron Wildavsky). Elle amène avec elle des réflexions sur les choix publics, sur les enjeux de coûts et d’efficacité mais également sur l’équité sociale ou les droits civils (Fredrickson, 1971, cité par Allison, 2006). Plus tard, à partir de la seconde moitié des années 1970 (Bozeman, 1993, p. 2), c’est le Public Management qui se glisse entre la Public Administration et la Policy Analysis, entre la description jugée trop formelle des institutions et l’analyse des processus multi-acteurs, centrant son analyse sur les relations inter-organisationnelles et les intersections entre la Public Policy et le Management (Bozeman, 1993). Sur le plan méthodologique, il emprunte la méthode de cas aux business schools, renforçant encore plus l’ambiguïté de position de l’analyse des politiques publiques comme celle de la Public Administration, entre « art » (de gouverner) et science (Lynn, 1994 ; Raadschelders, 2008). Si les écoles et les institutions se concurrencent, les frontières intellectuelles entre Public Administration, Policy Analysis et Public Management se floutent, et ce d’autant plus que le cœur épistémologique de la Public Administration n’existe pas. Les paradigmes de la Public Administration ont éclaté : « Scholars cannot agree on which concept truly captures the core of public administration, or on what methods are unique to the study » (Raaschelders, 2009). La discipline ne semble unifiée que par son objet, I.e., le phénomène administratif dans toutes ses dimensions.

30Pour résumer, l’autonomie professionnelle, confirmée par la conférence John Gaus 2006 de Kenneth J. Meier ­ « a visitor from another planet studying political science and public administration might conclude that these tribes have evolved in two distinct species » (Meier, 2007, p. 3) ­ s’est accompagnée d’une forte hétéronomie théorique. Le plaidoyer de Kenneth J. Meir, Charles H. Gregory, Chair in Liberal Arts et professeur en science politique de l’Université du Texas, n’en prend que plus de sens, lui qui plaide pour une réintégration systématique des objets et problématiques (notamment les enjeux de management et d’organisation) de la Public Administration en science politique et pour l’utilisation des méthodes de cette dernière. Pour Meier, la définition de la Public Administration par ses objets constitue à l’évidence un risque d’autant plus grand qu’il relève, avec un autre spécialiste, de la disparition des travaux sur les fonctionnements internes des bureaucraties : « It is crucial to investigate the internal workings of administrative organizations (and, when relevant, clusters of organizations) to determine why they produce the observed results » (Meier, O’Toole, 2006, p. 138). Tardivement, ils appellent ainsi, en écho à l’appel lancé, en 1985, par Skocpol, Evans et Rueschmeyer, à un « bringing the bureaucracy back in » (op. cit., p. 146) dans les recherches autour de quatre objectifs : étudier les valeurs des bureaucraties, analyser les processus bureaucratiques et la manière dont ils répondent aux pressions politiques, élargir le spectre des organisations publiques étudiées et, enfin, réfléchir aux fonctions représentatives des administrations dans la société. Le jugement de Meier et O’Toole peut cependant sembler très sévère et doit être replacé dans le contexte d’universitaires cherchant à durcir considérablement les bases scientifiques des études sur l’administration, notamment dans le sens de la théorie formelle des organisations.

Recoller les morceaux ! Les voies néo‑institutionnalistes de la réintégration aux États?Unis

31La première partie de cet article a fait le constat d’une déliaison sous-tendue par une dynamique d’autonomisation/professionnalisation de disciplines conduisant à des formes de dilution des objets et à des phénomènes de fragmentation disciplinaire. À partir des années 1980, un vaste courant américain de recherches, qualifié de manière générique de « néo-institutionnalisme », a vu le jour, en partie en réaction aux problèmes épistémologiques et aux biais réductionnistes des évolutions antérieures. Les tenants méthodologiques de ce courant, particulièrement l’insistance sur les institutions et les idées, comme les différentes « écoles » constitutives de ce mouvement sont relativement bien connus : des textes importants des membres de ce groupe ont été traduits en français (Hall, Taylor, 1997 ; DiMaggio, Powell, 1997 ; Thelen, 2003) et des articles de synthèse existent qui en présentent les principales dimensions, notamment celles du néo-institutionnalisme historique noté NIH (Smyrl, 2002 ; Palier, Surel, 2005). Le néo-institutionnalisme, particulièrement celui appelé « historique » (Hall, Taylor, 1997), a évidemment des limites et des défauts largement soulignés [7] mais nous pensons qu’il est important d’en étudier le développement parce que son grand intérêt est d’avoir permis de réintégrer, sur des bases théoriques et épistémologiques solides, les trois dimensions d’analyse de la chose publique, à savoir l’État, la bureaucratie et les politiques publiques. Entendons-nous bien. Comme le rappelle justement Marc Smyrl (2002, p. 39), les sociologues et politologues qui constituent ce courant ignorent largement les travaux classés dans les genres académiques de l’analyse des politiques publiques et de la Public Administration. Il s’agit d’une conséquence de la déliaison dont nous avons brossé, à grands traits, le panorama. Le néo-institutionnalisme est donc loin de régner en maître sur la science politique américaine, par ailleurs aux prises avec la forte influence des approches de choix rationnel et avec l’emprise des méthodologies quantitatives et positivistes. Nous pensons néanmoins qu’il est intéressant de se pencher sur les travaux du néo-institutionnalisme historique produits au cours de la période allant des années 1980 jusqu’aux années 2000, en ce qu’ils proposent de réarticuler, à nouveaux frais, l’analyse des politiques publiques, la sociologie des bureaucraties et la sociologie historique et comparée de l’État. Ce sont les conditions de production de ce réassemblage intellectuel et l’examen de ses apports que nous proposons ici [8].

Les conditions d’un « retour à l’État »

32Le début des années 1980 est marqué par le « retour de l’État » (« bringin’ the state back in » [9]) dans la science politique américaine. Historiquement, comme le rappelle Ira Katznelson (1992), ce retour est d’abord à repérer au cœur de l’ouvrage de l’historien des institutions américaines Stephen Skowronek, Building a New American State (1982). Sa perspective stato-centrée du changement institutionnel conduit en effet à réviser l’idée largement reçue selon laquelle les États-Unis n’auraient jamais eu d’État national au sens absolutiste et européen. Pour le politiste Daniel P. Carpenter (2003), ce questionnement a « obligé les chercheurs à de nouveau penser ce que posséder un « État » veut dire pour les États-Unis ». Dans le sillage de ce travail pionnier se cristallise un débat important dont l’épicentre est la critique virulente des approches individualistes behavioristes alors dominantes outre-Atlantique. Les conditions institutionnelles de cette discussion sont significatives (Katznelson, 1992). En 1982, est lancé le Committee on States and Social Structures, financé par le Social Science Research Council, autour de chercheurs comme Theda Skocpol, Peter Evans, Albert O. Hirschman, Peter Katzenstein, Stephen Krasner, Dietrich Rueschemeyer, Charles Tilly et Ira Katznelson. Leur logique critique est triple (Jessop, 2006) : faire rupture avec les approches individualistes des sciences sociales behavioristes baignées de pluralisme et accentuant le rôle des groupes d’intérêt ; faire rupture avec le tournant anhistorique et a-étatique de la sociologie et de la science politique (politique comparée) de l’après-guerre dont les analyses sont jugées trop « society-oriented » en raison des multiples variables indépendantes (économiques et sociales) mobilisées ; nuancer les thèses marxistes « dures » accusées de réductionnisme économique pour l’emphase mise sur les superstructures et la lutte des classes. Dans les trois critiques, le reproche est formulé d’avoir faire disparaître le rôle de l’État et l’épaisseur bureaucratique, face aux groupes d’intérêts, aux variables socio-économiques ou aux phénomènes macro-économiques.

33Ce programme débouche, en première instance, sur la publication du livre bien connu Bringing the State Back In (Evans et al., 1985) qui défend des perspectives néo-weberiennes et néo-marxistes. Simultanément, émerge une mobilisation forte d’un autre courant de la science politique américaine, l’American Political Development (APD), proposant d’opérer « a revival of scholarship on American Institutions and the related turn by political scientists to history » ­ citation extraite de Karen Orren et Stephen Skowronek, éditeurs du premier numéro d’une revue qui se crée à ce moment-là et est baptisée Studies in American Political Development (1, 1986, cité par Katznelson, 1992). Lancé par des politistes spécialistes d’histoire américaine, cet appel à une reconnexion entre histoire et science politique rencontre l’écho d’une autre injonction de spécialistes d’histoire américaine (Thomas Bender, William Leuchtenburg lors de l’Organization of American Historians) en faveur d’un « revival of political history and the state to provide disciplinary coherence ». Dans les deux cas, l’appel est justifié par le souci de mettre fin à l’éclatement des recherches en histoire américaine, de favoriser la cumulativité mais aussi l’émergence de buts et de standards communs. Replacé dans la trajectoire que nous avons brossée, l’objectif est aussi de réorienter les travaux de sociologie historique comparative de l’État, jusque-là consacrés aux sociétés en développement ou à la genèse des États européens, vers l’histoire de l’État américain lui-même. Ce retour de l’Histoire, déjà bien présent dès les années 1960 et 1970 chez des sociologues historiques de l’État comme Bendix [10], Tilly ou Skocpol, est essentiel, caractérisé aux États-Unis comme « the historical turn in sociology » (Adams, Clemens, Orloff, 2005 ; voir également Gensburger, 2011). Georges Steinmetz (2005) insiste, très justement, sur le fait que cette orientation vers une sociologie historique comparée de l’État à la fin des années 1960 va d’autant moins de soi que très peu de sociologues (ou de politistes) américains dans l’entre-deux-guerres ont une orientation historique comparable à leurs homologues européens (par exemple Weber ou Elias).

34Les effets du programme initial et des entreprises individuelles ou collectives qui en découlent sont considérables. D’abord, cette dynamique de recherche inspire, sur le long terme, un grand nombre d’ouvrages importants en science politique qui renouvellent la compréhension de l’État américain, en creusant des dimensions inédites (Bensel, 1990 ; Skocpol, 1992 ; Weir, 1992) ou en le plaçant en perspective comparative (par exemple, Hall, 1986 ou Pierson, 1994). Ensuite, et surtout, elle renouvelle significativement les modes d’analyse.

