Notes
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[1]
[URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/logique/47671] consultée le 28 novembre 2018.
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[2]
North (1994) définit les institutions comme l’ensemble des contraintes formelles et informelles qui structurent les interactions humaines.
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[3]
La commune rurale de Mahabo présente une difficulté d’accès à cause de l’état de la route. En partant de la ville d’Antananarivo, il faut 1 h 30 pour atteindre la commune rurale de Mahabo et 1 h pour la commune suburbaine d’Ambohimanga Rova.
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[4]
Madagascar a connu une période de transition entre 2009 et 2013 à la suite d’un changement de régime qualifié d’anticonstitutionnel survenu en mars 2009. Ce changement de régime s’est produit après divers événements tels que des grèves et des affrontements meurtriers. Les deux protagonistes de la crise étaient le président de la république et le maire de la capitale, la commune urbaine d’Antananarivo. Les événements ont commencé en janvier 2009 lorsque le maire d’Antananarivo appelle à une grève générale contre le président. Plusieurs émeutes ont eu lieu dans la capitale malgache, faisant plus de 80 morts [URL : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/chronologie-de-madagascar-1787-2010_499084.html]. Les impacts de cette crise ont été multiples : annulation de l’aide extérieure, ralentissement de l’économie, crises sociales (Rasolonjatovo, 2013).
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[5]
La commune de Sabotsy-Namehana est une commune rurale qui se trouve, à une dizaine de km de la commune suburbaine d’Ambohimanga Rova sur la route en direction vers la capital Antananarivo.
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[6]
Source : AFP, 10 février 2009, Madagascar. « L’affaire Daewoo » alimente la colère contre le gouvernement. En 2009, un accord entre le gouvernement malgache de l’époque et la société Daewoo Logistics Corporation pour la location 1,3 millions d’hectares pour une durée de 99 ans a fait partie des griefs de la population à l’encontre du régime de l’époque et a conduit à différentes manifestations populaires qui se sont soldées par la démission du Président et la mise en place d’un régime de transition.
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[7]
Source : AFP, 10 février 2009, Madagascar. « L’affaire Daewoo » alimente la colère contre le gouvernement.
Introduction
1Les relations entre le secteur public et le secteur privé ont toujours généré un débat entre praticiens et chercheurs. Moore (1995, p. 28) stipule qu’il faut distinguer clairement les responsabilités des gestionnaires du secteur public de leurs homologues du secteur privé : « le travail du gestionnaire dans le secteur public a pour objectif de créer de la valeur publique tout comme l’objectif du travail du gestionnaire dans le secteur privé, c’est de créer de la valeur privée ». Cette déclaration de Moore va à l’encontre de l’idée du New Public Management (NPM), qui propose l’adoption de mécanismes tels que la mesure de l’efficience ou de la performance qui relèvent du modèle de gestion des entreprises. Par ailleurs, Bozeman (2007) appelle à une conciliation entre les valeurs publiques et les valeurs économiques et managériales. Cette conciliation entre ces valeurs représente une manifestation de ce que Dunleavy et Hood (1994) appellent « l’abolition de la frontière entre le secteur public et le secteur privé ».
2Ainsi, la littérature met en avant soit « la valeur publique » au sens de Moore soit les « valeurs publiques » au sens de Bozeman. Dans cet article, nous nous concentrerons davantage sur les valeurs publiques en opposition aux valeurs économiques et managériales dans le contexte de la gestion active du patrimoine public. Rasolonjatovo, Lande et Harison (2015, p. 417) définissent la gestion active du patrimoine comme « la prise de décisions relatives à l’acquisition, à la maintenance et à la disposition (c’est-à-dire la vente, la mise en concession, la donation, la location) d’une immobilisation publique ». L’objectif de cet article est donc, dans le cas des communes malgaches, le suivant : Est-il possible d’observer une conciliation des valeurs publiques et managériales lors des décisions affectant le patrimoine public ? Il s’agit donc de s’intéresser au processus de décision en amont de l’action puisque, selon Brunsson (1982), l’action est le résultat d’une idéologie et d’une décision.
3Plus spécifiquement, cet article se concentre sur la logique décisionnelle basée sur la rationalité du décideur. Le concept de logique décisionnelle suppose que la décision est un choix délibéré et conscient, même si la réflexion qui sous-tend cette décision est limitée par les informations à la disposition du décideur et par la capacité cognitive des décideurs. Pour Nilsson (2015, p. 921), le choix conscient « fait référence aux hypothèses sur lesquelles les individus prennent leurs décisions en fonction des informations obtenues et conformes à leurs propres préférences ». Cela nous amène à décliner notre objectif de recherche en différentes questions de recherche : si le concept de valeurs possède sa place dans la prise de décision, à quel type de rationalité peut-il être associé ? Les valeurs publiques et les valeurs économiques et managériales ont-elles la même importance selon les contextes de la prise de décision ? Les différentes rationalités induites par ces valeurs peuvent-elles coexister ?
4Pour répondre à la première question, une revue de la littérature est faite afin d’exposer le concept de valeurs ainsi que les liens entre ces valeurs et la rationalité impliquée dans la prise de décision publique. Cette première partie permet de fixer le cadre conceptuel de la recherche. La deuxième partie décrit la méthodologie de recherche qui s’appuie sur la méthodologie d’étude de cas multiples enchâssés (Yin, 2013) et les cas étudiés. La dernière partie analyse les résultats de l’étude en mettant en évidence les liens entre les rationalités ainsi que le contexte des deux communes. Elle permet ainsi de traiter les deux dernières questions de recherche. Cette dernière partie discute également les résultats de la recherche en se rapportant au New Public Management, à la publicitude (Bozeman, 2002, 2007) et à la théorie de la valeur publique (De Jong et al., 2017 ; Geuijen, Moore, Cederquist, Ronning & van Twist, 2017 ; Hartley, Alford, Knies & Douglas, 2017) en vue de faire sortir des propositions reliant les valeurs, la publicitude ainsi que la rationalité contextuelle.
1 – Cadre conceptuel
5Cette première partie présente le cadre conceptuel retenu pour cette étude dans l’optique d’élaborer une grille de lecture pour nos cas.
1.1 – Prise de décision et rationalité
6La prise de décision est caractérisée par quatre dimensions à savoir : les acteurs intervenant dans la prise de décision, le type de rationalité en œuvre, la démarche suivie et la dynamique temporelle (Rasolonjatovo, 2013). Dans le cadre de cette recherche, nous nous focalisons sur la rationalité des décideurs et plus spécifiquement sur la multi-rationalité c’est-à-dire sur l’existence d’une multitude de motivations conjoncturelles qui guident ou peuvent guider tout acteur dans une situation décisionnelle (Gould & Mushi-Mugumorhagerwa, 1977). Le Schéma 1 offre une vision synthétique de notre positionnement par rapport aux différentes visions de la rationalité.
Vision de la rationalité
Vision de la rationalité
7La rationalité peut être définie par rapport aux travaux de Buttard et Gadreau (2008) sur la rationalité procédurale. Pour Buttard et Gadreau (2008), la rationalité procédurale est définie comme le processus de délibération d’un individu. La rationalité n’est pas seulement une maximisation mais s’applique à tout processus de réflexion. Pour définir la rationalité, Mongin (2002) fait référence à l’adéquation entre l’action d’un individu et les raisons qui ont conduit à cette action. Ainsi, pour Mongin (2002), un individu rationnel est un individu qui agit de manière conforme à ses désirs et à ses croyances. En transposant ces définitions à la prise de décision, nous pouvons proposer cette définition de la rationalité : la rationalité correspond à la façon de penser d’un individu. Ceci est cohérent avec la définition de la logique donnée dans le dictionnaire Larousse : « une manière de raisonner et d’agir propre à un individu ou à un groupe » [1]. Comme chaque décideur possède ses propres désirs et croyances, une multitude de raisons peuvent motiver sa décision. Par conséquent, la rationalité est donc diverse et multiple.
