Gestalt 2020/1 n° 54

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Article de revue

Gestalt-thérapeute, clown praticien, installé à l’île de Groix (Morbihan)

L’île des tentations

Pages 74 à 77

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1Chemin de terre coupant droit dans les ajoncs vers l’océan avec, en surimpression sur la photo : « Psychothérapie. Île de Groix. Tél… » Mes cartes de visite sont prêtes – depuis six mois, un an… Tout comme mon fauteuil pivotant, avec repose pieds, positionné face au canapé dans une pièce attenante à la maison, pourvue de toilettes sèches, écolo en diable. Paré pour ouvrir le guichet des soupirs. Sauf que non.

2De jours en jours, je repousse le moment pour « sortir du bois », ou plutôt de ma lande îlienne où le trou de l’Enfer côtoie la baie des Curés sur la côte sauvage. Parti en Bretagne pour la retraite après avoir fermé mon cabinet parisien, j’hésite à remonter au front des névroses. La vie est mutine qui m’a conduit, sur un coup de cœur, à prendre mes quartiers de quasi septuagénaire dans une île. Groix s’embrasse d’un seul coup d’œil depuis le continent, à trois quarts d’heure de ferry de Lorient. L’enchanteresse a su me prendre dans ses filets, comme Circée avec Ulysse. Mais, au-delà des sortilèges océaniques, est-il venu le temps de la pure contemplation, hormis la pêche au bar, la culture des artichauts ou l’art improbable d’être grand-père ?

3L’île est pourvue de toutes les commodités. Un pharmacien, une librairie, un notaire. Deux boulangers, deux salons de coiffure et deux kinés. Trois crêperies et trois médecins. Et quatre vents têtus pour faire danser la compagnie et les rafiots – nord, ouest, suroit, noroit… Certes, pas une spécificité locale, sauf le thon perché en girouette frétillant aux bourrasques au faîte du clocher du bourg. Il y a tout sur Groix… sauf un psy, en dehors d’une vacation de psychologue continental, de temps à autre.

4« Qui voit Groix voit sa joie ! », dit l’adage local. Cela signifie-t-il que l’île est à l’abri des tourments qui, ici, épargneraient les vagues à l’âme à des iliens au pied marin ? Un autre adage tout aussi péremptoire proclame : « Qui voit Groix voit sa croix ! » Les quelques 2 000 Groisillons installés sur le cailloux ne sont pas purs esprits : il n’est qu’à entendre le ressac de l’océan qui rappelle, depuis des générations, combien il a englouti de pêcheurs, creusé de tragédies, sculpté de solitudes. Alors, pourquoi ne devraient-ils s’adresser qu’à un curé intermittent pour pouvoir confier leurs misères, à moins d’aller en « France » se faire suivre, comme on dit ?

5En m’installant sur Groix, j’avais emporté mes bouquins psy, jusqu’à mes cahiers d’écoliers de l’École parisienne de Gestalt. Pas d’adieu définitif à un métier qui m’a tant donné et réclame lui aussi d’avoir le pied marin, sans jamais cesser de nous faire découvrir des continents engloutis aux reliefs inouïs, autant que l’on s’adresse à nous. Mais il fallait d’abord m’enraciner, construire ma maison.

6Comme dans tout arrière-pays, il est d’usage d’observer d’un œil distant le nouveau venu, le temps de voir si le moussaillon ne va pas repartir en courant, drossé par les frimas hivernaux, quand l’île n’est plus peuplée que de natifs rivés à leur rocher ou d’amoureux au long cours. Depuis quatre ans, je commence à faire partie du paysage. Maison plantée près du chemin côtier, voix de basse à la chorale, animateur d’ateliers clown, papotages insouciants au marché ou aux terrasses de café… Bref, il serait temps peut-être de hisser mon oriflamme de thérapeute. Mais mon cœur balance. Consulter dans le Xe arrondissement de Paris ou au fin fond d’une île bretonne n’est pas de la même eau. Ni en terme d’insertion dans le tissu social, ni sans doute en terme de pathologie (pour employer un gros mot), même si les tempêtes existentielles secouent tout un chacun. Mais la force de la Gestalt-thérapie n’est-elle pas dans la posture du praticien ? Écoute, accueil bienveillant, qualité de présence, savoir-être plus que savoir-faire sont des principes fondamentaux qui ne dépendent d’aucune latitude. Alors, qu’est-ce qui coince en moi ? La peur de replonger dans la souffrance à un moment de ma vie où il serait temps de gagner mon ciel autrement ? La crainte de m’inscrire socialement sur un confetti cerné par l’océan, dans une fonction porteuse encore de bien des phantasmes ? Difficile cependant d’échapper à son destin : le bouche à oreille colportant à mon insu le fait que je fus psy me vaut des confidences que je ne cherche pas. Peut-être aussi de prudentes mises à l’écart. D’où cette question encore : ne vais-je pas moi-même réduire le champ de mes relations îliennes en m’imposant la distance de rigueur vis-à-vis de mes consultants ?

7Le sens de ce métier se repose ainsi pour moi avec une autre acuité, puisque je n’en dépends plus financièrement. Reprendre le flambeau, c’est clarifier ma posture, pas seulement par « l’ajustement créateur » lié aux circonstances, mais par l’horizon qui m’appelle. Ni tiède bénévolat, ni psy sûr de lui en terre de mission. Une place qui reste à inventer en faisant confiance à mon expérience de vie, autant qu’à mes patients, pour en dessiner les justes contours.

8Rêvons un instant : ne pourraient-ils me permettre d’être un chaînon dans l’antique solidarité îlienne, de faire œuvre de fraternité éclairée plus que d’expertise, d’étarquer ma voile au vent de l’Esprit ? Au-delà de mes outils de gestaltiste, ce n’est pas moi alors qui agirait, mais plus grand que moi, afin d’aider nos frêles esquifs à appareiller librement sur l’océan – l’infinitude qui pointe à l’horizon de ma carte de visite.


Mots-clés éditeurs : présence sociale, croissance, ajustement, lieu de vie et de travail, rêverie, choix, attente, île, accordage, retraite, finitude

Date de mise en ligne : 30/07/2020

https://doi.org/10.3917/gest.054.0074

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