« Le monde n’a pas de normes, car le normal peut se faire anormal et le bien peut se transformer en monstruosité. »
1« Je suis un monstre ! » Comment comprendre ces mots entendus en cabinet ? Déplier cette figure qui traverse les mythes et les arts en révèle toute la richesse. Le monstre est d’abord un corps, dont la médecine observe et classe les difformités (tératologie). Il peut aussi être moral ou psychique quand, par ses pratiques, socialement répréhensibles voire condamnables, il est mis au ban de la société, sans semblable ni descendance. Comme Elephant man, le monstre (monstranum, « montré dans les cirques ») a été caché puis exhibé, entre fascination et répulsion, effroi et scandale social. Comme marginal réintégré dans la société à une place de divertissement, il exerce un attrait ambigu, qui peut aller jusqu’à la sidération (Gorgone).
2Quand un organisme découvre sa singularité dans un environnement peu soutenant, ne la valorisant pas, la dépréciant, voire l’excluant, il arrive qu’il introjecte cette différence et ce rejet et rétrofléchisse son agressivité, pétrifié de honte. Par la suite, il se dévoilera avec difficultés car il projettera que tout environnement lui est a priori hostile, reproduisant et renforçant ainsi une gestalt d’exclusion. Tel le Minotaure, il se vivra reclus d’un monde perçu comme désirable mais effrayant : aller vers l’autre lui paraîtra dangereux voire impossible, et toute visite d’autrui intrusive.
3Clivage et ambivalence. Cette métaphore exprime un ressenti d’étrangeté voire d’anormalité, et révèle un psychisme clivé. Plus que sa difformité, ce qui caractérise le monstre est son hybridité : mélange d’humain et de minéral (Golem), d’animal (sirènes, centaures, ægipans) ou de végétal (ents) ; de corporel, d’émotionnel, de cognitif et de spirituel… Il évoque aussi la labilité et l’instabilité entre l’humain et le non-humain, entre le socialisé et le sauvage, comme la transformation de l’un en l’autre.
4Être singulier se révèle ambivalent, et comporte un bénéfice et un coût : cela permet de se distinguer d’un environnement néfaste (au risque de s’en couper) et de s’individualiser (« Je ne suis pas comme les autres ») ; mais cela peut générer de la souffrance, en particulier dans la relation avec l’environnement (« Je vais être rejeté »).
5Accueillir un « monstre » en thérapie. Quand un client montre son monstre, il fait le choix – nouveau et coûteux – de sortir de sa cachette habituelle. Il peut découvrir que son anormalité n’est pas en elle-même monstrueuse mais le devient par le regard de l’autre qui, introjecté, devient mésestime voire haine de l’autre en soi, jusqu’au dégoût de soi. Son travail thérapeutique passe par une renonciation à une image idéalisée de soi, par l’explicitation et la relativisation de ses introjects. D’autres attributs du monstre apparaissent alors, témoignant de son rôle bénéfique de protection et de réassurance narcissique du client : le monstre « sacré » dévoile une esthétique et une dimension spirituelle, au prix parfois de rester encore séparé des autres (sacer, « couper »). Il s’agit pour le client de reconnaître et d’apprivoiser sa « monstruosité », d’assumer son anormalité pour découvrir sa commune humanité, de grandir en autonomie en créant une manière originale d’être au monde, par de nouvelles relations avec les autres… S’il ne devient pas normal, il découvre la beauté d’être singulier. Sortir de la fascination et reconnaître les bénéfices du monstre sont pour lui les premières étapes, nécessaires, vers la réparation de la relation à soi et à l’environnement.