35D’un côté, à partir du livre manifeste dirigé par Evans, Rueschmeyer et Skocpol (1985) ou de ceux de Theda Skocpol (1992) sur la genèse du Welfare State américain, les travaux repensent la spécificité des États et renouent avec un questionnement sur l’autonomie. Les États sont appréhendés à travers leurs organisations constitutives et il n’est plus possible, comme dans la théorie pluraliste ou les théories néo-marxistes, de considérer les États comme les réceptacles passifs de la concurrence que se livrent les intérêts de classes et/ou de groupes sociaux. Au contraire, les États concentrent et disposent d’un certain nombre de ressources organisationnelles (des bureaucraties, entre autres, mais aussi des ressources fiscales) et bénéficient d’une certaine autonomie, variable selon les périodes et les secteurs, dont il faut analyser les caractéristiques (Skocpol, 1985). Pour Skocpol, cette autonomie, objet d’investigations, s’examine à travers une série de dimensions : les liens entre l’élite bureaucratique et les élites économiques, industrielles ou commerciales ; les capacités d’action (state capacities) prenant la forme de bureaucraties plus ou moins différenciées, d’instruments disponibles, de ressources financières et humaines ; l’expertise dont disposent les administrations, plus ou moins dépendantes des groupes d’intérêt sectoriels. Les perspectives marxistes caractérisées par l’analyse des relations entre construction de l’État et phénomènes économiques et sociaux (capitalisme, industrialisation, urbanisation) et par les luttes entre classes sociales s’en trouvent revisitées, entre autres parce que l’approche néo-institutionnaliste accorde une part plus importante aux appareils administratifs.

36D’un autre côté, la force des analyses néo-institutionnalistes historiques est de rester éminemment « relationnelles » (Katznelson, 1997) tout en conservant l’idée d’une spécificité des parties prenantes (des partis politiques, des exécutifs politiques, des bureaucraties, des groupes d’intérêts, etc.). Les ressources, les formes collectives et les identités de ces groupes ne sont pas données une fois pour toutes mais construites historiquement dans les interactions entre les différents acteurs. Ce faisant, ces travaux renouent avec des préoccupations classiques de sociologie de l’État (l’autonomisation, la centralisation, la différenciation, les élites et leurs réseaux) mais ancrent leurs analyses sur des politiques publiques précises (sociales, économiques, industrielles, administratives), confirmant par là ­ héritage de la Policy Analysis ­ qu’il est désormais impensable de penser l’État sans l’analyser au concret à travers ses interventions sur la société. La magistrale comparaison des politiques agricole et industrielle du New Deal, proposée par Skocpol et Finegold (1982), a ici valeur de modèle, tout comme les pages théoriques de Protecting Soldiers and Mothers (Skocpol, 1992). Les politiques publiques sont analysées à partir d’une description fine des « capacités administratives », variables selon les secteurs, qui les traversent, d’une compréhension de leur plus ou moins grande autonomie mais aussi des accès aux processus de décision que ces structures administratives et leurs caractéristiques favorisent, octroient, limitent ou interdisent pour les groupes d’intérêt ou des groupes sociaux impliqués. Analyser des politiques publiques est donc le moyen d’identifier des formes de transaction entre les États et des groupes sociaux multiples, médiatisées par des institutions (politiques et administratives). Plus systématiquement, l’entreprise revient à comprendre les modalités des interventions publiques (les policies) en les articulant, d’une part, aux structures bureaucratiques internes des États et au système politique, et, d’autre part, aux relations qu’elles nouent avec de multiples groupes sociaux. Les trois pôles ­ bureaucraties, système politique, groupes d’intérêt ­ sont pensés en interaction. Le cadre néo-institutionnaliste apparaît ainsi heuristique en raison de la triangulation qu’il rend possible : la ré-articulation ou l’intégration ambitieuse d’analyses et d’objets que la professionnalisation et la différenciation professionnelle avaient disjoints.

Les vertus d’un programme réintégrateur

37Quels sont les effets induits par les approches néo-institutionnalistes et en quoi ont-elles permis d’opérer des déplacements significatifs qui reviennent sur les logiques antérieures de dé-liaison ?

38Le premier effet repérable est la réorientation des objets et des types de politiques publiques étudiées dans le cadre des programmes néo-institutionnalistes. La nouvelle posture s’est d’abord traduite par le regain des recherches sur le Welfare State à travers de nombreux travaux sur les politiques sociales américaines dans une perspective historique de longue durée (Skocpol, 1992 ; Weir, 1992 ; Pierson, 1994 ; Hacker, 2002). Elle a aussi beaucoup contribué à redynamiser l’étude de politiques publiques fiscales et économiques à travers des recherches comparatives (Hall 1989 ; Steinmo, 1993 ; Pierson 1994 ; Prasad, 2006 ; voir pour une vue d’ensemble, Bezes, Siné, 2011) ou centrées sur les États-Unis (Hacker, Pierson, 2005, 2007, 2010). Plus systématiquement, ces perspectives ont largement favorisé un renouveau des recherches sur l’État américain (Orren, Skowronek, 2004), qu’elles explorent la dimension raciale des politiques publiques (politiques de protection sociale, Lieberman, 2005 ou d’immigration, Tichenor, 2002) ou, plus largement, qu’elles cherchent à caractériser ce qu’est et a été, historiquement, l’État aux États-Unis à travers l’identification précise de ses modalités d’intervention (King, Lieberman, 2009 ; Jacobs, King, 2009). Dans son ouvrage sur le développement de l’État-providence américain, Jacob S. Hacker (2002) s’intéresse, par exemple, aux origines financières des biens collectifs offerts par le « régime de welfare ». Si les ressources publiques émanant des États sont importantes, son apport est de mettre au jour le rôle crucial joué par les ressources privées provenant notamment des employeurs. Hacker souligne le rôle historique, au moins aussi essentiel pour caractériser le dispositif américain hybride que les bénéfices sociaux publics, de ce qu’il appelle les « bénéfices sociaux privés » : ceux-ci représentent un tiers des dépenses sociales américaines sous la forme de dégrèvements fiscaux et de régulations légales qui favorisent l’essor de plans de retraite d’entreprise ou d’assurances santé proposées par les firmes. Dans une autre perspective, Desmond King et Marc Stears (2011) identifient, eux, l’activité et les instruments de standardisation comme un répertoire d’action spécifique à l’État américain.

39La deuxième dynamique générée par les approches néo-institutionnalistes est le renouvellement des réflexions sur les temporalités dans l’action publique, ce que Pierson (2004) appelle Politics in Time. L’excessive focalisation sur le concept de « path-dependency », dont l’usage strict reste aussi difficile (Mahoney, 2000) que son usage non maîtrisé est fréquent, ne doit pas cacher le fait que toutes ces recherches ont ouvert de nouvelles perspectives sur les enjeux de périodisation (par exemple Skowronek sur les présidents américains, 1993), les modalités graduelles de changement (Thelen, 2003 ; Streeck, Thelen, 2005 ; Mahoney, Thelen, 2009), les effets de fermeture et d’inertie de politiques publiques (Pierson, 2004) ou les temporalités des causalités (longues, lentes, rapides, etc., ibid.). Ce souci diachronique fait contraste avec le caractère très synchronique des études de Policy Analysis.

40Les approches néo-institutionnalistes ont considérablement élargi, troisièmement, le champ des États analysés et des périodes. Elles se distinguent ici d’une sociologie historique traditionnelle uniquement centrée sur les sociétés en développement ou la genèse des États européens mais aussi des travaux de Policy Analysis, privilégiant les politiques contemporaines. Tandis que certains ouvrages renouent avec les travaux de sociologie historique qui étudient la genèse des États au Moyen Âge et à la Renaissance (Downing, 1991 ; Ertman, 1996), d’autres recherches privilégient le xixe siècle ou le début du xxe, pour étudier les origines des régimes libéraux, sociaux démocrates et fascistes en Europe (Luebbert, 1991), la construction comparée des États italiens et allemands (Ziblatt, 2006), le développement des politiques de décentralisation en Amérique du Sud (Falleti, 2010) ou la mise en place des bureaucraties rationnelles légales (Silberman, 1993).

41Le quatrième apport est qu’aucun de ces travaux ne font de l’État, dans les processus politiques ou les politiques publiques considérés, un ordre institutionnel cohérent, homogène, hiérarchique, vertical et nécessairement « bureaucratique ». Au contraire, tous pensent l’État comme un ensemble d’organisations administratives, concurrentes ou en interaction, ayant chacune son histoire, ses principes, sa logique, ses coalitions de soutien, ses ressources, sa temporalité et sa plus ou moins grande robustesse (Orren, Skowronek, 1994). L’État est « fragmenté » sans être dissous ou être assimilable à un « État faible » (King, Lieberman, 2009, p. 573-575). La notion de « capacités administratives » n’est nullement assimilable à un « état idéal bureaucratique » univoque et intégré, comme le montrait, dès 1982, l’article fondateur de Skocpol et Finegold. Elle sert au contraire à caractériser le pouvoir d’un État de mettre en œuvre les objectifs définis par leurs gouvernants, sans préjuger de ce pouvoir et en considérant qu’il varie selon la nature des structures étatiques et de leurs ressources matérielles, humaines et financières. Dans un ouvrage récent examinant la construction comparée des États italiens et allemands à partir de l’analyse des relations entre les gouvernements centraux et les puissants gouvernements locaux, Daniel Ziblatt renouvelle l’idée de capacités étatiques en privilégiant le pouvoir « infrastructurel » des gouvernements locaux et non le pouvoir coercitif du centre (Ziblatt, 2006 ; voir l’analyse de l’ouvrage dans King, Lieberman, 2009). Le concept d’autonomie n’est pas non plus substantialisé, ce que montrent parfaitement les travaux d’un Daniel P. Carpenter (2001, 2010). En examinant la manière dont les agences fédérales (l’US Post Office, l’US Department of Agriculture, la Food and Drug Administration) acquièrent leur autonomie dans des contextes marqués par l’emprise des partis politiques, le poids du clientélisme et la force des groupes d’intérêt, Carpenter propose une définition relationnelle de l’autonomie. Trois composantes la structurent : une différenciation claire d’avec les acteurs politiques c’est-à-dire des préférences, des intérêts, une idéologie qui divergent aussi bien de ceux des groupes politiques que de ceux des intérêts organisés ; le développement de capacités organisationnelles uniques (capacités de créer de nouveaux programmes, de résoudre des problèmes, d’administrer avec efficacité, de planifier et de se protéger de la corruption) ; une légitimité politique pour l’institution administrative en question c’est-à-dire une forte réputation organisationnelle assise sur une base de pouvoir indépendante. Par réputation organisationnelle, Carpenter entend une croyance partagée par les politiciens que l’agence fournit des bénéfices, des plans, des solutions aux problèmes nationaux, dont ils ne peuvent se passer. La réputation est ainsi une croyance inscrite dans des réseaux multiples (« beliefs embedded in networks ») à travers lesquels les entrepreneurs bureaucratiques sont en mesure de construire une coalition autour des politiques qu’ils défendent. Elle porte sur l’indépendance des buts poursuivis par l’agence, sa neutralité, son expertise et son « public spiritness ». L’originalité de l’approche est de tenir ensemble le dedans (la construction d’une identité et d’un service unique, les innovations des entrepreneurs bureaucrates) et le dehors (les multiples soutiens croisés et superposés dont bénéficie une agence et qui la rendent indépendante). En l’occurrence, l’autonomie n’est donc ni une question de règles (la perspective weberienne), ni le résultat du choix d’acteurs politiques (Congrès, Président) : elle est le produit d’un travail interne (les entrepreneurs élaborant un service distinctif) et inextricablement d’un tissu relationnel externe favorable structuré par la réputation.