8En admettant cette définition de la rationalité, nous devons rechercher un moyen de lire cette rationalité. Pour Bozeman et Pandey (2004), la rationalité peut être lue à travers les critères de décision. Pour les projets d’investissement, par exemple, les critères de la décision correspondent aux justifications financières et non financières utilisées pour proposer, évaluer et décider du projet. Ainsi, selon Bacon (1992), ces critères de décision répondent à la question : pourquoi la décision d’investissement a-t-elle été prise ? C’est à ces critères de décision que Desreumaux et Romelaer (2001) se réfèrent lorsqu’ils parlent de déterminants dans la prise de décision. Une décision peut alors être le résultat de plusieurs critères ou déterminants. Chaque type de critère induira alors un certain type de rationalité. Par exemple, la rationalité technico-économique est une décision basée sur des déterminants techniques et économiques, tandis que la rationalité sociopolitique est basée sur des déterminants sociaux et politiques (Desreumaux & Romelaer, 2001). Jakobsen (2017) indique qu’en général, la rationalité économique est guidée par la recherche d’une relation optimale entre intrant et extrant ou entre coûts et avantages. À cette fin, en particulier dans un contexte axé sur le profit, la comptabilité peut fournir les informations nécessaires pour penser selon cette rationalité économique (Luke, Barraket & Eversole, 2013).
9Cette recherche retient également le concept de rationalité contextuelle qui met l’accent sur l’interdépendance des décisions et du contexte dans lequel la décision est prise. En effet, l’environnement dans lequel la décision est prise peut avoir des influences sur ce qui est décidé et sur la manière dont cela a été décidé (Dimitratos, Petrou, Plakoyiannaki & Johnson, 2011). Le contexte fait partie de ce que Desreumaux et Romelaer (2001, p. 66) désignent par les déterminants potentiels du processus de décision stratégique. Ces déterminants potentiels peuvent comprendre des facteurs contextuels, des facteurs organisationnels et des facteurs individuels. Ces trois éléments correspondent à des facteurs périphériques à la prise de décision. Les facteurs contextuels font référence aux caractéristiques de l’environnement (comme la stabilité, la complexité et l’hostilité) et à la « démographie » de l’organisation (comme la taille, l’âge, le type de propriété, le type d’activité). Les facteurs organisationnels font quant à eux référence aux configurations générales, aux styles de gestion, aux attributs structurels (complexité, formalisation), à la distribution des pouvoirs et à la formation de coalition. Les facteurs individuels comprennent l’âge, la formation et l’expérience des décideurs, de même que leurs types de personnalité, leurs besoins d’accomplissement, leurs agressivités, leurs attitudes face au risque et leurs styles cognitifs.
10En adaptant les travaux de Desreumaux et Romelaer (2001) à l’administration publique, Damart (2003, p. 29) propose les déterminants suivants :
- Facteurs contextuels : environnement soumis à l’incertitude des échéances électorales ; environnement stable néanmoins du fait du rôle structurant de la loi et d’activités pour l’essentiel non marchandes mais avec des liens vers l’économie marchande ;
- Facteurs organisationnels : univers multi-institutionnel ; fort degré de formalisation des comportements ; bureaucraties wébériennes dans lesquelles les procédures écrites impersonnelles et générales ont un poids fort sur la forme du processus de décision ;
- Facteurs individuels : décideurs fonctionnaires, donc issus de formations similaires (grandes écoles, recrutement par concours), culture commune de « au service de l’état ».
11Notons que les institutions sont également des éléments du contexte de prise de décision. En effet, selon Lecours (2002) lorsqu’un individu s’apprête à faire un choix, il le fait dans un contexte institutionnel qui vient qualifier les avantages et les désavantages de chaque option. Rasolonjatovo (2013) indique que les institutions [2] peuvent jouer plusieurs rôles :
- Un rôle générateur de contraintes et d’opportunités dans la prise de décision ;
- Un rôle d’influence sur les préférences et même l’identité des décideurs.
12Il convient de noter que les préférences et les identités des décideurs seront ensuite reflétées dans les décisions.
13Pour illustrer la manifestation de la rationalité contextuelle, prenons le cas de trois agents qui doivent prendre des décisions sur la réalisation d’un projet. Ces trois agents seront dotés de plusieurs informations telles que la valeur actuelle nette (VAN) et les retombés non financières du projet. Chaque agent choisira les informations de même que l’aspect qu’il privilégiera suivant les facteurs périphériques ou les déterminants du processus de décision.
14Le premier gestionnaire, du fait de sa formation, peut privilégier l’aspect managérial et baser sa décision sur la Valeur Actuelle Nette. Le second, ayant un autre parcours de formation, va plutôt privilégier les retombées non financières. Les études comme celle de Ezzamel, Hyndman, Johnsen, Lapsley et Pallot (2005), ont montré que les informations financières ne sont pas utilisées systématiquement et n’influent pas systématiquement sur le résultat de la décision. Ainsi, ce n’est pas parce que les informations sont là que les décideurs vont les utiliser pour la prise de décision. Enfin, le troisième agent peut favoriser l’aspect politique et prioriser le projet suivant les caractéristiques du porteur de projet. Une rationalité politique renvoie donc à un décideur qui va prendre une décision conforme aux pressions institutionnelles dans l’optique de percevoir les ressources ou de saisir les opportunités de l’environnement. Il peut également prendre la décision en vue d’acquérir de la légitimité et non en vue d’avoir une rentabilité économique ou des retombées non financières. Le mimétisme, désigné par les approches institutionnelles, n’est donc pas effectué d’une manière inconsciente, il relève d’un choix : celui de copier une forme jugée performante. Il relève donc d’une rationalité.
1.2 – Les modèles de décisions publiques
15Après avoir clarifié la définition de la rationalité dans les processus décisionnels, cette section présente la multi-rationalité dans le secteur public. Cette étude se concentre sur trois modèles compatibles avec ce concept de multi-rationalité.
16Le premier modèle, le modèle rationaliste, postule que les décisions publiques doivent être axées sur la réalisation de valeurs sociales ou d’objectifs sociaux (généralement représentés par la notion d’intérêt général) (Mercier, 2001). Un décideur public, soucieux de l’intérêt général, fera preuve d’une logique sociale et privilégiera l’accès au service public et aux besoins de la population.
17Le deuxième modèle est fondé sur la théorie des choix publics. Selon cette théorie l’homme en tant que homo œconomicus est motivé par l’accomplissement de certains objectifs et par l’atteinte de ses propres intérêts (Engelen, 2007). La recherche de son intérêt va induire des logiques électoralistes (Pellegrin, 2005b).
18Le dernier modèle est issu du New Public Management. Ce modèle s’oppose à l’opportunisme des agents publics, tel que décrit par la théorie du choix public, et introduit une logique économique et managériale dans l’administration publique. Ainsi, les décisions doivent être fondées sur des critères économiques et managériaux tels que la rentabilité, l’efficience et l’efficacité.
19Si la littérature oppose généralement ces trois modèles, nous nous proposons de les intégrer dans un modèle unique : celle de la rationalité contextuelle et multiple. Ces trois modèles nous amènent à affirmer l’existence d’une rationalité multiple et surtout contextuelle au niveau de l’administration publique. Le décideur public sera face à plusieurs informations et devra prendre des décisions. À un moment précis et face à des facteurs déterminants précis, le décideur va être guidé par ses propres intérêts malgré l’existence d’information comptable et financière et d’outils de gestion. À un autre moment et face à d’autres facteurs déterminants, il va plutôt être guidé par la recherche de l’efficience et de l’efficacité. À un autre moment et face à d’autres configurations de l’environnement, il va être plutôt guidé par la recherche de l’intérêt général.
20Il faut signaler qu’une des particularités de la multi-rationalité est l’existence de plusieurs sortes de relations que peuvent entretenir entre elles ces rationalités (Snellen, 2002). La littérature sur la multi-rationalité identifie plusieurs types de relations : l’incohérence et la contradiction, la complémentarité et l’interdépendance, l’indépendance, la subordination. Le Tableau 1 illustre ces rationalités multiples dans le secteur public.