42Le dernier effet remarquable de ces perspectives est de renouer, à l’initiative de Theda Skocpol (1992), avec un agenda de recherches qui met l’accent sur les « effets-retour » politiques des politiques publiques (policy feedbacks) sur les groupes sociaux et les citoyens. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de comprendre ce que les politiques publiques font aux processus politiques, comme y invitait Theodore J. Lowi, ou aux capacités administratives des États, comme le propose aussi Skocpol (1992). Il s’agit désormais d’appréhender ce que les politiques publiques font aux groupes sociaux et aux publics avec lesquels elles entrent en interaction et sur lesquels elles agissent. Les politiques publiques sont alors considérées à travers leurs effets de distribution ­ elles allouent des ressources et imposent des coûts à des groupes dont elles favorisent aussi, de manière variable, l’accès au système de décision ­ mais aussi à travers leurs effets de « façonnage » des représentations collectives, des buts politiques et des identités de ces mêmes groupes sociaux. À partir des intuitions de Skocpol (1992) et Pierson (1993), Suzanne Mettler et Joe Soss (2004) proposent un véritable programme de recherche visant à étudier les conséquences et effets des politiques publiques sur la citoyenneté démocratique au sens large : comment les politiques (par exemple d’immigration) délimitent les frontières d’inclusion et d’exclusion de la communauté politique en établissant des critères d’éligibilité et en assignant des statuts et des droits ; comment les politiques (sociales par exemple) forgent des identités en favorisant des comportements communs et intégrateurs ou, au contraire, en créant et en accentuant des divisions sociales, voire en stigmatisant certains groupes ; comment les programmes publics (en matière d’éducation notamment) influencent, enfin, les capacités et propensions des citoyens à l’engagement politique et civique, à la participation et à la mobilisation. Andrea Louise Campbell (2003) établit, par exemple, que les bénéficiaires âgés à faible revenu de programmes de sécurité sociale (old age insurance) offrant un minimum garanti aux États-Unis se mobilisent plus politiquement que des groupes plus jeunes d’Américains. Les politiques de sécurité sociale influencent ainsi la participation politique en offrant des ressources à certains groupes et en politisant leurs identités, dès lors, dans le cas des seniors analysés par Campbell, que sont liés l’éligibilité et l’âge et que les parlementaires et activistes vont chercher à mobiliser ces collectifs. Ce qui n’était au départ qu’une catégorie de bénéficiaires éligibles devient un groupe politisé et mobilisé. Plus généralement, ces réflexions sur les effets socio-politiques des politiques publiques permettent de réarticuler l’analyse des politiques publiques aux transformations des États en posant, sur de nouvelles bases, la question de la légitimité des gouvernants et du rapport gouvernants/gouvernés. L’entrée par les questions d’impôts et de taxes se révèle ici particulièrement féconde parce qu’elle articule les processus de réformes fiscales aux enjeux plus généraux de consentement des citoyens à l’impôt (Martin, Mehrota, Prasad, 2009 ; Campbell, 2009) et aux mobilisations politiques auxquelles elles donnent lieu (par exemple, les illégalismes et résistances sous formes d’évasion, d’évitement, de fraudes, etc.).

43Assurément, le courant néo-institutionnaliste ne constitue pas l’alpha et l’oméga de la science politique américaine. Dans une contribution récente en faveur d’une « Policy-Focused Political Analysis », Hacker et Pierson (2009) s’inquiètent d’ailleurs de la « marginalisation des politiques (publiques) » dans le mainstream de la science politique américaine face au behaviorisme et à l’institutionnalisme du choix rationnel. Ils plaident au contraire en faveur de la réhabilitation des politiques publiques comme objet central de recherche : d’une part parce qu’elles constituent le « terrain », c’est-à-dire organisent et structurent le champ, des luttes politiques et sociales ; d’autre part, parce qu’elles sont le « prix » (prize), la récompense des vainqueurs des élections de sorte que le contrôle des politiques publiques devient le lieu par excellence de l’exercice du pouvoir, celui où l’on rétribue notamment les soutiens. Pour nous, la force de ces travaux néo-institutionnalistes est d’avoir réussi à réintégrer les différentes dimensions de l’État que la professionnalisation des champs académiques avait scindées : sa face bureaucratique (des institutions plus ou moins différenciées dotées de capacités administratives variables) ; sa face relationnelle (des transactions entre les acteurs politiques, les acteurs administratifs et les groupes sociaux) ; sa face instrumentale (des politiques publiques c’est-à-dire des agencements d’objectifs, de standards, de normes, d’instruments de coercition et de coordination, etc.) ; sa face politique et démocratique (des groupes et des individus façonnés par les politiques publiques qui favorisent ou non leur participation et influencent la légitimité, plus ou moins grande, qu’ils accordent au régime). Le dernier mérite de ces travaux n’est pas le moindre. Il est aussi de sortir l’analyse de l’administration ou des politiques publiques des cercles académiques étroits pour ré-ancrer les réflexions dans les luttes politiques et sociales contemporaines, ce dont témoignent bien les travaux engagés et prises de position des Theda Skocpol, Paul Pierson et Jacob Hacker (Skocpol, 1997 ; Jacobs, Skocpol, 2010 ; Hacker, Pierson, 2010). Cette dimension inextricablement scientifique et politique est bien illustrée, par exemple, dans l’ouvrage récent de Jacob S. Hacker et Paul Pierson (2010) qui décrit les évolutions américaines comme une situation de winner-take-all politics. Elle se caractérise par de très fortes inégalités de revenu, renforcées sous le mandat de Georges W. Bush, que les auteurs dénoncent et qu’ils analysent par une série de variables : l’influence de groupes d’intérêts représentant les milieux d’affaires, le déclin des organisations représentatives des classes moyennes, le tournant conservateur du parti républicain et la mise en place de politiques publiques aux effets très négatifs sur la distribution des revenus, au bénéfice de la minorité des plus riches. Ce faisant, les auteurs renouvellent les formes d’engagement des promoteurs des policy sciences. Là où le « Speaking Truth to Power » des fondateurs de l’analyse des politiques publiques (Wildavsky, Lasswell ou Lindblom) restait limité dans le cadre d’échanges étroits entre décideurs publics et analystes et de policy sciences vues comme des sciences de gouvernement, les interpellations récentes des académiques américains semblent relever d’un autre rôle de l’intellectuel, plus critique et plus engagé dans les luttes sociales.

La « révolution » néo-institutionnaliste peut-elle et doit-elle être française ?

44Ce parcours nord-américain fait-il sens et éclaire-t-il les débats français ? Et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point ? Autrement dit, les enjeux de spécialisation se posent-ils dans des termes identiques dans le contexte hexagonal et les démarches proposées par le néo-institutionnalisme historique, y sont-elles utiles, déjà transposées ou transposables ? Très loin, évidemment, de proposer une histoire sociale et intellectuelle de ces champs de recherche qui reste à écrire [11], cette dernière partie propose seulement quelques éléments de réflexion et quelques questionnements sur les débats académiques français et leurs processus de production au miroir de ce que nous avons identifié pour les États-Unis. La discussion ici ouverte suggère que la dé-liaison des recherches sur l’État, l’administration et les politiques publiques est également présente dans le contexte hexagonal mais aussi que le mouvement observé obéit à des logiques et des temporalités différentes de la trajectoire américaine pour (au moins) deux raisons. La première est l’existence de traditions de recherches spécifiques qui ont historiquement accordé une place plus centrale à l’État en retardant la décomposition ; la seconde est la force des dynamiques d’importation, en France, des concepts et méthodes américains ­ qu’il s’agisse de la Policy Analysis dans les années 1970-1980 ou du néo-institutionnalisme dans les années 1990-2000 ­ mais aussi le décalage temporel de leur arrivée dans le champ académique hexagonal. En d’autres termes, si les sciences sociales et politiques françaises sont allées moins loin dans l’oubli et/ou la déconstruction de l’État et de l’administration que leurs homologues américaines, il se pourrait aussi que la geste réintégratrice caractéristique du néo-institutionnalisme y soit moins ample qu’aux États-Unis.

Le point d’accord des controverses entre juristes, marxistes et politistes : la centralité de l’État

45Le prestige du droit public, emblématique d’un écosystème français très étatisé, et la place centrale occupée par les figures et les productions des grands juristes (Raymond Carré de Malberg, Maurice Hauriou, Léon Duguit ou Adhémar Esmein), expliquent la centralité initiale de l’objet État pour une science politique naissante encore très inféodée au droit (Favre, 1989, p. 173-206). Plus fortement qu’aux États-Unis où le concept a moins de sens que celui de government et où l’objet est vite décomposé, la science politique française de la fin du xixe et du début xxe siècle est une « science de l’État » qui accompagne la mise en place de la IIIe République et le développement d’un « État à la fois démocratique et bureaucratique » (op. cit., 206). Comme le rappelle bien Pierre Favre (ibid.), et de manière homologue au développement de la science politique américaine à la même période (Ricci, 1984), ces fondateurs (Durkheim, Duguit, Hauriou, Esmein, Leroy-Beaulieu) offrent une grille d’analyse des transformations de l’État qui sont loin d’être purement juridiques. Simultanément, ils en orientent aussi la perception en proposant des cadres normatifs de référence qui influencent les pratiques et structurent, sur le long terme, les représentations de l’État « à la française ». Dans ce contexte, même des textes sociologiques comme ceux de Durkheim dans ses écrits sur l’État et ses fonctionnaires ([1898-1900] 1990), qui mettent l’accent, notamment, sur l’importance des fonctionnaires agents spécialisés comme groupe et comme porteurs de représentations collectives, restent dépendants de conceptions abstraites et objectivistes de l’État.

46À bien des égards, cette emprise de cadres d’analyse juridique, philosophique et théorique et cet ancrage des réflexions sur l’État dans le champ du droit, influencent les séquences ultérieures et limitent ­ pour ne pas dire empêchent ­ le développement de recherches empiriques explorant la réalité de l’État à travers ses manifestations concrètes. Le développement de la « science administrative », à partir des années 1960, est révélateur de cette faible autonomie disciplinaire et de son maintien dans le giron des champs interpénétrés du droit et de la haute fonction publique (Leca, Muller, 2008 ; Bezes, 2002 et 2009). Illustratrice de ce mouvement est la gigantesque entreprise du Traité de Science Administrative, confiée à Georges Langrod (1966), juriste, directeur scientifique au CNRS et promoteur des Sciences Administratives au sein de l’École Pratique des Hautes Études. Le Traité se présente comme une démarche collective qui réunit, dans un flou caractéristique de positions, des professeurs de droit, d’anciens hauts fonctionnaires reconvertis en experts de l’administration, de très nombreux hauts fonctionnaires praticiens faisant la « théorie de leurs pratiques » [12] et un unique sociologue professionnel, Michel Crozier [13]. Des membres éminents du Conseil d’État et de la Cour des Comptes (Roger Grégoire, Alain Plantey, Bernard Gournay, Francis de Baecque, plus tard Guy Braibant) jouent un rôle essentiel dans le développement de cette science administrative (Bezes, 2002 ; Leca, Muller, 2008). Interprétée dans les champs où elle intervient, l’entreprise reflète l’appropriation, de longue date, de l’objet « administration » par des hauts fonctionnaires et des juristes de droit public qui réagissent, avec le label de « science administrative », au développement de nouveaux savoirs de sciences sociales (psychologie, sociologie, économie, histoire, etc.). L’enjeu est d’occuper l’espace entre le droit administratif et les pratiques des fonctionnaires et de « discipliner » des savoirs de sciences sociales de plus en plus concurrents des savoirs juridiques. À partir des années 1960, les spécialistes de science administrative réalisent des enquêtes, souvent fouillées, sur le recrutement, les institutions et les fonctionnements administratifs, qu’il s’agisse d’études sur les grands corps, le Conseil d’État, des administrations (à travers des monographies), les syndicats de fonctionnaires ou la composition des cabinets ministériels [14]. De manière significative cependant, ces travaux vont beaucoup moins loin que la sociologie américaine de l’administration (Simon, Blau, Gouldner, etc.) dans l’ouverture de la « boîte noire » administrative et dans l’analyse des comportements et des jeux d’acteurs. Les perspectives restent souvent très institutionnelles et la description des acteurs bureaucratiques n’est pas articulée à une analyse des processus concrets de décision qui reste très marginale et ne se développera que dans le sillage de la sociologie des organisations [15].

47Cette focalisation sur « l’État », entité globale, explique peut-être la place importante qu’occupent alors les approches marxistes de l’État, en économie et en philosophie, et la sociologie de l’État, en sociologie et science politique, mais aussi, du coup, le fait que la problématique de l’autonomie de l’État connaisse son âge d’or, en France, dans les années 1970. Cette question oppose, de manière souvent très rude, sur des bases doctrinales à défaut d’être toujours empiriques, les tenants des perspectives marxiste, néo-marxiste (N. Poulantzas, L. Althusser, H. Lefebvre), pluraliste (le livre de R. Dahl, Qui Gouverne ?, est traduit en 1971 par Pierre Birnbaum) et élitiste (Mills). La sociologie de l’État, portée par Pierre Birnbaum et Bertrand Badie (1979), stigmatise les échecs d’une sociologie dominante américaine anhistorique et apolitique (Birnbaum, 1975) et s’emploie alors à faire connaître en France les avancées de la sociologie comparative américaine emmenée par B. Moore, P. Anderson, Ch. Tilly ou, plus récemment, Th. Skocpol (Deloye, 2007, p. 20-22), tout en réaffirmant sa filiation avec les classiques de la sociologie européenne (Marx, Weber, Durkheim). Il apparaît, sous ce jour, significatif que l’analyse des politiques publiques, comme le rappellent justement Jean Leca et Pierre Muller (2008, 46), ait été en partie introduite sous l’impulsion du pôle marxiste grenoblois que constitue alors le Centre d’étude et de recherche sur l’administration économique et l’aménagement du territoire (CERAT) et son directeur, Lucien Nizard.

48L’« État » semble donc avoir constitué un concept plus durablement structurant dans le contexte français. Pour autant, cette domination s’est faite, peut-on dire, au détriment d’enquêtes empiriques qui « ouvrent la boîte noire » des administrations et des systèmes de décisions publiques, de sorte que la connaissance de l’État contemporain en France reste encore, dans les années 1970, largement lacunaire.

« Ouvrir les boîtes noires » au risque de la dilution des phénomènes

49C’est dans ce contexte où l’« État » sert de référent mais aussi, trop souvent, d’écran à l’analyse empirique, que vont se développer, chronologiquement, la sociologie des organisations, dans les années 1960/1970, puis l’importation de la Policy Analysis dans les années 1970/1980. Comme aux États-Unis, ces courants vont permettre de restituer les fonctionnements concrets des administrations (systèmes d’action, luttes de corps, conflits ministériels, interactions entre fonctionnaires et élus) et les mécanismes structurant le choix d’orientations et de modes d’action dans les interventions publiques. Comme aux États-Unis, ce qui est gagné en précision dans la description des processus débouche aussi sur la fragmentation des objets et la progressive disparition de l’État et de l’administration bureaucratique comme formes sociales différenciées et comme concepts analytiques.

L’administration plongée dans le bain acide de la sociologie des organisations

50Sans procéder à la genèse de l’ouvrage majeur de Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique (voir Grémion, 1994), ni à celle du groupe de sociologie des organisations (voir Bezes, 2002, p. 127 sqq.), on rappellera seulement ici que les savoirs de sciences sociales de l’administration se développent, à partir des années 1960, dans le contexte de critiques adressées à la planification française, par ailleurs en pleine expansion dans le cadre du IVe Plan (1962-1965). Le programme piloté par Michel Crozier, « L’administration face au changement », lancé en 1964, est financé via la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) et le Commissariat Général au Plan : il marque véritablement le début de l’entreprise collective qu’est le groupe de sociologie des organisations, au sein duquel on compte des sociologues en devenir comme Jean-Pierre Worms, Pierre Grémion, Jean-Claude Thoenig, Erhard Friedberg et, un peu plus tard, Catherine Grémion. (Dé-)construisant, au moyen d’enquêtes empiriques, l’administration en un complexe d’organisations (dé)structurées en autant de systèmes d’action concrets, la sociologie des organisations de Michel Crozier combat deux adversaires : la vision monolithique et instrumentale de l’État véhiculée par le marxisme dominant [16] ; la science administrative dominée par les savoirs juridiques et ceux, plus pratiques, des hauts fonctionnaires, à laquelle elle reproche de n’être que la rationalisation savante du projet technocratique. Le point de vue des sociologues des organisations se déploie sur des options méthodologiques et théoriques fortes (Crozier, 1963 ; Crozier, Friedberg, 1977 ; Musselin, 2005). Refusant de prêter a priori une singularité à l’objet bureaucratique, ils prennent comme unité d’analyse un secteur ou une organisation empiriquement observables, dont le fonctionnement concret va être observé à partir du point de vue de ses acteurs, dont la rationalité est limitée et située, à commencer par les plus périphériques et les plus modestes d’entre eux (les « petits fonctionnaires »). Le niveau d’analyse est donc résolument microsociologique, la sociologie des organisations proposant de parvenir à des modélisations au niveau mésologique (du type « régulation croisée »). Les administrations publiques sont explorées à partir de leurs interactions structurantes, qui prennent la forme de marchandages, d’échanges, de négociations puisque le pouvoir est « un rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais où, également, l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre » (Crozier, Friedberg, 1977). Cette démarche foncièrement inductive, qui aime à mettre en évidence des variations, des écarts, des contradictions, débouche, finalement, sur une représentation de « l’État » originale. L’idéal-type de l’État centralisé et bureaucratisé, « fort », est réduit à un assemblage lâche de systèmes d’action concrets, d’ordres locaux construits, donc contingents et relativement autonomes. Il n’y a plus aucune cohérence et hiérarchie postulées a priori entre eux. Agnostique quant à l’existence et la nature d’un quelconque « État », le regard posé par la sociologie des organisations puis de l’action organisée sur le phénomène bureaucratique ambitionne de dissiper les « illusions » d’une société qui aurait sacralisé son État, au premier rang desquelles l’idée d’un guidage centralisé des sociétés ou encore celle d’un État monolithique au service des intérêts des capitalistes. L’État comme phénomène et comme concept disparaît : « c’est vrai, (il) est largement absent de l’analyse (…) Une administration sans État, serait-ce une erreur de méthode ou un parti pris idéologique ? À cela, et pour le dire sur le mode de l’humour, la réponse pourrait être : l’État n’existe pas, nous ne l’avons pas rencontré au cours de notre voyage à l’intérieur de l’administration. Il n’était pas notre problème de recherche, tout a été fait pour qu’empiriquement et analytiquement son existence et ses manifestations ne soient pas abordées » (Dupuy, Thoenig, 1985, p. 288). Après avoir révoqué en doute la pertinence de l’interrogation sur l’État, l’administration apparaît, quant à elle, « en miettes » (Dupuy, Thoenig, 1985 ; Duran, 2010). Les deux concepts, ainsi dissous, cèdent donc le pas devant la réalité complexe et autonome des systèmes d’action concrets dont les frontières débordent très largement celles des administrations publiques pour inclure les élus locaux, les groupes d’intérêt, les assujettis, etc.