Exemples d’illustration des liens entre les rationalités multiples au niveau de l’administration publique
Type de relations | Auteurs | Illustrations |
---|---|---|
Contradiction | Faure et Mathieu (2006) | Cas de la gestion des musées : une rationalité sociale matérialisée par la gratuité d’accès aux musées (basée sur l’égalité républicaine) en opposition avec une rationalité économique qui préconise la fixation des tickets d’accès aux musées en fonction d’un objectif de rentabilité à court terme des musées. |
Chevetzoff (2009) | Cas des crèches : les dirigeants des crèches font preuve d’une rationalité technique en limitant le nombre d’enfants admis (par souci d’encadrement) alors que dans le cadre d’une rationalité politique, les crèches vont maximiser les remplissages pour répondre aux besoins de l’électorat composé par les jeunes parents. | |
Subordination | Pellegrin (2005b) | Cas des décisions d’investissement des communes en matière de patrimoine culturel : les critères techniques sont relégués aux seconds rangs, mais les critères politiques sont mis en avant. Les décisions sont prises en fonction des retours en termes d’image et de notoriété. Les maintenances du patrimoine culturel sont orientées suivant la visibilité des travaux et non en fonction des critères techniques. |
Exemples d’illustration des liens entre les rationalités multiples au niveau de l’administration publique
21Nous pouvons donc dire que l’introduction d’une rationalité économique et managériale au niveau du secteur public peut correspondre à une innovation. L’adoption d’une innovation n’est ni systématique ni automatique, mais peut se heurter à certains obstacles (Lüder, 1992).
1.3 – Relation entre valeurs et rationalités
22Pour apprécier les multiples logiques du secteur public, il est nécessaire de disposer d’un concept permettant de lire et d’identifier ces multi-rationalités. C’est à cette fin que le concept de valeurs est utilisé. Witesman (2016, p. 11) fait valoir que le concept de valeurs publiques fait en soi référence à « des valeurs particulièrement pertinentes pour l’activité du secteur public et qui sont couramment invoquées par les fonctionnaires pour justifier leur action ».
1.3.1 – Le concept de valeurs publiques
23Dans la littérature, deux concepts différents sont identifiés, le concept de « la valeur publique » et le concept « des valeurs publiques ». Cette recherche mobilise ce dernier concept. Néanmoins, il est nécessaire de présenter ces deux concepts successivement pour comprendre le choix retenu.
24Au cours des années 1990, Moore (1995) a développé l’approche de la gestion par la valeur publique et a proposé un modèle normatif qui doit être déployé dans la gestion des services publics afin que la valeur publique puisse être générée au profit des citoyens. Ce modèle normatif, schématisé par un triangle (voir Schéma 2) impose aux gestionnaires du secteur public de prendre en compte trois dimensions spécifiques lorsqu’ils s’engagent dans des actions particulières : la « valeur publique » à produire, les « sources de légitimité et de soutien » nécessaires pour agir et créer de la valeur publique et la « capacité opérationnelle » que l’organisation doit avoir ou développer (Moore & Khagram, 2004). Dans les recherches de Moore et dans les autres recherches qui ont suivi, l’intérêt public implique une évaluation des résultats des actions publiques généralement du point de vue du consommateur public (Witesman, 2016). Par conséquent, la valeur publique peut être définie comme le niveau d’utilité des actions publiques.
Le triangle stratégique
Le triangle stratégique
25Dans la littérature, outre la théorie de la valeur publique, on peut également trouver les recherches de Bozeman sur les valeurs publiques (notamment celle de 2007). À partir de ce concept de valeurs publiques, Bozeman (2007) a développé une notion de publicitude normative.
26Comme les différentes recherches sur les valeurs publiques n’ont pas encore abouti à une définition consensuelle et unique, nous nous référons aux travaux de Rokeach (cité par Auclair, 1995a), d’Auclair (1995a, 1995b) et de Bozeman (2007) pour circonscrire cette notion. Rokeach (cité par Auclair, 1995a) définit la valeur comme : « un type de croyance, au centre du système global des croyances auxquelles on s’attache, qui concerne ce que l’on devrait faire ou ne pas faire, ou qui concerne les fins qui méritent d’être atteintes dans le cours de l’existence ». À partir de cette définition de Rokeach, Auclair (1995a) affirme que « la valeur désigne ce qui devrait être, ce qu’on devrait promouvoir ou rejeter, et qui fait l’objet d’une attitude d’adhésion ou de refus ». D’une manière générale, les valeurs sont à la fois un but et une balise permettant de juger les actions à entreprendre par un individu.
27Cette idée de buts ou finalités est également retrouvée dans les définitions de Bozeman (2007) sur les valeurs publiques, tout en distinguant les valeurs publiques individuelles des valeurs publiques d’une société (ou collective). Ainsi pour Bozeman (2007), les valeurs publiques de l’individu (valeurs publiques individuelles) correspondent aux préférences à contenu spécifique qu’ont les individus concernant, d’une part, les droits et avantages auxquels les citoyens peuvent prétendre et, d’autre part, les obligations attendues des citoyens et de leurs représentants désignés. En rapprochant cette définition de celle de Rokeach (cité par Auclair, 1995a), les valeurs publiques d’un individu représentent donc les fins attendues de l’action publique aux regards des citoyens et les obligations de ces citoyens. En s’agrégeant, les valeurs individuelles sont consolidées pour devenir des valeurs publiques d’une société (ou valeurs publiques collectives). Bozeman (2007) définit les valeurs publiques d’une société comme les valeurs fournissant un consensus normatif à propos (1) des droits, avantages, et prérogatives auxquels les citoyens devraient (ou ne devraient pas) avoir droit ; (2) les obligations des citoyens envers la société, l’État et autrui ; (3) et les principes sur lesquels les administrations et les politiques devraient être fondées. Cependant, même si la société arrive à des consensus sur les valeurs collectives, chaque individu, en l’occurrence les décideurs, peut adhérer ou non à ces valeurs publiques collectives. De plus, le poids à accorder à ces valeurs n’est pas le même. Cette situation est également signalée par Bozeman (2007, p. 189) : « Dire que des valeurs publiques sont détenues en commun ne veut pas dire qu’elles sont adoptées universellement ou que les gens sont d’accord sur la nature exacte ou le contenu de ces valeurs publiques ».
28Comme nous nous intéressons à la prise de décision, nous allons axer notre étude sur les valeurs publiques individuelles, c’est-à-dire celles du ou des décideurs. Auclair (1995b) affirme que les valeurs publiques et les connaissances sont des composantes essentielles de la prise de décision. C’est souvent pour sa valeur qu’un individu acceptera ou rejettera la connaissance lors du processus de prise de décision. Ceci fait écho à ce qui a été affirmé supra : un décideur peut avoir des informations financières sur la rentabilité d’un projet, mais va rejeter ces informations, car cela n’est pas en cohérence avec ses valeurs.
29La définition retenue dans le présent document correspond à une vision des valeurs publiques en tant que valeurs individuelles et principes devant guider l’action publique et en particulier les décisions. C’est dans ce sens que Witesman (2016) présente les valeurs publiques comme justification des actions publiques. Par conséquent, si la valeur publique est le résultat des actions publiques, les valeurs publiques en sont les intrants. En transposant la définition de Bozeman (2007), dans le cadre des infrastructures publiques, nous pouvons faire la proposition suivante : les valeurs correspondent à la fois à la croyance de ce que l’infrastructure publique doit promouvoir et ce qu’on doit faire dans la gestion de l’infrastructure publique. Donc, d’un côté, il y a une croyance générale sur les finalités des infrastructures publiques et il y a une croyance individuelle sur les finalités des infrastructures publiques. Ainsi, en termes de droits et d’avantages des citoyens, les valeurs publiques peuvent faire référence, d’une part, au bien-être et à la satisfaction ou, d’autre part, à l’équité et à la justice (Geuijen et al., 2017). Ainsi, un décideur peut adhérer à une valeur et un autre décideur non. Le fait d’adhérer à une valeur particulière va orienter les recherches d’informations en vue de la prise de décision et va influencer l’acceptation ou non des critères de décision.