51La controverse, lancée en 1980 par les politistes Jean Leca et Bruno Jobert à propos de l’ouvrage L’Acteur et le système, paru en 1977, s’inscrit dans ce cadre. Pour eux, « c’est cette double proposition qui vient interpeller le politiste ébahi : des sociétés complètement politiques d’où le centre politique a disparu » (Leca, Jobert, 1980, p. 1126). Tout comme la décision se retrouve disséminée dans l’organisation administrative, le politique est partout, sauf au centre étatique, lequel ne peut dès lors plus prétendre sérieusement au projet technocratique de pilotage centralisé et rationnel de la société. Corollaire de leur refus du totalisme, « Crozier et Friedberg font l’hypothèse qu’il n’existe pas, au moins dans les sociétés complexes, de lieux de pouvoir où s’accumulent davantage de ressources qu’ailleurs. Il ne saurait donc y avoir d’influence irréversible, non réciproque, exercée par certains acteurs centraux sur l’ensemble des systèmes d’action » (Leca, Jobert, 1980, p. 1148). J. Leca et B. Jobert s’étonnent qu’une démarche qui prétend coller au plus près des points de vue et des pratiques des citoyens et des acteurs les plus « modestes » de l’administration en vienne à nier qu’il semble bien exister dans le langage commun une activité « politique » renvoyant à l’idée de direction collective et d’agrégation des intérêts (voir toujours dans ce sens, Leca, 2012). Leur objection décisive à la conception de la société comme réseau de systèmes d’action concrets consiste à réaffirmer qu’il existe bien des conflits politiques majeurs dont l’enjeu est la délimitation de la communauté politique (la polity de Charles Tilly) dont les frontières (ou les principes d’inclusion et d’exclusion) sont gardées par une instance disposant du monopole de la violence physique légitime. Toute communauté politique se caractérise aussi par la lutte pour la définition d’un « intérêt général » qui cimente la polity, c’est-à-dire la définition des problèmes qualifiés de « publics ».

La Policy Analysis, c’est l’Amérique ! La résistible ascension de l’analyse des politiques publiques

52Alors que le programme de recherche sur l’administration française est déjà bien entamé, des chercheurs français (J.-C. Thoenig, J.-G. Padioleau) partent, au début des années 1970, aux États-Unis. Ils y découvrent la dynamique Policy Analysis made in USA, dont ils s’efforcent d’importer les écrits marquants, les concepts et les méthodes, en les acclimatant au contexte français où l’État occupe une place centrale (Duran, 1999, 2010). Les outils de la Policy Analysis, empreints de la tradition pluraliste et orientés « problem solving », servent une fois de plus la cause de la démystification de l’État et de la mise en évidence de ses défaillances et de ses incohérences. Toutefois, il faut souligner que, loin de réduire cet héritage à ses opérations de déconstruction, ces importateurs reprennent aussi à leur compte les interrogations plus générales des figures de proue américaines sur l’exercice du pouvoir politique dans les États contemporains. L’analyse des politiques publiques est alors envisagée comme un outil de premier choix pour précipiter, isoler et synthétiser les spécificités de l’activité de gouvernement, les traits particuliers de la rationalité politique (Padioleau, 1982). Au demeurant, les ouvrages les plus influencés par la Policy Analysis, qu’il s’agisse de L’État au concret (Padioleau, 1982) ou du manuel, plus tardif, de Y. Mény et J.-C. Thoenig (1989), demeurent assez stato-centrés, comme le sont d’ailleurs les travaux inauguraux de la Policy Analysis américaine. Ces derniers s’efforcent de souligner les apports potentiels de l’analyse des politiques publiques à la théorie de l’État, en tant qu’elles en sont des révélateurs (Leca, 2010).

53Cependant, comme aux États-Unis, mais avec une décennie de décalage, l’analyse des politiques publiques tend à dévaler la plus grande pente de la focalisation sur les processus, coupée des réflexions de science politique sur la réalité du phénomène étatique. Avec le déclin de la science administrative et la disparition progressive de la sociologie de l’État, l’analyse des politiques publiques voit s’ouvrir devant elle un boulevard académique. Dans un premier temps, l’approche politiste initialement dominante, dite cognitive, élaborée au CERAT (Jobert, Muller, 1987), s’insère assez naturellement (ce qui ne veut pas dire sans contestations ni réticences) dans une science politique française qui achève de s’autonomiser par rapport au droit en puisant toujours plus dans l’héritage des sciences sociales tout en conservant une partie de ses objets canoniques, à commencer par l’État. L’ouvrage L’État en action (ibid.) reprend du marxisme, par exemple, l’idée du rôle décisif de l’État dans la production du « global » ainsi que l’intérêt pour les aspects idéologiques de l’ordre social et politique (Leca, Muller, 2008, p. 12-13). À l’inverse, les sociologues des organisations et importateurs de la Policy Analysis, notamment en raison de leur alliance avec les gestionnaires praticiens du réseau CESMAP (puis IDMP) ­ Politiques et management public (Bezes, 2009, p. 187-195), se retrouvent en partie marginalisés dans la science politique mainstream. Dans un second temps, en revanche, la spécialité dynamique qu’est l’analyse des politiques publiques a tendance, tout au long des années 1990, à solliciter davantage des notions et schémas théoriques de plus en plus « ouverts » et décentrés que des objets, concepts et problématiques « intégrateurs ». On pense ici, par exemple, à l’engouement pour plusieurs notions telles que « réseaux de politique publique », inspirés du travail d’Heclo (Le Galès, Thatcher, 1995), de gouvernance, de policy windows, d’epistemic communities et autres advocacy coalitions, d’« arènes » et de « forums » ou encore des innovations conceptuelles empruntées à la théorie de l’acteur réseau et de la traduction de la sociologie des sciences et des techniques de B. Latour et M. Callon (les « boucles étranges » et les opérations de « transcodage »). La cécité à l’égard des effets d’optique qui sous-tendent les analyses du « faire » de l’État, devenues dominantes, conduit ainsi à formuler des conclusions hâtives et définitives sur son « être », pour reprendre la distinction de Jean Leca (Leca, 2010). Du coup, l’on n’évite pas toujours une certaine surenchère dans la déconstruction par le recours à des concepts de plus en plus ouverts, « fluides » et désintégrateurs.

54Les effets de concurrence sont importants. Dans les années 1980-1990, la science de l’administration, pourtant objet de réformes et de mutations importantes (décentralisation, renouveau du service public, etc.) au cours de la période, est reléguée au rang de « non-sujet » pour des politistes français (et non pour des sociologues comme J.-C. Thoenig ou P. Lascoumes) qui s’enthousiasment plus volontiers pour la fraîcheur du regard posé par l’analyse politiques publiques sur l’État : « En raison même de cet attrait pour « l’État en action », l’indifférence à l’égard de l’institution administrative ne manque pas de surprendre. (…) À chaque temps sa mode : l’analyse sociologique de l’administration a été remplacée par celle des politiques publiques, en attendant qu’un nouvel engouement ne relègue cette dernière au magasin des accessoires » (Dreyfus, 2002, p. 172). De fait, il n’y a alors presque plus d’études de Public Administration à la française, à l’exception notable des travaux de Luc Rouban (1990, 1994), de certains collectifs menés au CURAPP d’Amiens sous la houlette de Jacques Chevallier ou d’un angle de recherche par qui viendra le renouveau, centré sur les usages de l’administration (Warin, 1993 ; Joseph, Jeannot, 1995 ; Weller, 1999). L’objet « administration » est marginal en science politique et en grande partie coupé des résultats et des réflexions d’une Public Administration anglo-saxonne en plein renouvellement, prenant pour objet la multiplication des réformes inspirées par le New Public Management.

Les cordes de rappel existent mais les fils sont à retisser

55En France, le mouvement de spécialisation et d’institutionnalisation de l’analyse des politiques publiques l’a incitée, tout au long des années 1980-1990, à abandonner en cours de route les interrogations plus transversales et ambitieuses sur l’État, l’exercice du pouvoir et l’art de gouverner dans les démocraties contemporaines pour mieux se consacrer à la restitution empirique des processus à l’œuvre dans les politiques publiques sectorielles. De fait, l’analyse des politiques publiques, aidée par la sociologie des organisations, s’est trop souvent coupée des réflexions de science politique, contribuant ainsi elle-même à son propre enclavement. L’étude des policies a eu tendance à perdre de vue celle des politics et de la polity selon deux voies : celle qui consiste à invoquer, à l’instar de Jean Leca (Leca, 1996), le découplage de la « politique électorale » et de la « politique des problèmes », dès lors redevables de grilles de lecture différentes ; celle qui, au contraire, tend à diluer « le » et, a fortiori, « la » politique, mais aussi l’administration, dans les politiques publiques, comme le font les travaux sur la gouvernance (Hassenteufel, Smith, 2002). En réaction, le succès récent de l’expression de « sociologie (politique) de l’action publique » (Muller, 2000 ; Massardier, 2003 ; Gaudin, 2004 ; Lascoumes et le Galès, 2007 ; Hassenteufel, 2008) aux dépens du label « analyse des politiques publiques » semble témoigner de ce souci de désenclaver une discipline jugée par trop confinée. Néanmoins, ce consensus est ambigu car les divergences entre points de vue, sociologique et politiste, et à l’intérieur de ce dernier, entre spécialistes des politiques publiques, de l’administration et sociologues du politique, demeurent fortes, tant sur l’héritage intellectuel, les boîtes à outils conceptuelles que sur les grilles d’analyse, les stratégies empiriques et même les conditions de la recherche en général (notamment sur la question épineuse du rapport à la « demande sociale »).

56Dans le même sens, les évolutions paradigmatiques et disciplinaires du paysage académique des années 1990-2000 et le poids d’un contexte hexagonal de réformes institutionnelles rendant bien visibles l’idée d’une transformation de l’État (décentralisation, privatisations, légitimité croissante du New Public Management, gouvernement par la performance, externalisations, etc.) ont permis d’observer de réelles inflexions. En France, des cordes de rappel nombreuses existent qui ont permis de reprendre des fils interrompus d’investigations, qu’il s’agisse d’enquêtes sur l’histoire des catégories et des savoirs de l’action publique et sur les processus d’étatisation de la société, sur le rôle des élites dans les politiques publiques et sur les personnels des administrations, envisagés « par le bas », sous l’angle des groupes professionnels ou des fonctionnaires de terrain. Les objets « État » et « administration » ne sont donc pas « perdus de vue ». Dans les années 2000, les travaux néo-institutionnalistes ont même fait l’objet d’importation dans le sous-champ de l’analyse des politiques publiques, renouant avec les influences internationales connues dans les années 1970. Sur le plan disciplinaire, il est remarquable d’observer que ces développements sont survenus au sein des disciplines classiques (sociologie, histoire, science politique), sans autonomisation académique comparable à celle de la Public Administration ou même des Policy Studies aux États-Unis. Pour autant, tous les problèmes liés à la spécialisation des savoirs sont-ils résolus et le projet « intégrateur » proposé outre-atlantique par le néo-institutionnalisme historique inutile ? Ces derniers paragraphes suggèrent que ce n’est pas tout à fait le cas parce que les approches développées en France génèrent, comme leurs consœurs américaines, des angles morts et que l’articulation des objets reste encore largement à faire. De ces points de vue, le plaidoyer pour la déspécialisation et l’intégration reste heuristique.

Socio-histoire et néo-institutionnalisme historique : opposition ou complémentarité ?

57Dans le paysage hexagonal, l’institutionnalisation progressive de la socio-histoire (Noiriel, 2006) constitue assurément une dynamique originale qui, si elle est coupée de l’analyse des politiques publiques française, n’est pas sans lien avec le néo-institutionnalisme américain [17]. Tandis que la référence/révérence aux travaux de Pierre Bourdieu, notamment l’ouvrage La Noblesse d’État, fait figure « d’OVNI » dérangeant dans le monde policé de la Policy Analysis[18], les socio-historiens ne se reconnaissent guère dans l’analyse des politiques publiques jugée trop proche de la demande sociale (Dubois, 2009) et dont les constats réitérés d’évanouissement de l’État et d’horizontalisation des relations de pouvoir semblent peu compatibles avec des travaux influencés par les théories de la domination (Bourdieu, 2012). À première vue, pourtant, la socio-histoire semble partager des gestes épistémologiques et méthodologiques avec l’analyse des politiques publiques. La socio-histoire porte elle aussi un intérêt renouvelé pour les individus « en chair et en os » et revendique son goût de la restitution fine de leurs points de vue subjectifs et de leurs interactions ainsi que son souci de l’objectivation des réseaux et des configurations sociales qu’ils construisent.

58Néanmoins, ce qui rapproche la socio-histoire de l’analyse des politiques publiques est au moins aussi important que ce qui la sépare de celle-ci. Les socio-historiens, prenant appui sur les « classiques » de la sociologie (Durkheim, Weber, Elias, et même Gabriel Tarde), ne délaissent en aucune façon (et c’est un euphémisme que de le dire) les processus de long terme (plus spécialement l’édification des États-nations et la multiplication corrélative des « liaisons à distance » médiatisées par de multiples dispositifs). En fait, c’est leur intérêt pour le premier geste de l’institutionnalisation[19], c’est-à-dire pour les moments de relatives fluidité et labilité, qui les conduit logiquement à mettre l’accent sur l’indétermination originelle des frontières et des modes d’intervention de l’État, et que cherchent à décrire des notions comme celle de « nébuleuse réformatrice » (Topalov, 1999). La socio-histoire a permis de combler partiellement le vide laissé par la marginalisation de la sociologie de l’État de la période précédente. S’ils refusent « les métadiscours sur ce qu’est l’État » (Buton, 2009), les socio-historiens ne perdent de vue ni le « global », ni l’État, en tant que formes spécifiées socialement et historiquement, ni son autonomie et sa « substance ». La socio-histoire partage donc bien des interrogations avec le néo-institutionnalisme historique (Buton, Mariot, 2009). Pour autant, les différences sont notables. Tout d’abord d’un point de vue méthodologique, les socio-historiens se distinguent par leur goût de l’archive et leur souci minutieux de restituer la finesse des pratiques et des relations inter-individuelles des promoteurs de catégories d’action publique là où les néo-institutionnalistes ont une focale plus « macro » (ou, au mieux, « méso ») et se nourrissent très souvent de sources de seconde main ou de travaux historiens antérieurs. L’échelle d’observation est donc différente : d’un côté, l’on profite de la description des agents historiques « en chair et en os » ; de l’autre, les acteurs s’effacent derrière l’armature institutionnelle des États [20], selon l’opposition canonique entre genèse et structure (Favre, 1998, p. 221). Toujours sur le plan méthodologique, et de façon connexe, les néo-institutionnalistes sont davantage portés au comparatisme ­ qui permet d’objectiver le formatage institutionnel des trajectoires étatiques (l’« empreinte des origines ») ­ que des socio-historiens davantage mobilisés sur des terrains strictement nationaux. Le souci (louable) du détail historique rend, en effet, malaisée la comparaison internationale ou même intersectorielle. Socio-histoire et néo-institutionnalisme divergent aussi par le degré et le contenu de leurs ambitions théoriques. Si les socio-historiens insistent sur les dynamiques de construction sociohistorique des catégories de l’action publique, les néo-institutionnalistes s’efforcent de théoriser davantage la dialectique des « idées » (ou des « catégories »), des « intérêts » et des « institutions » et, plus précisément, la façon dont ces dernières, une fois posées, influencent, par une boucle de rétroaction, les deux premiers. Les socio-historiens restituent avec luxe de détails la genèse de l’action publique et de ses catégories, considérant que leur origine détermine fortement les développements ultérieurs ; les néo-institutionnalistes ne font un détour par le passé que pour mieux cerner la façon dont les institutions politiques et/ou sectorielles affectent ­ et à quel degré ­ les politiques publiques contemporaines, avec en ligne de mire une théorie aboutie des modalités de changement de l’action publique tout comme de la production de l’autonomie des bureaucraties. « L’accent mis sur la genèse des phénomènes se fait le plus souvent, constate justement Pierre Favre à propos de la socio-histoire, au détriment de l’étude des faits contemporains. » (Favre, 1998, p. 218). En ce sens, les travaux néo-institutionnalistes les plus récents [21] sont moins déterministes que ceux de leurs homologues socio-historiens : leur théorie du changement incrémental, opérant par « dérive », « empilement » ou « conversion » par exemple, prend en compte l’objection commune selon laquelle « de petites causes peuvent avoir de grands effets » (ibid.). L’on pourrait dire que les socio-historiens défendent une « science sociale du passé » là où nombre de néo-institutionnalistes font une « science sociale du présent » qui prend néanmoins au sérieux le poids du « policy legacy ». Enfin, et surtout, les néo-institutionnalistes sont, du point de vue théorique, davantage portés sur la montée en généralité et, partant, plus ambitieux que les socio-historiens, attachés à leur programme constructiviste visant d’abord à expliciter l’arbitraire social encapsulé dans les catégories de l’action publique et à faire l’anamnèse des possibles latéraux non réalisés (portés par les « perdants » de l’histoire officielle). Il en résulte d’ailleurs une différence de positionnement politique : si nombre de socio-historiens (Noiriel, 2005) et de néo-institutionnalistes défendent une posture d’intellectuel engagé, ils diffèrent par leur tonalité critique, radicale pour les premiers, « réformistes » pour les seconds. C’est que le déterminisme fort des socio-historiens les invite parfois à révoquer des catégories dont ils ont montré l’arbitraire, alors que les néo-institutionnalistes estiment que des changements incrémentaux peuvent réorienter, certes progressivement, certaines politiques publiques en faveur du progrès social.

Sociologie des élites et sociologie des professionnels dans l’administration : renforcer le lien avec les transformations des administrations bureaucratiques et de l’État ?

59Un deuxième ensemble de cordes de rappel a été fourni par le réinvestissement, à partir de la seconde moitié des années 1990, de la sociologie des élites, en lien avec les nouveaux lieux de pouvoir ou avec les politiques publiques, et de la sociologie de l’administration, à partir des groupes professionnels et des agents de terrain qui la composent.

60D’un côté, la problématique classique en science politique du « Qui gouverne ? » a été réactivée, en proposant d’articuler des perspectives disjointes, la sociologie des élites ­ en friche depuis le milieu des années 1980 avec le déclin de la sociologie de l’État ­ avec la sociologie de l’action publique ou celle des institutions de pouvoir, nouvelles ou en réforme. Il peut s’agir, d’une part, de combiner les apports respectifs et irremplaçables des méthodes positionnelle, réputationnelle et décisionnelle pour repérer la présence (ou l’absence) d’élites de hauts fonctionnaires « programmatiques » (Genieys, 2008 ; Genieys, Hassenteufel, 2001 et l’article proposé dans ce numéro), dans des secteurs d’action publique précis, comme les politiques d’emploi (Mathiot, 2000), la santé (Hassenteufel, 1997 ; Pierru, 2007), la Défense (Genieys, 2008), les politiques économiques (Denord, 2007) ou les politiques de réforme de l’État (Bezes, 2009). L’enjeu peut être aussi, d’autre part, de penser à nouveaux frais les institutions et leurs transformations à travers leurs élites, qu’il s’agisse de l’administration d’État (Eymeri, 2001), de la justice (Vauchez, Willemez, 2007), de la Commission européenne (Georgakakis, De Lassalle, 2007) ou de la Cour de justice des communautés européennes (Cohen, 2010 ; Vauchez, 2010). Les réflexions sur les élites administratives ou juridictionnelles en termes de capitaux, de formation, de croyances, de mobilité (ascendante ou descendante), de concurrence et/ou d’interactions (avec les acteurs politiques et les groupes d’intérêt), croisées avec l’analyse des politiques publiques, renouent alors, de manière inédite, avec des questionnements de sociologie historique de l’État. Le regain d’intérêt pour les agents bureaucratiques ne se limite d’ailleurs pas aux élites.