1.3.2 – Le concept de valeurs économiques et managériales et leurs liens avec les valeurs publiques
30Dans la mise en œuvre du New Public Management, Bozeman (2007) a proposé de réconcilier les valeurs publiques avec les valeurs économiques et managériales. En effet, une intégration de valeurs économiques et managériales parmi les valeurs publiques permettrait de rendre l’administration plus performante, tout en ne délaissant pas son objectif premier : l’action publique doit contribuer au bien-être de la population.
31Si Bozeman (2007, p. 191) définit les valeurs économiques comme des « valeurs d’échange des biens et services, habituellement fondés sur des indices sanctionnés socialement, en particulier des unités monétaires », nous proposons une définition beaucoup plus large en faisant référence aux principes véhiculés par le New Public Management tels que l’efficacité. Ces principes doivent guider l’action publique. Dans cette perspective, nous pouvons faire référence à la famille des valeurs sigma (ou sigma values) postulée par Hood (1991) en relation avec la notion d’économie et de parcimonie. L’intégration des valeurs publiques avec les valeurs économiques et managériales présente alors un enjeu : celui de s’engager dans des actions publiques qui se focalisent sur les avantages pour la population, tout en prenant en compte l’évaluation des résultats de même que l’évaluation des ressources consommées.
32Ainsi, dans le secteur public, il est possible de distinguer les valeurs publiques des valeurs économiques et managériales (Martineau & Sauviat, 2007). Un exemple illustrant ces valeurs se trouve dans les travaux de Tsanga Tabi, Verdon et Even (2012) et Tsanga Tabi et Verdon (2015). Pour la fourniture d’eau, ces auteurs identifient 34 valeurs publiques, pouvant être classées en cinq groupes (Tableau 1). La classification des valeurs faite par ces auteurs correspond à la définition de Bozeman (2007) selon laquelle les valeurs publiques sont à la fois des droits et des obligations des citoyens. Par exemple, en termes de droits des citoyens, nous pouvons trouver la protection des droits de l’homme fondamentaux, de la justice sociale et de la sécurité sanitaire. Les obligations des citoyens incluent le respect mutuel et la civilité des acteurs.
Les valeurs publiques et économiques de l’eau
Valeurs publiques sociales | Solidarité ; protection des droits humains fondamentaux ; justice sociale ; équité de traitement ; sens de la responsabilité civique ; tolérance ; respect de l’autre ; capacité d’arbitrage du politique |
Valeurs publiques politiques | Crédibilité du politique ; participation de l’usager ; pertinence et justesse des décisions ; intégrité du politique ; sens du dialogue ; transparence ; sens de la responsabilité politique ; capacité d’arbitrage ; ouverture |
Valeurs publiques écologiques | Pertinence et cohérence des choix d’investissement ; exemplarité ; civisme des acteurs ; proximité dans la relation à l’usager ; sens de la responsabilité écologique ; capacité à prendre en compte le long terme |
Valeurs publiques socio-humaines et techniques | Sécurité sanitaire ; bon goût de l’eau ; esprit de service public ; désintéressement ; professionnalisme ; respect des valeurs humaines ; respect de l’usager et du citoyen ; capacité à proposer des compromis |
Valeurs économiques | Non-gratuité de l’eau ; efficience organisationnelle ; sens de la responsabilité économique |
Les valeurs publiques et économiques de l’eau
1.3.3 – Un essai d’explication des rationalités à travers la notion de rationalité contextuelle et de valeurs
33Selon Auclair (1995b), la connaissance ne suffit pas lors de la prise de décision, il faut que les décideurs définissent et clarifient leurs valeurs et les rattachent à la connaissance dont elles dérivent, car c’est souvent pour sa valeur que l’on acceptera ou rejettera la connaissance. Ainsi, comme relevé supra, un décideur peut avoir des informations financières sur la rentabilité d’un projet, mais ne pas en tenir compte, car cela ne correspond pas à ses valeurs. L’étude de Ezzamel et al.(2005) illustre bien ce phénomène en mettant en évidence que les informations comptables sont peu utilisées par l’assemblée de l’Irlande du Nord et ceci pour plusieurs raisons : le fait que certains politiciens n’ont pas la capacité de comprendre les données comptables et le fait que compte tenu de leurs valeurs, les politiciens sont peu enclins à baser leurs décisions sur la base des informations fournies par la comptabilité.
34Comme indiqué précédemment, dans cette recherche, le concept de valeurs est analysé en fonction des objectifs des décideurs publics (Bozeman, 2007 ; Geuijen et al., 2017). Nous supposons donc un lien entre rationalité et valeurs : les valeurs, qu’elles soient publiques, économiques ou managériales, peuvent être des objectifs pour les décideurs publics. Le Tableau 3 résume les différentes rationalités et les valeurs qui leur sont associées.
Mise en relation des valeurs et des rationalités
Références | Rationalité | Valeurs correspondantes |
---|---|---|
Mercier (2001), Damart (2003), Snellen (2002) | Rationalité sociale : fondée sur l’intérêt général | Valeurs publiques sociales |
Engelen (2007), Pellegrin (2005b) | Rationalité politique et électoraliste : fondée sur les intérêts personnels de l’élu | Valeurs publiques politiques |
Snellen (2002) | Rationalité managériale et économique : fondée des critères économiques et managériaux | Valeurs économiques et managériales |
Snellen (2002) | Rationalité juridique : fondée sur le respect de la loi | Valeurs publiques politiques |
Tsanga Tabi et al. (2012) | Rationalité technique : fondée sur des critères techniques | Valeurs publiques « socio-humaines et techniques » |
Tsanga Tabi et al. (2012) | Rationalité écologique : fondée sur des critères écologiques | Valeurs publiques écologiques |
Mise en relation des valeurs et des rationalités
35Notre proposition est que le poids attribué à ces différentes valeurs et les liens qu’elles pourraient entretenir entre elles dépendent du contexte décisionnel. L’adhésion du décideur à une valeur particulière va ainsi avoir des impacts sur les critères qu’il va utiliser pour la prise de décision, donc sur sa rationalité.
36Le Schéma 3 présente notre proposition de la prise de décision publique comme une confrontation entre valeurs publiques, managériales et intérêt personnel du décideur. Ce schéma montre la complexité du secteur public lors de la prise de décision par un décideur confronté à plusieurs valeurs et paramètres. Ainsi, quand ce sont les valeurs économiques et managériales qui prennent le dessus, le décideur va privilégier les critères économiques et managériaux. Quand une combinaison des valeurs économiques et managériales avec les valeurs publiques est observée, le décideur va regarder les différents critères à la fois et va prendre des décisions qui combinent ces critères.
Les facteurs influençant la prise de décision
Les facteurs influençant la prise de décision
37À travers ce cadre d’analyse, le choix d’un musée gratuit (Faure & Mathieu, 2006) donne la priorité aux valeurs publiques face aux valeurs managériales. La focalisation sur les besoins de la population en rejetant l’idée de la rentabilité (Defline, 2011) traduit l’ascendant pris par les valeurs publiques sur les valeurs managériales et économiques. La présence d’une logique électoraliste énoncée par Pellegrin (2005a) correspond à l’apparition de l’intérêt du décideur public dans la prise de décision qui pourrait agir comme une variable intermédiaire dans la prise de décision.
38Nous proposons alors que les poids accordés à ces différentes valeurs et les liens qu’elles pourraient entretenir entre elles, dépendent du contexte de la prise de décision. Selon le contexte une valeur sera rejetée ou sera incompatible avec une autre. Ainsi, les questions sur les relations entre les différentes rationalités peuvent être transformées en une interrogation sur les liens entre les différents types de valeurs. Selon Schreurs (2005), les possibilités sont nombreuses : une relation conflictuelle, la combinaison, la fusion, le consensus, une relation hiérarchique.