61D’un autre côté, en effet, les agents de l’État, multiples professionnels dans l’administration (policiers, assistantes sociales, facteurs, aides-soignantes, agents de préfecture, etc.) et fonctionnaires de guichet (street level bureaucrats), ont été l’objet de nombreuses études sociologiques novatrices (faute de place, nous renvoyons à un panorama de ce champ, par exemple, Jeannot, 2008 ; Bezes, Join-Lambert, 2010, p. 137-139). Les fonctionnaires sont ici clairement décrits dans une position intermédiaire dont la différenciation bureaucratique est un enjeu, entre l’État qu’ils incarnent, leurs itinéraires sociaux personnels qui les ramènent à leur « corps social » et les usagers de la « société civile » avec lesquels ils interagissent. Le lien avec les politiques publiques n’est pas absent même s’il reste indirect ou lointain : les chercheurs s’emploient généralement à cerner les micro-effets des politiques de modernisation sur l’organisation du travail des fonctionnaires de terrain (par exemple Spire, 2005 ; Belorgey, 2010) et les relations entre les administrations et leurs « usagers » dans le cadre de nouvelles orientations de politiques (Dubois, 1999b ; Weller, 1999 ; Siblot, 2006). Sans qu’il soit (heureusement) constitué en « sous-discipline » [22], un champ dynamique de sociologie de l’administration a donc refait son apparition dans le contexte français.

62Toutes ces recherches, s’inscrivant dans des perspectives et déployant des méthodologies différentes, fournissent un indispensable contrepoint aux approches de l’analyse des politiques publiques. D’une part parce qu’elles viennent en éclairer de nombreux angles morts ­ notamment l’épaisseur sociale, politique et institutionnelle des acteurs, petits ou grands, qui « font » les politiques et reproduisent ou transforment les institutions. D’autre part, parce qu’elles dessinent un tout autre tableau de la sphère publique, où les phénomènes de domination et la différenciation du fait étatique occupent toujours le centre (politique). Pour autant, ces travaux s’inscrivent dans un mouvement centré vers des perspectives de plus en plus microsociologiques (qu’elles soient prosopographiques ou interactionnistes) dont les apports, indéniables en termes de richesse de description du réel ou de compréhension des positions et des ressources, font aussi parfois perdre de vue les interrogations sur les formes qui structurent l’administration et les forces qui la recomposent sous l’effet des nouvelles politiques publiques en développement. En raison des grilles de lecture retenues, les institutions administratives ministérielles, retravaillées par les formes changeantes d’interventions de l’État, courent le risque de s’effacer derrière les groupes sociaux qui la composent, les fonctionnements concrets, les régulations autonomes, les pratiques ordinaires de ses membres et ses interactions avec l’environnement, au risque de devenir des acteurs parmi d’autres dans un tissu sans couture de relations entre acteurs publics et acteurs sociaux.

63De ce point de vue, il est symptomatique que l’on en sache, en France, autant sur les petits fonctionnaires, les groupes professionnels publics ou les trajectoires de certaines élites mais aussi peu sur la recomposition des rapports de forces et des capacités administratives dans les ministères, sous l’effet, notamment, des nouvelles politiques publiques, de délégation, d’externalisation et de privatisation de leurs activités ou des réorganisations importantes de leurs structures. À cette aune, les administrations françaises sont-elles plus ou moins différenciées, autonomes et intégrées que dans les années 1960 ou au début du xxe siècle ? Nul doute que les perspectives centrées sur les élites ou les professions internes à l’administration puissent offrir des réponses à ces questions. Nul doute aussi qu’il soit possible d’appréhender les effets des changements macro ou meso en se situant au niveau du fonctionnaire de guichet. Son pouvoir discrétionnaire, traditionnellement mis en exergue dans les bureaucraties professionnelles du social, de la santé ou de la justice, a-t-il été remis en cause par les nouveaux instruments contraignants diffusés par les réformes néo-managériales ? Nul doute, toutefois, que des approches tenant ensemble les élites réformatrices, les transformations internes des relations et des capacités des organisations administratives, les mutations des politiques publiques et les liens avec les groupes d’intérêt ne soient utiles pour penser la recomposition de l’État en France. Telle celle d’un Daniel P. Carpenter sur la Food and Drug Administration (2010) analysant les processus d’autonomisation administrative et les transformations des liens de dépendance aux groupes d’intérêt, ou encore celle de Kimberly J. Morgan et Andra Louise Campbell (2011) relative aux réformes du Medicare et des soins de santé des années 2000 et qui articule l’élaboration de la politique publique, les interactions entre acteurs politiques et groupes d’intérêt, les nouvelles formes d’administration qui en découlent et leurs effets sur les patients.

Les usages made in France du néo-institutionnalisme historique : une lecture partielle du « programme fort », trop centrée sur le changement dans les politiques publiques ?

64Comme l’analyse des politiques publiques avait été importée des États-Unis dans les années 1980, les néo-institutionnalismes historique et sociologique, les plus compatibles avec les termes du débat académique français, vont émerger dans le champ académique hexagonal dans les années 2000. Cette importation répond à plusieurs logiques. Du côté de la socio-histoire, les travaux du néo-institutionnalisme historique sont mentionnés (particulièrement ceux de Theda Skocpol) et rapprochés du tournant de la socio-histoire que connaît alors, depuis quelques années, la science politique et la sociologie françaises (par exemple, Deloye, Voutat, 2002 ; Laborier, Trom, 2003 ; Payre, Pollet, 2005). Mais ils sont immédiatement mis à distance en raison de leurs caractérisations jugées « pré-construites » et « présupposées » des institutions (par exemple, Zimmermann, 2003 ; Wagner, 2003). C’est donc plutôt du côté de l’analyse des politiques publiques que l’approche néo-institutionnaliste et certains de ses concepts (notamment la path-dependency) connaissent le succès, et ce pour au moins deux raisons : ils permettent de réaffirmer le souci de la longue durée dans une sous-discipline ayant massivement privilégié la synchronie ; ils favorisent la démarche comparative que cherchent à développer plusieurs chercheurs (Hassenteufel, 1997 ; Guiraudon, 2000 ; Palier, 2002). Les perspectives néo-institutionnalistes contribuent, en effet, à l’internationalisation de l’analyse des politiques publiques françaises et à mettre le « cas français » (en particulier le système de protection sociale) en perspective avec les autres pays européens, identifiant des « styles nationaux de politique publique » et des réponses nationales divergentes face à des problèmes comparables. Surtout, l’insistance sur l’autonomie des institutions politiques, facteurs d’ordre et de stabilité, permet de souligner les limites de l’ouverture, de la fragmentation et de la labilité étatiques. Par-delà les définitions très différentes, plus ou moins formelles et extensives, données à la notion d’institutions par les trois courants néo-institutionnalistes (Hall, Taylor, 1997), l’approche du NIH prend clairement à revers le geste d’évidement de la chose publique par l’analyse des politiques publiques des années 1970-1980 en mettant en avant le potentiel structurant des formes d’organisation étatiques, dès lors remises au centre des investigations aux dépens de la célébration de la force de l’agir périphérique.

65Toutefois, le programme néo-institutionnaliste, en raison même de ces différences contextuelles, nous semble avoir été approprié par la tradition française de l’analyse des politiques publiques de façon sélective et, ajouterions-nous, sous des versions que l’on peut juger affaiblies et insuffisamment réintégratrices. En suivant les préceptes néo-institutionnalistes, l’on peut peut-être suggérer que la trajectoire académique française a surdéterminé les modalités et le contenu de l’importation de cette façon de faire des sciences sociales (plutôt qu’un « paradigme » unifié) inventée une décennie auparavant aux États-Unis. Ainsi, en va-t-il, par exemple, du « modèle des trois I » (Surel, 1998 ; Palier, Surel, 2005), qui, s’il permet de faire le lien entre les travaux anglo-saxons et la tradition française, met à plat les trois « variables » que sont les intérêts, les idées et les institutions. L’analyse des politiques publiques française semble surtout s’emparer du néo-institutionnalisme historique dans le cadre de sa réflexion ancienne sur les conditions et les modalités du changement, sans forcément se départir de ses réflexes antérieurs. En atteste le succès de la notion de « path-dependency » qui, si elle présente d’indéniables atouts ­ identifier précisément les mécanismes de reproduction et de continuité institutionnelles ­ présente aussi d’importantes limites ­ l’incapacité à penser le changement, peut vite déboucher sur des formes de mécanisme (Dobry, 2000) et empêcher de penser la singularité du présent en focalisant l’attention sur les formes de résistance de l’« ancien monde » à sa déconstruction. Le neuf n’est pensé qu’à partir de l’ancien, comme une recombinaison syncrétique d’éléments déjà là. À bien des égards d’ailleurs, il n’existe pas, en France, de travaux utilisant de manière rigoureuse la théorie de la dépendance au sentier, telle qu’elle est systématiquement théorisée, par exemple, par James Mahoney (2000).

66Cette appropriation sélective, et parfois allusive, par la science politique française fait courir le risque de manquer les aspects les plus novateurs du néo-institutionnalisme, en particulier sa redécouverte des concepts classiques de la sociologie de l’État (capacités organisationnelles ou administratives, autonomie, légitimation, etc.) mais aussi ce qui fait sa grande force, à savoir sa dimension relationnelle. Selon nous, le grand mérite des recherches néo-institutionnalistes historiques est de proposer des perspectives intégrées et inventives qui articulent les changements des bureaucraties et de leurs capacités, les transformations des systèmes politiques, les mobilisations de groupes d’intérêt et sociaux, les politiques publiques et les effets retour (feedbacks) qu’elles produisent, en termes de socialisation et de légitimation, sur les citoyens. Si l’État contemporain est un « État de politiques publiques » (policy state), il est indispensable de ne pas saisir la relation des citoyens à l’État par le seul biais de son administration mais aussi par la médiation des politiques publiques et des effets de socialisation, de pouvoir et de distribution qu’elles produisent. L’on peut également observer que l’importation française du néo-institutionnalisme n’a pas été articulée à un programme visant à reconsidérer l’histoire de l’État et de l’administration en France, cette tâche ayant été, notamment, revendiquée par les tenants de la socio-histoire. Le néo-institutionnalisme revêt une portée d’autant moins révolutionnaire en France que l’histoire de l’État s’y porte plutôt bien et que ce dernier avait moins besoin d’être redécouvert qu’aux États-Unis où l’État avait quasiment disparu de l’agenda de recherche (Thoenig, 1998, p. 303). Cette moindre influence et la sélectivité de l’importation peuvent cependant apparaître aussi dommageables. D’une part parce que les usages français du néo-institutionnalisme anglo-saxon sont formatés par un sentier de dépendance qui risque d’empêcher de penser à nouveaux frais les liens entre État, administration et action publique. Cet article est, en ce sens, une invite à relier les fils. D’autre part, parce que le NIH a permis, aux États-Unis, de redynamiser l’étude de politiques publiques constitutives comme les politiques économiques, budgétaires, monétaires et fiscales mais aussi de redéployer, sur de nouveaux fronts, les enquêtes sur l’État-providence. Ces politiques sont encore très peu étudiées en France (pour quelques exceptions récentes, Delalande, 2011 ; Delalande, Spire, 2011 ; Lemoine, 2011 ; Bezes, Siné, 2011). De ce point de vue, et sans plaider pour une importation mécanique, on peut souhaiter qu’à l’avenir les apports du NIH, loin de se résumer à la théorisation des modalités du changement dans l’action publique, soient considérés dans les travaux hexagonaux.

Retrouver le goût de la totalisation

67L’hypothèse défendue dans cet article est que les dynamiques intellectuelles et académiques, qui présentent une robustesse intrinsèque contrariant les réorientations, peuvent être la cause de disjonctions aux effets funestes pour certains objets et perspectives. Un regard analytique sur l’histoire des problématisations et des disciplines concernant l’État, l’administration et les politiques publiques permet ainsi d’appréhender les chemins parcourus mais aussi de repérer des bifurcations liées à des choix épistémologiques dont les conséquences se révèlent, un long temps plus loin, problématiques et vecteur de crise en raison des constructions d’objets qu’elles favorisent. Sur la base de ce constat en forme d’invite à repenser la division sociale du travail scientifique (Lahire, 2012), cet article affirme la nécessité d’à nouveau « tenir ensemble » et intégrer des démarches que les dynamiques professionnelles des champs académiques ont eu tendance à disjoindre et autonomiser, au risque « d’assécher considérablement la connaissance produite » (ibid., p. 322). Il s’agit donc, selon nous, de retrouver maintenant les voies de la totalisation et le goût des interdépendances, sans pour autant renoncer à la précision, la rigueur et la qualité de l’administration de la preuve qu’apportent la spécialisation et la professionnalisation. Les éléments de trajectoires retracés peuvent contribuer à y aider, nous semble-t-il, à plusieurs titres. Ils permettent d’abord de prendre conscience de la « raideur des pentes » à l’œuvre dans les disciplines, sans doute pas si faciles à surmonter ou plutôt à remonter. Ils offrent, ensuite, des vues sur l’intérêt et les conditions de production de démarches, par exemple celle proposée outre-atlantique par les théoriciens du néo-institutionnalisme historique. Le point commun de ces dernières approches est d’assumer l’importance d’une réflexion sur les politiques publiques ­ donc de reconnaître le caractère incontournable d’un État activiste, faiseur de politiques publiques ­ tout en l’intégrant aux problématiques de la sociologie de l’État et de la sociologie de la bureaucratie. Ces recherches ont ouvert des perspectives stimulantes sur les transformations historiques et contemporaines des États en identifiant de nouvelles périodisations, des temporalités moyennes ou longues, des modalités graduelles et complexes de changement et des développements substantiels sur des aspects inédits des formes de l’État aux États-Unis. Bien sûr, ces approches se sont développées dans le contexte spécifique des évolutions et des contraintes du champ scientifique nord-américain et nous avons essayé d’esquisser les similitudes et les différences avec les développements opérés en France. En tout état de cause, nous retenons de ce parcours combien la réactualisation de questionnements longtemps fondamentaux en sociologie de l’État, croisée avec la prise en compte du phénomène bureaucratique, peut faire figure de bain de jouvence pour l’analyse des politiques publiques, à condition, toutefois, d’être l’objet de fertilisations croisées.

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Mots-clés éditeurs : histoire des disciplines, Administration, état, néo-institutionnalisme historique, analyse des politiques publiques, politiques publiques, division du travail scientifique

Date de mise en ligne : 20/06/2012.

https://doi.org/10.3917/gap.122.0041

Notes

  • [1]
    Une version antérieure de ce texte a été présentée dans le cadre du Congrès de l’Association française de science politique en septembre 2009 puis dans le cadre du colloque « Sciences sociales : Sortir du paradigme de l’action ? » organisé par D. Benamouzig à Sciences Po, 10-12 mai 2010. Il n’aurait pas vu le jour sans les encouragements et les hypothèses générales proposées par ce dernier. Ces versions ont également bénéficié des lectures et des conseils de François Buton, Florent Champy, Pierre François et Philippe Simay. Un remerciement particulier à Marc Smyrl et Vincent Spenlehauer pour leurs remarques et leurs critiques très stimulantes sur l’histoire de la science politique américaine.
  • [2]
    Wilson, futur président des États-Unis, est alors politiste, un temps président de l’American Political Science Association (APSA, créée en 1903).
  • [3]
    L’échec de sa troisième candidature à la mairie de Chicago clôt ses espoirs de devenir le « Woodrow Wilson du Middle West ». Il continue cependant à mener une activité politique nationale en étant un des plus proches conseillers de F.D. Roosevelt pendant le New Deal, en plus de sa carrière académique (par exemple comme conseiller pendant la guerre). Voir la biographie que lui consacre Barry D. Karl (1974). Pour une présentation, cf. Spenlehauer, 2011.
  • [4]
    « How Great Expectations in Washington are dashed in Oakland. Or, why it’s amazing that federal programs work at all. This being a saga of the Economic Development administration as told by two sympathetic observers who seek to build morals on a foundation of ruined hopes. »
  • [5]
    Des exceptions existent. On pense particulièrement aux travaux de Baumgartner et Jones (1993).
  • [6]
    On renvoie utilement, entre autres références, à Badie, Birnbaum (1979) ; Badie (1988) ; Deloye (2007) ; Migdal (1997, 2002) ; Knöbl (2003) ; Katznelson (1997) ; Steinmetz (2005).
  • [7]
    Voir, par exemple, les critiques virulentes que lui adresse George Steinmetz (2005) portant, notamment, sur le positivisme méthodologique, l’adoption de méthodes quantitativistes statistiques et la vision causaliste de l’histoire présente dans plusieurs de ces travaux.
  • [8]
    En nous focalisant délibérément sur le néo-institutionnalisme historique, nous laissons donc de côté le renouveau plus large de la sociologie historique et les débats passionnants qu’elle suscite sur le rapport entre sociologie et histoire. Voir sur ce point, outre Steinmetz (2005) ; McDonald (1996) ; Calhoun (1996) ; Adams, Clemens, Orloff (2005).
  • [9]
    Ce slogan est lui-même tiré d’un article qui fait date de J. P. Nettl (1968). Il y constate que « the concept of state is not much in vogue in the social sciences right now ». Il conclut qu’il est impératif d’intégrer « the concept of state into the current primacy of social sciences concerns and analytical methods » et que « there may be a case for bringing it back in » (Nettl, 1968, p. 562).
  • [10]
    Le développement d’une perspective organisationnelle en sociologie de l’État est patent, par exemple, dans les travaux du sociologue d’origine allemande Reinhard Bendix, émigré aux États-Unis en 1938 et formé en doctorat à l’université de Chicago. Avant de produire ces travaux de sociologie historique comparée (Bendix, 1964, 1978), Bendix est en effet l’auteur de deux ouvrages majeurs qui relèvent de la sociologie des bureaucraties : le premier tiré de sa thèse et intitulé Higher civil servants in American society: a study of the social origins, the careers and the power-position of higher Federal administration (Bendix, 1949) ; le second porte sur les transformations des formes organisationnelles des firmes (Bendix, 1956).
  • [11]
    Pour des jalons de cette histoire, on renvoie notamment à Payre (2006, 2011) ; Leca, Muller (2008) ; Bezes (2002, 2009) ; la version longue de cet article Bezes, Pierru (2009).
  • [12]
    Le plus connu est ici certainement Roger Grégoire, conseiller d’État, ancien directeur de la Fonction publique.
  • [13]
    Pour le détail, voir Bezes (2002, p. 138-151) ou, du même (2009, p. 92-96).
  • [14]
    Voir par exemple les publications de l’Institut français des sciences administratives (IFSA), créé en 1947 par René Cassin et très proche du Conseil d’État, qui publie ces productions.
  • [15]
    Citons les travaux précurseurs de Jamous (1969), Nizard et al. (1971) ou Grémion C. (1979).
  • [16]
    Dans les années 1970, dans le cadre des travaux de la Trilatérale, Michel Crozier participe à la diffusion de la thèse de l’ingouvernabilité des États démocratiques, résultant, pour Crozier, Huntington et Watanuki (1975), de la surcharge (overload) des demandes qui leur sont adressées. Le plaidoyer néo-libéral pour l’État stratège n’est pas loin. Sur ce point, voir Berrebi-Hoffmann, Grémion, 2009.
  • [17]
    Certains travaux précoces s’y réfèrent même, par exemple Dumons, Pollet, 1994.
  • [18]
    Dans un passage, aussi surprenant par la tonalité que par les termes employés, de leur essai d’histoire réflexive de la discipline, J. Leca et P. Muller comparent l’ouvrage de Bourdieu à « un vaisseau spatial (qui) déboulera d’une autre planète pour “dire son fait” à une sociologie de l’administration ignorée autant que méprisée ; ce “Mars attaque” sera La Noblesse d’État de Pierre Bourdieu, monstrueuse mutation de la science administrative, dont on s’efforcera de ne pas parler dans les réunions de famille » (Leca, Muller, 2008).
  • [19]
    Avec des exceptions notables comme, justement, le travail de Vincent Dubois sur la politique culturelle (Dubois, 1999a).
  • [20]
    À l’extrême, le récit proposé par certains chercheurs, français notamment, se réclamant du néo-institutionnalisme, peut être au mieux peuplé d’acteurs collectifs génériques (les « syndicats », le « patronat », les « partis socio-démocrates »), au pire sans acteurs du tout. Les socio-historiens, très sourcilleux sur la déconstruction de ces collectifs nominaux réalisés, se méfient profondément de ce type de récit.
  • [21]
    Ce qui n’était pas le cas des premiers travaux d’un Paul Pierson qui insistaient, à l’excès, sur les effets de « verrouillage » (lock-in) liés au design institutionnel.
  • [22]
    Dans ce contexte a tout de même été mis sur pied un groupe de « science politique comparée de l’administration » au sein de l’Association française de science politique (Cole, Eymeri, 2007).
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