39Cette première partie poursuivait deux objectifs, répondre à la première question de recherche : le concept de valeurs possède sa place dans la prise de décision, à quel type de rationalité peut-il être associé ? et définir le cadre conceptuel de la recherche. La littérature montre qu’il existe une interdépendance lors de la prise de décision entre les valeurs portées par le décideur public et la ou les rationalités qu’il va mobiliser lors de cette prise de décision. De même, le contexte de la prise de décision est un facteur pouvant influencer les rationalités du décideur. Or, la plupart des recherches menées l’ont été dans le cadre de pays développés. C’est pourquoi nous avons souhaité examiner l’incidence du contexte lors de la prise de décision dans des pays en développement et le choix s’est porté sur deux communes malgaches. La partie suivante présente le cadre méthodologique de cette recherche et fait une présentation des deux communes.
2 – Méthodologie de la recherche et présentation des études de cas
40Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons opté pour une méthodologie par études de cas de Yin (2013) fondée sur une étude longitudinale réalisée entre 2009 et 2013 et qui a conduit à une immersion au sein de deux communes malgaches : une commune suburbaine proche de la capitale et inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, la commune d’Ambohimanga Rova, et une commune rurale située à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, la commune de Mahabo. Dans le cadre de ces deux études de cas, différentes décisions afférentes aux immobilisations ont été sélectionnées, ce qui fait de ces cas « des cas enchâssés » dans le sens de Yin (2013). En effet, chaque décision d’investissement constitue des unités d’analyses et quatre unités d’analyses ont été sélectionnées.
41Le choix de ces deux communes est guidé par le critère énoncé par Hlady Rispal (2002) qui est la potentialité de découverte : il était nécessaire de choisir des communes où des décisions patrimoniales se prennent. Par exemple, nous avons préalablement eu connaissance des décisions de construction d’un hôtel de ville pour la commune suburbaine d’Ambohimanga Rova. L’accès au terrain via la connaissance des élus a aussi été privilégié.
42Les deux communes sont marquées par un potentiel fiscal très faible respectivement de 1,15 € et de 0,40 € par habitant. Ce potentiel s’explique par leur situation géographique [3], leur population (des paysans pour la plupart) et la situation politique du pays au moment de notre intervention (instabilité politique [4]). La commune d’Ambohimanga Rova compte 17 763 habitants répartis sur une superficie de 52,49 km2, ce qui donne une densité d’environ 339 habitants par km2. La commune de Mahabo quant à elle compte 6 612 habitants répartis sur une superficie de 34 km2, ce qui donne une densité d’environ 195 habitants par km2.
43L’étude est centrée sur l’analyse de mini-cas de prises de décisions par les élus des deux communes (conseillers communaux et maires) et affectant leurs immobilisations corporelles.
44Ces mini-cas sont choisis dans l’optique d’avoir des décisions correspondant à différentes périodes du cycle de vie d’une immobilisation : l’investissement, le fonctionnement et la mise à disposition. Le schéma 4 offre une vision synthétique de la démarche d’analyse compte tenu du cadre conceptuel retenu.
Démarche d’analyse
Démarche d’analyse
45Le Tableau 4 offre une synthèse des méthodes de collecte adoptées ainsi que les matériaux empiriques collectés. Concernant la sélection des interlocuteurs, comme l’analyse a porté sur les décisions, il était nécessaire d’avoir des entretiens avec les décideurs : le maire et les conseillers. Des membres de l’exécutif tels que les trésoriers-comptables et secrétaires ont également été interviewés. Certes, ils ne sont pas décideurs, néanmoins, ils peuvent constituer des sources de données pour comprendre le contexte des communes et sont aussi potentiellement des témoins des décisions prises par les élus.
Synthèse des matériaux empiriques collectés
Méthode de collecte | Nature des matériaux / Interlocuteurs | Thèmes / Questions posées |
---|---|---|
Analyses documentaires |
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Entretiens semi-directifs | Ambohimanga Rova
| Pour les décideurs
|
Mahabo
| Pour les techniciens
| |
Observations participantes | Mahabo
|
|
Synthèse des matériaux empiriques collectés
46Pour l’analyse, les matériaux empiriques recueillis ont été classés suivant les différentes catégories de valeurs sélectionnées (cf. Tableau 1) afin d’effectuer « un repérage des valeurs présentes » (Tsanga Tabi & Verdon, 2015 ; Tsanga Tabi et al., 2012) dans les justifications et critères de prise de décision. Si dans les études sur les services publics, ces valeurs peuvent être identifiées à travers des discours politiques (Geuijen et al. 2017), dans cette étude, nous les identifierons à travers les justifications et les critères de la prise de décision.
2.1 – Décision d’investissement : le projet de marché communal dans la commune d’Ambohimanga Rova
47Le premier mini-cas concerne un marché hebdomadaire, composé de 52 étals, dont la construction a débuté en 2010 et s’est achevée en 2012. La décision d’investissement a été la succession de plusieurs étapes partant de l’inscription de l’investissement dans le Programme d’Investissement Public (plan à long et moyen terme regroupant les investissements devant être entrepris par la commune) à la mise en œuvre effective du projet. La justification de l’investissement dans le Programme d’Investissement Public met en avant la satisfaction de plusieurs besoins :
- Faire face au coût élevé du prix des denrées alimentaires pour la population ;
- Désenclaver les villageois en créant un lieu de rencontres et d’échanges ;
- Promouvoir les activités de vente de productions locales sur le marché.
48Le verbatim ci-après illustre les raisons de la construction du marché communale.
Ce mini-cas fait ressortir une surreprésentation des valeurs publiques et une absence de prise en compte de valeurs économiques et managériales de manière directe (Tableau 5). De manières indirectes, ces valeurs managériales sont présentes puisque la commune escompte de cet investissement un accroissement de la valeur ajoutée au profit des habitants de la commune.Dans notre commune, nous n’avons pas vraiment de paysans professionnels comme partenaire. La plupart sont des « paysans de subsistances ». Tous les comptes des ménages sont déficitaires. C’est là que se situe le problème. Où est-ce que nous voulions arriver ? Notre logique est la suivante : parce que nos partenaires sont des paysans, ce marché communal est une sorte de mécanisme d’amorçage de l’économie. […] À cet effet, l’ouverture du marché est de promouvoir la production. C’est ce que nous faisons actuellement. De plus, parmi les paysans, il existe ceux qui vont sur le marché de Sabotsy-Namehana [5] et même Andravoahangy (dans la capitale), ce qui fait que la valeur ajoutée ne reste jamais dans la commune. Il existe aussi actuellement un circuit : paysans, collecteurs, grossistes, consommateurs. Plus le circuit se raccourcit, plus les paysans auront de la valeur ajoutée, du moins, ils économiseront le frais de transport mais aussi leurs temps. Si les paysans restent à Ambohimanga Rova, ils auront une valeur ajoutée différente. S’ils vont à Sabotsy-Namehana, cette valeur ajoutée change et ainsi de suite. Il faut régler le problème à travers une solution de proximité.
Valeurs en œuvre dans la décision de construction du marché communal
Valeurs en œuvre dans la décision de construction du marché communal
49Cette absence de valeurs économiques et managériales dans l’argumentaire justifiant l’investissement peut surprendre étant donné que le marché communal est en principe un service public à caractère industriel et commercial. Ce n’est pas le cas ici, le caractère économique est ainsi au service de valeurs publiques « sociales » importantes (solidarité et rencontre entre la population) et visant à assurer la salubrité et la santé de la population via les installations du marché public.
2.2 – Fixation d’un prix de location des étals sur le marché communal à Ambohimanga Rova
50Pour le fonctionnement du marché couvert, la commune a tout d’abord profité de notre présence en nous demandant de proposer une méthodologie pour la fixation des redevances sur la base du coût total. Néanmoins, le conseil communal a jugé la proposition inappropriée et l’a rejetée. En effet, l’utilisation de la méthode du coût complet peut entraîner « une diminution de l’utilisation de l’actif » (Chatelain-Ponroy, Biondi & Sponem, 2008). Le conseil communal a donc opté pour une gestion directe de l’actif et a fixé les redevances au minimum afin d’encourager les agriculteurs à vendre leurs produits dans le marché. Les verbatims suivants illustrent le choix du mode de fonctionnement du marché communal.
Actuellement, pour nous, il s’agit encore d’un projet […] il faut faire en sorte que le marché vive et soit fréquenté. Dans ce cas, il faut d’abord minimiser le prix des tickets […] au plus bas pour que les marchands soient motivés à entrer dans le marché et à y rester. Pour les marchands, entrer dans le marché peut constituer une prise de risques car ils ne savent pas si les acheteurs seront au rendez-vous. Faire vivre un marché n’est pas facile. […] Ce n’est pas que je n’accepte pas l’idée du profit mais c’est que nous n’y pensons pas trop. […] c’est l’arrangement de la commune qui nous intéresse le plus. Comment fait-on pour arranger la ville ?
Le Tableau 6 présente les valeurs qui ont influencé cette décision de tarification. Le cas nous permet de constater que la facturation des services aux utilisateurs via l’utilisation de la méthode du coût complet dépend du développement économique et social de la population. Si le prix est accepté socialement et économiquement, les agriculteurs et les commerçants seront incités à participer au fonctionnement du marché communal.Pour démarrer le marché communal, il faut inciter la base, et pour inciter la base, nous ne pouvons pas appliquer les coûts réels. C’est vrai qu’il faut amortir le marché, s’il fonctionne normalement. Il faut avant tout que les paysans deviennent des professionnels.
Valeurs en œuvre dans la décision de fixation prix de location des étals du marché communal
Valeurs en œuvre dans la décision de fixation prix de location des étals du marché communal
51Dans les projets de construction, la prise en compte des valeurs écologiques conduira à l’utilisation de matériaux respectueux de l’environnement. Cette préoccupation n’est pas encore une priorité pour les communes rurales malgaches où les habitants sont davantage préoccupés par leurs moyens de subsistance.
2.3 – Cas de l’octroi d’un terrain pour la construction d’un complexe touristique par un investisseur étranger à Ambohimanga Rova
52Un investisseur étranger a sollicité l’octroi du terrain à la commune pour y construire un complexe touristique dans cette commune à fort potentiel touristique depuis son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les verbatims ci-après donnent les visions d’un conseiller communal quant à cet octroi de terrain.
Pourquoi nous avons fixé cela à 20 ans ? […] la commune n’est que le dépositaire de ces terrains et n’est nullement le propriétaire car c’est un bien commun. Nous avons donc fixé la durée pour éviter que la population pense que les terrains ont été vendus par la commune. De plus ça pourrait avoir des conséquences néfastes sur nous, les conseillers et le maire. Donc, il faut minimiser ce délai.
Notre décision n’est pas contraire à l’idée de faire payer l’investisseur pour l’utilisation de notre terrain, car nous lui avons demandé de construire un terrain de sport. Donc, il n’y a pas eu de redevance ni de loyer. Il n’y a pas de questions d’argent mais nous demandons généralement aux investisseurs de faire quelque chose à côté de leurs projets. Nous ne pouvons pas faire payer car c’est très difficile mais nous nous orientons vers des impacts directs sur la population. Nous y veillons.
55L’octroi du terrain par la commune a été décidé en raison des retours sur investissements indirects pouvant être obtenus : apport de l’investissement en termes d’emploi pour la population lors de la construction puis lors de son fonctionnement et apport du complexe touristique pour les jeunes (en termes de divertissement). Pour ce qui est des modalités, le choix de la commune s’est porté sur un bail emphytéotique de 20 ans avec non-perception d’un loyer. La décision de recourir à un bail emphytéotique a été prise pour ne pas contrarier la population qui verrait d’un mauvais œil la vente définitive du terrain. En effet, « la terre est sacrée car elle appartient aux ancêtres [6] ».
56En retour, la commune suburbaine a demandé au promoteur du projet de construire des terrains de sport pour les jeunes de manière à ce que le projet crée des valeurs publiques sociales même si ce n’est pas son objectif principal et initial. La perception d’un loyer a été considérée comme risquée par les politiques car pouvant être perçue par la population comme des prises d’intérêts par les conseillers communaux. Si Buurman, Delfgaauw, Dur et Van den Bossche (2012) ont souligné l’attitude pro-sociale des employés du secteur public ainsi que leur aversion pour le risque, nos observations nous amènent également à noter que ces caractéristiques peuvent également être entrevues chez les politiciens et les élus. Les valeurs économiques et managériales ne sont pas prises en compte directement (tableau 7).
Valeurs en œuvre dans la décision d’octroi de terrain pour la construction du complexe touristique
Valeurs en œuvre dans la décision d’octroi de terrain pour la construction du complexe touristique
2.4 – Cas de l’octroi d’un terrain pour la création d’un espace artisanal par une association à Mahabo
57Selon le programme d’investissement public, un terrain était destiné à la construction d’un lycée dans la commune rurale de Mahabo. Néanmoins, le conseil communal a modifié la destination du terrain à la demande d’une association œuvrant pour le développement économique local. Cette association a sollicité le terrain pour créer un espace artisanal comprenant des ateliers, des entrepôts de stockage, des salles à manger, des bureaux, des logements pour le chef de projet et les artisans, des salles de classe, une bibliothèque, des salles informatiques, des espaces verts et des jardins, etc. Les conditions d’octroi du terrain étaient :
- La création d’emplois pour la population et plus généralement des retombées positives attendues du projet sur la population (exemple : augmentation du revenu des ménages, amélioration de la qualité de vie de l’ensemble de la population, etc.).
- La propriété du terrain et des équipements à la fin du projet : le terrain doit être rendu à la commune à la fin du projet et il est prévu un don des équipements à la commune en cas de clôture du projet ;
- Le versement de redevances ou revenus à la commune en échange de l’attribution de terrains.
58Le verbatim ci-après illustre les critères à l’œuvre dans cette décision d’octroi de terrain.
L’attribution d’un terrain à l’association montre que les valeurs publiques et les valeurs économiques et managériales peuvent cohabiter même si les acteurs communaux ont accordé beaucoup plus d’importance aux valeurs publiques (Tableau 8).Le représentant de l’association va venir demain pour nous expliquer les tenants et les aboutissants du projet ainsi que les règles de jeux. Nous pouvons à cet effet lui poser plusieurs questions :
- Si nous acceptons votre projet, comment va s’opérer votre recrutement ? Est-ce que nos paysans peuvent être recrutés ?
- Si votre projet est effectif, nos jeunes seront-ils les premiers bénéficiaires ?
- Le projet compte faire de nombreuses acquisitions d’immobilisations allant des matériels informatiques jusqu’à des matériels de soins pour un dispensaire. S’il y a des événements qui annuleraient ce que vous faites, est-ce que vous allez tout emporter ou tout laisser comme propriété de la commune ?
Valeurs en œuvre dans la décision d’octroi de terrain pour la construction de l’espace artisanal
Valeurs en œuvre dans la décision d’octroi de terrain pour la construction de l’espace artisanal
3 – Analyse des résultats et discussions
59Dans les quatre mini-cas correspondant à des décisions patrimoniales, les valeurs publiques ont été prises en compte suivants des fréquences différentes :
- Les valeurs publiques sociales sont apparues dans les quatre cas sans exception ;
- Les valeurs publiques socio-humaines et techniques n’ont été prises en compte que pour le cas de l’espace artisanal ;
- Les valeurs publiques politiques ne sont apparues que pour le cas du complexe touristique ;
- Les valeurs publiques écologiques n’ont été prises en considération dans aucun des mini-cas.
60Le fait que les valeurs publiques sociales soient prises en compte dans les quatre mini-cas sans exception démontre que ces valeurs publiques sociales jouent un rôle important dans le processus de prise de décision relative aux immobilisations corporelles dans les deux communes, car ces décisions visent avant tout à améliorer la vie des citoyens. La prépondérance de ces valeurs publiques sociales peut être expliquée à travers le contexte des deux communes, notamment les facteurs contextuels et organisationnels. En matière d’environnement organisationnel, les résultats de l’étude au niveau des deux communes malgaches confirment l’idée d’un environnement plus instable et plus complexe (Martineau & Sauviat, 2007). La complexité de l’environnement organisationnel peut être attribuée à la multitude des besoins et des demandes de la population, une population composée en grande partie de paysans. Ces attentes sont susceptibles de varier suivant le niveau de développement de ses membres ; ce qui donne à la notion de besoins tout son caractère multidimensionnel. C’est le cas, par exemple, lorsque la population s’attend à ce que la construction d’un marché communal lui permette de limiter le coût des denrées tout en renforçant la solidarité et les rencontres. En effet, à défaut de marché au sein de la commune, la population s’approvisionne dans les communes voisines ou la capitale. L’existence du marché permettrait de limiter le coût en supprimant le coût du transport. Deuxièmement, comme les prix en ville peuvent inclure aussi les marges des différents intermédiaires, l’achat au sein du marché permettait de limiter le coût pour l’acheteur tout en rétribuant le producteur directement à sa juste valeur. Compte tenu du niveau de développement, beaucoup de valeurs publiques ne sont pas encore fournies à la population, d’où l’idée d’une défaillance des valeurs publiques (Bozeman, 2002).
61Les valeurs publiques socio-humaines et techniques et les valeurs publiques politiques arrivent en second après les valeurs publiques sociales. La complexité de l’environnement des deux communes et son instabilité expliquent l’apparition de ces valeurs publiques politiques. En effet, le cadre institutionnel contribue à renforcer cette complexité ; ce cadre institutionnel incluant des lois, des textes réglementaires ainsi que des règles non écrites régissant les sociétés (y compris les us et coutumes). Cette dimension institutionnelle se retrouve, par exemple, dans les relations entre les Malgaches et la terre des ancêtres. Selon l’anthropologue Pierre André, la terre est sacrée pour les Malgaches, car c’est là que se trouve la tombe des ancêtres [7]. En conséquence, la terre appartient aux ancêtres. Cette relation des Malgaches avec la terre des ancêtres peut correspondre à ce que Nilsson (2015) appelle les normes sociales injonctives qui sont les « perceptions de ce qui devrait être fait avec respect en réalisant un comportement donné » (Fishbein et Ajzen cité par Nilsson, 2015, p. 922). La considération des valeurs publiques sociales est attribuable ici au contenu spécifique de la décision.
62Les valeurs publiques écologiques arrivent quant à elles en dernière position, et n’ont même été prises en compte dans aucun des mini-cas. La non-considération des valeurs publiques écologiques peut interpeller surtout actuellement au vu du contexte de réchauffement climatique et des impacts directs sur Madagascar. Lorsque les décideurs ont pris leurs décisions, ils ne se sont pas posés de questions sur l’impact éventuel de ces infrastructures sur l’environnement, sur l’utilisation des matériaux de construction écologiques…, ils souhaitaient aider la population. Ceci rappelle les débats actuels où les pays émergents refusent de signer les accords internationaux qui les priveraient de confort et de développement. Ainsi, la population et par extension les élus, ne sont pas préoccupés par l’environnement tant les besoins essentiels ou de base ne sont pas satisfaits. Or, l’état de dénuement des deux communes étudiées ne leur permet pas à ce stade de se préoccuper des enjeux ou des valeurs écologiques alors même que sur le long terme, cette situation peut avoir des impacts négatifs en termes de protection de l’environnement.
63Cette hiérarchie des valeurs publiques est donc dépendante de l’état de développement du territoire et du contexte des deux communes malgaches explicités infra.
64Les valeurs économiques et managériales n’ont été prises en compte que dans un mini-cas sur les quatre, celui de l’espace artisanal, où le débat sur la recherche d’une rentabilité financière à travers de redevances versées à la commune de Mahabo est apparu.
65L’introduction a questionné l’opposition ou la conciliation de valeurs dans la prise de décision publique. Ces études de cas montrent que, la plupart du temps, les valeurs publiques excluent les valeurs économiques et managériales ; seul le cas de l’espace artisanal fait apparaître une conciliation des valeurs publiques et des valeurs managériales. Alors que Bozeman (2007) définit d’abord les valeurs publiques comme des droits et des obligations des citoyens, les valeurs qui justifient les décisions concernant des immobilisations corporelles se concentrent beaucoup plus sur les droits des citoyens. Cependant, le paiement de loyers calculés sur la base des coûts totaux (pour le marché communal) peut être utilisé pour inculquer un « sens des responsabilités économiques » (Tsanga Tabi et al., 2012) aux agriculteurs, mais cela n’a pas été retenu par les acteurs communaux. Ceci s’explique encore une fois par le contexte des deux communes. L’environnement organisationnel des deux communes de même que le caractère rationaliste des décideurs ont énormément d’influence sur les buts organisationnels de même que les valeurs managériales (Martineau & Sauviat, 2007) : la nécessité de rendre compte de la légitimité des décisions vis-à-vis de la population, la multitude des buts organisationnels et la focalisation sur la satisfaction des valeurs publiques primaires. Si nous reprenons les raisonnements de Bozeman (2007), il peut être affirmé que les communes malgaches sont « plus publiques ». La volonté de servir le public et de se mettre au service de l’intérêt général (Martineau & Sauviat, 2007) prime encore. En effet, suivant la notion de publicitude dimensionnelle, Bozeman (2007) affirme qu’une entité publique peut être plus privée qu’une entreprise ou qu’une entreprise peut être plus publique qu’une entité publique. Si cet auteur utilise l’importance des autorités en action (l’autorité publique par opposition à l’autorité privée) comme critère de séparation, nous pouvons avancer que la comparaison entre les poids des valeurs publiques et des valeurs économiques et managériales peut constituer un autre critère.
66À partir des résultats empiriques obtenus et la comparaison des quatre mini-cas, on peut élaborer une classification des valeurs (Schéma 5). Il faut donc souligner que si les valeurs publiques de base ou fondamentales ne sont pas satisfaites, les communes ne peuvent pas introduire des valeurs économiques et managériales comme dans le cas de la pyramide de Maslow. Le concept de rang postulé par Tsanga Tabi et Verdon (2015) peut être présenté d’une autre manière. Pour ces auteurs, les valeurs publiques peuvent être classées en valeurs fondamentales et en valeurs contributives : les valeurs fondamentales représentent une fin en elle-même et qui, une fois atteinte, constituent un état final de préférence ; tandis que les valeurs contributives permettent la réalisation des valeurs fondamentales (Tsanga Tabi & Verdon, 2015, p. 113). Cependant, nous soutenons que dans la prise de décision toutes les valeurs n’ont pas le même degré d’importance pour les décideurs, qu’elles soient toutes des valeurs contributives ou des valeurs fondamentales. Il est nécessaire de distinguer les valeurs publiques primaires, celles qui doivent être satisfaites en premier, puis les valeurs publiques secondaires et tertiaires. Il peut exister une certaine hiérarchie entre les valeurs fondamentales et entre les valeurs contributives et des priorités peuvent être établies.
Satisfaction des valeurs et publicitude
Satisfaction des valeurs et publicitude
67Premièrement, les valeurs publiques primaires, qui incluent les valeurs publiques sociales et politiques, doivent être satisfaites. Lorsque ces valeurs primaires sont satisfaites, les valeurs publiques socio-humaines et techniques formant les valeurs publiques secondaires peuvent être satisfaites. Vient ensuite la satisfaction des valeurs économiques et managériales. La satisfaction des valeurs écologiques, des valeurs tertiaires, vient après les valeurs économiques et managériales. Dans nos études de cas, ces valeurs n’ont pas été observées. Ainsi, la population n’est pas préoccupée par l’environnement tant que les besoins essentiels n’ont pas encore été satisfaits.
68De ce fait, il est possible que la politique publique d’un pays soit déjà dans une phase de satisfaction des valeurs économiques et managériales, alors que la politique d’un autre pays est encore en train de satisfaire des valeurs primaires. Nous pouvons donc dire que la deuxième politique est plus publique que la première. Si Bozeman (2007), à travers la notion de publicitude dimensionnelle, évalue le caractère public d’une organisation en fonction du degré d’autorité politique et économique qui l’affecte, les résultats de cette étude nous amènent à proposer un autre critère, à savoir le poids des valeurs publiques comparé au poids des valeurs économiques et managériales. Cette idée est visible sur le Schéma 4. Toutefois, cette conceptualisation plus affinée des classements des valeurs, issue de nos deux études de cas, doit être confirmée dans d’autres pays en développement. Si nous revenons aux arguments de Bozeman (2007) sur la publicitude, nous pouvons donc dire que dans les communes malgaches et, par extension, dans les pays en développement, la prise de décision est plus publique ou du moins fondée sur des valeurs publiques.
69Par ailleurs, dans le cadre des décisions patrimoniales prises dans les deux communes, cinq rationalités sont apparues :
- Pour le cas du marché communal : une rationalité sociale ;
- Pour le cas du complexe touristique : une rationalité sociale et une rationalité politique ;
- Pour le cas de l’espace artisanal : une rationalité sociale, une rationalité technique et une rationalité économique et managériale.
70Nos études de cas ont donc confirmé le fait qu’un décideur public peut faire preuve d’une multi-rationalité. Au début de notre recherche, nous nous sommes posé des questions sur les rationalités induites par les valeurs et l’étude de la littérature a permis de faire correspondre à chaque type de valeurs des rationalités (Tableau 3). Par conséquent, une subordination des valeurs économiques et managériales par les valeurs publiques démontre une subordination des rationalités économiques et managériales par d’autres rationalités. Bien que cette cohabitation soit possible, comme dans le cas de l’attribution d’un terrain à l’association, les décideurs préfèrent ne pas prendre en compte les valeurs économiques et managériales pour privilégier les valeurs publiques sociales. Les résultats montrent ainsi qu’il existe une complémentarité possible entre la rationalité sociale et d’autres rationalités hormis la rationalité managériale et économique :
- dans le cas de l’allocation d’un terrain pour la création d’un espace artisanal, il existe une complémentarité entre la rationalité sociale et la rationalité technique ;
- dans le cas de l’octroi d’un terrain pour la construction du complexe touristique, il existe une complémentarité entre la rationalité sociale et la rationalité politique.
71Finalement, ce sont les mêmes facteurs contextuels qui ont influencé l’émergence des valeurs qui ont eu des impacts sur l’apparition des différentes rationalités et sur les relations qu’elles peuvent entretenir entre elles.
72Les résultats montrent que les décideurs des deux communes malgaches se comportent d’une manière conforme au modèle rationaliste et à la théorie des choix publics. La situation de la population et ses besoins ont fait que les décideurs ont adopté des valeurs publiques sociales leur faisant privilégier les critères sociaux dans leurs décisions (jusqu’à refuser de recourir à des critères économiques pour le cas de la commune d’Ambohimanga Rova pour fixer le montant du loyer du marché public).
73L’instabilité politique, qui a sévi entre 2009 et 2013, a entraîné des grèves ainsi que la destitution de plusieurs maires soit en raison de leur affiliation politique avec l’ancien président soit pour fautes professionnelles. Cette situation incite les élus à être plus prudents dans leurs décisions. C’est une manifestation du caractère opportuniste des décideurs politiques affirmée par la théorie des choix publics : celle d’un décideur qui refuse de prendre certaines décisions qui pourraient être sanctionnées par l’électorat lors de futures élections. Ainsi, les élus agissent dans le cadre d’une logique électoraliste et politique.
74Le mouvement du New Public Management tend à modifier la gestion des entités publiques afin qu’elles s’alignent sur les normes en vigueur du secteur privé en introduisant des objectifs de performance, des éléments de rationalité managériale et en modernisant l’action publique (Amar & Berthier, 2007). Cependant, cette introduction de la rationalité managériale ne peut être faite automatiquement et dépend du contexte. Dans le cas des deux communes malgaches étudiées, le contexte a généré une attitude « pro-sociale » (Buurman et al., 2012) chez les décideurs. De ce fait, la coexistence de la rationalité économique et managériale avec d’autres rationalités n’est possible que dans des contextes particuliers : celui dans lequel les besoins fondamentaux de la population sont satisfaits.
75La principale limite de notre étude concerne les résultats de recherche qui ne peuvent être généralisés à tous les pays en développement, en raison notamment de leur contexte et de leur niveau de développement. Comme il s’agit d’une rationalité contextuelle, elle est également une rationalité locale limitée forcément à un contexte local (Vlaev, 2018).
76Pour conclure, cette recherche a mis en évidence le fait que les valeurs ont une place dans la prise de décision et dans l’action. Ainsi, chaque valeur induit une rationalité spécifique. Dans le cas des deux communes malgaches, les valeurs publiques n’étant pas compatibles avec les valeurs économiques et managériales, les rationalités économiques et managériales ne peuvent pas actuellement coexister avec d’autres rationalités. Les implications de la recherche sont multiples, mais nous souhaitons avant tout mettre l’accent sur le choix et l’évaluation des politiques publiques. En mettant en évidence les critères qui ont motivé les décisions et les rationalités qui se sont manifestées, cette recherche a présenté les informations nécessaires au choix des politiques publiques. Une confrontation de ces critères, fixés a priori, avec la réalité permettrait d’apprécier la performance des communes dans la réalisation des orientations fixées par les élus.
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Mots-clés éditeurs : rationalité, valeurs publiques, prise de decision, communes malgaches, gestion patrimoniale
Date de mise en ligne : 26/05/2021
https://doi.org/10.3917/gmp.082.0067Notes
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[1]
[URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/logique/47671] consultée le 28 novembre 2018.
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[2]
North (1994) définit les institutions comme l’ensemble des contraintes formelles et informelles qui structurent les interactions humaines.
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[3]
La commune rurale de Mahabo présente une difficulté d’accès à cause de l’état de la route. En partant de la ville d’Antananarivo, il faut 1 h 30 pour atteindre la commune rurale de Mahabo et 1 h pour la commune suburbaine d’Ambohimanga Rova.
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[4]
Madagascar a connu une période de transition entre 2009 et 2013 à la suite d’un changement de régime qualifié d’anticonstitutionnel survenu en mars 2009. Ce changement de régime s’est produit après divers événements tels que des grèves et des affrontements meurtriers. Les deux protagonistes de la crise étaient le président de la république et le maire de la capitale, la commune urbaine d’Antananarivo. Les événements ont commencé en janvier 2009 lorsque le maire d’Antananarivo appelle à une grève générale contre le président. Plusieurs émeutes ont eu lieu dans la capitale malgache, faisant plus de 80 morts [URL : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/chronologie-de-madagascar-1787-2010_499084.html]. Les impacts de cette crise ont été multiples : annulation de l’aide extérieure, ralentissement de l’économie, crises sociales (Rasolonjatovo, 2013).
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[5]
La commune de Sabotsy-Namehana est une commune rurale qui se trouve, à une dizaine de km de la commune suburbaine d’Ambohimanga Rova sur la route en direction vers la capital Antananarivo.
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[6]
Source : AFP, 10 février 2009, Madagascar. « L’affaire Daewoo » alimente la colère contre le gouvernement. En 2009, un accord entre le gouvernement malgache de l’époque et la société Daewoo Logistics Corporation pour la location 1,3 millions d’hectares pour une durée de 99 ans a fait partie des griefs de la population à l’encontre du régime de l’époque et a conduit à différentes manifestations populaires qui se sont soldées par la démission du Président et la mise en place d’un régime de transition.
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[7]
Source : AFP, 10 février 2009, Madagascar. « L’affaire Daewoo » alimente la colère contre le gouvernement.